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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Antisémitisme et national‑socialisme ***

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   Cet essai a été publié par Moishe Postone en 1986 (in Germans and Jews since the Holocaust : The Changing Situation in West Germany, éd. Holmes & Meier). La traduction présente a été réalisée par L. Mercier et O. Galtier et publiée dans Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ?(L'Aube, 2003). Cet essai vient d'être réédité dans une nouvelle traduction dans le recueil d'articles de Postone, Critique du fétiche-Capital. La gauche, l'antisémitisme et le capitalisme (PUF, 2013). 

logo-pdf.pngVoir le Fichier : AntisemitismeetnationalsocialismeparMoishePostone.pdf

 Antisémitisme et national‑socialisme

***

Moishe Postone

    Quel est le rapport entre antisémitisme et national-socialisme[1] ? En Allemagne fédérale, le débat public sur cette question se caractérise par l'opposition entre les libéraux et les conservateurs d'une part, et la gauche d'autre part. Les libéraux et les conservateurs ont tendance à mettre l'accent sur la discontinuité entre le passé nazi et le présent. Quand ils évoquent le passé nazi, ils se focalisent sur la persécution et l'extermination des juifs et négligent d'autres aspects centraux du national‑socialisme. Par là, ils entendent souligner la « rupture absolue » censée séparer la République fédérale du Ille Reich. Ainsi l'accent mis sur l'antisémitisme permet‑il paradoxalement d'éviter une confrontation radicale avec la réalité sociale et structurelle du national‑socialisme. Cette réalité n'a certainement pas complètement disparu en 1945. En d'autres termes, la condamnation de l'antisémitisme nazi sert aussi d'idéologie de légitimation pour le système actuel. Cette instrumentalisation n'est possible que parce que l'on traite l'antisémitisme d'abord en tant que forme de préjugé, en tant qu'idéologie du bouc émissaire, voilant ainsi le rapport intime entre l'antisémitisme et les autres aspects du national‑socialisme.

  Quant à la gauche, elle a toujours tendance à se focaliser sur la fonction du national‑socialisme pour le capitalisme, mettant l'accent sur la destruction des organisations de la classe ouvrière, la politique sociale et économique du nazisme, le réarmement, l'expansionnisme et les mécanismes bureaucratiques de domination du parti et de l'État. Elle souligne les éléments de continuité entre la République fédérale et le Ille Reich. S'il est vrai que la gauche ne passe pas sous silence l'extermination des juifs, elle la subsume vite sous les catégories générales de préjugé, de discrimination et de persécution[2]. En comprenant l'antisémitisme en tant que moment périphérique, et non pas central, du national‑socialisme, la gauche voile elle aussi le rapport intime entre les deux.

   Ces deux positions comprennent l'antisémitisme moderne en tant que préjugé anti‑juifs, comme un exemple particulier du racisme en général. L’accent mis sur la nature psychologique de masse de l'antisémitisme sépare leurs considérations sur l’Holocauste des études socioéconomiques et sociohistoriques du national‑socialisme. On ne peut pourtant pas comprendre l'Holocauste tant que l'on considère l'antisémitisme comme un exemple du racisme en général, et tant que l'on conçoit le nazisme seulement en termes de grand capital et d'État policier bureaucratique terroriste. On ne devrait pas traiter Auschwitz, Belzec, Chelmno, Maidanek, Sobibor et Treblinka en dehors d'une analyse du national‑socialisme. Les camps représentent l'un de ses points d'aboutissement logiques, non simplement son épiphénomène le plus terrible. L’analyse du national‑socialisme qui ne réussit pas à expliquer l'anéantissement du judaïsme européen n'est pas à la mesure de son objet.

 I

    Dans cet essai, je tenterai de comprendre l'extermination des juifs européens en développant une interprétation de l'antisémitisme moderne. Mon intention n'est pas d'expliquer pourquoi le nazisme et l'antisémitisme moderne ont réussi une percée et sont devenus hégémoniques en Allemagne. Une telle tentative entraînerait une analyse de la spécificité de l'évolution allemande ; il existe un nombre suffisant de travaux à ce sujet. Cet essai envisage plutôt d'analyser ce qui a percé alors, en proposant une analyse de l'antisémitisme moderne qui montre le lien intime existant entre celui‑ci et le national‑socialisme. Cette étude est un préalable nécessaire si l'on veut expliquer de manière adéquate pourquoi cela s'est produit justement en Allemagne.

   Qu'est‑ce qui fait la spécificité de l'Holocauste et de l'antisémitisme moderne ? Ni le nombre des hommes qui furent assassinés ni l'étendue de leurs souffrances : ce n'est pas une question de quantité. Les exemples historiques de meurtres de masse et de génocides ne manquent pas. (Par exemple, les nazis assassinèrent bien plus de Russes que de juifs.) En réalité, il s'agit d'une spécificité qualitative. Certains aspects de l'anéantissement du judaïsme européen restent inexplicables tant que l'on traite l'antisémitisme comme un exemple particulier d'une stratégie du bouc émissaire dont les victimes auraient fort bien pu être les membres de n'importe quel autre groupe.

   L’Holocauste se caractérise par un sens de la mission idéologique, par une relative absence d'émotion et de haine directe (contrairement aux pogromes, par exemple) et, ce qui est encore plus important, par son manque évident de fonctionnalité. L’extermination des juifs n'était pas le moyen d'une autre fin. Les juifs ne furent pas exterminés pour une raison militaire ni au cours d'un violent processus d'acquisition territoriale (comme ce fut le cas pour les Indiens d'Amérique ou les Tasmaniens). Il ne s'agissait pas davantage d'éliminer les résistants potentiels parmi les juifs pour exploiter plus facilement les autres en tant qu'ilotes. (C'était là par ailleurs la politique des nazis à l'égard des Polonais et des Russes.) Il n'y avait pas non plus un quelconque autre but « extérieur ». L’extermination des juifs ne devait pas seulement être totale, elle était une fin en soi : l'extermination pour l'extermination, une fin exigeant la priorité absolue[3].

   Ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de l'antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d'explication satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l'armée alors que la Wehrmacht était écrasée par l'Armée rouge. Une fois reconnue la spécificité qualitative de l'anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d'explication qui s'appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales. Comprendre, ne serait‑ce qu'en partie, la spécificité de l'Holocauste exige de recourir à une argumentation elle‑même spécifique.

   Bien sûr, l'anéantissement du judaïsme europeen est lié à l'antisémitisme. La spécificité du premier doit donc être mise en rapport avec celle du second. De plus, comprendre l'antisémitisme moderne suppose la prise en compte du nazisme comme d'un mouvement qui, dans la compréhension qu'il avait de lui‑même, se pensait comme une révolte.

    L'antisémitisme moderne, qu'il ne faut pas confondre avec le préjugé anti‑juifs courant, est une idéologie, une forme de pensée, qui a fait son apparition en Europe à la fin du XIXe siècle. Son apparition suppose l'existence séculaire de formes d'antisémitisme antérieures qui ont toujours fait partie de la civilisation chrétienne occidentale. Toutes les formes de l'antisémitisme ont en commun l'idée d'un pouvoir attribué aux juifs : le pouvoir de tuer Dieu, de déchaîner la peste ou, plus récemment, d'engendrer le capitalisme et le socialisme. La pensée antisémite est une pensée fortement manichéenne dans laquelle les juifs jouent le rôle des enfants des ténèbres.

   Ce n'est pas seulement le degré mais aussi la qualité du pouvoir attribué aux juifs qui différencie l'antisémitisme des autres formes de racisme. Probablement, toutes les formes de racisme prêtent à l'Autre un pouvoir potentiel. Mais, habituellement, ce pouvoir est concret, matériel et sexuel. C'est le pouvoir potentiel de l'opprimé (comme puissance du refoulé), du « sous‑homme ». Le pouvoir attribué aux juifs par l'antisémitisme n'est pas seulement conçu comme plus grand mais aussi comme réel et non comme potentiel. Cette différence qualitative est exprimée par l'antisémitisme moderne en termes de mystérieuse présence insaisissable, abstraite et universelle. Ce pouvoir n'apparaît pas en tant que tel mais cherche un support concret — politique, social ou culturel — à travers lequel il puisse fonctionner. Étant donné que ce pouvoir n'est pas fixé concrètement, qu'il n'est pas « enraciné », il est ressenti comme immensément grand et difficilement contrôlable. Il est censé se tenir derrière les apparences sans leur être identique. Sa source est donc cachée, conspiratrice. Les juifs sont synonymes d'une insaisissable conspiration internationale, démesurément puissante.

    Une affiche nazie offre un exemple parlant de cette façon de voir. Elle montre l'Allemagne — symbolisée par un ouvrier fort et honnête — menacée à l'Ouest par un John Bull gras et ploutocratique et à l'Est par un commissaire bolchevique brutal et barbare. Cependant, ces deux forces ennemies ne sont que des marionnettes. Surplombant le globe et tenant les fils des marionnettes dans ses mains, le Juif épie. Cette vision n'était nullement le monopole des nazis. L’antisémitisme moderne se caractérise par le fait qu'il considère les juifs comme la force secrète cachée derrière ces frères ennemis « apparents » que sont le capitalisme ploutocratique et le socialisme. De plus, la « juiverie internationale » est perçue comme ce qui se tient derrière la « jungle d'asphalte » des métropoles cancéreuses, derrière la « culture moderne, matérialiste et vulgaire », et de façon générale derrière toutes les forces qui concourent à la ruine des liens sociaux, des valeurs et des institutions traditionnels. Les juifs représentent une puissance destructrice, dangereuse et étrangère qui mine la « santé » sociale de la nation. L'antisémitisme moderne ne se caractérise donc pas seulement par son contenu séculier mais encore par son caractère systématique. Il prétend expliquer le monde : un monde rapidement devenu trop complexe et menaçant pour beaucoup.

   Cette définition descriptive de l'antisémitisme moderne est certes indispensable pour le différencier du préjugé ou du racisme en général. Mais elle ne montre pas le lien existant intrinsèquement entre l'antisémitisme moderne et le national‑socialisme. Le projet de dépasser la séparation faite couramment entre une analyse socioéconomique du nazisme et une étude de l'antisémitisme n'est donc pas encore réalisé à ce niveau de l'analyse. Il faut une explication de l'antisémitisme qui permette de relier les deux. Cette explication doit historiquement fonder la forme d'antisémitisme décrite plus haut à l'aide des mêmes catégories utilisées pour expliquer le national-socialisme. Mon intention n'est pas de nier les explications sociopsychologiques ou psychanalytiques[4], mais de mettre en lumière un cadre historico‑épistémologique de référence, à l'intérieur duquel des spécifications psychologiques peuvent s'inscrire. Ce cadre de référence doit permettre de saisir le contenu spécifique de l'antisémitisme moderne et il doit être historique dans la mesure où il s'agit d'expliquer pourquoi cette idéologie qui apparaît à la fin du XIXe siècle prend précisément à cette époque une telle ampleur. Faute d'un tel cadre, toutes les autres tentatives d'explication qui se focalisent sur la dimension subjective restent historiquement indéterminées. Il nous faut donc une explication en termes d'épistémologie sociohistorique.

   Un développement exhaustif du problème de l'antisémitisme dépasserait le cadre de cet essai. Il faut toutefois souligner qu’un examen attentif de l'imaginaire antisémite moderne fait ressortir l'existence d'une forme de pensée où l'évolution rapide du capitalisme industriel est personnifiée dans la figure du Juif et identifiée à lui. Les juifs ne sont pas seulement perçus comme les propriétaires de l'argent — comme dans l'antisémitisme traditionnel. Ils sont en plus rendus responsables des crises économiques et identifiés aux restructurations et aux ruptures sociales qui accompagnent l'industrialisation rapide : l'explosion de l'urbanisation, le déclin des classes et des couches sociales traditionnelles, l'émergence d'un vaste prolétariat industriel qui s'organise de plus en plus, etc. En d'autres termes, la domination abstraite du capital qui — notamment avec l'industrialisation rapide — emprisonna les hommes dans un réseau de forces dynamiques qu'ils ne pouvaient pas comprendre commença à être perçue en tant que domination de la « juiverie internationale ».

    Tout cela n'est qu'une première approche. La personnification est décrite mais non expliquée. Certaines tentatives d'explication ont été faites mais, à mon sens, aucune n'est complète. Le problème de ces théories qui — comme celle de Max Horkheimer[5] — reposent essentiellement sur l'identification des juifs à l'argent et à la sphère de la circulation, c'est qu'elles ne sont pas en mesure de rendre compte de l'idée antisémite selon laquelle les juifs constituent aussi le pouvoir qui se tient derrière la social‑démocratie et le communisme. À première vue, des théories qui — comme celle de George L. Mosse[6] — interprètent l'antisémitisme moderne comme une révolte contre la modernité paraissent plus adéquates. Tant la ploutocratie que le mouvement ouvrier furent concomitants de la modernité et de la restructuration sociale massive résultant de l'industrialisation capitaliste. Ce qui fait problème avec ces théories, c'est que la « modernité » inclut assurément le capital industriel, qui — on le sait — ne fit justement pas l'objet d'attaques antisémites — et ce, même pas pendant la période d'industrialisation rapide. De plus, l'attitude du national‑socialisme envers de nombreuses autres dimensions de la modernité (la technologie moderne notamment) fut positive et non pas critique. Les aspects de la vie moderne que les nazis rejetaient, et ceux qu'ils soutenaient, dessinent un motif. Ce motif devrait faire partie intégrante d'une conceptualisation adéquate du problème. Comme ce motif n'a pas seulement concerné le national‑socialisme, la problématique a une signification bien plus importante.

    Le fait que l'antisémitisme moderne ait eu une attitude positive envers le capital industriel montre qu'il faut une approche qui distingue ce qu'est le capitalisme moderne et la forme sous laquelle il apparaît, son essence et son apparence. Or, le concept de « modernité » ne permet pas d'opérer une telle distinction. À mon sens, les catégories sociales développées par Marx dans sa critique de la maturité, telles que « marchandise » et « capital », sont plus adéquates, étant donné qu'une série de distinctions entre ce qui est et ce qui paraît être sont immanentes aux catégories mêmes. Ces catégories fournissent la base d'une analyse qui permet de différencier diverses perceptions de la « modernité ». Cette approche tentera de lier le motif que nous étudions — motif qui comprend à la fois une « critique sociale » et une acceptation de ce qui est — aux caractéristiques des rapports sociaux capitalistes eux‑mêmes.

II

    Ces considérations nous mènent au concept marxien de fétiche dont la visée stratégique est de fournir une théorie sociohistorique de la connaissance fondée sur la distinction entre l'essence des rapports sociaux capitalistes et leurs formes phénoménales. Ce qui précède le concept de fétiche dans l'analyse de Marx, c'est l'analyse de la marchandise, de l'argent, du capital, non pas tant comme catégories économiques que comme formes des rapports sociaux spécifiques au capitalisme. Dans cette analyse, les formes capitalistes des rapports sociaux n'apparaissent pas en tant que telles mais s'expriment seulement sous une forme objectivée. Dans le capitalisme, le travail n'est pas seulement une activité sociale productive (« travail concret »), il sert aussi — à la place des rapports sociaux non déguisés — de médiation sociale (« travail abstrait »). Par conséquent, son produit, la marchandise, n'est pas seulement un objet d'usage dans lequel est objectivé du travail concret — il est aussi une forme de rapports sociaux objectivés. Dans le capitalisme, le produit n'est pas un objet socialement médiatisé par des formes non déguisées de rapports sociaux et de domination. La marchandise, en tant qu'objectivation des deux dimensions du travail sous le capitalisme, est sa propre médiation sociale. La marchandise a donc un « double caractère » : valeur et valeur d'usage. En tant qu'objet, la marchandise à la fois exprime et dissimule les rapports sociaux qui, en dehors d'elle, n'ont pas d'autre mode d'expression. Ce mode d'objectivation des rapports sociaux est leur aliénation. Les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme acquièrent une vie quasi objective qui leur est propre. Ils constituent une « seconde nature », un système de domination et de contrainte abstraites qui, quoique social, est impersonnel et « objectif ». Ces rapports ne paraissent nullement sociaux, mais naturels. En même temps, les formes catégorielles expriment à propos de cette seconde nature une conception particulière, socialement constituée, en termes de comportement objectif, pareil à la loi, quantifiable et d'essence qualitativement homogène. Les catégories marxiennes expriment à la fois des rapports sociaux particuliers et des formes de pensée. Le concept de fétiche se réfère à des formes de pensée fondées sur des perceptions qui restent prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux capitalistes[7].

    Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l'antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité —, on remarque qu'il s'agit là des caractéristiques d'une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout comme le pouvoir attribué aux juifs — n'apparaît pas en tant que telle mais prend la forme d'un support matériel : la marchandise.

    Pour interpréter la personnification décrite ci-dessus et savoir ainsi pourquoi l'antisémitisme moderne gardait un étonnant silence sur (ou adoptait une attitude positive envers) le capital industriel et la technologie moderne, alors qu'il se dressait contre tant d'aspects de la « modernité », il est indispensable d'analyser la façon dont les rapports sociaux capitalistes apparaissent.

    Commençons par l'exemple de la forme‑marchandise. La tension dialectique entre valeur et valeur d'usage dans la forme‑marchandise implique que ce « double caractère » s'extériorise matériellement dans la forme‑valeur : en tant qu'argent (forme phénoménale de la valeur) et en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur d'usage). Bien que la marchandise soit une forme sociale qui comporte et la valeur et la valeur d'usage, le résultat de cette extériorisation est que la marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d'usage, comme purement matérielle, comme chose. L’argent apparaît donc comme le seul dépôt de la valeur, comme la manifestation de l'abstrait pur au lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la dimension‑valeur de la marchandise même. À ce niveau de l'analyse, la forme des rapports sociaux objectivés qui est spécifique au capitalisme apparaît comme l'opposition entre l'argent en tant qu'abstrait et la nature matérielle en tant que concret.

    Un des aspects du fétiche est donc que les rapports sociaux capitalistes n'apparaissent pas en tant que tels et que, de plus, ils se présentent de façon antinomique, comme l'opposition de l'abstrait et du concret. Comme les deux côtés de l'antinomie sont objectivés, chaque côté apparaît comme quasi naturel : la dimension abstraite apparaît sous la forme de lois naturelles, « objectives », universelles, abstraites, et la dimension concrète comme nature purement « matérielle ». La structure des rapports sociaux aliénés qui caractérise le capitalisme revêt la forme d'une antinomie quasi naturelle dans laquelle le social et l'historique n'apparaissent pas. Cette antinomie se retrouve dans l'opposition entre le mode de pensée positiviste et le mode de pensée romantique. La plupart des études critiques de la pensée fétichisée ont porté sur le premier côté de cette antinomie, celui qui fait de l'abstrait une hypostase suprahistorique — la pensée « positive » et « bourgeoise » — et dissimule par là le caractère social et historique des rapports existants. Dans cet essai, je mettrai l'accent sur l'autre côté, sur les formes de romantisme et de révolte qui, tout en se croyant antibourgeoises, font en réalité du concret une hypostase et restent donc prisonnières de l'antinomie des rapports sociaux capitalistes.

   Les formes de pensée anticapitaliste qui sont prisonnières de l'immédiateté de cette antinomie tendent à saisir le capitalisme, et ce qui est spécifique à cette formation sociale, seulement en fonction des manifestations de sa dimension abstraite : par exemple, l'argent comme « racine du mal ». La dimension concrète existante lui est donc opposée de manière positive comme ce qui serait « naturel » ou ontologiquement humain et se situerait prétendument en dehors de la société capitaliste. Ainsi, chez Proudhon par exemple, le travail concret est compris comme le moment non capitaliste par opposition au caractère abstrait de l'argent[8]. Le fait que le travail concret lui‑même incarne les rapports sociaux capitalistes, qu'il en est informé matériellement, n'est pas compris.

    Avec l'évolution du capitalisme, de la forme-capital et du fétiche qui lui est associé, la naturalisation inhérente au fétiche‑marchandise prend des dimensions nouvelles. De même que la forme-marchandise, la forme‑capital se caractérise par le rapport antinomique de l'abstrait et du concret qui apparaissent tous les deux comme naturels. Mais la qualité du « naturel » est différente. Est associée au fétiche-marchandise une relation en dernière instance harmonieuse entre des unités individuelles closes sur elles‑mêmes. (Ce modèle conceptuel sous‑tend l'économie politique classique et les doctrines du droit naturel du XVIIIe siècle.) Selon Marx, le capital est valeur qui s'autovalorise. Il se caractérise par un procès continu, incessant, d'auto‑expansion de la valeur. Ce processus est à l'origine de cycles rapides, à grande échelle, de production et de consomption, de création et de destruction. Le capital apparaît, aux différents niveaux de son cheminement en spirale, tantôt sous la forme de l'argent, tantôt sous la forme de marchandise : il n'a pas de forme fixe et définitive. En tant que valeur qui s'autovalorise, le capital apparaît comme pur processus. Sa dimension concrète change pareillement. Les travaux individuels cessent de constituer des unités closes sur elles‑mêmes. Ils deviennent de plus en plus les composantes d'un système dynamique complexe plus vaste qui englobe l'homme ainsi que la machine et dont la finalité est la production pour la production. La totalité sociale aliénée est plus grande que la somme des individus qui la constituent et sa finalité leur est extérieure. Cette finalité est un processus infini. La forme‑capital des rapports sociaux a un caractère quasi organique, processuel, aveugle.

   Avec la consolidation croissante de la forme‑capital, la vision mécaniste du monde propre aux XVIIe et XVIlle siècles perd du terrain. Les processus organiques commencent à supplanter la mécanique statique en tant que forme du fétiche. Cela se traduit par des formes de pensée telles que la théorie organiciste de l'État, mais aussi par la prolifération des théories raciales et la montée du darwinisme social à la fin du XIXe siècle. La société et les processus historiques sont de plus en plus compris en termes biologiques. Je ne développerai pas ici cet aspect du fétiche‑capital. Ce qui importe, ce sont les manières de percevoir le capital qui en résultent. Comme je l'ai montré ci-dessus, au niveau logique de l'analyse de la marchandise, le « double caractère » permet à la marchandise d'apparaître en tant qu'entité purement matérielle et non en tant qu'objectivation des rapports sociaux médiatisés. Corrélativement, cela permet au travail concret d'apparaître en tant que processus créateur, purement matériel, séparable des rapports sociaux capitalistes. Au niveau logique du capital, le « double caractère » (procès de travail et procès de valorisation) permet à la production industrielle d'apparaître en tant que processus créateur, purement matériel, séparable du capital. Désormais, la forme phénoménale du concret est plus organique. Le capital industriel peut donc apparaître en tant que descendant direct du travail artisanal « naturel », en tant qu'« organiquement enraciné », par opposition au capital financier « parasite » et « sans racines ». L’organisation du capital industriel paraît alors s'apparenter à celle de la corporation médiévale — l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race. Le capital lui‑même — ou plutôt ce qui est perçu comme l'aspect négatif du capitalisme — est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d'intérêts. En ce sens, l'interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du capitalisme) en tant que « naturelle » et « saine » à l'aspect négatif de ce qui est pris pour le « capitalisme » ne se trouve pas en contradiction avec l'exaltation du capital industriel et de la technologie : toutes les deux se tiennent du côté « matériel » de l'antinomie.

    Habituellement, tout cela est compris de façon erronée. Par exemple, Norman Mailer, défendant le néo‑romantisme (et le sexisme), écrit dans Prisonnier du sexe[9] que Hitler, s'il a parlé de sang, a néanmoins construit la machine. Ce qui n'est pas compris, c'est que, dans ce type d'« anticapitalisme » fétichisé, tant le sang que la machine sont vus comme principes concrets opposés à l'abstrait. L’accent positif mis sur la « nature », le sang, le sol, le travail concret, la communauté (Gemeinschaft) s'accorde sans problème avec une glorification de la technologie et du capital industriel[10].

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