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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Le « particularisme », communautarisme des années 1930 ?

~Le passé vaut d’être interrogé, non pour y puiser avidement des justifications simplistes à des prises de positions actuelles mais davantage pour constater l’épaisseur historique qui caractérise certains débats. Les analogies sont souvent trompeuses et il ne suffit pas de constater l’ancienneté d’un argument, d’un cas de figure ou d’un mécanisme pour faire émerger un modèle de réflexion et encore moins d’action. Le sentiment que l’histoire se répète ou bégaie peut brider la réflexion quand l’esprit tient absolument à lire le présent à l’aune du passé. La confrontation d’éléments historiques peut nourrir, sans forcément l’égarer, la réflexion individuelle qui ne doit jamais perdre de vue la complexité intrinsèque des questions qui traversent notre société. Dans les paragraphes qui suivent, voici mise en perspective une série de regards posés sur le « particularisme », une expression qui, dans les années 1930, s’apparente d’une certaine manière à ce que l’on nomme aujourd’hui « communautarisme ». « Départiculariser » les juifs On estime la population juive en France métropolitaine à la veille de la guerre à 300 000 individus auxquels il faut ajouter près de 350 000 juifs d’Algérie, devenus citoyens français par le biais du décret Crémieux de 1870. La France subit au cours des années 1930 une vague d’antisémitisme sans précédent depuis l’époque de l’affaire Dreyfus. La question du « particularisme juif » est de celles qui reviennent fréquemment dans les écrits et les discours. Dans un article d’Oran Matin daté du 7 mars 1936, Sadia Lévy, homme de Lettres profondément épris de culture française mais demeuré attaché à ses racines juives et maghrébines, affirme ainsi : « nous sommes animés d’une volonté tenace de départicularisation, parce que nous sommes persuadés que, dans tous les domaines, c’est la particularisation qui engendre la persécution. » Lévy parle alors au nom de juifs fondamentalement attachés à l’idéal républicain français. Se démarquer par des éléments de culture trop visibles provoquerait, selon lui, des réactions d’hostilité et de rejet. L’assimilation est alors le maître-mot d’une France républicaine qui prétend ne faire aucune distinction entre ses citoyens ; il est aussi celui des premiers militants antiracistes, ceux de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), qui appellent les Français fraîchement naturalisés à faire intimement leurs les valeurs de la France. Cette adoption ne signifie pas renoncement complet à la culture d’origine mais elle est bien porteuse d’un abandon partiel de ses manifestations les plus visibles. Militant algérois de la LICA, Léon Weinmann, explique en avril 1936 que la première tâche de son organisation est de « s’attaquer sans défaillance aux coutumes, aux costumes et aux préjugés qui mettent une barrière infranchissable entre les éléments ethniques de ce pays. » Il ajoute : « Comment voulez-vous d’une assimilation complète, quand les vieux parents défendent orgueilleusement le mariage d’un de leurs enfants avec une ou un non-juif, sous prétexte de mésalliance ? (…) Comment voulez-vous que se fondent les races, quand une catégorie d’individus, aux convictions pourtant nettement républicaines, se groupent (sic) en une espèce de « colonie » plus ou moins imperméable ? Nous aurons une rude besogne à accomplir, car les sentiments particularistes, qui s’opposent à tout progrès, ne sont pas seulement de l’autre côté de la barricade. Nous les trouvons, et trop profondément enracinés, chez ceux-là mêmes que nous avons mission d’émanciper. Et c’est là la pierre d’achoppement. » Pour Lévy et Weinmann, les sentiments « particularistes » constituent un obstacle au processus d’assimilation. Tous deux parlent certes depuis l’Algérie où de nombreux juifs, citoyens français depuis le décret Crémieux de 1870, perpétuent à leur manière la vie du ghetto, en conservant un style de vie traditionnel éloigné du mode européen, au grand désarroi d’une autre partie des juifs, nettement occidentalisée. Mais il y a d’une manière générale, pour les deux hommes, un impératif d’émancipation visant à gommer ce qui empêche les uns de faire souche et qui rejaillit négativement sur les juifs pleinement acculturés. Un particularisme générateur de racisme en somme. L’antisémitisme à la source du particularisme ? Georges Zérapha Georges Zérapha Tout le monde ne partage pas cette analyse chez les juifs français. L’un d’eux, l’industriel Georges Zérapha, développe une thèse strictement inverse. Si particularisme il y a, explique-t-il en 1938, c’est du fait même de l’antisémitisme : « La renaissance périodique du particularisme juif par l’antisémitisme est un réflexe de défense analogue à tous les réflexes de défense collective. Ce phénomène n’est pas mystérieux ; il est rationnel. Ce qui est mystérieux, c’est l’antisémitisme qui, en prétendant détruire le particularisme juif, le ressuscite. (…) Sans l’antisémitisme, le Juif n’aurait aucune envie de s’intéresser à son peuple. Mais, identifié et injurié par l’antisémitisme, le Juif se demande ce qu’il est, et pourquoi il souffre. Il est d’abord étourdi, puis il cherche anxieusement à comprendre. Des frères en souffrances, judaïsants, lui disent : « Sachez au moins pourquoi on vous fait souffrir ». Et le Juif s’abandonne à une activité de dépit. Quand on n’a pas ce qu’on aime, on aime ce qu’on a. Il magnifie son peuple qu’il ne soupçonnait même plus avant l’antisémitisme et il se drape orgueilleusement dans son particularisme. Cette démarche est normale. Tout homme, à la place du Juif, en ferait autant. » Le fait est plus observable encore quand un pays – et c’est alors le cas pour de nombreux États d’Europe centrale et orientale – met en place une législation discriminatoire. Ce constat est celui d’un représentant de la Ligue de la jeunesse juive territorialiste lors d’un débat, également en 1938 : « Si la notion de « peuple juif » surgit, ce n’est pas aux Juifs qu’[on] doit le reprocher, mais bien aux gouvernements racistes eux-mêmes, qui, rejetant les Juifs de leur communauté nationale les obligent, par la force des choses, à se regrouper. » Georges Zérapha propose alors pour la France un remède radical : l’adoption d’une loi contre la haine raciale. Sans ce recours ultime, sur lequel il fonde tous ses espoirs (la France n’a pas encore de législation de ce type), il estime infondée l’idée d’une antériorité du « particularisme juif » : « Avant d’avoir tenté cette expérience, on n’a pas le droit de dire que le particularisme juif provoque l’antisémitisme. D’abord, nous ne voyons pas en quoi le particularisme juif provoquerait l’antisémitisme puisqu’il ne gêne autrui pas plus que le particularisme arabe, ou alsacien, basque ou breton (…). » Un État dans l’État ? Pour un journal antisémite – parmi tant d’autres à cette époque – comme La Tempête, nulle hésitation : les plus grands racistes de la terre furent les Hébreux, qui toujours conservèrent leurs coutumes ancestrales en dépit de leur dispersion (avril 1939). Maintenir certains traits culturels, des traditions, reviendrait donc à refuser de devenir français et, par extension, d’aimer son pays. Pour l’esprit acquis aux conceptions de l’Action française, qui conçoit alors la présence juive, même française de longue date, comme un État dans l’État, on sait que se défaire de « coutumes » n’y suffira pourtant pas : il demeure toujours à ses yeux des « séquelles » (culturelles, patronymiques, phénotypiques…) compromettant l’assimilation à la nation française. Si un journal comme La Tempête ne dissimule pas un antisémitisme forcené, on peut croiser des analyses similaires dans des sphères politiques qui se croient à l’abri de tous préjugés mais ne partagent pas moins certaines vues avec les extrémistes. C’est le cas, par exemple, d’un journal anarchiste comme Le Libertaire, qui s’oppose catégoriquement à l’antisémitisme mais ne fournit pas moins, en novembre 1938, une analyse stigmatisante pétrie de stéréotypes : « Il faut dire que les Juifs, plus que toute autre race, donnent prise au racisme, parce qu’ils en sont, en somme, les promoteurs, s’étant toujours refusés à se fondre avec les autres races ; que, dans presque tous les pays, ils forment une communauté à part, que rien ne pénètre, avec ses coutumes, sa religion, son entr’aide propre ; et qu’ils désapprouvent les alliances des leurs avec des êtres d’autres races ; qu’ils forment une internationale, un État dans l’État, ce qui donne prise à la morgue et à la haine des nationalistes. » De l’antisémitisme au « racisme juif » Une lettre de l’anthropologue, théoricien du racisme, Georges Montandon, au président de la LICA, Bernard Lecache, rend parfaitement compte, en 1939, d’une vision exacerbée du « particularisme juif » : « Vous – Juifs français en France, Juifs d’autres nations ailleurs – n’êtes pas assimilés. Si vous étiez réellement assimilés, si l’on ne vous remarquait pas, si l’on ne vous sentait pas, si l’on ignorait votre origine, personne ne penserait à vous attaquer du fait de cette origine. Mais au lieu de faire comme tout autre étranger qui se fond – si ce n’est lui, du moins ses proches héritiers – dans la masse du nouveau pays où il entre, vous restez bloqués ensemble, vous faites, non pas théoriquement mais pratiquement, de l’ethnisme (du « racisme » comme vous dites). » À ces attaques, Lecache répond en dénonçant ce qu’il estime être des mensonges : « Le premier, c’est de tenir acquis que le Juif français est un étranger à la France. Le deuxième c’est de prétendre que « tout autre étranger » se fond inévitablement dans la masse du « nouveau pays ». Le troisième c’est de feindre de croire que les Juifs « restent bloqués ensemble » et font par conséquence du « racisme » à rebours. » Bernard Lecache Bernard Lecache Ce que déplore le militant antiraciste, c’est une vision idéologique sectaire, incapable de donner aux réalités des proportions objectives : « Où M. Montandon a-t-il vu (…) que les Français d’origine juive, nés sur le sol français, aient généralement conservé le caractère ethnique qu’il dénonce ? Il en trouvera, comme il trouvera chez les gens de sa ville natale, une tendance marquée à se regrouper où qu’ils se trouvent, à fredonner avec attendrissement les airs du pays, à parler leur patois s’ils en ont un. Il trouvera même des « racistes » juifs dans ce sens que, par intransigeance religieuse et fanatisme, certains d’entre eux refuseront le mariage mixte, se cloîtreront dans leur synagogue, se gargariseront de leurs prières hébraïques. Je conseille à M. Montandon de visiter des régions françaises où, chez les non-juifs, protestants ou catholiques, il découvrira aisément les mêmes traces d’intransigeance religieuse et de fanatisme. » La sensibilité d’une question Parmi les éléments de réflexion qu’il me semble possible de glaner dans ces différents extraits, je soulignerai pour ma part le flou dans lequel baigne par nature une telle question. Quand on est à même de constater une réalité – que personne, dans les citations choisies, ne songe à nier –, il n’en est pas moins vrai que le sens et les usages que l’on en fait renvoient à des engagements personnels ou des positionnements idéologiques qu’enrobe une part de subjectivité et donc de relativité. Des questions restent en suspens et appartiennent au domaine de l’opinion et de la polémique. Aucune approche quantitative ou qualitative ne vient étayer les arguments. On cible mal, en vérité, l’ampleur d’un phénomène, son inscription et son impact réel dans la Cité. On saisit bien en revanche à travers ces quelques exemples les résonances sociétales et politiques d’un tel sujet. Il sous-tend déjà, à une époque où les identités se revendiquent et s’affichent encore peu dans l’espace public, bien des enjeux explosifs, relatifs aux questions de l’intégration, des différences et de la Nation.

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