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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Stefano Savona : « Le cinéma ne raconte pas le quotidien

Stefano Savona : « Le cinéma ne raconte pas le quotidien

Des jeunes crient, dansent et chantent sur une place du Caire ; dix-huit familles sans-abri occupent la mairie de Palerme ; des combattantes et des combattants du PKK marchent à travers les montagnes et les hommes y luttent contre « le mâle en eux » ; une famille laboure ses champs à Gaza : depuis 2008 se forme ainsi le fil rouge d’une œuvre, celle du réalisateur italien Stefano Savona. Il nous en parle.


Vous vous engagez physiquement dans vos films : la marche dans les montagnes du Kurdistan pour Carnets d’un combattant kurde, l’entrée à Gaza pour Plomb durci… Cette démarche physique est-elle porteuse d’une politique ?

Politique au sens arendtien du terme. Il faut être là pour raconter une situation politique. Cela ne signifie pas nécessairement prendre le parti de la situation que je décide de filmer. Mais pour parler d’un sujet politique — car l’organisation des luttes est un sujet politique —, il faut le faire à hauteur d’homme, à l’intérieur du groupe dont j’ai envie de parler. Ça a peut-être commencé avec Carnets d’un combattant kurde, où j’ai compris que je voulais filmer le politique dans le sens d’« espace politique ». Là, j’ai vu à quel point cet espace était différent par rapport à d’autres — celui de la famille ou de l’intime, par exemple. Je me suis dit que le documentaire ne peut que filmer ça, sans vraiment que la caméra ne change complètement la donne. Quand on filme l’intime, il faut trouver des dispositifs déplacés pour ne pas détruire l’objet du film. Par contre, les discours et la lutte politique, par leur nature, ne sont pas abîmés par la caméra : la caméra a juste une valeur d’amplification. Elle peut convoquer d’autres publics, mais ne change pas la valeur de la confrontation. Je me suis dit que c’est ça que je devais filmer : mettre en scène, mettre en cadre l’espace politique. Je l’ai fait sans vraiment me rendre compte dans Carnets d’un combattant kurde, puis plus tard à Tahrir1 beaucoup plus consciemment. Avec Palazzo delle Aquile, en 2011, c’est peut-être là où je l’ai le mieux fait, dans le sens où j’ai réussi à pousser plus loin ce théâtre du politique. À Gaza, c’était encore différent : la guerre, par sa nature, n’est pas un espace politique, c’est un espace de survie. L’idée d’y entrer avec mon corps était surtout un défi lancé à l’impossibilité d’y rentrer et de le filmer : il fallait y aller pour en parler. Cet engagement physique est nécessaire pour filmer, faire du cinéma, de la photo, des reportages. Mais dans le cas de Gaza, que je connaissais très peu avant de partir, c’était surtout une réaction par rapport à l’idée qu’on pouvait raconter ça de l’extérieur. Je suis allé là-bas sans vraiment savoir, un peu inconscient, naïf, pour lutter contre l’idée qu’on ne pouvait pas y entrer. Braver l’interdiction, voir si c’était vraiment impossible, était le moteur initial de cette histoire — et elle n’est pas encore terminée. Le film que je viens de finir2porte encore sur Gaza ; il est né d’images que j’ai prises juste après l’opération Plomb durci.

Dans chacune de vos réalisations, sauf peut-être dans Plomb durci, justement, vous suivez les mêmes protagonistes pendant presque la totalité du film. Comment les choisissez-vous, comment vous faites-vous accepter par eux ?

« Les discours et la lutte politique, par leur nature, ne sont pas abîmés par la caméra : la caméra a juste une valeur d’amplification. »

C’est d’abord lié à la nature de l’espace dans lequel je les filme. Si je les avais filmés chez eux, ça aurait été différent. Sur la place Tahrir, il y avait des milliers de caméras. Tout le monde filmait. Si je sortais la mienne, je pouvais être interprété comme un reporter de télé. Mais comme j’étais tout seul, c’était évident que ce n’était pas le cas, que les choses ne sortaient pas en temps réel, que c’était un film. Le concept de film est compréhensible par tout le monde ou presque : c’est une manière de dire « C’est comme au cinéma, dans dix ans vous pourrez vous revoir ». Ça m’est arrivé plusieurs fois que des gens, pendant que je filmais, me disent « On verra bien si j’avais raison ou tort ». On n’est pas forcément du côté des gens, mais à côté, au moins. J’ai toujours senti que j’étais accepté comme quelqu’un qui partageait les risques, l’histoire, sans jamais adhérer complètement à leurs points de vue. Et ça, c’est impossible dans d’autres univers : à l’intérieur d’une famille par exemple. C’est pour ça aussi que j’ai eu tellement de mal à filmer à Gaza après la guerre ; pendant, je le pouvais, parce qu’il n’y avait plus d’espace privé, tout était détruit. Mais le film que j’ai voulu faire ensuite, pour raconter Gaza en temps de paix, m’a obligé à filmer les familles, des relations qui n’avaient pas cours dans l’espace public. Là, c’était bien plus difficile. J’ai dû faire appel à d’autres moyens, à des séquences en animation, à des récits plutôt qu’à des situations filmées. J’avais tourné avec les mêmes personnes en 2009, et tout était naturel, même dans la tragédie. En 2010, une fois la reconstruction commencée avec la paix revenue, ce sens de la famille où on n’est pas censé entrer était de nouveau en place, et chaque chose était plus délicate. Filmer l’intime, à part sa propre famille, est souvent un pari perdu…

Trois de vos films se déroulent au Moyen-Orient, de même que celui sur le point de s’achever. Pourquoi privilégiez-vous cette région ?

Parce que c’est là où j’ai été archéologue avant de devenir cinéaste. J’ai connu le monde à cet endroit. Ces tensions, j’en ai fait l’expérience dix ans auparavant. Quand on travaille à des fouilles archéologiques, il est interdit de poser des questions — c’est pour cela, d’ailleurs, que j’ai quitté l’université, pour sortir de ce système presque néocolonialiste. Tu vas là-bas dans un but bien spécifique, tu ne cherches pas à te mêler au contemporain… Et comme j’ai eu la chance — ou la malchance, je ne sais pas — de connaître d’abord le Soudan, l’Égypte, Israël, la Palestine, le Kurdistan turc, l’un après l’autre, à travers tous ces travaux archéologiques, il m’est apparu chaque fois qu’il y avait quelque chose de plus intéressant que le passé lointain auquel je ne pouvais pas accéder à cause de mon statut professionnel. Quand j’ai commencé à faire de la photo, et plus tard des films, il était évident pour moi de retourner dans ces lieux. Je n’ai pas cessé d’y revenir ensuite. J’ai commencé à travailler en Inde récemment, dans une certaine mesure pour quitter cet endroit qui était devenu un peu obsessionnel. Mais ce n’est pas non plus un choix définitif. Avec le temps que m’a prit ce dernier film à Gaza, je me suis un peu emprisonné dans ce sujet.


Entretien inédit pour le site de Ballast

Des jeunes crient, dansent et chantent sur une place du Caire ; dix-huit familles sans-abri occupent la mairie de Palerme ; des combattantes et des combattants du PKK marchent à travers les montagnes et les hommes y luttent contre « le mâle en eux » ; une famille laboure ses champs à Gaza : depuis 2008 se forme ainsi le fil rouge d’une œuvre, celle du réalisateur italien Stefano Savona. Il nous en parle.


Vous vous engagez physiquement dans vos films : la marche dans les montagnes du Kurdistan pour Carnets d’un combattant kurde, l’entrée à Gaza pour Plomb durci… Cette démarche physique est-elle porteuse d’une politique ?

Politique au sens arendtien du terme. Il faut être là pour raconter une situation politique. Cela ne signifie pas nécessairement prendre le parti de la situation que je décide de filmer. Mais pour parler d’un sujet politique — car l’organisation des luttes est un sujet politique —, il faut le faire à hauteur d’homme, à l’intérieur du groupe dont j’ai envie de parler. Ça a peut-être commencé avec Carnets d’un combattant kurde, où j’ai compris que je voulais filmer le politique dans le sens d’« espace politique ». Là, j’ai vu à quel point cet espace était différent par rapport à d’autres — celui de la famille ou de l’intime, par exemple. Je me suis dit que le documentaire ne peut que filmer ça, sans vraiment que la caméra ne change complètement la donne. Quand on filme l’intime, il faut trouver des dispositifs déplacés pour ne pas détruire l’objet du film. Par contre, les discours et la lutte politique, par leur nature, ne sont pas abîmés par la caméra : la caméra a juste une valeur d’amplification. Elle peut convoquer d’autres publics, mais ne change pas la valeur de la confrontation. Je me suis dit que c’est ça que je devais filmer : mettre en scène, mettre en cadre l’espace politique. Je l’ai fait sans vraiment me rendre compte dans Carnets d’un combattant kurde, puis plus tard à Tahrir1 beaucoup plus consciemment. Avec Palazzo delle Aquile, en 2011, c’est peut-être là où je l’ai le mieux fait, dans le sens où j’ai réussi à pousser plus loin ce théâtre du politique. À Gaza, c’était encore différent : la guerre, par sa nature, n’est pas un espace politique, c’est un espace de survie. L’idée d’y entrer avec mon corps était surtout un défi lancé à l’impossibilité d’y rentrer et de le filmer : il fallait y aller pour en parler. Cet engagement physique est nécessaire pour filmer, faire du cinéma, de la photo, des reportages. Mais dans le cas de Gaza, que je connaissais très peu avant de partir, c’était surtout une réaction par rapport à l’idée qu’on pouvait raconter ça de l’extérieur. Je suis allé là-bas sans vraiment savoir, un peu inconscient, naïf, pour lutter contre l’idée qu’on ne pouvait pas y entrer. Braver l’interdiction, voir si c’était vraiment impossible, était le moteur initial de cette histoire — et elle n’est pas encore terminée. Le film que je viens de finir2porte encore sur Gaza ; il est né d’images que j’ai prises juste après l’opération Plomb durci.

Dans chacune de vos réalisations, sauf peut-être dans Plomb durci, justement, vous suivez les mêmes protagonistes pendant presque la totalité du film. Comment les choisissez-vous, comment vous faites-vous accepter par eux ?

« Les discours et la lutte politique, par leur nature, ne sont pas abîmés par la caméra : la caméra a juste une valeur d’amplification. »

C’est d’abord lié à la nature de l’espace dans lequel je les filme. Si je les avais filmés chez eux, ça aurait été différent. Sur la place Tahrir, il y avait des milliers de caméras. Tout le monde filmait. Si je sortais la mienne, je pouvais être interprété comme un reporter de télé. Mais comme j’étais tout seul, c’était évident que ce n’était pas le cas, que les choses ne sortaient pas en temps réel, que c’était un film. Le concept de film est compréhensible par tout le monde ou presque : c’est une manière de dire « C’est comme au cinéma, dans dix ans vous pourrez vous revoir ». Ça m’est arrivé plusieurs fois que des gens, pendant que je filmais, me disent « On verra bien si j’avais raison ou tort ». On n’est pas forcément du côté des gens, mais à côté, au moins. J’ai toujours senti que j’étais accepté comme quelqu’un qui partageait les risques, l’histoire, sans jamais adhérer complètement à leurs points de vue. Et ça, c’est impossible dans d’autres univers : à l’intérieur d’une famille par exemple. C’est pour ça aussi que j’ai eu tellement de mal à filmer à Gaza après la guerre ; pendant, je le pouvais, parce qu’il n’y avait plus d’espace privé, tout était détruit. Mais le film que j’ai voulu faire ensuite, pour raconter Gaza en temps de paix, m’a obligé à filmer les familles, des relations qui n’avaient pas cours dans l’espace public. Là, c’était bien plus difficile. J’ai dû faire appel à d’autres moyens, à des séquences en animation, à des récits plutôt qu’à des situations filmées. J’avais tourné avec les mêmes personnes en 2009, et tout était naturel, même dans la tragédie. En 2010, une fois la reconstruction commencée avec la paix revenue, ce sens de la famille où on n’est pas censé entrer était de nouveau en place, et chaque chose était plus délicate. Filmer l’intime, à part sa propre famille, est souvent un pari perdu…

Trois de vos films se déroulent au Moyen-Orient, de même que celui sur le point de s’achever. Pourquoi privilégiez-vous cette région ?

Parce que c’est là où j’ai été archéologue avant de devenir cinéaste. J’ai connu le monde à cet endroit. Ces tensions, j’en ai fait l’expérience dix ans auparavant. Quand on travaille à des fouilles archéologiques, il est interdit de poser des questions — c’est pour cela, d’ailleurs, que j’ai quitté l’université, pour sortir de ce système presque néocolonialiste. Tu vas là-bas dans un but bien spécifique, tu ne cherches pas à te mêler au contemporain… Et comme j’ai eu la chance — ou la malchance, je ne sais pas — de connaître d’abord le Soudan, l’Égypte, Israël, la Palestine, le Kurdistan turc, l’un après l’autre, à travers tous ces travaux archéologiques, il m’est apparu chaque fois qu’il y avait quelque chose de plus intéressant que le passé lointain auquel je ne pouvais pas accéder à cause de mon statut professionnel. Quand j’ai commencé à faire de la photo, et plus tard des films, il était évident pour moi de retourner dans ces lieux. Je n’ai pas cessé d’y revenir ensuite. J’ai commencé à travailler en Inde récemment, dans une certaine mesure pour quitter cet endroit qui était devenu un peu obsessionnel. Mais ce n’est pas non plus un choix définitif. Avec le temps que m’a prit ce dernier film à Gaza, je me suis un peu emprisonné dans ce sujet.

Extrait de Tahrir Place de la Libération (2012)

Ce dernier film est en partie constitué de cinéma d’animation. Pourquoi ? Cela transforme-t-il votre rapport au réel ?

Non, pas du tout, car j’ai décidé de faire de l’animation après avoir filmé Gaza. Je ressentais un manque dans ce que j’avais filmé. Je me suis rendu compte que je voulais changer de perspective pour raconter l’histoire des personnes que j’avais côtoyées. On arrive toujours à Gaza le lendemain de tragédies. Par conséquent, on se trouve face à des gens dans la plus grande détresse, au fond du désespoir. Cela devient un topos. Mettre en scène leur douleur, comme si c’était la seule et dernière chose qu’ils possédaient — comment d’ailleurs faire abstraction de cette douleur ? — ne répond aucunement à l’injonction qui nous est faite dans cette situation. Cela parce qu’on n’a pas connu ces personnes dans une vie et un quotidien « sans guerre ». On se trouve du même coup dans l’incapacité de comprendre la tragédie qu’ils traversent, pas plus qu’à les individualiser. Les paysages de décombres, les corps qui marchent dans de tels paysages… tout cela paraît normal, parce qu’on l’a toujours vu comme cela. De façon inconsciente, on en vient à penser que c’est une situation normale à Gaza, alors même que c’est exactement le contraire. La guerre bouleverse tout : c’est un état d’exception mental, qui ne témoigne en aucun cas de la vraie vie des gens, de leurs opinions, de leurs désirs. J’avais été à Gaza en pleine guerre, en 2009, mais quand je suis revenu en 2010, tout avait déjà complètement changé : s’y racontait le passé, la personnalité des gens qui avaient disparu… Je me suis demandé comment témoigner de ces récits, comment articuler ces souvenirs d’avant la guerre pour arriver jusqu’au moment où elle éclate et où, même à Gaza, elle surgit dans une violence inattendue.

« Mon rêve serait d’être presque transparent, et en même temps non : si tu es transparent, tu trompes ton monde. »

Je me suis dit que la seule manière de raconter cela passait par la fiction. Je voulais néanmoins garder le visage des vrais protagonistes de l’histoire, je ne pouvais dès lors pas mélanger la fiction avec le documentaire. L’autre choix était donc de recourir à l’animation, mais de manière très réaliste. J’ai exclu d’emblée la 3D — que je déteste — et j’ai travaillé à partir d’une technique très organique, laissant la possibilité de reconnaître les personnages. Il m’a fallu produire près de quarante minutes d’animation : un travail assez colossal, et plus encore pour quelqu’un qui débutait dans cette technique. Je connaissais un animateur qui réalisait des courts-métrages que j’aimais beaucoup. La technique que j’ai choisie est en gros la sienne, mais il fallait trouver une manière de l’utiliser qui soit compatible avec les images documentaires. J’ai dû rendre l’animation la plus aléatoire possible, c’est-à-dire faire intervenir du hasard dans l’animation, des mouvements de caméra, de la matière, des éléments bruts. J’ai trouvé une technique grattée qui fait que, dans chaque image, il y a toujours une part d’imprévisible. J’ai adapté cette technique à des images que j’avais tournées caméra à la main : les animateurs ont travaillé en rotoscopie, une technique très réaliste et non numérique — tout est fait quasiment à la main.

Même dans l’animation, vous avez voulu garder une forme de retrait. On ne sent jamais votre présence à l’image — sauf peut-être dans cette scène de Plomb Durci où un enfant vous montre les décombres de sa maison.

Dans Tahrir aussi il y a des moments où l’on s’adresse à moi ; ce n’est jamais interdit. J’ai même des regards caméra dans l’animation de mon dernier film. Je ne sais pas si c’est un hasard, mais je les ai gardés. Mon rêve serait d’être presque transparent, et en même temps non : si tu es transparent, tu trompes ton monde. C’est facile de dire « Ne me regardez pas, faites comme si je n’étais pas là », mais cela produit des choses artificielles — surtout dans les films où il y a moins d’affrontements. Dans Palazzo delle Aquile, les familles étaient toujours en train de s’entretuer ; à la limite, il était normal que les personnages ne regardent pas la caméra. Ce n’est pas pareil dans mon dernier film. J’ai cherché à rendre la partie documentaire la plus propre possible : faire de l’animation avec le documentaire et du documentaire avec l’animation ; rendre les images documentaires plus plastiques, et faire entrer l’incertitude du réel dans les images animées, de manière à rendre les deux univers compatibles.

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