La colonisation fit voler en éclat les cadres sociaux traditionnels. Le cas de l’Algérie est à observer avec attention afin d’apprécier ses conséquences sur la transformation des rapports entre juifs et musulmans. Une méthode de domination somme toute classique y fut appliquée, prenant appui sur des minorités. Divisant pour régner, cette politique coloniale hypertrophia les méfiances et mit en situation périlleuse les communautés concernées en les plaçant sous le feu des représailles des populations majoritaires, frustrées par l’érosion de leur ancien pouvoir. C’est un dispositif identique qui engendra des expéditions punitives contre les chrétiens de Syrie en 1860. Daniel Timsit était issu d’une famille juive berbère d’Algérie. Militant communiste et anticolonialiste passé à la clandestinité en 1956, il participa à la bataille d’Alger dans le réseau constitué par Yassef Saadi. Au cours d’une émission radiophonique diffusée en 1982, il confiait :
(…) J’en viens à cette idée de ce qu’on a appelé la politique des capitulations. Rien de tel que de trouver une minorité à délivrer de ses oppresseurs — et c’est vrai qu’il y a une minorité qui est opprimée — et mettre l’accent sur cette oppression pour pouvoir envahir un pays. Ça a été le grand prétexte qui a été utilisé par toutes les puissances de ce temps, que ce soit l’Angleterre, que ce soit la France, que ce soit l’Allemagne aussi, pour démembrer l’empire turc. Et ça a été la même chose pour les maronites du Liban (…).
L’absence de minorités chrétiennes au Maghreb colonisé par la France ne permit pas de créer un lien sur une base religieuse, et c’est vers les minorités juives que se tourna l’administration française, avec l’adoption du décret Crémieux accordant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie (à l’exception de ceux du sud saharien). Cela ne se fit pas sans heurter les conceptions antisémites largement dominantes en France et auxquelles même Jean Jaurès n’échappait pas, comme l’indique son article « La question juive en Algérie » publié en 1895 dans La Dépêche de Toulouse :
Il me semble donc que le vrai rôle des travailleurs conscients d’Algérie est de se mêler aux luttes algériennes pour adoucir le plus possible la crise présente, pour obtenir une administration équitable et bienveillante, pour arracher à l’opportunisme juif le pouvoir dont il s’est fait un monopole (…).
À la fin du XIXe siècle, une situation explosive émergea de la convergence entre violences coloniales, installation de colons issus de populations appauvries françaises et naturalisées et décret Crémieux, le tout sur fond d’affaire Dreyfus et d’une construction nationale endolorie par la défaite de 1870. Les émeutes antisémites de 1898 auxquelles se livrèrent les Européens d’Algérie en furent un résultat, de même que l’élection d’Édouard Drumont dans la circonscription d’Alger. Si l’antisémitisme fut un produit d’importation, c’est depuis la France qu’il vint s’acclimater en Afrique du Nord.
S’est construite une identité juive sur une double base. Celle d’une distinction par rapport à un « autre » resté indigène, juridiquement soumis à des règles discriminantes, et celle d’une identification à un pouvoir colonial, pourtant régulièrement traversé par des poussées d’antisémitisme. En 1936, Maurice Eisenbeth, successivement grand rabbin de Constantine puis d’Alger, publia un rapport intitulé Les Juifs de l’Afrique du Nord. Démographie et onomastique. Dès les premières pages, il soulève le problème de l’identification des juifs d’Algérie. Il évoque des difficultés de « recensement » et reproduit un passage de la Statistique de la population algérienne publiée en 1934 par les services du gouvernorat général :
Il était matériellement impossible de discriminer ces éléments démographiques, parce qu’en fait la majeure partie des intéressés (c’est-à-dire les israélites), n’a pas répondu à la question : "Êtes-vous israélite naturalisé français par le décret de 1870, ou issu d’un israélite naturalisé par ce décret", mais a répondu oui à la question : "Êtes-vous français d’origine ?"
Plus de cinquante ans plus tard, une remarque similaire peut-être relevée dans le livre de Joëlle Allouche-Benayoun et Doris Bensimon, Juifs d’Algérie, hier et aujourd’hui (Privat, 1989). Les deux autrices mentionnaient les problèmes rencontrés au cours de leur programme de recherche mené à la fin des années 1980 afin de recueillir des récits de vie auprès de familles juives originaires d’Algérie :
Nos interlocuteurs et nos interlocutrices nous ont volontiers livré leurs témoignages, même si certains s’étonnaient, au début de l’entretien, de notre curiosité concernant les coutumes judéo-algériennes. "Qu’avons-nous de spécifique ?" nous disaient-ils."Nous sommes français et juifs."
Paradoxalement, c’est dans une Algérie où l’antisémitisme était le plus répandu parmi les Européens que les juifs se sont sentis le plus français. La violence du racisme et de l’antisémitisme européens en Algérie renforçait la tendance à s’identifier à la puissance coloniale, jusqu’à en adopter les critères racistes. Le système colonial a produit ce rapport de distinction qui veut que le racisme soit un marqueur d’intégration dans toutes les strates de la société. Sous son arbitrage, être anti-arabe, c’est se distinguer des Arabes, être antisémites, c’est se distinguer des juifs. Pour les juifs d’Afrique du Nord, le processus d’acculturation s’orienta vers trois directions chronologiquement identifiables. L’une est tournée vers la France, expression d’un pouvoir colonial discriminant. Une autre se dirige vers la péninsule ibérique, berceau « sépharade ». Enfin, une troisième l’est en direction d’un État israélien présenté comme l’espace d’un « retour » à Sion. Or de ces trois identifications, aucune ne coïncide avec une vraisemblance historique, et toutes tournent le dos au Maghreb arabo-berbère.
Historiquement, les juifs ne constituent en rien un « peuple » distinct des sociétés dans lesquelles ils vivent. Il n’y eut ni « symbiose », ni même une tolérance, comme on l’entend au sujet d’Al-Andalûs. il y eut plus justement une société arabo-berbère ayant une composante musulmane (dominante sur le plan politique) et une composante juive : une civilisation judéo-musulmane.