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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Médias critiques et conscience politique

Les militants politiques constatent très souvent que leur discours ne concerne pas les classes populaires. Les idées qui valorisent la révolte prolétarienne ne se diffusent pas auprès des premiers concernés. Les classes populaires se tournent vers les médias commerciaux qui portent une idéologie de la réussite individuelle. Les exploités se désintéressent des « médias de gauche » et des journaux alternatifs.

Vincent Goulet ne se contente pas de ce constat. Plutôt que de fustiger l’abrutissement des masses, il propose une réflexion pour inventer des médias critiques et populaires dans Médias : le peuple n’est pas condamné à TF1 ! Le sociologue définit ces médias populaires comme « largement diffusés et en phase avec les préoccupations et centres d’intérêt des travailleurs, de façon à accompagner celles et ceux qui luttent pour améliorer leurs conditions d’existence ».

Le mouvement ouvrier porte des réflexions autour du socialisme et doit s’appuyer sur des médias alternatifs pour diffuser ses idées. Des images et des utopies doivent alimenter la conscience de classe des exploités pour encourager leur entrée en lutte.

Todd Gitlin montre que les médias dominants, contrôlés par les classes dirigeantes, imposent des sujets et un cadrage défavorable aux luttes sociales. Les leaders du mouvement ouvrier peuvent devenir des vedettes médiatiques, mais sans faire avancer les intérêts collectif de la lutte. La contestation est récupérée par le spectacle. En revanche, des médias indépendants peuvent s’adresser directement aux classes populaires. « Des médias qui soient en capacité de proposer une image à la fois désirable et possible du socialisme, d’éclairer les chemins de ceux qui veulent s’y engager, et de construire une représentation autonome des classes populaires », précise Vincent Goulet.

Le terme de « peuple » semble trop flou et ne désigne aucun véritable groupe social. Malgré la désindustrialisation, les ouvriers et les employés demeurent une grande majorité de la population, y compris en France. Mais la société de consommation orientent vers des désirs de réussite sociale et d’identification à une classe moyenne. Les classes populaires ne forment aucun ensemble homogène. La montée du chômage et de la précarité et surtout l’effondrement du mouvement ouvrier et de ses réflexes de résistances désorientent les milieux populaires. L’isolement, le repli sur la sphère privée et le désintérêt pour les problèmes sociaux reflètent cette évolution. La réflexion sur des médias critiques et populaires semble donc importante.

Médias politiques et classes populaires

Les médias populaires et commerciaux semblent plus consultés par les classes populaires que les médias de gauche. Le journal L’Humanité, pourtant censé porter la cause du prolétariat, semble surtout lu par des cadres. La presse populaire et commerciale se développe au XIXe siècle. Les journaux évoquent les sujets de la vie quotidienne comme une fête ou un lieu fréquenté. Le ton est celui de la conversation familière avec des interpellations du lecteur. Cette presse prône une morale traditionnelle fondée sur le respect, le travail et le mérite. Après la guerre, des radios comme Europe 1 s’adressent à un large public. Même à l’époque de l’apogée du parti communiste, L’Humanité semble moins lu que France Soir.

Les classes populaires manifestent un désintérêt et une indifférence pour la politique. Richard Hoggart observe une méfiance à l’égard des affaires publiques et des institutions qui sont considérées comme mauvaises et dangereuses. « Le monde de la politique reste pour le plus grand nombre extérieur à celui de la vie quotidienne », souligne Richard Hoggart. La « débrouille » individuelle et la solidarité familiale priment sur la lutte collective pour faire face aux problèmes. Ensuite, une partie du prolétariat adopte une vision conservatrice du monde. Devenir propriétaire ou petit patron alimente les rêves de promotion sociale de certains prolétaires. L’effort et le travail sont alors valorisés, comme dans la religion. Les électeurs populaires qui votent pour le Front National sont des salariés avec un emploi fixe mais des faibles revenus qui ne leur permettent pas d’accéder à la propriété. Les valeurs de gauche, professées comme abstraites, ne concernent pas des individus qui recherchent une réponse immédiate à leurs difficultés.

L’Humanité, Le Monde diplomatique, Politis, et même les journaux libertaires n’intéressent pas grand monde. « Dans la presse d’extrême gauche, la phraséologie politique, l’exposé des subtiles nuances doctrinales et de courants satisfont le petit groupe de militants très engagés tandis qu’elle exclut le cercle plus large des sympathisants », observe Vincent Goulet. Le ton professoral et pédagogique peut même sembler méprisant pour les lecteurs. Les journalistes militants écrivent pour accéder à une position d’autorité intellectuelle dans leur organisation. Ensuite, la presse de gauche se réfère à la presse traditionnelle, comme Le Monde, et adopte ses codes ou centres d‘intérêts. Les revues intellectuelles comme Vacarme, Contretemps, Mouvements, Multitudes aspirent davantage à une reconnaissance auprès du petit milieu intellectuel, plutôt qu’à être lu par les classes populaires. Ensuite, les journalistes et les cadres des organisations gauchistes sont tous issus d’une petite bourgeoisie intellectuelle déconnectée des préoccupations et du langage des classes populaires.

L’espace public et la presse se conforment au modèle du salon bourgeois, selon le philosophe Habermas. Les élites doivent éclairer les masses populaires selon l’idéal des Lumières. Lénine et les militants bolcheviques, en bons bourgeois, considèrent également que la presse doit éveiller les masses. Mais cette bourgeoisie oublie que le prolétariat adopte un regard distancié et critique à l’égard des médias. Les classes populaires ne se laissent pas aussi facilement endoctriner.

Vincent Goulet propose des affirmations qui semblent péremptoires sur l’opinion supposée des classes populaires. Sondeurs et sociologues ont tendance à percevoir le prolétariat comme une classe homogène. Mais il est vrai que les personnes peu politisées privilégient le jugement moral sur l’analyse politique. Les excès de la bourgeoisie provoquent plus l’indignation que la réflexion. Les journaux militants privilégient le contenu en considérant à tord qu’il conditionne la réception. Ils devraient plutôt peaufiner leur style pour devenir plus accessibles. « Rompre avec le positivisme militant et accepter toutes les fonctions des médias supposent de reconnaître avec humilité leurs limites dans la construction des opinions et l’impossibilité de contrôler les effets sur autrui de ses propres propos », indique Vincent Goulet.

Médias de lutte

Des médias populaires et émancipateurs peuvent se créer. Ils « sont apparus dans des contextes sociaux particulièrement troublés, dans des périodes de crise où les structures sociales se fissuraient », observe Vincent Goulet. Les mouvements de contestation sociale favorisent l’émergence d’une conscience politique et sa diffusion. « C’est en renouvelant le discours politique, en inventant une nouvelle parole que ces médias ont pu largement rassembler des publics populaires », souligne Vincent Goulet. Ces médias permettent d’exprimer des désirs à travers un nouveau discours pour sortir de la routine militante.

Pendant la Révolution française, le journal Le Père Duchesne s’adresse aux sans culottes et au petit peuple. Il pratique souvent l’insulte à travers un langage familier. Ses préoccupations demeurent ancrées dans la vie quotidienne et il évoque lesplaisirs de la vie, comme le repos, la fête et le vin. Il dénonce le prix du vin et attaque les autorités. Il se range du côté des plus faibles et fustige l’hypocrisie des nouveaux politiciens qui profitent de la situation pour servir leurs intérêts propres. Mais ce journal est fondé par Hébert, un bourgeois déclassé qui utilise son média pour revendiquer sa place dans la vie politique dans un groupe d’extrême gauche. Au contraire, les Enragés refusent de participer aux institutions et proposent une société égalitaire et libertaire, avec une révocabilité permanente des mandats. Le Père Duchesne incarne les ambiguïtés d’un média meneur, à la fois fédérateur mais aussi marchepied vers le pouvoir.

En 1880, après la Commune de Paris, Jules Vallès fonde Le Cri du Peuple. Ce journal s’adresse à toutes les sensibilités du socialisme et refuse tout dogmatisme. Ce titre révolutionnaire se range du côté des exploités mais refuse d’être inféodé à une organisation politique. Le Cri du Peuple pratique l’humour et l’ironie, privilégie un style alerte et comprend également un feuilleton, comme dans la presse commerciale. Le ton condescendant de la pédagogie militante est également refusé. « Ce style, qui articule plainte et indignation, dénonciation et espérance, permet à la fois de consoler le lecteur et de l’inciter à se mettre en marche vers de nouveaux horizons », décrit Vincent Goulet.

En 1979, Radio Lorraine Cœur d’Acier (LCA) est lancée par des grévistes de la CGT dans la région de Logwy, mais conserve son indépendance. Cette radio locale engagée permet au peuple de prendre la parole. Créée dans le contexte de la lutte des sidérurgistes, la radio suit les évènements mais s’ouvre à l’ensemble de la population. « La lutte était prioritaire. Les grévistes sidérurgistes avaient priorité sur l’antenne s’il se passait quelque chose, mais ce n’était qu’un des aspects de la radio, qui touchait un peu à tous les aspects de la vie », confie son principal animateur Marcel Trillat. Les patrons, les journalistes bourgeois et la presse locale, qui défend les intérêts des notables contre la population, sont joyeusement moqués à l’antenne. Des émissions sont confiées à des volontaires et peuvent évoquer des sujets culturels.

Chacun peut prendre le micro et évoquer son quotidien. Même les femmes s’emparent de l’antenne pour parler de leurs souffrances propres. Elles parlent même de sexualité et des appartements mal insonorisés qui répriment le plaisir amoureux et sensuel. « A cause des 3/8, Usinor m’a volé les deux tiers de mes nuits d’amour », dénonce même une militante chrétienne. La radio permet de briser les séparations et rapproche les individus. L’extrême gauche est alors influencée par le conseillisme et privilégie une forme de co-construction du média et du public, loin d’un média meneur. Au contraire, les bureaucrates de la CGT n’apprécient pas la liberté de ton et grincent souvent des dents en écoutant la radio. Ils mettent un terme à cette expérience jugée trop libertaire dès l’été 1980.

Médias et cultures populaires

Il semble important d’exprimer une culture populaire autonome. La culture commerciale comme la culture élitiste légitime sont à rejeter pour inventer un nouvel imaginaire. « Une culture permet aussi d’exprimer des rêves, des frustrations, de dépasser sur un mode imaginé les limites et les difficultés de la vie quotidienne », souligne Vincent Goulet. Les médias de gauche, y compris anarchistes, insistent sur l’éducation et la pédagogie qui masque mal un mépris autoritaire pour les cultures populaires. Les médias de gauche privilégient un regard compatissant et engagé à l’égard des classes populaires sans rapport avec ce qui est effectivement vécu par les personnes concernées.

La liberté de ton, proche du langage de la discussion et l’humour peuvent permettre de rompre avec la parole scolaire des médias de gauche. Le public doit également pouvoir s’exprimer. Les réseaux sociaux mais surtout l’organisation événements, de fêtes et de rencontres permettent de rapprocher le média et le public. Surtout, il semble important de rompre avec cette posture militante qui consiste à séparer la politique de la vie quotidienne. L’idéologie surplombante occulte les passions et les plaisirs de la vie quotidienne.

Il semble aussi important de relativiser l’importance des médias. Ce sont les luttes sociales qui permettent d’intensifier les rencontres et la réflexion critique pour construire une conscience révolutionnaire. Mais ce ne sont pas les avant-gardes intellectuelles ou politiques. Ce sont les luttes qui produisent leurs propres médias plutôt que les medias qui permettent de créer des luttes. « Les médias émancipateurs n’ont touché leurs publics populaires que dans des périodes actives de luttes sociales et politiques », souligne Vincent Goulet. Ensuite, les médias deviennent influents lorsqu’ils ne sont pas inféodés à des organisations politiques et expriment une ligne éditoriale autonome. Les réseaux sociaux et médias numériques permettent de créer et de diffuser une information de manière décentralisée.

Le journal permet aussi des rencontres pour coordonner les individus et impulser une réflexion collective. Le journal permet l’émergence d’une conscience de classe, « en jouant le rôle de médiateurs entre rédacteurs et lecteurs qui se reconnaissent réciproquement dans une certaine parole politique », précise Vincent Goulet. Les médias politiques ne doivent pas se fixer pour but de conscientiser les masses dans une démarchee gauchiste et avant-gardiste. Ils doivent au contraire permettre aux prolétaires qui luttent d’exprimer leurs propres réflexions et leurs propres désirs.

Source : Vincent Goulet, Médias : le peuple n’est pas condamné à TF1 !, Textuel, 2014

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Radio : Frühstück ! La matinale de Radio MNE #24, mis en ligne le 25 février 2015 (à partir de 40 minutes)

Vincent Goulet, Médias : le peuple n’est pas condamné à TF1, publié sur Mediapartle 16 janvier 2015

Lucie Fourgeron, Vincent Goulet : « Réinventer des médias émancipateurs passe par une réconciliation avec les classes populaires », publié sur le site du journal L'Humanité le 30 janvier 2015

Laurent Etre, Culture populaire et émancipation sociale, publié sur le site Peuple émancipé le 15 mars 2015

Pauline Vermeulen, Vincent Goulet : « La responsabilité du journaliste relève de sa capacité à se dissocier, à prendre conscience de sa fonction anthropologique », interview publiée dans le magazine en ligne Fragil.org

Gaël Vaillant, "Entre TF1 et France 2, c'est la prime à celui qui ne prend pas de risque", interview publiée dans le JDD le 4 février 2015

Articles de Vincent Goulet publiés sur le portail Cairn

Gilles Bastin, "Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations", de Vincent Goulet : les dépossédés de la télévision, publié dans Le Monde des livres le 28 octobre 2010

Vicent Goulet, Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations, publié sur le site Bouillaud's Weblog

Yannick Delneste, Un sociologue dans les tours, publié dans le journal Sud-Ouest le 29 septembre 2010

JBB, Lorraine Cœur d’Acier – « Les beaux moments d’histoire ne sont pas toujours ceux qui finissent bien », publié sur le site du journal Article 11 le 24 avril 2013

Vidéo : documentaire Longwy radio lorraine coeur d'acier

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Publié dans #Contre culture

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