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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Leonard Cohen, de la démocratie en Amérique

Le chanteur canadien, qui chantait l'amour comme une guerre et vice-versa, nous aura légué quelques textes d'une terrible lucidité sur notre monde contemporain.

Par une ironie de l'histoire qui fait qu'une sombre semaine doit le devenir un peu plus, Leonard Cohen, un des plus grands poètes des XXe et XXIe siècles, est mort, jeudi 10 novembre, deux jours après l'ascension à la présidence des États-Unis d'une des plus grandes manifestations de la vulgarité contemporaine qu'est Donald Trump.

En 1992, sur son album The Future, le chanteur canadien avait signé le morceau «Democracy», écrit peu après la chute du Mur de Berlin et les manifestations, réprimées dans le sang, de la place Tian an Men en Chine. Une chanson d'un optimisme ironique, un portrait acide de la démocratie américaine ramassé en une série de couplets choisis par le musicien à partir de plusieurs dizaines écrits dans un premier temps:

«It's coming to America first,
the cradle of the best and of the worst.
It's here they got the range
and the machinery for change
and it's here they got the spiritual thirst.
It's here the family's broken
and it's here the lonely say
that the heart has got to open
in a fundamental way:
Democracy is coming to the U.S.A.»

 

(«Elle arrive d'abord en Amérique
berceau du meilleur et du pire.
Ici se trouve l'étendue
et la machine du changement
et ici la soif spirituelle.
Ici se trouve la famille éclatée
et le solitaire dit
que le coeur doit s'ouvrir
de façon fondamentale:
la démocratie arrive aux USA.»)


«J'étais comme ce type un peu glauque qui se présente comme pour ruiner une orgie», a déclaré Cohen à propos de cette chanson. À un intervieweur qui lui demandait, en référence à une autre chanson («I've seen the future, brother: it is murder»)«alors, quel est le futur, est-ce que c'est le meurtre ou la démocratie?», il répondait: «Je crois que c'est le meurtre... de moi même. Je crois que les possibilités... l'appétit pour un homicide croissent dans chaque cœur. Les positions extrémistes commencent à devenir de plus en plus attirantes.»

«La démocratie est un mystère, déclarait-il également. La démocratie est la grande religion de l'Occident. Probablement la plus grande des religions parce qu'elle englobe les autres religions. Probablement la plus grandes des cultures parce qu'elle englobe les autres cultures. Mais elle est basée sur la foi, elle est basée sur la fraternité, elle est basée sur l'amour et donc elle partage des caractéristiques avec d'autres religions.»

«Je ne sais pas ce que Leonard Cohen veut dire dans “Democracy”; j’ai l’impression qu’il ne le sait pas lui-même, mais qu’il conserve ces mots qui lui sont venus parce qu’ils lui paraissent mystérieux, et beaux», écrivait en 1995 Michel Houellebecq. En 1991, dans une interview aux Inrockuptibles, Cohen soulignait lui-même l'ambigüité fondamentale de ses textes:

«La plupart du temps, vous ne pouvez pas chanter. La plupart du temps, vous n’avez pas de mots. De temps à autre, un mot vous vient, “Democracy is coming to the USA”, une de mes nouvelles chansons. Vous pouvez dire: “Qu’essaies-tu de dire, que l’Amérique n’est pas une société démocratique maintenant?” Est-ce une critique de l’Amérique, est-ce un rêve, est-ce une projection optimiste? Est-ce une protestation, une affirmation?? Ça n’a pas d’importance, car les moments où quelque chose vous vient avec ce poids et cette signification sont tellement rares et précieux que vous l’acceptez: “Democracy is coming to the USA”.»

Dans ces quelques phrases, il y a résumées toute la beauté de l'œuvre de Cohen, cette façon de ramasser notre monde contemporain en une poignée de mots simples ou de sobres métaphores où chacun pourra puiser une signification plus large. Cette manière de faire des chansons d'amour des chanson de guerre, et vice-versa («There is a war between the rich and poor / A war between the man and the woman / There is a war between the ones who say there is a war / And the ones who say there isn't»). Dans la chronique d'un demi-siècle que nous laisse Leonard Cohen, il y a eu «Story of Isaac», fulgurante réinterprétation d'un mythe biblique à l'heure de la guerre du Vietnam et du sacrifice légal des fils par les pères («You who build these altars now / To sacrifice these children / You must not do it anymore»). «The Old Revolution», où comment chaque révolution porte en elle-même les germes de sa propre défaite («I fought in the old revolution / On the side of the ghost and the King / Of course I was very young / And I thought that we were winning»). «Who By Fire», réinterprétation d'une prière juive imaginée par le chanteur après un bref passage au front pendant la guerre du Kippour de 1973 («And who by fire, who by water, who in the sunshine, who in the night time, who by high ordeal, who by common trial...»). «First We Take Manhattan», stupéfiante plongée prophétique dans le cerveau d'un terroriste, treize ans avant le 11-Septembre («I'm guided by a signal in the heavens / I'm guided by this birthmark on my skin / I'm guided by the beauty of our weapons / First we take Manhattan, then we take Berlin»). Un événement qu'il allait plus tard aborder, sans le mentionner explicitement, dans le sobre «On That Day» («Some people say / It's what we deserve / For sins against g-d / For crimes in the world / I wouldn't know / I'm just holding the fort»).

Le dernier album de Leonard Cohen, sorti il y a quelques semaines à peine, s'appelait You Want It Darker, «vous le voulez plus sombre». Ce matin, il fait un peu plus noir encore, mais il nous restera, pour voir un peu mieux notre monde, ses yeux à lui et son imparable lucidité: «Whatever happened to my eyes / Happened to your beauty»,chantait-il en 1977.

Jean-Marie Pottier

 
 
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