Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Alain Badiou, Marcel Gauchet, communisme et réformisme en quête de modernité

Alain Badiou, Marcel Gauchet, communisme et réformisme en quête de modernité
État des lieux de l’Empire

Pour Gauchet, alors que durant la période 1945-1975, la négociation collective, notamment avec les syndicats ouvriers, permettait une répartition des richesses, par la suite, « la capacité redistributive a été stoppée, annihilée » par « un capitalisme de prédation » gangréné par la finance dont les instruments, incontrôlables, déconnectés de la réalité, provoquent des crises à répétition [5]. Cette évolution a été rendue possible par la démocratie néolibérale qui sacralise les individus lesquels, considérés isolément, « s’accordent en vue du respect de leurs droits et de la poursuite de leurs intérêts dans une coopération concurrentielle » [6]. Le droit abandonne la règle légale, la même pour tous, pour renvoyer à la négociation des intéressés. L’ordre public recule devant l’autonomie des volontés. Par exemple, le droit du licenciement est concurrencé par la rupture conventionnelle du contrat de travail qui permet au salarié, individuellement, de négocier son départ de l’entreprise ; chaque partie, employé comme employeur, devant y trouver son compte. La rupture du contrat de travail n’est plus régit par le droit mais par le marchandage, d’une manière générale, dit Gauchet, « on va de la société des droits vers la société du marché » [7]. Cet individualisme fondé sur l’intérêt, cette financiarisation du capital ont pour toile de fond la mondialisation, « la “désimpérialisation” du globe » [8]. Les États-Unis, bien qu’ils aient vaincu l’URSS, ne règnent pas en maître, les États doivent composer entre eux [9].

Badiou, s’il ne nie pas les évolutions du capitalisme, ses adaptations opportunistes, le développement de la mondialisation qui lui est génétiquement lié « pour soumettre la Terre entière » [10], ne voit cependant rien de neuf dans les propos de Gauchet. Le capitalisme a toujours été la réunion intelligente d’intérêts égoïstes et la financiarisation est dans son « essence même », la finance étant l’instrument du profit par anticipation au travers du crédit [11]. Quant à l’économie, elle est mondialisée dès le 19e siècle « peut-être encore plus qu’aujourd’hui » [12] ; ce n’est pas par hasard que s’est créée, en 1864, l’Association internationale des travailleurs. Autre point de désaccord, les luttes impérialistes n’ont pas disparu, qu’on regarde celle que se livrent les Américains et les Chinois [13].

Si au-delà de ces divergences d’interprétation, Badiou et Gauchet s’accordent pour critiquer les pathologies du capitalisme financier et la nécessité d’y mettre fin, Gauchet avertit que « la noblesse de la cause n’est pas une garantie de la justesse de la démarche ». Il trace une « vraie ligne de front » entre son option réformiste et le communisme de Badiou [14].

Le réformisme de Gauchet

Pour en finir avec « l’individualisation triomphante » [15] qui fait croire au plus grand nombre que chacun peut réussir s’il s’en donne les moyens, celle qui grossit les rangs des pauvres et le patrimoine des riches, celle qui étouffe la solidarité et requinque la charité, il faut que la politique maîtrise l’économie. « Je crois, dit Gauchet, que nous pouvons parvenir à brider le capitalisme, à briser sa domination aujourd’hui incontestable, et ce, à l’intérieur du modèle démocratique » [16].

Le modèle démocratique est la démocratie libérale et représentative [17]. Gauchet ne remet pas en cause le régime capitaliste, il veut repenser « l’articulation de la démocratie et du capitalisme » [18]. Pour cela, il emprunte la voie du réformisme [19]. Quel réformisme ? Non celui des syndicalistes réformistes de la CGT historique qui rêvaient d’une révolution progressive et pacifique un peu comme la réforme non réformiste d’André Gorz [20], mais le réformisme de l’État-providence, celui des socialistes qui ayant depuis belle lurette renoncé au socialisme, n’en souhaitaient pas moins améliorer le sort du peuple en demandant une part du gâteau ou, plus précisément, en légalisant la part réclamée par les syndicats avant que les choses ne tournent mal. Une méthode de préservation du système qu’ils partageaient avec les démocrates et les capitalistes éclairés, une collaboration qui si elle n’était pas forcément cordiale était efficace. On n’en est plus là depuis Mitterrand, au moins depuis le virage de 1983, les socialistes sont passés de la collaboration à la soumission au capital, et Gauchet se montre dur dans la critique :

« Le réformisme officiel est devenu de façade, il est à présent le bras armé, et présentable, du néolibéralisme. Nous avons le choix entre la cupidité sans états d’âme et la cupidité avec scrupules et ajustements à la marge » [21]

Aussi propose-t-il « de reprendre la main sur l’économie pour sortir de l’état pitoyable dans lequel nous nous trouvons « [22]. Comment ? D’abord observer que le capitalisme n’est pas « un bloc homogène », « une entité dotée d’un esprit propre », en comprendre donc la structure et les failles pour « agir un à un sur les facteurs que l’on aura préalablement isolés » [23]. Ensuite, inventer un réformisme qui se situe entre l’État qui « commanderait et déciderait de tout par le haut » et « l’autogestion locale généralisée », en somme ce que d’autres appellent la démocratie participative, formule que n’utilise pas Gauchet [24].

Puisque ce réformisme est à inventer, nous n’en saurons guère plus d’autant qu’« aujourd’hui, se désole Gauchet, nous sommes devant une pénurie d’invention. L’imagination est en berne, et le désert intellectuel ambiant alimente le sentiment d’impuissance actuel » [25]. Il n’est pas besoin de se fatiguer pour penser un nouveau réformisme rétorque Badiou car le capital est inébranlable « sans remise en question frontale de la propriété privée » et que la « démocratie représentative est constitutivement sous l’autorité du capital » [26].

Au même titre que Gauchet qualifie le communisme de Badiou d’utopie qui immanquablement sombrera dans le totalitarisme, ce dernier voit dans le contrôle du capital par le politique un contresens historique et théorique car « le capitalisme opère la jonction du libéralisme et de la démocratie » d’autant qu’on ne résout pas « le problème des ennemis dans le cadre démocratique » [27]. Revenons à ce communisme qui nous intéresse, n’est-il pas aussi un contresens historique et théorique ?

Le communisme de Badiou

Si le communisme de Badiou était un retour amélioré au communisme soviétique, il serait un non-sens historique, mais il ne s’agit pas de cela contrairement à ce que disent ses détracteurs dont Gauchet qui n’en considère pas moins que l’hypothèse communiste est une « nécessité inscrite dans l’horizon de nos sociétés » et « qu’il faut faire avec » [28]. Gauchet s’autorise une leçon de science politique adressée à Badiou en opposant le communisme à l’anarchie dont il a une drôle de conception :

« Dans sa pureté intellectuelle, l’idée communiste ne me dérange en rien. C’est incontestablement l’une des idées les plus fortes que l’on peut nourrir à propos de l’organisation économique et politique de la vie collective. Elle est l’héritière du projet moderne, se distinguant en cela des entreprises réactionnaires incarnées au XXe siècle par le fascisme et le nazisme. L’accent sur le commun, la mise en avant de l’impératif égalitaire, tout cela recueille mon adhésion en théorie. L’idée communiste me paraît bien plus sympathique qu’une autre idée pure de la politique – car il n’y a pas qu’une seule idée, Alain Badiou, il y en a au moins deux ! – à savoir l’idée anarchiste, la conception d’une société faite uniquement d’individus souverains coexistant dans l’indépendance, la séparation la plus totale. Je remarque d’ailleurs que les sociétés contemporaines, dans le monde occidental, sont beaucoup plus tournées vers cette idée anarchiste que vers celle que vous défendez… » [29].

Badiou ne s’arrête pas cette curieuse confusion car il sait que « la constellation communiste, […] inclut également une partie des anarchistes et des fouriéristes » [30]. Il y a là une indication au lecteur militant qui ne doit pas se laisser influencer par les qualificatifs malveillants adressés ici à l’anarchie quand ils le sont à Badiou [31]. Et il convient, comme préalable, d’écarter le plus prégnant celui de maoïste parce que Badiou y prête le flanc.

Maoïsme

Badiou est un admirateur de la Révolution culturelle chinoise dans sa phase initiale qui commence en 1966 et connaît son apogée en 1967 pour s’achever à l’automne 1968. Son modèle est la Commune de Shanghai, fer de lance de la Révolution culturelle dont on dit qu’elle se revendiquait de la Commune de Paris.

« Mao a ce geste d’appel inouï qui mine le stalinisme de l’intérieur : il déclenche une immense mobilisation d’abord étudiante, puis ouvrière. La source du changement n’est plus l’État ou le Parti, elle est puisée du côté de forces sociales au départ inorganisées, mais considérées comme les seuls acteurs véritables de la création historique et politique. On touche là à l’unique tentative interne à l’histoire du communisme de remettre en question le ressort tragique de l’aventure des socialismes soviétiques, à savoir la captation de la politique par l’État. Lorsque l’État s’approprie, via le Parti, le monopole de l’action politique, cela conduit de fait à une complète dépolitisation de la société. On définit parfois le totalitarisme come un régime dans lequel tout devient politique. Pour ma part, je considère qu’il faut plutôt le définir comme une éradication de la politique. C’est avec cela que Mao a voulu rompre. Quand devant un parterre de gardes rouges, en effet captivés par la figure du chef politique, Mao dit : “Mêlez-vous des affaires de l’État”, nous avons là un geste absolument contraire à l’héritage stalinien tout entier » [32].

La vision de Badiou sur la réalité de ces quelque deux ans de Révolution culturelle est-elle erronée ? Oui, dit Gauchet qui compte les morts et institue une filiation directe entre Staline et Mao lequel « ne fait que reconduire un geste “classiquement” stalinien et typiquement totalitaire » puisque la Révolution culturelle fut « le levier qui lui permet de justifier les purges en cours » [33]. Une lecture militante oblige à aller au-delà de savoir lequel des débateurs, historiquement, a raison pour s’intéresser aux commentaires de Badiou sur la Révolution culturelle et surtout les causes de son échec même si elles ne furent pas ce qu’il en dit [34]. Cette mobilisation a échoué en raison :
– de la faiblesse organisationnelle et du manque de discipline du mouvement qui a écarté État et Parti ;
– de sa décomposition interne due, notamment, à l’absence d’une ligne politique claire due aux luttes de fractions entre « anarchistes » et soutiens au parti prolétarien ;
– de la résistance de l’ancien monde, spécialement les « cadres “moyens” de l’appareil du Parti », qui finit par reprendre le dessus.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article