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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

La fabrique de l’insurrection ou comment faire gagner un mouvement social

Pour qu’émerge un mouvement de protestation, il faut un changement sur le plan des consciences et des comportements. L’évolution des consciences présente au moins trois aspects distincts. D’abord, « le système » – ou les aspects du système que les gens perçoivent et dont ils font l’expérience – perd de sa légitimité. Un grand nombre d’individus, qui d’ordinaire se plient à l’autorité de leurs gouvernants et reconnaissent la légitimité du cadre institutionnel, en viennent à penser que ces gouvernants et ce cadre sont injustes et mauvais. Ensuite, des personnes qui d’ordinaire sont fatalistes, et pour qui le cadre existant est le seul envisageable, commencent à revendiquer des « droits », et par voie de conséquence exigent un changement. Enfin, les gens acquièrent une conscience nouvelle de leur capacité d’agir ; alors que d’ordinaire ils se considèrent impuissants, ils se mettent à croire qu’ils ont un certain pouvoir de modifier leur sort.

L’évolution des comportements est tout aussi remarquable, et on la perçoit en général plus facilement, du moins quand elle prend la forme de grèves, de manifestations ou d’émeutes à grande échelle. Ces comportements nous semblent avoir deux particularités. D’abord, les gens se rebellent en nombre ; ils se mettent à transgresser les traditions et les lois auxquelles ils se plient d’habitude, et ils défient les autorités devant lesquelles ils s’inclinent en temps normal. Ensuite, leur contestation se manifeste collectivement, elle est le fait d’un groupe et non d’individus isolés. Les grèves et les émeutes sont clairement des actions collectives, mais même certaines formes de contestation qui s’apparentent à des actes individuels, comme l’absentéisme scolaire, la délinquance ou la pyromanie, tout en étant plus ambigus, peuvent avoir une dimension collective, car ceux qui les commettent considèrent parfois qu’ils appartiennent à un mouvement plus vaste. De tels actes de contestation apparemment isolés peuvent être perçus comme des manifestations d’un même mouvement quand ceux qui y sont impliqués ont eux-mêmes le sentiment d’agir en tant que membres d’un groupe, ou quand ils partagent un certain nombre d’opinions protestataires.

Contester : de l’isoloir à la rue

Si en règle générale la contestation s’exprime d’abord dans l’isoloir, c’est tout simplement parce que les individus, révoltés ou non, ont été socialisés dans un environnement politique qui définit le vote comme lemécanisme à travers lequel le changement politique peut et doit se produire. Pour comprendre la prégnance de cette culture politique, et la puissance du contrôle exercé par les normes qui canalisent l’expression du mécontentement politique par la voie des urnes, il ne suffit pas d’alléguer le caractère incontournable de l’idéologie politique libérale aux États-Unis et l’absence d’idéologies concurrentes, car c’est précisément ce qu’il s’agit d’expliquer. Certaines pratiques qui caractérisent le système électoral lui-même – ses rituels, ses podiums et ses gratifications – sont éclairantes, en ce qu’elles contribuent à entretenir la confiance de la population dans le processus électoral. Ainsi, il est significatif que le droit de vote ait été octroyé aux hommes de race blanche appartenant à la classe ouvrière très tôt dans l’histoire des États-Unis, et qu’un système performant de gouvernement local se soit développé. Grâce à ces mécanismes, de vastes pans de la population se sont vus associer aux rituels des campagnes électorales et ont reçu leur part des gratifications symboliques du système électoral ; certains électeurs ont même bénéficié de faveurs concrètes en échange de leur soutien plus ou moins libre au gouvernement. Les croyances entretenues de la sorte ne se laissent pas facilement déloger. En un sens, le système électoral sert à mesurer et à enregistrer l’ampleur d’une désaffection naissante.

D’ordinaire, les premiers signes d’instabilité politique poussent les responsables politiques rivaux à tenter d’apaiser les groupes d’électeurs qui désertent leur camp, et à ce stade cela passe en général par des déclarations conciliantes. Plus les défections d’électeurs sont nombreuses, ou plus la concurrence entre les élites politiques est féroce, plus il y a de chances qu’y répondent des gestes d’apaisement symboliques. Mais si les causes du désordre et de la colère sont sérieuses – et seulement si elles le sont de façon durable –, il est probable que les tentatives de conciliation ne fassent qu’attiser l’effervescence populaire, car de fait elles signifient que certains des plus hauts dirigeants du pays font preuve de compréhension vis-à-vis de l’indignation des humbles.

En outre, de même que les dirigeants politiques portent une responsabilité importante dans l’agitation populaire, de même exercent-ils une forte influence sur les revendications des protestataires. Les gestes symboliques simplement censés apaiser les angoisses naissantes et la colère diffuse qui animent les masses peuvent en fin de compte leur servir de catalyseur. Ainsi, les grandes et creuses déclarations sur les « droits » des ouvriers, ou des Noirs, faites à la hâte par certains responsables politiques progressistes, y compris des présidents des États-Unis, ont contribué non seulement à nourrir le malaise des ouvriers ou des Noirs, mais également à le focaliser autour de revendications qui leur étaient dictées par les principaux dirigeants du pays.

Mais lorsque les gens sont ainsi encouragés au plan symbolique sans être apaisés au plan concret, leur contestation peut s’exprimer en dehors des rituels électoraux, et plus généralement déborder du cadre fixé par les normes politiques du système électoral représentatif. Ils peuvent en effet se rebeller, mais même si leur rébellion semble souvent confuse du point de vue de la politique américaine conventionnelle, ou du point de vue de certains militants, il n’en est rien ; il s’agit d’un comportement politique structuré. Lorsque les gens manifestent violemment dans la rue, leur comportement est structuré socialement, et c’est à l’intérieur de ce cadre que leurs actions sont, dans une certaine mesure, délibérées et mûrement réfléchies.

Photothèque Rouge/JMB

« S’il existe un génie de l’organisation, il réside dans la capacité de percevoir ce que les gens sont en mesure de faire dans des conditions données, puis de les y aider »

Contrairement aux causes de la révolte, qui font l’objet de nombreuses études, la question des raisons pour lesquelles, quand l’insurrection éclate, elle prend une forme plutôt qu’une autre n’est guère abordée. Pourquoi dans certains cas les gens font-ils la grève, et dans d’autres cas se mettent-ils à boycotter, à piller ou à incendier ? Si cette question est si peu examinée, c’est peut-être parce qu’aux yeux des observateurs le comportement contestataire qui s’exprime alors semble souvent confus, et donc inexplicable, à l’instar de l’idée que l’on se faisait des maladies mentales auxixe siècle.

L’association souvent faite, mais à tort, entre protestation populaire et violence est sans doute aussi un vestige de ce courant de pensée, où l’on considère qu’une foule en colère échappe aux normes et est dangereuse, à l’image de barbares déchaînés. La violence populaire est indéniablement l’une des multiples formes de contestation possibles, voire l’une des plus grossières, car elle enfreint les règles mêmes qui fondent la société civile. De fait, les groupes des classes populaires ont parfois recours à la violence – à la destruction de biens ou à l’atteinte aux personnes –, et cela a peut-être plus de chances de se produire quand les gens sont dans l’impossibilité, de par leur position institutionnelle, de choisir d’autres formes de contestation. Même si certains sont des militants actifs, ils ne sont en majorité pas violents. Et ce, tout simplement parce que les risques sont trop grands ; les sanctions qui punissent l’usage de la violence par les pauvres sont trop lourdes et dissuasives. (Bien sûr, il arrive souvent que la contestation des classes populaires donne lieu à une certaine violence lorsque des groupes plus puissants, déconcertés ou alarmés par les agissements incontrôlables des pauvres, font usage de la force pour les soumettre. L’abondante documentation qui existe sur les mouvements de protestation aux États-Unis est avant tout un inventaire des pertes causées dans les rangs des manifestants par des groupes armés publics ou privés.)

Au lieu d’expliquer les choses, ces manières de voir ont contribué à forger des images qui servent à discréditer les mouvements populaires en leur déniant toute signification et toute légitimité.

De même qu’aux États-Unis les institutions politiques électorales incitent les protestataires à emprunter la voie des urnes, voire ne leur laissent pas d’autre alternative si les troubles sont limités et que le système électoral semble leur offrir une possibilité de faire entendre leur voix, de même d’autres caractéristiques de la vie institutionnelle déterminent les formes que prend la protestation lorsqu’elle déborde du cadre de la politique électorale. Ainsi, ce n’est pas un hasard si certaines personnes font la grève, tandis que d’autres descendent dans la rue, pillent les réserves de céréales ou mettent le feu aux machines car, si les routines de la vie quotidienne maintiennent les gens dans la passivité, elles influencent également la forme que prend leur protestation quand elle éclate.

En premier lieu, la frustration et l’oppression que subissent les gens ne sont pas le résultat de processus vastes et abstraits, mais prennent corps dans un environnement concret, et c’est cette expérience concrète qui donne à leur colère la forme de récriminations précises visant des cibles précises. Les ouvriers font l’expérience de l’usine, du rythme effréné de la chaîne de montage, du contremaître, des mouchards et des vigiles, du patron et de la paie ; ils ne font pas l’expérience du capitalisme monopoliste. Les personnes qui dépendent des aides sociales font l’expérience des salles d’attente miteuses, du contrôleur ou de l’assistant(e) social(e), et des allocations de chômage ; ils ne font pas l’expérience de la politique américaine de protection sociale. Les locataires font l’expérience des plafonds qui fuient et des radiateurs froids, et ils identifient le propriétaire de leur logement ; ils ne connaissent pas les arcanes de la banque, de l’immobilier ou du bâtiment. Il n’est donc guère surprenant que, lorsque les pauvres se révoltent, ce soit si souvent contre la personne qui les contrôle, le propriétaire de leur taudis ou le petit commerçant de quartier, et non contre les banques ou les élites dirigeantes devant lesquelles le contrôleur, le propriétaire et le commerçant eux-mêmes s’inclinent. Autrement dit, c’est l’expérience quotidienne des gens qui donne corps à leurs griefs, fixe le contenu de leurs revendications et désigne les cibles de leur colère.

Enfin, et c’est le point le plus important, les rôles institutionnels déterminent les possibilités stratégiques en matière de contestation car, quand les gens protestent, c’est presque toujours en s’insurgeant contre les règles et les autorités liées à leurs activités quotidiennes. Ainsi les ouvriers protestent-ils en se mettant en grève. Ils le peuvent parce qu’ils sont rassemblés dans le cadre d’une usine, et leurs protestations consistent surtout à se rebeller contre les règles et les autorités associées à leur lieu de travail. Les chômeurs ne font ni ne peuvent faire la grève, même si, à leurs yeux, les propriétaires des usines et des entreprises sont responsables de leurs ennuis. Au lieu de cela, ils expriment leur colère dans la rue, là même où ils sont contraints de traîner, ou prennent d’assaut les centres d’aide sociale, et il est difficile d’imaginer qu’ils puissent faire autrement.

Pourtant, on entend partout qu’ils feraient mieux de s’y prendre autrement. En niant les contraintes imposées par la position institutionnelle des individus concernés, on a tôt fait de dénigrer la protestation, comme lorsque l’on critique les insurgés qui, au lieu de s’en prendre aux vrais centres de pouvoir, cherchent à atteindre la mauvaise cible par des moyens inappropriés. C’est ainsi que des directeurs de services sociaux s’emportent contre des bénéficiaires d’aides sociales qui ont saccagé leurs bureaux, et leur enjoignent d’apprendre plutôt à faire pression sur les représentants des pouvoirs publics. Mais pour les gens qui dépendent des aides sociales, ce n’est pas une mince affaire d’entreprendre le voyage jusqu’à la capitale de leur État ou jusqu’à Washington, et lorsque certains d’entre eux, fort rares, s’y rendent, il n’y a bien évidemment personne pour les écouter. Parfois cependant, il leur arrive de dévaster les centres sociaux, ce qui est plus difficile à ignorer.

Parvenus à ce stade, et pressentant que nos exemples pourraient laisser penser le contraire, précisons que les personnes ayant un grand intérêt personnel à la préservation d’une institution quelconque, qu’il s’agisse de directeurs de services sociaux ou de professeurs d’université, ne sont pas les seules qui ont tendance à mettre l’évolution des stratégies politiques sur le compte de la liberté de choix. Pas plus que les personnes ayant des opinions politiques plutôt conservatrices. Les militants radicaux ne disent pas autre chose lorsqu’ils appellent la classe ouvrière à s’organiser de telle ou telle manière, et à adopter telle ou telle stratégie politique, même quand il est flagrant que le contexte social ne le permet pas. Ce n’est pas de l’analyse des structures de pouvoir que naissent les possibilités de contestation. S’il existe un génie de l’organisation, il réside dans la capacité de percevoir ce que les gens sont en mesure de faire dans des conditions données, puis de les y aider. Mais dans les faits, la plupart des initiatives d’organisation populaire demandent aux gens de faire ce qu’ils ne sont pas en mesure de faire, et l’échec est assuré.

Remarque générale : les possibilités de contestation sont structurées par les caractéristiques de la vie institutionnelle. Pour le dire simplement, les gens ne sont pas en mesure de défier les institutions auxquelles ils n’ont pas accès, et auxquelles ils ne contribuent pas.

Quel rôle pour les leaders de la protestation ?

Les possibilités qu’éclate une protestation populaire comme les contraintes qui pèsent sur elle sont déterminées par le contexte social. Résumons succinctement ce que cela implique concernant le rôle des meneurs dans les mouvements de protestation.

La protestation naît en réaction à de profonds bouleversements de l’ordre institutionnel. Elle n’est pas créée par ceux qui l’organisent et en prennent les commandes.

Une fois qu’elle a éclaté, les formes particulières qu’elle prend sont en grande partie déterminées par les caractéristiques de la structure sociale. Les organisateurs et les meneurs d’une protestation qui élaborent des stratégies sans tenir compte de la position sociale des personnes qu’ils cherchent à mobiliser sont condamnés à échouer.

Les élites réagissent à la fois aux perturbations institutionnelles causées par la protestation, et à d’autres impératifs institutionnels puissants. Leurs réactions ne sont pas déterminées de façon significative par les revendications des organisateurs et des meneurs de la protestation. Et elles ne sont pas non plus déterminées de façon significative par les organisations de pauvres dotées d’une structure officielle. Quelle que soit la pression qu’exercent à l’occasion les groupes des classes populaires sur la politique américaine, elle n’est pas le fait de ces organisations, mais de la protestation de masse et de ses conséquences en termes de perturbations.

Enfin, les protestations aux États-Unis sont épisodiques et éphémères, car dès qu’elles prennent de l’ampleur, diverses formes de coercition et d’aménagements institutionnels sont aussitôt déployées, qui ont pour effet de rétablir le calme. Les organisateurs et les meneurs d’une protestation ne peuvent éviter ni son reflux, ni l’érosion de l’influence éventuelle qu’elle a fait gagner aux classes populaires. Tout juste peuvent-ils, tant que c’est possible, tenter d’obtenir ce qui peut l’être.

Ce sont là quelques aspects – et non des moindres – qui montrent que les mouvements de protestation sont déterminés par le contexte institutionnel, et non par l’action délibérée de ceux qui les organisent et en prennent les commandes. Les contraintes sont énormes et incontournables. Et pourtant, à l’intérieur du cadre qu’elles délimitent, il reste une certaine latitude pour l’action délibérée. Les organisateurs et les meneurs décident de faire telle chose plutôt que telle autre, et ce choix affecte dans une certaine mesure le cours du mouvement de protestation. Si la marge de manœuvre est moindre qu’ils ne l’auraient souhaité, elle n’augmente cependant pas quand ils se comportent comme si les contraintes institutionnelles n’existaient pas, en optant pour des stratégies qui ne tiennent aucun compte de la situation réelle. Il serait plus judicieux de prendre la mesure de ces contraintes, et de mettre à profit la latitude restante, si minime soit-elle, pour renforcer l’influence que peuvent gagner les classes populaires. Et si nos conclusions sont justes, cela signifie qu’il s’agit de mettre en œuvre des stratégies qui décuplent, dès leur éclosion et à chaque étape de leur déroulement, l’intensité et les effets déstabilisateurs des mouvements de protestation.

Frances Fox Piven et Richard A. Cloward

Extraits du 1er chapitre de Poor People’s movements. Why they succeed, how they fail, Pantheon, New York, 1977 (traduit dans « Porte-parole, militants et mobilisations », Agone 56, avril 2015).

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