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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Que sont les classes populaires d’aujourd’hui?

Un ouvrage récent, intitulé Sociologie des classes populaires contemporaines[1], rend compte des nombreux travaux qui ont porté sur les ouvriers et les employés en France depuis les années 1980, à propos du travail et du hors travail, que ce soit les loisirs, l’école ou la famille. Il interroge les conditions d’existence des ouvriers et des employés aujourd’hui : qu’en est-il de leur appartenance de classe ? Peut-on continuer à parler de « classes populaires » dans la France contemporaine ? Pour répondre à ces questions, Yasmine Siblot, l’une des auteurs de l’ouvrage revient pour Terrains de luttes sur la façon dont la sociologie française a progressivement mis en lumière le rapprochement entre la condition des ouvriers et celle les employés.

Il faut commencer par rappeler que la sociologie française a été marquée par un fort ouvriérisme des années 1950 aux années 1970. Elle était alors centrée sur le travail industriel et les ouvriers qualifiés, et valorisait politiquement le rôle de la « classe ouvrière ». Mais les sociologues ont laissé de côté des pans importants du monde ouvrier (femmes, immigrés, OS – ouvriers spécialisés –, ruraux), et ont souvent postulé l’existence d’une frontière sociale nette entre ouvriers d’une part, employés et indépendants de l’autre. On peut comprendre l’émergence d’une sociologie des « classes populaires » à partir des années 1970 de différentes manières : dans un premier temps, elle est une réaction intellectuelle et politique à cet ouvriérisme ; dans un second temps, cette émergence est nourrie par le constat empirique qu’ouvriers et employés ne constituent pas deux mondes séparés, mais sont au contraire, à bien des égards, dans des situations proches.

De nombreuses enquêtes réalisées au cours des années 1980 à 2000 ont contribué à ancrer dans la pratique sociologique et dans les représentations du monde social un rapprochement entre ouvriers et employés, qui constituent la majorité de la population active (52 % en 2010). Mais, dans le même temps, la sociologie des classes sociales et des classes populaires font l’objet de fortes remises en cause. Les critiques portent notamment sur l’idée qu’il y aurait désormais une trop grande individualisation et fragmentation de ces groupes pour qu’on puisse parler de classes. Il est indéniable que de nombreuses lignes de clivage traversent les ouvriers et employés et ces divisions, à la fois objectives et subjectives, sont centrales dans les mondes populaires contemporains. Mais, en dépit de cette hétérogénéité, de très nombreux indicateurs et traits partagés mettent en relief une condition sociale commune.

Les classes populaires : une forte hétérogénéité interne

Ces critiques balayent trop vite tout ce qui concourt à fabriquer, sinon un sentiment d’appartenance de classe chez les ouvriers et les employés, du moins une grande unité en termes de conditions objectives d’existence et de travail. Mais elles présentent l’intérêt d’attirer l’attention sur les écarts entre ouvriers et employés ainsi que sur les distinctions à l’intérieur même de chacune de ces catégories, autant de différenciations internes qui font des classes populaires un ensemble très complexe.

Ces écarts sont visibles dans les réalités du travail. Le chômage de masse et la précarisation des emplois sont des phénomènes qui touchent de manière aiguë les non qualifiés, les femmes et les immigrés. Ces inégalités internes ne sont pas nouvelles mais elles sont aujourd’hui à la fois plus documentées, plus visibles et aussi plus fortes qu’autrefois, à travers la divergence des conditions d’emploi. À de nombreux égards, les ouvriers et employés sont divisés en fonction de leur qualification. Environ 30 % des non qualifiés sont concernés par des formes d’emploi précaire, soit deux fois plus que parmi les qualifiés.

Ces écarts se retrouvent aussi au regard des fonctionnements familiaux et des modes de vie. On observe que les strates précaires sont celles qui reproduisent un modèle familial sexuellement divisé, où les rôles des hommes et des femmes sont strictement définis. Les strates les plus stables et/ou en ascension apparaissent au contraire plus perméables aux normes dominantes, que celles-ci concernent la moindre division sexuée des rôles domestiques, ou bien la mobilisation parentale autour des enjeux scolaires. Cette logique de fragmentation est renforcée par l’évolution des politiques institutionnelles touchant par exemple le logement ou les aides sociales : alors que les années 1960 ont vu la fin progressive des quartiers intégrateurs, les familles populaires se scindent entre d’une part les plus précaires qui résident dans des quartiers stigmatisés éloignés des marchés de l’emploi et d’autre part les plus stables qui tendent à partager les conditions de vie de certaines fractions des classes moyennes dans les quartiers d’accession à la propriété. Il en est de même du point de vue de la formation scolaire : la majorité des familles populaires valorisent désormais l’importance du diplôme sous l’effet des politiques successives de massification scolaire, mais une part non négligeable d’entre elles restent réticentes à l’ordre scolaire et en grande difficulté face à lui.

Enfin, ces écarts sont associés aux différences de genre, qui structurent fortement le monde du travail, et ce de façon très stable depuis les années 1980 : 80 % des ouvriers sont des hommes, et 80 % des employés sont des femmes. Au-delà de la division sexuée entre ouvriers et employés, les femmes « populaires » sont davantage tournées vers l’école et la culture légitime. Pourquoi ? Notamment parce que ces univers constituent la possibilité d’échapper au confinement domestique, mais aussi parce que ces femmes sont plus souvent en charge des scolarités et des contacts avec les institutions, ou encore parce que les emplois de service induisent un travail relationnel et parfois une acquisition de compétences orales et écrites nouvelles.

Il existe donc de nombreux écarts entre ouvriers et employés et au sein de chacun de ces deux groupes. Dans le même temps, ces écarts, quel que soit le domaine considéré, apparaissent toujours inférieurs à ceux séparant les « classes populaires » des classes moyennes et supérieures.

La persistance des inégalités sociales et le rapprochement des employés et des ouvriers

En effet, toute une série d’indicateurs montrent que les inégalités entre cadres et professions intermédiaires d’un côté, employés et ouvriers de l’autre, se maintiennent, voire s’accentuent, et que la situation de ces deux groupes se rapproche.

Cela est net sur le plan des ressources économiques : que ce soit en termes de salaires, de revenus, de niveau de vie, et encore plus de patrimoine, les ouvriers et les employés sont proches les uns des autres, et loin derrière les catégories intermédiaires et supérieures. Ces inégalités économiques se sont en outre accentuées depuis les années 1980. Il existe des disparités internes, mais elles sont moins fortes que dans les autres groupes.

Autre domaine d’inégalités persistantes : la santé. La mortalité des employés et des ouvriers est plus élevée, de même que leur exposition aux maladies et accidents professionnels, ou encore à la vieillesse en situation de dépendance. Les différences entre hommes et femmes sont nettes : les hommes ouvriers sont les plus frappés. Pour la période 2000-2008, à trente-cinq ans, leur espérance de vie était de sept années inférieures à celles des hommes cadres. De même, les femmes employées ont un rapport au corps très différent de celui des femmes cadres, comme on le voit à propos de l’obésité qui touche beaucoup plus les employées et les ouvrières. Il en est de même pour le fait de vieillir en mauvaise santé.

En ce qui concerne la scolarisation, l’accès aux études secondaires et supérieures s’est accru pour les enfants d’ouvriers et encore plus pour les enfants d’employés, mais il reste limité. Il s’effectue surtout dans des filières courtes et peu valorisées comme les bacs technologiques et professionnels au lycée, ou les BTS après le bac. Si l’on regarde les niveaux de diplôme des adultes, ils demeurent très contrastés. En 2010, 32 % des ouvriers et 20 % des employés sont sans diplôme, contre 5 % et 2 % des professions intermédiaires et des cadres.

Bien d’autres aspects pourraient être évoqués, mais un dernier point est essentiel : la distance des classes populaires à la politique institutionnelle s’est nettement renforcée par rapport aux années 1970, comme en attestent la hausse continue de l’abstention et des votes intermittents parmi les ouvriers et les employés, l’éclatement de leurs votes entre gauche et extrême droite, mais aussi le recul de leur part parmi les dirigeants politiques, les élus et même parmi les militants.

L’expérience de la subordination au cœur d’une condition commune

Au-delà de l’énumération de ces indicateurs d’inégalités persistantes ou croissantes, les enquêtes récentes, montrent que trois facteurs sont au cœur de ce rapprochement entre ouvriers et employés et du maintien de leur position dominée : leur situation au travail, les perspectives de mobilité sociale et les alliances conjugales.

Premier facteur : les situations de travail. Pour les hommes et les femmes qui exercent des métiers employés et/ou ouvriers, la vie de travail est surtout marquée par des bas salaires, des tâches souvent usantes physiquement mais aussi psychologiquement, et une condition subalterne (à travers par exemple le contrôle du travail et les exigences de productivité). Les situations de job strain (tensions au travail liées à de fortes exigences et au manque de ressources pour y faire face) notamment sont plus répandues dans les professions subalternes. Être ouvrier ou employée dans l’industrie comme dans les services, c’est aussi subir le temps des autres, des supérieurs hiérarchiques, des actionnaires, des clients et des usagers aussi. C’est en outre faire face à une incertitude constante sur l’avenir, du fait de la précarité de l’emploi, mais aussi au quotidien, du fait des horaires du travail : atypiques ou décalés, ceux-ci contraignent les formes de la vie familiale et personnelle.

Deuxième facteur : la mobilité sociale et les faibles possibilités d’évoluer professionnellement. Depuis les années 1980, les perspectives d’accès aux professions intermédiaires demeurent très limitées tandis que les circulations entre employés et ouvriers se sont accrues entre générations. La raréfaction des chances d’accès à la petite fonction publique ou à certains statuts d’indépendants, tout comme la difficulté d’accéder aux formations qualifiante, contribuent à maintenir dans des positions subalternes la majorité des exécutants.

Troisième facteur : les alliances conjugales et, en particulier, l’homogamie, demeure forte. Un ménage sur cinq est formé d’un ouvrier et d’une employée. 40 % des couples sont composés d’ouvriers, d’employés ou d’inactifs. Les alliances matrimoniales restent donc très clivantes socialement, et contribuent à la reproduction des milieux populaires.

Situations de travail caractérisées par la pénibilité et la subordination, faible possibilité d’évoluer professionnellement, formation des couples fortement inscrite au sein de la classe sociale d’origine : ces différents facteurs donnent aujourd’hui à l’expérience de la subordination la consistance d’une condition sociale.

Yasmine Siblot

[1] Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, et Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, coll.« U », 2015.

Mots-clefs : classes populaires; employés; ouvriers; subordination

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