Pour un intellectuel communiste germanique tel que Wilhelm Reich (1897-1957), les années d’entre-deux-guerres sont évidemment les années du grand désastre historique. A l’instar des philosophes de l’École de Francfort, le psychanalyste Wilhelm Reich participe de ce courant marxiste hétérodoxe, dont une grande partie des recherches est consacrée à la compréhension du phénomène totalitaire en général, et du nazisme en particulier. Il s’agit d’être capable d’expliquer cet imbroglio de l’Histoire qu’est l’édification de l’État nazi en Allemagne, puis en Autriche, le pays de naissance de Wilhelm Reich. Pour les militants du mouvement ouvrier des années 30, le nazisme et le fascisme constituent effectivement un phénomène impensable et imprévu d’un point de vue historique, et ceci est tout aussi vrai pour les sociaux-démocrates que pour les communistes.

Du point de vue de la téléologie marxiste officielle, notamment celle du Parti Social-Démocrate allemand (le SPD), telle qu’elle a été développée par Karl Kautsky dans Le Chemin du pouvoir (1909), la victoire d’un régime dictatorial et raciste ne fait tout simplement pas partie du scénario imaginé par les tenants de la « science de l’Histoire ». Et la crise globale du capitalisme en 1929 ne conduit nullement à la Révolution prolétarienne espérée pendant tant d’années par les militants du mouvement ouvrier, mais détruit au contraire tous les espoirs de « Grand Soir ». C’est particulièrement le cas dans cette Allemagne qui possède pourtant le plus grand nombre d’ouvriers syndiqués d’Europe. Rappelons-nous qu’avant la Première Guerre Mondiale, et la scission en 1917 de l’USPD (Parti Social-Démocrate Indépendant), le SPD est de loin le parti ouvrier le plus puissant du monde, avec 1 million de membres et 4,5 millions d’électeurs1. En 1923, le Parti Communiste allemand (KPD) est le plus grand parti communiste d’Europe de l’Ouest, avec plus de 290 000 membres2. De même, l’Allemagne a connu depuis 1918 une série d’insurrections successives de très grandes ampleurs, mais aucune n’a abouti à une Révolution prolétarienne victorieuse : qu’il s’agisse de la Révolution de Novembre 1918, de l’insurrection spartakiste de 1919, de l’insurrection de la République des Conseils de Bavière la même année, de l’insurrection de Mars 1921, puis de l’échec de l’Octobre allemand de 1923.

Autrefois assuré du caractère inéluctable, voire imminent d’une Révolution en Allemagne, la défaite du mouvement ouvrier et la prise du pouvoir par les nazis apparaissent aux révolutionnaires allemands comme un non-sens historique3. Et c’est précisément cet apparent non-sens que le psychanalyste va vouloir élucider.

 

Wilhelm Reich’a pas été bien sûr le seul à cette époque-là à faire le diagnostic d’une crise de la théorie marxiste dans le monde germanophone. Cependant, cet intellectuel se distingue sur un point tout à fait intéressant des philosophes de Francfort cités plus haut. A la différence de Walter Benjamin qui meurt peu après la rédaction des thèses Sur le concept d’histoire en 1940, et à la différence de Theodor W. Adorno et de Max Horkheimer qui publient La Dialectique de la Raison en 19444, ce n’est pas pendant la guerre que Reich va produire son œuvre maîtresse sur le nazisme.

Bien que tous ces différents penseurs participent de la même génération, le diagnostic de Reich est beaucoup plus précoce. En effet, La Psychologie de masse du fascisme (PMF) est rédigée pendant la période de la conquête du pouvoir par le Parti National-Socialiste, c’est-à-dire entre 1930 et 1933, et l’ouvrage est publié cette même année qui voit l’accession d’Hitler au pouvoir. Lire La Psychologie de masse du fascisme de nos jours est d’ailleurs assez impressionnant quant à la clairvoyance de Wilhelm Reich sur ce qui se passe alors en Allemagne, et les conséquences d’un tel événement à court terme comme à long terme. Remarquons également que Reich fait partie de cette minorité d’intellectuels communistes qui ne furent pas dupes des mensonges du stalinisme, tout en affirmant leur fidélité et leur admiration pour la Révolution russe de 1917, pour le socialisme des conseils (« soviets ») défendu par Lénine dans L’État et la révolution, ainsi que pour les pratiques de « démocratie sociale »5 expérimentées alors par le prolétariat en Russie. Cette lucidité historique de Wilhelm Reich peut s’expliquer par des raisons biographiques très particulières. Comme un écho personnel du désastre nazi, c’est à la sortie de son livre, en 1933, que Reich est à la fois exclu du Parti Communiste allemand et de l’Association psychanalytique internationale6.

Trop freudien pour les marxistes, trop marxiste pour les freudiens, Reich est dans les années 30 un intellectuel hérétique qu’aucune des églises laïques du communisme et de l’inconscient n’arrive à assimiler. Les nazis ne se tromperont pas en voyant dans les écrits de Reich une critique radicale de l’idéologie qu’ils s’efforcent d’instituer : en 1935, la Gestapo ordonne l’autodafé de l’ensemble de ses œuvres.

Marx avec Freud

D’une certaine façon, Wilhelm Reich nous invite à prendre conscience que la majorité des intellectuels sociaux-démocrates et communistes de son époque ne vont pas assez loin dans l’analyse des rapports sociaux. Mais ils ne vont pas assez loin en profondeur. Avec le schéma mécaniste et économiste du marxisme officiel, les intellectuels du SPD comme ceux du KPD semblent ne rester qu’à la surface des rapports sociaux, c’est-à-dire dans l’extériorité matérielle des échanges économiques et du travail. Or si cette réalité économique est réellement aussi efficiente sur les individus que le marxisme le prétend, la conséquence logique d’un tel fait ne peut être qu’une intériorisation de l’exploitation économique dans la psyché humaine. Nous comprenons bien en quoi le diagnostic historique et la critique théorique se confondent chez notre auteur : l’échec de la Révolution en Allemagne conduit Wilhelm Reich à ne plus concevoir le capitalisme comme un simple système social et économique, car ce système pénètre la dimension psychologique et émotionnelle des individus aliénés. Dès les analyses de Marx dans les Manuscrits de 1844, le prolétariat est présenté comme cette classe sujette à une entière dépossession de soi, voyant sa condition réduite à une pure force de travail échangeable contre un salaire. Pourquoi cette dépossession de soi infligée à la classe ouvrière serait circonscrite au temps de travail dans l’usine, alors que le capitalisme développé du XXe siècle s’insinue petit à petit dans tous les moments de la vie sociale, que ce soit dans le foyer familial, dans les moments de loisir, dans les pratiques discursives, etc. ? Si le matérialisme historique de Marx et d’Engels est juste, comment est-il possible que l’exploitation des corps par l’aliénation capitaliste ne se diffuse pas dans toutes les dimensions matérielles du corps humains, y compris dans ces parties du corps humain que sont le cerveau et le système nerveux, et qui président aux dimensions psychologiques et affectives de l’homme ?

C’est justement pour pouvoir penser ce phénomène d’intériorisation du capitalisme que Freud peut venir à rescousse de Marx. Comme l’écrit Reich : « La psychologie de masse voit des problèmes précisément là où l’explication socio-économique directe s’avère inopérante » (PMF, p. 62-63). On aperçoit ici comme une sorte de relais théorique entre la psychanalyse et le marxisme dans la pensée reichienne. Pourtant, on a un peu tôt défini cette intégration des découvertes freudienne dans la philosophie marxiste comme un « freudo-marxisme ». Moins qu’une synthèse abstraite, c’est une véritable innovation théorique que propose Reich. Le psychanalyste dissident a notamment tout à fait conscience du conservatisme politique de Freud. Il en critique les limites, et il en perçoit les effets pernicieux sur la psychanalyse elle-même, puisque pour notre auteur : « les conséquences découlant de la science sont toujours progressistes, souvent même révolutionnaires » (PMF, p. 241). Si les marxistes sont restés majoritairement sourds aux avancées scientifiques freudiennes, la faute semble être partagée d’après Reich. Le mécanicisme économiste des leaders théoriques du mouvement ouvrier a certes empêché une rencontre heureuse entre marxisme et freudisme, mais le conservatisme dominant dans le milieu psychanalytique fut également un obstacle très important pour cette rencontre. Nous disions précédemment que l’intégration de la psychanalyse au marxisme conduisait à une politisation communiste des « découvertes » du freudisme chez Reich, mais c’est justement « parce que la sociologie psychanalytique qui s’édifiait à partir d’elles leur enleva pour une large part ce qu’elles avaient de progressiste et de révolutionnaire. La sociologie analytique tenta d’analyser la société comme un individu » (PMF, p. 71). Autrement dit, si la Révolution prolétarienne a connu un arrêt à cette époque, et notamment en Allemagne, c’est également parce que la révolution scientifique qui accompagne l’émancipation prolétarienne s’est figée. Et cet arrêt est double : il est présent dans le marxisme mécaniste et économiste du SPD et du KPD comme nous l’avons dit, mais il est également présent dans le courant psychanalytique, qui n’a pas été capable de développer le potentiel « révolutionnaire » de la découverte de l’inconscient psychique.

La critique du conservatisme de Freud chez Reich est tout à fait importante, car elle est permet de trancher chez cet auteur le problème que le qualificatif de « freudo-marxisme » cache souvent d’une façon assez maladroite. Il s’agit de pouvoir penser le rapport spécifique que Wilhelm Reich entretient respectivement avec Freud et avec Marx. Si, à première vue, on peut croire que notre auteur passe l’essentiel de son essai à jouer Marx contre Freud et Freud contre Marx, plusieurs passages très clairs nous permettent de comprendre en quoi le psychanalyste est avant tout un marxiste dans cette œuvre. En effet, ce n’est pas à un élargissement des découvertes psychanalytiques à l’échelle de la société que propose Reich, et il n’essaie jamais de penser la société comme un grand « individu » soumis à des névroses internes. Le psychanalyste dissident ne voit pas dans la société une sorte d’organisme collectif, souffrant de maladies mentales générales. Reich ne désire pas mettre la société allemande sur le divan. Mais, c’est une véritable intégration du freudisme dans le marxisme que Wilhelm Reich cherche à accomplir. Cette distance critique vis-à-vis du freudisme se joue sur un point central de la pensée reichienne, qu’aucun freudien orthodoxe ne pourrait accepter. Il écrit : « La psychanalyse nous dévoile les effets et le mécanismes de la répression et du refoulement sexuels ainsi que les détails de leurs conséquences pathologiques. La sociologie fondée sur l’économie sexuelle va plus loin : pour quel motif d’ordre social, se demande-t-elle, la sexualité est-elle réprimée par la société et refoulée dans l’individu ? » (PMF, p. 73) A l’aide de cette citation, nous voyons déjà que Reich s’éloigne du projet psychanalytique originel, puisqu’il ne se contente pas simplement d’analyser les pathologies de la psyché, et même celles d’une hypothétique psyché collective de la société. Notre auteur recherche les causes du « refoulement sexuel », et des psychopathologies qui en découlent. Et les causes de la maladie mentale selon Reich ne sont pas d’ordre strictement psychologique. Elles ont au contraire une origine sociale. Reich accomplit ici un pas théorique qui le distingue radicalement des psychanalystes de son époque, et cet apport théorique original explique son exclusion de l’Association psychanalytique internationale après la publication de La Psychologie de masse du fascisme. Défendre l’idée d’une origine sociale des névroses psychologiques, cela revient à dire que les maladies mentales des individus souffrants sont l’effet « en dernière instance » (pour reprendre la célèbre expression d’Engels) de l’aliénation sociale capitaliste. Pour ce psychanalyste dissident, la psychanalyse participe d’une critique générale du capitalisme que le marxisme a initié. Il y a selon Reich une cause sociale à l’aliénation mentale, et c’est l’aliénation sociale qui produit l’aliénation psychique, et non l’inverse. La société n’est pas une sorte de Léviathan hobbesien soumis à des névroses, mais c’est plutôt la psyché individuelle qui rejoue dans l’intériorité subjective la souffrance imposée par un système social et politique inique. C’est pourquoi Reich n’en vient pas, à la différence de Freud dans Totem et tabou (1913) à penser le social à travers le psychanalytique8, mais au contraire Reich pense le psychanalytique à travers le social, et même plus précisément il pense l’aliénation mentale comme un phénomène intrinsèquement social, ainsi que le prouve son concept d’« économie sexuelle ». Reich s’accorde avec Freud pour dire que la souffrance psychologique d’une personne est le produit des régressions et des fixations des structures psychiques de l’ego. Mais notre auteur se sépare de Freud lorsqu’il affirme que ces pathologies de la structure psychologique individuelle se développent de la sorte parce qu’une société inégalitaire et liberticide contraint les individus à construire leur ego dans des schémas individuels et collectifs qui excluent d’emblée la question de leur désir et de leur bonheur. Ainsi, avec Reich, nous pouvons retourner la fameuse sentence freudienne de L’Avenir d’une illusion(1927). Si pour Freud, « chaque individu est virtuellement un ennemi de la culture »9, à l’inverse, la psychologie reichienne nous invite à comprendre en quoi la civilisation capitaliste est en acte un ennemi permanent des désirs individuels et collectifs de chaque individu.

 

Aliénation sociale et théorie de la libido

L’intégration des découvertes freudiennes dans la sociologie marxiste n’est pas seulement une prouesse conceptuelle chez Wilhelm Reich, car d’après notre auteur c’est à cette seule condition que le présent catastrophique de l’Allemagne des années 30 devient pensable, et donc que l’on peut expliquer la Révolution absente et la victoire du nazisme. Autrement dit, c’est le caractère inédit de la situation historique de l’avant-guerre qui exige en retour l’innovation conceptuelle réalisée par Reich. A travers les acquis théoriques du freudisme, Reich pénètre plus profondément les rapports sociaux et matériels qui constituent les sociétés modernes. La psychanalyse sert finalement à notre auteur comme une sorte de microscope qui lui permet de percevoir les effets du capitalisme dans les subjectivités humaines, là où le marxisme propose certes une lecture juste, mais trop générale. Freud permet à Reich de passer de l’échelle macrocosmique des rapports économiques à l’échelle microcosmique de l’inconscient aliéné par la société capitaliste.

Pour bien comprendre cela, revenons quelque peu à Marx. Nous connaissons la thèse de l’Avant-propos de la Critique de l’économie politique, présentée très souvent comme étant la thèse fondatrice du matérialisme historique : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui déterminé leur conscience »10. En tant que marxiste, il est certain que Reich s’accorde tout à fait à un tel énoncé. Pourtant, les « découvertes » freudiennes invitent notre auteur à penser ce problème de la détermination de la conscience par la condition sociale sous une forme moins binaire. L’inclusion du freudisme dans le marxisme conduit Wilhelm Reich à préciser la sociologie de Marx, et à comprendre que quelque chose fait médiation dans l’opposition entre être social et conscience sociale. C’est donc toute une dimension intermédiaire entre la conscience du sujet et ses déterminations sociales que Reich s’efforce d’analyser. Et cette dimension intermédiaire n’est rien d’autre que la dimension émotionnelledécouverte par Freud dans sa théorie de la « libido ». Il écrit : « la dissection analytique des processus psychique a d’autre part mis en évidence que la sexualité, ou plutôt son énergie, la libido, qui est d’origine somatique, est le moteur central de la vie de l’âme. » (PMF, p. 70).

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