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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Table ronde autour du postmodernisme et du postanarchisme

L’été dernier, Irène Pereira publiait un commentaire du livre de Vivien
Garcia, L’Anarchisme aujoud’hui [1], à partir duquel elle mettait en évidence
deux tendances observables dans les mouvements anarchistes actuels,
selon qu’ils se réclament plutôt de l’héritage moderne ou de son
dépassement dans le postmoderne. D’autre part, Edouard Jourdain faisait
circuler un texte de la philosophe Chantal Mouffe, prenant également
position dans le débat entre modernité et postmodernité [2]. Cette opposition,
déjà discutée dans le n° 17 de Réfractions, revenait donc à questionner
l’anarchisme sur la compatibilité entre ces deux conceptions, à première
vue très divergentes tant par les références théoriques que par les pratiques
militantes. Il en résulta, dans les mois qui suivirent, un échange de
messages électroniques entre plusieurs membres du collectif de rédaction,
dont nous publions ci-dessous de larges extraits.


Irène : Je me demande si pour bien comprendre cette problématique
autour du modernisme et du postanarchisme, il ne faut pas en revenir
au débat Chomsky/Foucault [3]. En effet, j’ai l’impression que c’est autour
de ce débat que s’est cristallisée l’opposition entre un modernisme issu
des Lumières, s’appuyant sur la notion de nature humaine et réaliste
en épistémologie, et un postanarchisme issu de Foucault et du
nietzschéisme de gauche, anti-essentialiste et constructiviste. Il semble qu’il existe un texte de Castoriadis dans lequel celui-ci s’est
violemment opposé à l’anti-humanisme théorique des nietzschéens de
gauche dans les années 70. D’un côté, le postmodernisme était accusé par
les tenants de la modernité d’être un obscurantisme rendant impossible
toute émancipation humaine ; d’où la thématique de la liberté chez
Chomsky (par opposition, je suppose, à la linguistique structuraliste) et
l’attaque de Bricmont et Sokal contre le postmodernisme dans Impostures
intellectuelles [4]. De l’autre côté, les postmodernistes accusaient les Lumières
d’être, au nom de la raison et de l’universalisme, le vecteur de l’oppression
des minorités.
On se retrouverait en gros avec deux projets de société anarchiste
antinomiques : d’un côté l’anarchisme « style de vie » d’Hakim Bey [5] et de
l’autre l’anarchisme social de Michael Albert [6]. Par ailleurs, on se retrouve
dans la configuration théorico-pratique suivante : d’une part, le
mouvement ouvrier est conçu, dans une certaine mesure, comme l’héritier
du projet d’émancipation révolutionnaire des Lumières ; c’est dans cet
héritage que se situe l’anarchisme « lutte de classes » investi dans le
syndicalisme. D’autre part, ce sont les analyses postmodernistes appliquées
aux études de genre et aux études post-coloniales qui constituent l’appui
théorique des luttes féministes, homosexuelles et de l’immigration, pour
certains collectifs actuels.
Tout cela pour montrer à quel point je pense qu’effectivement
l’anarchisme se trouve au cœur des problématiques non seulement
pratiques, mais théoriques contestataires contemporaines.


Pierre : Les TAZ ne sont pas, dans la pensée de Hakim Bey, une façon
anarchiste de vivre mais une façon anarchiste de lutter. Quelques citations :
« Nous la (la TAZ) recommandons parce qu’elle peut apporter une
amélioration propre au soulèvement, sans nécessairement mener à la
violence et au martyre. » « La TAZ est comme une insurrection sans
engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une
zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État
ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace. » « Initier
une TAZ peut impliquer des stratégies de violence et de défense, mais sa
plus grande force réside dans son invisibilité. » « La TAZ est un campement
d’ontologistes de la guérilla : frappez et fuyez. »
J’ai même rencontré des anarchistes postmodernes. J’ai participé à une
réunion rhénane anarchiste, où les jeunes militants, d’un côté comme de
l’autre, se référaient à une pratique libertaire et non à une histoire
anarchiste. Le passé, les glorieux ancêtres, avaient en commun d’avoir
échoué. Donc pourquoi se pencher sur leur histoire/œuvre ?


Eduardo : Je pense qu’il ne faut pas se laisser enfermer dans la dichotomie
moderne – postmoderne. Cette typologie – en plus d’être caricaturale
quand on la présente d’une façon simpliste – produit un clivage, qui est vu
tendanciellement par les partisans du postmodernisme comme une
rupture épistémologique, et alors les idées des Lumières sont condamnées
en bloc. La Modernité est aussi la sécularisation, l’esprit d’examen, la
rationalité (et non seulement la Raison), et surtout l’ébauche d’un projet
émancipateur. Comme se le demande Chantal Mouffe dans le texte qui a
circulé : est-il encore possible, non pas au crépuscule du XXe siècle, mais à
l’aube du XXIe siècle, et dans l’optique du postmodernisme, de défendre ce
projet émancipateur et révolutionnaire ?


Pour revenir au livre de Vivien Garcia, la critique des auteurs qu’il appelle
« postanarchistes » amène à dire que l’anarchisme sans adjectifs a été
postmoderne avant la lettre. On ne peut pas accepter qu’il n’existe pas une
philosophie de l’anarchisme, ni même que l’anarchisme n’est pas une
philosophie, et écrire que « l’anarchisme affirme une ontologie qui lui est
propre » [p. 109]. Pour y arriver il faut changer le sens politique du mot
anarchie et faire d’elle non pas la négation du commandement, la négation
de toute arkhê politikê, mais la négation d’arkhê comme origine,
commencement ou principe, et la rapprocher de chaos, de l’apeiron
(Anaximandre), l’indéterminé, l’illimité. Dans la modernité, la philosophie
qui soutient une telle « ontologie paradoxale » a une lignée plus ou moins
claire qui va de Leibniz, en passant par Nietzsche, jusqu’à Deleuze et
Foucault (et j’ajouterai jusqu’à Daniel Colson). Ainsi, l’opération se boucle
et « à partir de cette base ontologique minimale, nous pouvons retrouver
et donner une cohérence à la multiplicité des théories anarchistes » [p. 112].
Et alors on fait passer par la même grille Proudhon et Stirner, Hakim Bey
et Malatesta.




[1] Commentaire publié sur RA-Forum : http://raforum.info/article.php3 ? id_article
= 4352. Cf. aussi la réponse de Vivien Garcia sur le même forum : http://raforum.info/
article.php3 ? id_article = 4558


[2] Le texte, intitulé La démocratie entre modernité et postmodernité. Pour une démocratie
plurielle, destiné à être présenté lors d’un colloque, ne se trouve plus sur le site de
l’Université Paris 10. L’essentiel des idées qui y sont développées sont issues de son
livre Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle, La Découverte-Mauss,
1994.


[3] M. Foucault, « De la nature humaine. Justice contre pouvoir », Dits et écrits, tome II
(1970-71), Gallimard. Republié dans : N. Chomsky et M. Foucault, Sur la nature
humaine, Bruxelles, Aden, 2006. Cf. aussi l’article de Normand Baillargeon sur ce
débat dans Réfractions n° 17.


[4] A. Sokal et J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, octobre 1997.


[5] Cf. Hakim Bey, TAZ. Zone Autonome Temporaire, traduit de l’anglais par Christine
Tréguier, Éd. de l’Éclat, 1997.


[6] Un des fondateurs du réseau d’informations alternatif Z-Net, collaborateur de
Chomsky pour plusieurs ouvrages, il est l’auteur de Après le capitalisme. Éléments
d’économie participaliste, traduit de l’anglais par Mickey Gaboriaud, Agone, 2003.









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