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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Comment l’occupation d’Aléria en 1975 a mené à la création du FLNC

Il y a quarante ans, les militants autonomistes de l’Action pour la renaissance de la Corse pensaient pouvoir maintenir leur lutte d’émancipation aux marges de la violence. Leur dernière action d’éclat a signé leur illusion et leur fin.

La menace, au moins dans le ton, est cette fois tout à fait perceptible, et le préfet de Corse, qui a appris à graduer la dangerosité potentielle des discours nationalistes, s’empresse, ce 17 août 1975, de prévenir Paris. À la foule des militants de l’ARC (Action pour la renaissance de la Corse) réunis en congrès à Corte, leur leader, le docteur Edmond Simeoni (qui a déjà écrit pour Slate), a lancé, quelques heures plus tôt, depuis la tribune, les deux dernières d’une litanie de questions:

«Êtes-vous prêts à déclencher des grèves et des manifestations de soutien si l’on nous emprisonne? Êtes-vous prêts à continuer la lutte sans merci si l’on nous tue?»

Les réponses, par l’affirmative, jaillies d’une seule voix, ont dû paraître lugubres aux policiers des renseignements généraux qui avaient réussi à s’introduire sous le chapiteau du meeting.

L’État n’est toutefois prévenu que d’une imminence. L’ARC prépare une action d’éclat. Mais laquelle?

Escroquerie

Edmond Simeoni, 41 ans, le plus connu des«autonomistes», depuis la réapparition de ce courant, dans les années 1960, sous l’influence d’étudiants insulaires contraints à l’exil dans les facultés du continent, en particulier niçoises, ne passe pas pour un partisan déclaré de la violence. Il a affiché un scepticisme critique pour les premiers attentats visant les symboles immobiliers du«colonisateur français» dans l’île. Avec Max, son frère aîné, comme lui médecin, il est plutôt représentatif de cette bourgeoisie «patriotique» dont le futur FLNC (Front de libération nationale corse) regrettera plus tard le pacifisme proclamé et la proximité de classe avec les élus des partis traditionnels. Orateur à la ferveur impétueuse, Edmond Simeoni revendique une forme de souveraineté régionale pour la Corse et dénonce, pour leurs insuffisances, les réformes territoriales, politiques, économiques, par lesquelles le pouvoir néo-gaulliste tente d’unifier le pays.

L’ARC opte pour une action contre un site agricole en raison du ras-le-bol des viticulteurs corses

Écolo avant l’heure, il a entraîné des centaines d’étudiants dans le refus d’installation d’un site nucléaire, en Balagne. L’État a fini par reculer. En 1972, il a été aussi du combat contre «les boues rouges», ces déchets toxiques déversés au large du Cap Corse par les navires de l’usine chimiqueMontedison, cette protestation-là s’étant soldée par le plasticage d’un bateau ancré dans un port italien, qui ne sera cependant pas imputé aux militants de l’ARC. Le chef de file du mouvement a toutefois connu la prison à cette occasion: dix-sept jours d’emprisonnement, après des échauffourées de manifestation.

En août 1975, l’ARC a en fait l’embarras du choix des cibles. L’éternel sentiment insulaire d’un abandon de l’Île de beauté par la République n’est plus atténué, depuis les années 1960, par l’expatriation en nombre des jeunes Corses vers les colonies, et le chômage, l’endettement ont atteint des taux plus élevés que ceux observés sur le continent, depuis le retour de la crise économique. Si, après bien des discussions, les responsables politiques de l’ARC optent finalement pour une action contre un site agricole, c’est que le ras-le-bol des viticulteurs corses de la plaine orientale, autour d’Aléria (Haute-Corse), a atteint un seuil critique, depuis les révélations de la presse sur les soupçons d’escroqueries en série liées à la fabrication et à la commercialisation du vin par les rapatriés.

Depuis l’indépendance de l’Algérie, plus de 17.000 pieds-noirs ont été réinstallés dans l’île, notamment dans la vigne, dans des conditions d’octroi de terres et de financement dont les vignerons corses ne bénéficient pas. L’exaspération aurait déjà pu basculer dans le coup de sang, plusieurs années plus tôt; il est même bien tard, du point de vue nationaliste, tant sont connues les pratiques de rachat systématique du vignoble (jusqu’à 75%) par des rapatriés, peu scrupuleux sur la qualité du vin produit, et les vendanges trop miraculeuses, sans que le gouvernement n’intervienne, malgré les appels au boycott dans la France entière.

Intimidation à la bonne franquette

Le 21 août, à l’aube, une douzaine d’hommes menés par les frères Simeoni pénètre sur la propriété d’Henri Depeille, un viticulteur pied-noir, dont les terres voisinent Aléria. La famille est réveillée et priée de s’éloigner des bâtiments de la cave. Puis quatre travailleurs immigrés, employés dans les vignes, sont interceptés à leur arrivée. Le groupe va leur verser leur salaire de la journée, mais ils sont priés de se considérer comme étant pris en otages et ils vont attendre à l’ombre.

Cette «occupation» est encore assez surréaliste, assez peu dans la règle des Fort Chabrol du banditisme ou du terrorisme, et, à en croire Edmond Simeoni, qui ne cessera plus, des décennies durant, de reprendre son récit des événements, plutôt détendue. Il est prévu de convoquer la presse, de débattre des escroqueries du vin avec des professionnels du secteur, qu’on conviera. «Après avoir bénéficié de prêts exorbitants, les responsables des caves vinicoles ont mis sur pied une énorme escroquerie de plusieurs milliards d’anciens francs, au préjudice des petits producteurs», déclare le leader de l’ARC. D’autres militants doivent aller se montrer dans des exploitations agricoles des environs, juste histoire de jouer l’intimidation, et, à la fin, le 23 août, avant de replier l’occupation, doit se tenir un meeting-saucissonnade à la bonne franquette.

Les occupants ne sont pas venus qu’avec leurs drapeaux corses: ils ont des armes et des fusils de chasse

Toutefois, les occupants ne sont pas venus qu’avec leurs drapeaux corses et leurs mégaphones de manif. Ils ont des armes, des fusils de chasse, ce qui complique un peu le sens de leur intervention. Ils ont tout de même réveillé la famille Depeille, intercepté ses ouvriers, sous la menace, même indirecte, même fusils sous le bras, de l’acier de leurs canons et, comme d’autres nationalistes viennent se joindre au premier groupe, comme l’un d’eux, en plus, exhibe un fusil mitrailleur, l’affaire prend évidemment une autre tournure.

Les militants ne sont pas les seuls à jouer avec le feu. Le pouvoir «colonisateur» a tout sa part, et il mise gros, façon opération militaire d’envergure –comme, au temps, justement, des colonies. Comme le président, Giscard d’Estaing, et le Premier ministre, Jacques Chirac, sont encore en vacances, l’action gouvernementale a été laissée aux soins du ministre de l’intérieur, Michel Poniatowski. Prévenu, dès la matinée, celui-ci, résolument, ne voit dans l’occupation un peu tâtonnante d’une cave de la plaine orientale qu’un coup de force indépendantiste, et il entend y répondre, si besoin en la surdimensionnant par sa réaction. Force doit rester à la loi, rengaine du ministère… Son communiqué est sans nuance «un commando d’hommes armés de fusils mitrailleurs, et commandé par le docteur Edmond Simeoni, s’est emparé ce matin, avec des personnes à l’intérieur [...]».

Heures creuses

Un piège se referme à la fois sur les nationalistes et sur les forces de l’ordre, contraints désormais à la surenchère, sur la Corse et sur la France, qui, en plein mois d’août, au milieu des champs et le long d’une petite route, c’est-à-dire sans même un décor à la hauteur de leur confrontation, érigent l’acte fondateur, la date historique de leur mutuelle incompréhension pour les décennies à venir.

La mémoire nationaliste exagère le compte de l’intervention policière. Une frégate de la marine nationale vient bien mouiller au large d’Aléria, mais elle était à proximité. Il y a bien des avions Transal et des hélicoptères dans le dispositif, mais ils assurent surtout la navette des renforts, depuis le continent ou les aéroports insulaires. Les gendarmes mobiles et les CRS seront de plus en plus nombreux au fil des heures, plusieurs centaines –on parlera de 1.200 hommes–, mais, la nuit venant, puis l’aube du 22 août, ils seront surtout positionnés au large, dans toute la région, pour maintenir à distance les foules de jeunes ou d’agriculteurs corses qui entendent venir prêter main forte aux occupants de la cave.

Au plus près de l’exploitation vinicole, et surtout de la maison des Depeille, où Edmond Simeoni prodigue des consignes de calme à ses hommes, ils sont quelques dizaines, «appuyés» par des véhicules blindés de la gendarmerie, et des heures durant, toute la matinée du 22 août, leurs va-et-vient laissent aux témoins une impression d’absence de danger véritable. Michel Poniatowski est tellement désireux de montrer la force de l’État qu’il a laissé les envoyés spéciaux de la presse se mêler aux escadrons de première ligne. L’Institut national de l’audiovisuel (INA)conservera d’ailleurs un reportage filmé étonnant, remonté, par parties sans le son, que la télévision française tourne au plus près des événements, et qui comptera pour beaucoupdans la légende d’Aléria.

Le«commando»autonomiste déguise quelques-uns de ses propres membres en otages

Le fameux «commando» autonomiste doit faire sa part de ce qui apparaît encore un peu parfois comme un jeu de rôle. Il exhibe à la vue de ses assaillants les quatre travailleurs immigrés, et comme il n’est pas certain que cela suffise à impressionner l’adversaire, il déguise quelques-uns de ses propres membres en otages. La police a fait couper le téléphone, ce qui n’aide pas aux négociations, et il faut crier pour maintenir un dialogue minimum. Au début de l’intervention, un hélicoptère s’est positionné juste au-dessus de la maison, mais il a essuyé des coups de fusils, et il n’a pas insisté. Puis, il ne se passe plus rien, que des heures vides, d’autres préparatifs d’assaut, jusqu’à 16 heures le 22 août.

Scission armée

Et encore, le drame, cette affaire d’honneur, qui doit se nouer pour qu’aucun des deux camps ne perde la face, est des plus brefs. «Dernière sommation. On va faire usage de la force.» Le gradé répète son message. Un nuage de gaz lacrymogène s’abat sur la façade de la maison, ce qui libère une salve de tirs d’armes à feu, où se reconnaissent des coups de fusils et des rafales d’armes automatiques. Pas plus de trois minutes durant, affirment les témoins. Puis le silence, à nouveau, plus lourd. Un militant a le pied arraché par une grenade lacrymogène. C’est tout du côté des assiégés. Mais les gendarmes comptent deux morts dans leurs rangs, Jean-Yves Giraud et Michel Hugel, dont l’enquête balistique démontrera qu’ils ont été tués, par balles, à partir d’une arme située dans un autre axe que celui de la maison.

En fait, Edmond Simeoni et ses camarades de l’ARC ont été débordés par plus extrémistes qu’eux, pendant l’opération elle-même. Un risque de scission couvait depuis des mois au sein du mouvement nationaliste, et il s’est matérialisé pendant les événements. Une partie des militants, notamment les plus jeunes, entend se fondre dans une clandestinité armée, et revendiquer désormais l’indépendance pure et simple de la Corse. Depuis des mois, un slogan a même fleuri, dans la mouvance patriotique:

«Edmond, choisis: la canne à pêche ou le fusil!»

Sur place, certains ont choisi le fusil pour lui. D’ailleurs, des participants refusent les consignes de reddition et prennent le maquis, par les vignes.

Il reste à Edmond Simeoni et au carré de ses fidèles à donner un certain style au chant du cygne symbolique de l’ARC. Les images de l’INA montrent le militant médecin s’avançant sur la route, accompagné d’un militant porteur du drapeau à tête de Maure. Puis d’autres hommes, qui viennent, en rang, comme à la parade, confier leurs fusils aux gendarmes. La reddition est même un peu ahurissante, comme orchestrée par un metteur en scène; assez tranquille, comme si l’enjeu du drame s’était vidé, de part et d’autre, et l’affaire d’honneur, réglée. Les deux gendarmes morts et le militant blessé paraissent suffire à solder provisoirement une forme d’expiation.

Escalade

Des consignes de désengagement ont dû parvenir de Paris, car les «occupants» d’Aléria sont libres de s’en aller. Edmond Simeoni se rend seul. Il n’est même pas interpellé. Avant de s’installer aux côtés du pilote d’un hélicoptère Alouette, il est encore libre de s’adresser aux journalistes. Ses propos témoignent bien de l’ambiguïté de sa position personnelle, de celle aussi d’une génération qui pensait pouvoir maintenir sa lutte d’émancipation aux marges de la violence. Ses paroles sont de dépit, autant que de critique:

Edmond Simeoni et ses camarades de l’ARC ont été débordés par plus extrémistes qu’eux, pendant l’opération

«Il faut s’incliner devant les victimes, de part et d’autre,déclare-t-il, elles sont les victimes inutiles d’une lutte injuste.»

Et il prévient, parlant bizarrement pour les deux parties, l’île et le pays, confirmant ce que les services de renseignement ont bien enregistré, à savoir que le pire est à venir pour la paix en Corse:

«Je pense, en particulier chez les jeunes, maintenant, qu’un pas très grave dans l’escalade a été franchi […] et qu’il ne faudra pas continuer à envisager un problème d’identité comme un problème économique.»

Le soir même, éclatent en effet des manifestations à Bastia, qui tournent rapidement à l’émeute, et encore le 27 août, à l’annonce de la dissolution de l’ARC, par décision du conseil des ministres. Pendant la confrontation, un CRS est abattu par un militant nationaliste, Serge Cacciari, qui sera condamné à dix ans d’emprisonnement par la Cour de sûreté de l’État. Preuve que le pouvoir ne s’est pas mépris sur l’évolution de «la question corse», Edmond Simeoni n’écopera, lui, que de cinq ans de prison, en 1976, dont trois avec sursis, et ses compagnons de la cave d’Aléria de peines encore plus légères. Henri Depeille et plusieurs autres viticulteurs seront poursuivis pour des infractions aux lois sur les sociétés et banqueroute.

Quelques semaines après la condamnation d’Edmond Simeoni, des indépendantistes, dont certains ont fait partie du «commando» d’Aléria, annoncent la création du FLNC (Front de libération nationale de la Corse). La première grande «nuit bleue» d’attentats, dans l’île, mais aussi à Nice et à Marseille, célèbre cette naissance.

Philippe Boggio

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