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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Enseignement du racisme vs éducation antiraciste ?

~Avant la seconde guerre mondiale, la question de la lutte contre les préjugés et le racisme n’est pas abordée dans le cadre scolaire. La remarque d’un député, Gaston Bergery, dans une correspondance datée de 1932, en dit assez long quant à la virginité du terrain : « J’ai proposé, voici longtemps déjà, qu’on mette l’affaire Dreyfus au programme de l’instruction secondaire : c’est une boutade, mais vous m’entendez, j’en suis sûr. » A l’époque où M. Bergery formule cette remarque, le racisme s’exprime librement dans les colonies comme en métropole, jusqu’à ce que le décret-loi Marchandeau contre la diffamation raciale (avril 1939) témoigne, très temporairement, à la veille de la guerre, d’une préoccupation nouvelle des pouvoirs publics en la matière. Sous l’Occupation, des personnels enseignants délivrent de manière transgressive un message à leurs élèves, les invitant à témoigner de la sympathie à l’égard de leurs camarades de confession israélite. Furtives et improvisées, les interventions n’en ont pas moins laissé un souvenir impérissable à celles et ceux qui se trouvaient stigmatisés. Il serait audacieux d’y voir le point de départ d’un enseignement antiraciste dans un contexte de persécution étatique. C'est toutefois un fait que c’est bien au sein des établissements scolaires que l’on ressent alors la nécessité de toucher les consciences. L’école, un nouveau champ d’action Après l’hécatombe de la seconde guerre mondiale, les milieux antiracistes saisissent avec acuité les enjeux que représentent la classe, les programmes et les manuels scolaires face à la question du racisme. En avril 1951, le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP) dénonce ainsi certains manuels en vigueur en Algérie, qui véhiculent des préjugés. Ainsi l’ouvrage du professeur Augustin Bernard, Géographie universelle, établit que « les indigènes sont extrêmement conservateurs, traditionnalistes, imperméables, en quelque sorte, à notre civilisation ». Le même estime que « l’évolution mentale des indigènes est assez lente. Peut-être n’est-il pas à désirer qu’elle soit trop rapide… ». Dans l’introduction de l’antiracisme en milieu scolaire, l’Unesco joue un rôle phare. Une des résolutions d’une conférence organisée en septembre 1955 à Paris affirme que « les maîtres sont particulièrement bien placés pour influer sur les attitudes et le comportement de leurs élèves et qu’une atmosphère démocratique à l’école les prépare à se montrer, une fois adultes, tolérants et sincèrement disposés à accepter autrui. » On préconise alors l’élaboration d’un ouvrage destiné aux instituteurs, présentant documents et conseils pour traiter le sujet. Ce projet débouche sur la publication en 1959 du livre du biologiste et pédagogue Cyril Bibby (1914-1987), Race, Prejudice and Education, traduit par la suite en français. Les organisations antiracistes sont alors perçues comme les partenaires naturels de cette mission éducative, notamment dans la production de ressources éducatives. Président de la commission française de l’Unesco, Louis François estime qu’ « un tel enseignement serait particulièrement utile en Afrique du Nord, où le problème du racisme se pose de la façon la plus brutale ». Les répercussions métropolitaines de la guerre d’Algérie vont rendre plus urgente encore la mise en place d’une action pédagogique. Militantisme et pédagogie Colloque du MRAP à la Sorbonne, février 1960 (Droit et Liberté, archives MRAP) Colloque du MRAP à la Sorbonne, février 1960 (Droit et Liberté, archives MRAP) Le MRAP organise le 14 février 1960 un colloque à la Sorbonne, avec le soutien du recteur Jean Sarrailh. Le colloque est présidé par René Clozier, inspecteur général de l’instruction publique. Aux côtés des inspecteurs, des enseignants et des associations de parents d’élèves, on trouve des représentants d’organisations militantes telles que le MRAP, bien sûr, mais aussi la Ligue des droits de l’homme, la Société des amis de l’abbé Grégoire ou encore l’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance (ADIR). Des représentants des religions catholique, protestante et juive sont présents. Sollicités, de nombreux intellectuels engagés et hommes politiques ont transmis des messages de soutien, à l’image d’Aragon, Vercors, Sartre, Laurent Schwartz ou encore André Spire. La manifestation débouche sur la création d’un Comité de liaison des éducateurs contre les préjugés raciaux (CLEPR). Symboliquement fort, son ancrage en 1960 à l’Institut pédagogique national (qui se transformera en partie en Institut national de la recherche pédagogique, actuel Institut français de l’éducation à l’ENS de Lyon) témoigne de l’aboutissement d’un processus d’institutionnalisation de l’antiracisme à l’œuvre depuis les années 1930, un processus qui va continuer de s’affirmer les décennies suivantes. La présence d'une question… Cinquante ans plus tard, on ne peut pas dire que la question du racisme ait été oubliée par l’institution scolaire. Elle est de celles qui font vivement réagir les élèves tout au long de leur scolarité, parce qu’elle est récurrente dans les programmes ; parce que le quotidien, l’environnement social et scolaire des élèves ainsi que l’actualité fournissent de multiples occasions de la situer au cœur des pratiques éducatives ; parce que leurs enseignants, conscients des enjeux, ne manquent pas d'initiatives en la matière. Roseau pensant face aux lois de Nuremberg Roseau pensant face aux lois de Nuremberg La question traverse le programme d'histoire : guerres de religion, traite des esclaves, colonisation, affaire Dreyfus, génocide des Arméniens, nazisme, Shoah, apartheid, ségrégation raciale aux Etats-Unis, racisme anti-immigrés... Si l'on ajoute à cela les sujets abordés en éducation civique ou en éducation civique juridique et sociale, l'étude de textes ou de romans relatifs au racisme, celle de la génétique en sciences et vie de la Terre, ainsi que toutes les activités périphériques croisant la question (films, ateliers, concours national de la Résistance et de la déportation, visites et voyages de mémoire, épreuve d'histoire des arts, TPE, accueil d'intervenants extérieurs...), il apparaît que le thème est largement quadrillé du primaire au lycée. ... insuffisamment conceptualisée Le racisme demeure pourtant un objet mal identifié. Probablement parce qu'il fait partie de ces phénomènes dont on croit qu'ils sont connus de tous, des enseignants comme des élèves, et qu’ils ne requièrent pas une approche spécifique, scientifique et critique. Il est en effet une notion qui, en dépit de sa complexité intrinsèque et de sa grande labilité, suscite peu d'hésitation quand il s'agit de la définir : rejet, hostilité, peur... de l'autre et de ses différences, phénotypiques ou culturelles. C'est souvent par le prisme implicite du racisme biologique et exterminateur, de la hiérarchie des races, que sont appréhendées les expressions très diversifiées des tensions entre groupes humains, eux-mêmes pas toujours très bien définis. A l’heure où ces questions empoisonnent avec insistance l’espace public, où l’on parle de communautarismes et de crispations identitaires, de « libération » et de « radicalisation » de la parole raciste, alors que l’on mesure les insuffisances de l’action pédagogique qui ne vaccine ni contre les conceptions erronées ni contre les préjugés, il serait opportun de dresser un état des lieux relatif à l’inscription du sujet dans le cadre scolaire. Il conduirait très probablement à constater les carences de l’outillage intellectuel et à repenser certaines orientations pédagogiques : envisager par exemple un enseignement à part entière du sujet ; préférer les outils de réflexion et d’analyse à une approche sensible et intuitive, dont on sait qu’elle peut se montrer volontiers moralisante et culpabilisante ; favoriser une approche comparatiste pour éviter les jugements monolithiques et définitifs… En travaillant au questionnement des faits et à l’acquisition de concepts précis, l’école peut prémunir contre une trop grande subjectivité dans un domaine qui cible l’humain et ses relations aux autres. Elle privilégierait ainsi la réflexion sur les anathèmes et les cris, freinant la perte des repères communs et l’absurdité d’une situation où les uns démasquent du racisme partout quand d’autres n’en discernent nulle part. Share and Enjoy 58 Signaler ce contenu comme inapproprié À propos de Emmanuel Debono Emmanuel Debono est historien (ENS, Lyon). Ses recherches portent sur les racismes et les antiracismes dans la France contemporaine. Docteur en histoire contemporaine (IEP, Paris), il est l’auteur de l’ouvrage Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012). Voir tous les articles de Emmanuel Debono → Cette entrée a été publiée dans Non classé, avec comme mot(s)-clef(s) école, éducation. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien. | ← De Blum à Vallaud-Belkacem : la stigmatisation des origines Vous aimerez aussi « Les Migrations pour les nuls » : une pédagogie très marquée à droite Le Monde.fr Les professeurs googlent aussi leurs élèves Le Monde.fr De Blum à Vallaud-Belkacem : la stigmatisation des origines Base-jump : pourquoi la France est dans le trio de tête de la « fatality list » Le Monde.fr Le « particularisme », communautarisme des années 1930 ?

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