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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Comment l’Union européenne alimente la répression au Soudan

L’Union européenne (UE) a publié une déclaration dans laquelle elle exhortait « toutes les parties au Soudan à faire preuve de la plus grande retenue, à prévenir de nouvelles violences et à garantir le respect des libertés fondamentales ». Elle a soutenu la suspension par l’Union africaine de l’adhésion du Soudan à cette organisation.

Mais les relations de l’Union européenne avec le Soudan présentent également un autre aspect : le soutien au régime via le Centre opérationnel régional de Khartoum (Regional Operational Centre in Khartoum, ROCK). Peut-être devrions-nous lire la déclaration de l’UE du 8 juin 2019 comme une tentative d’éviter les critiques.

Le bilan de ce soutien est clair. Le travail de l’UE avec le régime soudanais a renforcé la capacité de ce dernier à résister aux mouvements de protestations de sa population.

Comment les relations entre l’UE et le Soudan se sont développées

En novembre 2015, les dirigeants européens ont rencontré leurs homologues africains à La Valette (Malte), pour tenter de parvenir à un plan visant à empêcher les migrants africains d’atteindre les côtes européennes. Cela a été expliqué clairement dans ce communiqué de presse de l’UE : « Le nombre de migrants arrivant dans l’Union européenne est sans précédent et cette augmentation de flux devrait se poursuivre. L’UE, conjointement avec les États membres, prend un large éventail de mesures pour relever les défis et mettre en place une politique européenne efficace, humanitaire et sûre en matière de migration[i]. » Le sommet a conduit à l’élaboration d’un plan d’action qui a guidé les objectifs politiques de l’UE en matière de migration et de mobilité depuis lors[ii]. Certains éléments du plan étaient certainement les bienvenus, notamment la reconnaissance du fait que les États africains sont les plus touchés par le nombre de réfugiés – seule une minorité d’entre eux effectuant le voyage en Europe. Il a également été convenu que les camps dans lesquels tant de personnes languissent ont besoin d’être améliorés. La sécurité dans les camps doit être renforcée, l’éducation et les besoins de divertissement doivent être satisfaits, de sorte que les jeunes hommes et femmes ne soient pas abandonné.es à leur sort. Certains suggèrent même que certaines personnes – une petite minorité éduquée – pourraient être en mesure de voyager par des voies légales vers des destinations européennes.

Le plan d’action contenait également des éléments particulièrement préoccupants. Le paragraphe 4 précisait comment les institutions européennes coopéreraient avec les partenaires africains pour lutter contre « la migration irrégulière, le trafic de migrants et la traite des êtres humains ». L’Europe a promis de dispenser une formation aux « autorités répressives et judiciaires » sur les nouvelles méthodes d’enquête et d’ « aider à mettre en place des unités de police spécialisées dans la lutte contre le trafic et la contrebande ».

Le plan d’action est mis en œuvre dans le cadre de l’Initiative de migration UE-Corne de l’Afrique, connue sous le nom de Processus de Khartoum, son nom lui-même faisant référence à la capitale du Soudan (un véritable coup de force pour les autorités soudanaises). Le processus a été lancé en novembre 2014 en tant que forum de dialogue politique et de coopération en matière de migration entre les États membres de l’UE et plusieurs pays de la Corne et d’Afrique orientale. C’est une initiative de la Direction générale de la migration et des affaires intérieures (DG HOME) de la Commission européenne et de l’Italie, qui indique clairement comment elle a été créée pour répondre aux préoccupations européennes nationales plutôt qu’aux réalités politiques africaines. Le fonds d’affectation spéciale d’urgence fournit des fonds pour la stabilité et le traitement des causes profondes de la migration irrégulière en Afrique. Une cagnotte plus petite cible spécifiquement la contrebande et le trafic. Il s’agit du projet « Meilleure gestion des migrations » mené par l’organisme d’aide du gouvernement allemand, la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ). Ceux-ci sont tous deux garantis par des sommes d’argent substantielles. En avril 2017, l’UE avait fourni un peu moins de 215 millions d’euros au Soudan pour freiner la migration[iii].

Les projets et programmes concrets mis en œuvre dans le cadre du Processus de Khartoum sont souvent difficiles à saisir et sont loin d’être transparents, ce qui a provoqué des frustrations entre d’un côté les décideurs, et de l’autre les représentants de la société civile et les groupes de la diaspora, auprès de qui cette approche a fait l’objet d’un examen minutieux et d’inquiétudes.

Les inquiétudes ont été suscitées par la publication du compte-rendu de la réunion du 23 mars 2016 des ambassadeurs des 28 États membres de l’UE dans le magazine allemand Der Spiegel[iv]. Ils contenaient cet avertissement glaçant : « En aucun cas » le public ne doit savoir ce qui est en train d’être discuté. Le magazine a indiqué que du matériel serait envoyé au Soudan pour aider à contrôler sa population de réfugiés. « […] L’Europe veut envoyer des caméras, des scanners et des serveurs pour enregistrer les réfugiés sous le régime soudanais, pour former leur police des frontières et participer à la construction de deux camps dotés de salles de rétention pour migrants. »

Ce niveau précis d’engagement ne s’est jamais matérialisé de la manière décrite, mais (comme indiqué ci-dessus avec le fonctionnement du centre opérationnel régional), de nombreux éléments de cette politique ont été mis en œuvre. La fuite a certainement provoqué l’inquiétude du public. Les inquiétudes se sont cristallisées autour de la question du financement par l’UE de divers acteurs de la sécurité au Soudan, notamment le RSF (Rapid Support Forces, forces paramilitaires contrôlées par le gouvernement, NdT). Si l’information se vérifiait, cela violerait divers engagements de l’UE, notamment un embargo sur les armes datant du conflit au Darfour. Cela remettrait également en question la valeur de l’accord de Cotonou de l’UE, qui sous-tend les relations de l’UE avec les pays en développement de la région Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP), dont l’adhésion est nécessaire pour que l’UE puisse fournir des fonds aux structures de l’État. L’adhésion a été refusée au Soudan en raison du mandat d’arrêt en vigueur de la Cour pénale internationale (CPI) contre son président.

Les inquiétudes sont devenues plus vives après que RSF et son dirigeant Mohamed Hamdan ou « Hametti », ont commencé à faire des déclarations publiques sur leur rôle dans la surveillance des frontières du Soudan et l’arrestation ou la dissuasion des réfugiés. « Une fois que nous avons eu affaire à la rébellion dans le Kordofan méridional, le Nil Bleu et le Darfour, nous nous sommes immédiatement tournés vers le grand désert du Sahara, en particulier après que le président de la république eut donné pour instructions de lutter contre la migration clandestine », a déclaré Mohamed Hamdan, dirigeant de RSF, à Al-Jazeera[v].

Les tactiques auxquelles RSF dit avoir eu recours reflètent ses pratiques historiques connues alors sous le nom de Janjaweed. Parfois, des réfugiés étaient tués, parfois, ils étaient renvoyés de force dans leur pays d’origine. En mai 2016, plus de 1 000 Érythréens ont été arrêtés à Khartoum et le long de la frontière soudano-libyenne, puis refoulés de force vers l’Érythrée. De même, plus de 100 personnes ont été renvoyées en août et septembre 2017[vi]. Ces incidents ont provoqué une forte condamnation de la part du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés[vii].

Toutefois, le financement de RSF n’a pas été exactement la preuve tangible escomptée, bien que cela continue d’être un cri de ralliement pour les militants des droits de l’homme et les organisations de la société civile. L’UE a été obligée de nier toute implication de ce type, soulignant par exemple dans une fiche d’information et en caractères gras : « Les RSF de l’armée soudanaise ne bénéficient ni directement ni indirectement du financement de l’UE[viii] ».

Il semble que l’UE ait peut-être eu du mal à transmettre cette information à RSF elle-même, qui continue de faire des déclarations affirmant qu’elle méritait d’être payée pour le travail déjà accompli pour le compte de l’Europe. « Nous faisons le travail à la place de l’UE », a déclaré Hametti en avril 2018. RSF menace également d’interrompre ce travail s’ils ne sont pas payés, avertissant effectivement qu’ils pourraient à nouveau ouvrir le robinet en cas de non-paiement. Hametti a poursuivi : « C’est pourquoi ils devraient reconnaître nos efforts et nous soutenir alors que nous avons perdu beaucoup d’hommes, d’énergie et d’argent – sinon nous réévaluerons notre volonté de nous acquitter de cette tâche[ix]. »

En outre, on ne voit pas clairement comment l’UE s’assurera que RSF n’a pas et ne bénéficiera pas de ces fonds, en particulier si elle s’appuie sur des assurances fournies à cet effet par des organismes gouvernementaux, tels que le ministère de l’Intérieur, et sans stipulation concernant la responsabilité de l’utilisateur final. Le Ministère soudanais de l’intérieur et le ministère érythréen des affaires étrangères sont désignés comme « partenaires politiques » dans le cadre du BMM[x]. Ces ministères ne souhaitent pas différencier les acteurs de la sécurité avec ou sans antécédents en matière de droits de l’homme. Il est évident que, depuis que les services de sécurité soudanais coordonnent leurs opérations, l’assistance à une branche de l’État en aide inévitablement une autre, en particulier dans un pays en proie à la corruption, se classant 175 (sur 180) dans l’Indice de perception de la corruption 2017 de Transparency International, le cinquième pire score au niveau mondial[xi]. En tout état de cause, quels systèmes l’UE a-t-elle mis en place pour éviter les membres individuels du RSF qui sont affectés à des tâches confiées à la 

police régulière ou à d’autres éléments de l’appareil de sécurité ?

Coopération sécuritaire UE-Soudan

Il existe également des projets plus directs d’intégration des acteurs soudanais, européens et autres acteurs de la sécurité dans la Corne de l’Afrique. Un centre opérationnel régional (ROCK) est en cours d’établissement à Khartoum[xii]. Voici son rôle, tel que décrit par l’UE :

« Le centre opérationnel régional, qui sera développé pour soutenir cette coopération, sera principalement axé sur le trafic d’êtres humains et le trafic de personnes. Une coopération accrue entre les pays de la région pour rassembler, partager et analyser les informations, conformément aux principes et normes internationaux et régionaux pertinents, permettra de prendre des décisions meilleures et plus éclairées en matière de gestion des migrations. Cela se traduira par des approches communes plus efficaces pour prévenir et combattre la criminalité transnationale. Il protégera également les victimes de la traite et du trafic. Cela est conforme à l’objectif déclaré du Groupe de travail technique UA-HoAI sur l’application des lois, dont le mandat est de conceptualiser et de développer un mécanisme d’échange et de partage de l’information. »

Un long article du New York Times clarifie le fonctionnement du centre opérationnel régional[xiii]. « Le centre de coordination contre la traite à Khartoum – composé conjointement d’officiers de police soudanais et de plusieurs pays européens, dont la Grande-Bretagne, la France et l’Italie – s’appuiera en partie sur des informations fournies par le NISS (renseignement national), selon le chef de la police de l’immigration, le général Awad Elneil Dhia. La police régulière bénéficie également du soutien occasionnel de RSF pour des opérations de lutte contre la traite dans les zones frontalières, a déclaré le général Dhia. « Ils sont présents et peuvent aider », a déclaré le général Dhia. « La police n’est pas partout et nous ne pouvons couvrir tout le territoire ».

La police allemande aurait conclu avec ses homologues soudanais un accord prévoyant la fourniture de technologies et d’équipements pour lutter contre le trafic et la migration illégale[xiv]. Le lieutenant-général Hashim Osman al-Hussein, directeur général de la police soudanaise, a déclaré que les Allemands avaient promis de fournir à sa force de police du matériel de pointe de détection du crime et une formation. Ceci est confirmé par l’UE, dans ses grandes lignes sur le rôle du ROCK[xv].

Le document détaille les objectifs attendus du ROCK : « Renforcement des capacités pour l’élaboration de cadres politiques et législatifs connexes permettant un partage structuré de l’information et des opérations conjointes au niveau régional. Cela pourrait impliquer la signature d’accords de coopération pertinents entre les pays de la Corne de l’Afrique, définissant les points focaux nationaux autorisés à échanger des informations avec le centre opérationnel régional, le processus pour ce partage d’informations, le type de données à collecter et les principes et aménagements de la gouvernance, dans le respect total des protocoles relatifs aux droits de l’homme et à la protection des données ». Le document précise ensuite comment les ressources de l’agence des frontières de l’Union européenne (FRONTEX) et de l’organisation internationale de police (Interpol) seront mises à la disposition du ROCK et des agences de sécurité africaines, y compris celles du Soudan. Le même document admet qu’il existe un risque de « mauvaise utilisation ou de mauvaise gestion de la collecte de données » et de l’ « utilisation de données à des fins autres que la traite des êtres humains, le trafic illicite et le crime organisé grave ».

Il reste à voir comment, par exemple, les services de sécurité britanniques – qui fourniraient prétendument jusqu’à la moitié des postes de conseiller technique au sein de ROCK[xvi] –coopéreront efficacement avec leurs homologues soudanais, et s’ils peuvent garantir que les informations recueillies sous l’égide de ROCK ne sont pas utilisées à des fins répressives.

Que l’UE finance ou non le RSF ne signifie pas que son aide n’a pas eu d’impact direct sur le terrain. Il a servi à enhardir les acteurs de la sécurité et à les amener à adopter de nouveaux objectifs qui ont peu à voir avec la protection des personnes qui migrent sur leur territoire.

Ces développements renforcent la capacité du gouvernement soudanais à contrôler son propre peuple, en fournissant des renseignements et des informations au régime.

 

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