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SERPENT -  LIBERTAIRE

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La scène se déroule au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo. Il est 19 h 50, ce jeudi 8 janvier, lorsqu’un agent du renseignement territorial (ex-RG) téléphone à l’ancien syndicaliste policier, Jo Masanet. Il lui parle de la cellule de crise mise en place « avec Bernard Cazeneuve et tous les services de renseignement », place Beauvau. Puis l’agent marque une pause. Il hésite, cherche ses mots pour évoquer les frères Kouachi toujours recherchés : « Bon, par contre… Faut savoir que, heu… On avait les informations déjà sur les individus… On les avait suivis, on les avait sur notre base de données… » Ils les connaissaient mais ne les surveillaient pas.

« On avait constaté que la DGSI (la direction générale de la sécurité intérieure) était dépassée par les événements, d’accord ? Donc, on a un gros souci, là-dessus… » Cette conversation, écoutée par des enquêteurs en marge d’un dossier de trafic d’influence, illustre ce que beaucoup pensent sans oser le dire dans un cadre officiel. Et ce même au sein de la DGSI, traversée depuis par de légitimes questions sur ses choix stratégiques et ses méthodes de travail.

L’enquête du Monde révèle ces dysfonctionnements évoqués par l’interlocuteur de Masanet. Il ne s’agit pas d’assurer que les attentats qui ont fait 17 morts en janvier auraient pu être déjoués mais, au moment où le gouvernement présente un projet de loi attribuant des pleins pouvoirs techniques aux services de renseignement, de mesurer la nature exacte des erreurs commises. Et de remettre en doute la version officielle, servie au lendemain des attentats.

Lire aussi : Les attentats en France : la myopie des services de renseignement

Lorsque, le samedi 10 janvier, Le Monde publie un article décrivant « la myopie des services de renseignement », aveuglés par les départs de jeunes en Syrie et délaissant les vétérans du djihad, comme Chérif Kouachi, le ministère de l’intérieur organise dans l’après-midi « un débrief» avec des médias afin de désamorcer la polémique. A Beauvau, encadrés de collaborateurs du ministre, Patrick Calvar, le patron de la DGSI, et Lucile Rolland, la chef de la sous-direction « T » chargée de la lutte antiterroriste, détaillent sous le sceau du off à dix journalistes le dispositif qui visait les frères Kouachi.

Les jours suivants, les médias reprennent ces éléments de langage : Chérif Kouachi a été surveillé jusqu’à la fin de l’année 2013, son frère Saïd jusqu’à l’été 2014, mais rien ne laissait penser qu’ils préparaient un attentat et, de toute façon – affirment des articles, citant « Beauvau » ou « certains cadres du renseignement » –, les écoutes administratives avaient dû être interrompues à la demande de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), l’autorité administrative indépendante chargée du contrôle de ces enquêtes.

Interrogations sur la réalité d’une surveillance

Ce qui provoque, lundi 12 janvier, un démenti de la CNCIS : « A aucun moment (la Commission) n’a manifesté d’opposition (…). Les affirmations contraires sont, par conséquent, au mieux une inexactitude, au pire une manipulation. » Ce communiqué aura peu d’écho. L’opération a fonctionné : la polémique s’est détournée de la DGSI.

Pourtant les renseignements qu’elle a fournis durant la traque sont de nature à s’interroger sur la réalité de la surveillance des Kouachi. Le 7 janvier, la note de renseignement sur Saïd Kouachi fait moins de deux pages, et les informations datent d’avant 2012.

N’y figurent pas les deux fiches « S » – pour sûreté de l’Etat – qui le présentent comme un « individu susceptible d’être lié à la mouvance islamiste radicale internationale » dont « les déplacements à l’étranger [sont] de nature à compromettre la sécurité nationale ». Il n’y est même pas mentionné son mariage, ni sa paternité. Il faudra attendre le 9 et une note « mise à jour » pour que la DGSI communique un état civil complet.

Autre lacune : les trois adresses données pour son mandat de recherche se révèlent « erronées ». Dans la foulée, un nouveau mandat est émis avec trois adresses supplémentaires. Pour un même résultat. L’une d’elles, à Pantin, concerne un homonyme de 81 ans… En réalité, le terroriste vit à Reims depuis des années. Son adresse n’a jamais changé, à un détail près : le nom de la rue a été rebaptisé le 26 février 2014, date à laquelle la DGSI est censée le surveiller.

Les parents Kouachi mis sur écoute sont décédés

La note sur Chérif Kouachi, condamné en 2008 dans le dossier de la filière irakienne des Buttes-Chaumont, n’est pas mieux renseignée et se révèle plus sommaire que celle de son beau-frère, un jeune de 18 ans ayant manifesté sur Internet son désir de partir en Syrie, l’obsession des services de renseignement. Symbole du manque de connaissance de ceux qu’ils sont supposés avoir surveillés durant près de trois ans : la DGSI met sur écoute, après la tuerie de Charlie Hebdo, une ligne de téléphone attribuée aux parents de Chérif et Saïd en Algérie, avant de réaliser qu’ils sont morts depuis plus de vingt ans.

Le jeudi 8 janvier, le New York Times révèle que Saïd Kouachi se serait rendu au Yémen durant l’été 2011. Ce voyage va être abordé lors du débrief à Beauvau : les Etats-Unis avaient alerté les services français, ajoutant que Salim Benghalem, un délinquant radicalisé en prison, l’accompagnait. Mais la DGSI passe sous silence un élément capital. Dans le cadre d’un dossier de filière djihadiste, la justice a entendu, les 28 et 29 janvier 2014, un témoin qui rapporte les confidences faites par Salim Benghalem à propos du voyage au Yémen. Benghalem y a rencontré « un membre haut placé » d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA). « [Salim] a reçu une formation à la manipulation des armes. (…) Quelqu’un lui avait donné pour mission de commettre un attentat en France, il me semble que c’était contre une université américaine en France. (…) Il fallait qu’il se rende sur place avec une arme et qu’il tue tout le monde. » Le lendemain, ce témoin complétera : « [son] groupe était constitué de plusieurs Français ».

Le témoin n’a pas prononcé le nom de Kouachi mais sa description d’un commando entraîné pour commettre des attentats en France est jugée suffisante pour relancer des écoutes sur Saïd début 2014. Pas assez pour en faire une priorité et consacrer des effectifs à des filatures. Au regard du mode opératoire de la tuerie de Charlie Hebdo et alors que celle-ci a été revendiquée par AQPA, se contenter d’écoutes sur un individu habitué depuis une dizaine d’années à ne rien dire au téléphone résonne a posteriori comme une erreur.

Ce qui n’est pas sans rappeler un autre épisode douloureux au contre-espionnage français : la DCRI – l’ancienne appellation de la DGSI – avait stoppé les surveillances sur Mohamed Merah six mois avant qu’il ne tue sept personnes en mars 2012 à Toulouse et à Montauban. Comme pour les Kouachi, le service se justifiait en disant que Merah n’avait « aucune activité radicale apparente » et surtout que la CNCIS n’avait pas autorisé les écoutes.

L’histoire se répète. A une exception. Nommé après l’affaire Merah, le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, avait assuré que c’était « l’intérêt de l’Etat que la vérité soit faite ». Vingt-quatre documents avaient été déclassifiés. On avait alors découvert que les rapports de la DCRI contredisaient la version de… la DCRI. M. Merah n’était pas « un loup solitaire » qui s’était autoradicalisé mais au contraire une « cible privilégiée » au sein d’un réseau identifié. Personne n’a encore réclamé la déclassification des comptes rendus de surveillance des Kouachi entre 2011 et 2014. Le ministère de l’intérieur, qui avait créé la DGSI en mai 2014 pour pallier ces dysfonctionnements, n’a pas souhaité faire de commentaire.

  • Matthieu Suc
    Journaliste au Monde

Vos réactions (77)Réagir

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Incompétences ? il y a 3 semaines

Des lois supplémentaires de surveillance sont inefficaces ! Mieux vaudrait former la DGSI à exploiter les données qu'elle a déjà ! L'affaire Merha l'avait déjà démontré, celle de Charlie-hebdo n'a fait que confirmer ! Par ex : que Merha puisse sortir de son appartement assiégé ( en présence du ministre de l'intérieur de l'époque) pour aller passer un coup de fil (à qui ?) depuis la cabine du coin n'a jamais été élucidé ! Seule affaire menée : celle qui a été montée de toute pièce, Tarnac !


Les attentats en France : la myopie des services de renseignement

Après trois jours d’une crise hors normes qui a causé la mort de 17 victimes et de 3 terroristes, le temps est venu de s’interroger sur la capacité de l’Etat à prévenir une telle violence. Depuis le début du conflit syrien, en 2011, les autorités publiques, les services de sécurité, les médias et, aussi, d’une certaine manière, l’opinion semblent s’être focalisés sur la menace suscitée par les départs en Syrie.

Finalement, la plus grande violence est venue d’anciens du djihad ayant eu maille à partir avec la justice dès 2004. Les départs de jeunes Français partis combattre en Syrie dans les rangs djihadistes n’auraient-ils pas aveuglé les services de renseignement ?

Certes, le nouveau phénomène syrien, massif et proche, a aussi montré ses dangers. Le 24 mai 2014, Mehdi Nemmouche, revenant de Syrie, a assassiné quatre personnes au Musée juif de Belgique, à Bruxelles. Mais entre 2010 et ce début d’année 2015, sur le seul territoire français, les frères Kouachi et leurs amis des filières dites du 19e arrondissement poursuivaient leur radicalisation, achetaient des armes, et entretenaient des contacts avec des proches ayant choisi de combattre en Syrie ou en Tunisie dans les rangs djihadistes.

« L’intensité baisse »

Comme pour anticiper cette question, le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, a affirmé, au cœur des événements, que les auteurs des attaques sanglantes « avaient fait l’objet de surveillance [policière] ». « Il n’y avait pas d’élément les concernant témoignant de l’imminence d’un attentat », a-t-il poursuivi. Laissant ainsi entendre un argument déjà donné, en 2012, dans le cas de Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, pour justifier le défaut d’anticipation.

« Quand il n’y a pas d’activités particulières pendant un certain temps, de fait, l’intensité baisse et on passe à autre chose, mais les services ont traité chaque génération de djihadiste », avance un haut responsable en matière de sécurité et de renseignement. Et à la différence des nouveaux prétendants au djihad, les anciens qui viennent de faire irruption avaient connu, pour beaucoup, la justice et avaient appris à vivre « sous les radars », selon la formule d’un policier de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Pourtant, jusqu’en 2013, au moins, la police judiciaire antiterroriste est saisie de dossier concernant Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly. L’administration pénitentiaire ne fera rien remonter sur les dérives des intéressés lors de leur passage en prison. Et si la DGSI sera en mesure de fournir des adresses de possibles caches lors des cavales des frères Kouachi et de Coulibaly, aucune alerte ne sera donnée, en amont, sur leur basculement dans l’ultraviolence.

Difficile coopération

Le niveau de vigilance sur cette mouvance était d’autant plus bas que la coopération entre les services de sécurité français peinent encore à se fluidifier. « Après la tentative d’attentat de Djamel Beghal contre l’ambassade des Etats-Unis en 2001 à Paris, la CIA est venue en France faire la synthèse des éléments détenus par trois services français distincts, le contre-espionnage français, les Renseignements généraux et la Direction générale de sécurité extérieure, avant cela, chacun gardait ses informations pour lui », se souvient Bernard Squarcini, patron de la DCRI, de 2007 à 2012.

Si la coopération intérieure reste donc à parfaire, celle conduite avec l’étranger a pâti de certains événements, comme le « printemps arabe » survenu en 2010. « D’un coup, témoigne encore M. Squarcini, nous n’avions plus de contact avec nos homologues tunisiens, libyens ou égyptiens, puis ensuite syriens, notre vue s’est réduite. »

Faute de renseignement, les services de l’Etat n’ont pas disposé d’éléments permettant de saisir l’approche d’un passage à l’acte. Une tâche de plus en plus ardue face à des individus toujours plus nombreux, sans réel projet politique et à la psychologie instable. « La vraie question qui se pose à nos démocraties, c’est comment opposer la raison à une logique millénariste », lâche un conseiller ministériel.

Lire aussi : Pour Manuel Valls, il faut envisager de « nouveaux dispositifs » en matière de sécurité


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