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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Pour une critique des médias (en tant que tels)

Depuis qu’existe une critique de gauche des médias – débutée par Bourdieu, relayée par PLPL et Le Plan B, poursuivie par Acrimed (Action – Critique – Médias) et Nada aujourd’hui –, un sentiment de gêne perdure. En comparaison de la critique radicale des médias de masse aux alentours de la deuxième guerre mondiale, celle d’aujourd’hui s’arrête toujours au milieu du guet, quand elle n’explose pas des portes béantes : dénoncer que Libé fasse campagne pour Hollande et Le Figaro pour Sarkozy, c’est comme ouvrir une boîte de Port-Salut pour découvrir un Port-Salut. C’est écrit dessus.

Depuis quelques semaines, cette critique de gauche structure des « propositions concrètes » pour assurer financements équitables et pluralisme – et ce, à la faveur d’un Front de gauche poreux à la critique des médias. Ces propositions sont l’application à l’industrie médiatique des idées générales du Front de gauche. La boucle est bouclée.

Acrimed se crée après les grèves de 1995 contre lesquelles les médias se sont acharnés. Leur « Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias » fut lancé par des journalistes, profs de journalisme et chercheurs en « sciences de l’information » (dont beaucoup du « Centre d’études littéraires et scientifiques appliquées » – tout un programme !) ; bref, des « professions intellectuelles supérieures » de l’industrie médiatique elle-même. La sociologie universitaire et journalistique des animateurs d’Acrimed, leurs affinités politiques proches d’ATTAC, du Front de Gauche ou du NPA, en font la « Commission médias » du Parti de l’État Industriel (PEI). Contre celui de la finance et du marché, ennemis de l’emploi et de la production industrielle nationale. Nous l’avions soulevé dans la Critique de la planification écologique1, le débat entre la gauche et nous, libertaires et anti-industriels, sur la question médiatique comme sur les autres, est toujours le même2 : eux critiquent la seule propriété capitaliste des moyens de production (notamment d’informations) quand nous critiquons la production elle-même. Nous ne revendiquons pas plus un nucléaire d’État que des hébergeurs coopératifs ou des usines de télés autogérées. Nous critiquons leurs nuisances, leur culture de masse, leur division du travail et leur accaparement par une caste de techniciens. Ce à quoi la critique de gauche des médias ne s’attaque jamais, quand elle ne les revendique pas explicitement. Nous le verrons.

Les Temps modernes du journalisme

Le 31 janvier 2015, Acrimed organisait sa première journée de critique des médias, soutenue par le NPA, Le Parti et le Front de gauche, le Syndicat national des journalistes, Attac, Bastamag, la LDH, etc. Henri Maler, ancien militant des Jeunesses communistes révolutionnaires et du groupe « Révolution », est l’animateur principal de l’association. Sa première piste pour une presse pluraliste consiste en l’instauration par voie constitutionnelle d’un « Conseil national de tous les médias ».3 À rebours d’un CSA qui, « à l’heure du multimédia », n’est pas un « organisme de régulation de l’ensemble de l’espace médiatique » mais seulement de l’audiovisuel. Cette aspiration au « centralisme démocratique » est typique du PEI : plutôt que de supprimer le CSA, Henri Maler préfère étendre son contrôle, constituer un organe centralisé, hiérarchisé voire omniscient de « régulation » de la pluralité. Un souhait paradoxal, quand bien même il n’était pas impossible – « à l’heure du multimédia ».

Ce guichet unique de la pluralité financerait la presse jusqu’au secteur associatif. Ce dont les associations culturelles ou d’éducation populaire peuvent déjà témoigner : dès lors que des emplois sont en jeu, la boucle des financements publics et des « appels à projets » devient infernale. Elle aliène budgets et activités aux prescriptions politiques des élus, et le temps de travail des salariés aux contrôles bureaucratiques des techniciens – leurs « fiches-projets », « contrats pluriannuels d’objectifs », « objectifs stratégiques et opérationnels », « publics visés » et « évaluations » nous inspirant plus le filmBrazil que La belle verte.

Selon Henri Maler, l’information est un « bien commun » – tarte à la crème de la gauche citoyenne en ce moment. Il serait garanti par un « service public de l’information et de la culture » – une autre contradiction si l’on comprend qu’un « bien commun » n’est ni privé ni public, mais passons. Ce service public existe déjà. Mais il devrait être assez puissant pour concurrencer TF1. La norme en termes de « bien commun » (en fait, d’audimat) semble être la chaîne Bouygues, qu’il faudrait au passage renationaliser. Pour Henri Maler, on ne doit pas critiquer les grands médias comme TF1 ou France 2 au risque de « nourrir un mépris social » à l’égard de leurs « millions d’auditeurs et de téléspectateurs ». Nous ne savons pas si c’est la mauvaise conscience de l’intellectuel qui parle. Ou le sociologue pour qui la pertinence d’un propos s’évalue en fonction de la qualité des « récepteurs ». Mais en ce qui nous concerne, nous signerons plus volontiers la pétition du journal satirique Zooréclamant au CSA de stopper « ces merdes de téléréalité à la con »4 plutôt que de nationaliser « L’amour est dans le pré ».

Les « éditocrates » sont régulièrement, et à juste titre, épinglés par la critique de gauche des médias pour leurs connivences avec le pouvoir. Mais 90 % de « l’espace médiatique » – les émissions racoleuses, les chaînes de sports (extrêmes) ou de musique commerciale, les magazines people et « féminins », les émissions de téléréalité, d’aménagement d’intérieur ou de bagnoles – sauraient-elles être envoyés au rang d’entreprises de diversion ?

D’après Henri Maler, on ne peut pas envisager que la mort de l’audiovisuel public nous laisse avec des feuilles de chou. Et pourquoi pas ? Pourquoi pas des imprimeries et des radios dans chaque quartier pour que fleurissent mille feuilles de chou, mille radios libres ? Pourquoi pas construire des médias à taille humaine et appropriables facilement ? CQFD, Article 11, Le Postillon, La Décroissance ou La Brique font des enquêtes, montrent qu’une presse sans subsides est possible, et se font un point d’honneur à ne pas en percevoir.5 Ce modèle « économique » existe. Il est fait de débrouilles et d’envies. Il est certes précaire et insatisfaisant par bien des aspects, mais a l’intérêt de défendre l’indépendance jusqu’au bout.

Les propositions de Pierre Rimbert « pour une presse libre » sont faites du même bois centralisateur, rehaussé d’une accentuation de la division du travail entre les tâches journalistiques et techniques6Les Temps modernes de Chaplin appliqués à la « production intellectuelle ». Le journaliste du Monde Diplomatique propose en effet la création d’un « service mutualisé d’infrastructures de production et de distribution de l’information ». Celui-ci rémunérerait comptables, maquettistes et commerciaux mis au service des médias ainsi soulagés des tâches d’administration. Ici, point de nouveauté : cette organisation scientifique du travail prévaut dans tous les secteurs économiques, dont la presse. De plus en plus de titres externalisent déjà une partie de leur fonctionnement. Cette logique est délétère : elle scelle les exécutants à leur destinée, réservant aux spécialistes de la pensée les choix éditoriaux. Elle est le synonyme de la perte de sens pour des salariés réduits au désœuvrement, aux tâches répétitives, à l’état de rouage. A contrario, depuis dix ans, des journaux indépendants réinventent le partage des tâches et des connaissances en vue de l’émancipation de tous.

Pierre Rimbert ne propose pas aux journalistes de rejoindre ce grand service de presse par crainte de recevoir le sobriquet de « bolchévique ». Mais lors d’une réunion publique à Lille le 16 avril 2015 organisée par les Amis du Monde Diplomatique, il avoue le souhaiter secrètement : selon lui, 40 000 journalistes au sein d’un même service public serait gage de rapport de force. L’idée d’une presse pluraliste, foisonnante, décentralisée, autonome a du souci à se faire. Si les « alter-éditocrates » de la gauche de gauche ne critiquent pas les médias (en tant que tels), c’est qu’ils souhaitent en devenir les califes ; éditorialiser à la place des éditocrates ; tenir la ligne du Parti de l’État et de l’Industrie.

Constatant les dégâts sur l’économie de la presse et leurs revenus publicitaires, Rimbert regrette « la montée en puissance du numérique ». Dans la phrase d’après, il espère néanmoins intégrer dans son grand service externalisé des « bidouilleurs informatiques » préposés à la gestion d’une « plate-forme commune d’abonnement, de paiement et de gestion de bases de données. » Un fichier unique des lecteurs de presse. Mis à la disposition des médias, ces geeks travailleraient à « améliorer les applications, accroître la qualité et la puissance du kiosque en ligne, s’assurer de la sécurité des données personnelles, améliorer la lisibilité des sites et inventer de nouvelles conceptions graphiques. » Ainsi inféodée à la course au numérique, la presse scie déjà la branche sur laquelle elle trône. Mais, nuance !, la scie sera désormais mutualisée.

Enfin, ce service central ne serait pas financé par l’impôt, trop soumis au politique, ni par de riches philanthropes, mais par les cotisations sociales ponctionnées sur les salaires. Ce système de financement s’inspire du modèle indéboulonnable issu-de-la-Résistance qu’est la Sécurité Sociale, soufflé par l’économiste Bernard Friot et les partisans d’un revenu universel : un système basé sur la création de « richesses » que nous préférerons, quant à nous, supprimer plutôt que partager.7

L’Empire de la passivité

Ces propositions ne seraient pas si désespérantes s’il n’avait pas existé, dans l’histoire de la critique sociale, des idées plus pertinentes à l’égard de notre aliénation à l’industrie médiatique. Passées aux oubliettes par la critique de gauche des médias, Adorno et Horkheimer furent les premiers à pointer la naissance de l’« industrie culturelle » – progrès techniques aidant – se mettant ainsi la gauche marxiste à dos pour cause « d’élitisme bourgeois ». Ils voyaient pourtant dans ce nouveau mode de diffusion industrielle d’idées, films, émissions de radio, presse, la création d’une culture de masse, sérialisée et standardisée, empêchant la libre élaboration des idées. Ils relevaient combien les produits culturels, devenus marchandises, répondaient désormais aux nécessités du marketing et de la planification : « Il a été prévu quelque chose pour chacun afin que nul ne puisse y échapper. » (1947) À ménagères de gauche, marchandises de gauche.

Plus tard, d’autres prendront le relais, voyant dans l’industrie culturelle et publicitaire un grand moule à cerveaux, une vaste entreprise d’abêtissement. Ainsi de Günther Anders en 1956 : « On diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. » Ou l’art, porté à son paroxysme par TF1 et France Télévisions, de traiter les faits divers comme des événements conséquents et les événements conséquents comme des faits divers. Le philosophe allemand voyait dans les écrans la fabrication d’un « ermite de masse » affalé dans son canapé – le ronronnement des pantoufles faisant plus de vacarme que le bruit des bottes. Avec les médias de masse, c’est désormais « le monde qui vient à l’homme et non l’homme au monde », effaçant ainsi « la différence entre être et paraître, entre réalité et image ». Idées reprises par Guy Debord quelques années plus tard : le spectacle n’est pas « un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Il est le « soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. »8

Jacques Ellul, en 1954, dénonçait la colonisation des radios et des télés dans les espaces public et privé, coupant toute possibilité d’une communication véritable (étymologiquement : mettre des richesses en commun) : « on peut cohabiter longtemps sans se rencontrer dans le vide sonore de la radio ». Cette radio représentait, pour le critique du « Système technicien », un ersatz de relations sociales comblant le désert d’une société atomisée : « Elle est un service public du confort moral, chargé de compenser les drames de famille aussi bien que les accablements sociaux et l’ennui de vivre. Elle est aussi compensatrice de l’inhumanité de la ville ; dans ce milieu où l’homme ne peut avoir aucun contact véritable, aucune expérience profonde, la radio doit lui fournir une apparence de réalité, une apparence de connaissance, une apparence de proximité qui suffisent à le séduire et à le rassurer. » Qu’en disent les auditeurs de France Inter, seuls dans leur voiture les conduisant au travail ?

On pourrait continuer longtemps ainsi, exhumer les auteurs qui faisaient jadis une différence entre culture de masse et culture populaire ; dénonçaient, à l’époque des grands et regrettés services publics de l’information (ORTF, BBC, etc), que la culture soit devenue une activité spécialisée, séparée et marchande ; soulevaient l’homogénéisation culturelle mondiale. Ils relèvent, pour nous aujourd’hui, le paradoxe de la critique de gauche des médias. Celle qui réclame des téléspectateurs qu’ils se mobilisent pour leur passivité etprennent parti pour le bourrage de mou.

Mais ces critiques du décervelage et de la passivité nécessitent actualisation pour se mettre à l’heure de la société cybernétique. Si les médias de masse de l’époque moderne (un émetteur bombardant un même message à des millions de récepteurs) ont fait les totalitarismes du XX° siècle, que produit l’horizontalité des réseaux et l’interactivité ? « The medium is the message », disait Mac Luhan : avec les nouvelles technologies de communication, la vitesse de diffusion d’infos, l’omniprésence « en temps réel » ou la capacité à traiter des quantités inhumaines de « données » passent pour de l’intelligence. Le « contenu » remplace le verbe : infographie, fact-checking, vidéos choc, mind mapping et romans de 140 signes. Les statistiques des « visiteurs » d’articles incitent au racolage et aux titres « LoL ». À ce jeu de l’immédiateté et de l’audimat, les journalistes sont dépassés par les algorithmes et les générateurs de langage naturel. Mais ce serait dévoiler notre dialogue entre un journaliste-robot et un robot-journaliste que de continuer plus avant. Pour lire cet entretien sur l’intelligence artificielle appliquée à la production d’informations, c’est ici :Dialogue journaliste-robot

Tomjo, pour Hors-sol, avril 2015

1L’échappée, 2013.

2Lire à ce propos Ludd contre Marx et Ludd contre Lénine par Marius Blouin, 2015 sur piecesetmaindoeuvre.com.

3« Nous avons des propositions », 5 mars 2015, acrimed.org.

4Avril 2015.

5Lire « Eh, Fleur, t’as pas 100 balles ? C’est pour la presse indé en deuil… », Lémi et JBB, article11.info.

6« Projet pour une presse libre », Le Monde diplomatique, décembre 2014.

7Pour une critique des propositions de Bernard Friot, voir Le Cauchemar de Don Quichotte, J. Mattern et M. Amiech, éd. Climats en 2004, La Lenteur en 2013.

8La Société du spectacle, 1967.

Posted in Apports nutritifs | Mots-clés : Acrimed, critique des médias, Henri Maler, hors-sol,intelligence artificielle, Pierre Rimbert

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