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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Black like Mao. Chine rouge et révolution noire Robin Kelley et Elizabeth Esch

La révolution noire a été une dimension incontournable de la politique radicale aux États-Unis dans la période d’après-guerre. Dans cette histoire, on retient avant tout l’impact du Black Panther Party, et l’on connaît bien son attrait pour la révolution chinoise et le maoïsme. Mais cette histoire ne s’arrête pas au BPP. L’intérêt pour le maoïsme plonge ses racines dans toute une politique noire radicale qui débute dès les années 1950. Dans cette grande étude datant de 1999, Robin Kelly et Betsy Esch mettent à jour toute une histoire méconnue du nationalisme noir radical, des groupes d’autodéfense armée de Robert Williams à la poésie révolutionnaire marxiste-léniniste d’Amiri Baraka. Ce large spectre nous renseigne sur un héritage crucial de l’internationalisme noir pour la politique d’émancipation.

« Nous sommes à l’ère de Mao Zedong, l’ère de la révolution internationale, et la lutte des Africains-Américains pour la liberté fait partie intégrante d’un mouvement invincible ayant une portée mondiale. » Robert Williams, 19871

Il semblerait que le président Mao, au moins d’un point de vue symbolique, jouisse d’un regain de popularité dans la jeunesse. Son image et ses idées se retrouvent systématiquement dans une multitude de contextes culturels et politiques. The Coup, un groupe de hip-hop célèbre de la baie de San Francisco, a inscrit Mao Zedong au panthéon des héros noirs radicaux et a ainsi placé la lutte pour la liberté des Noirs dans un contexte international. Dans une chanson intitulée simplement « Dig it » (1993), The Coup a désigné ses membres comme « les damnés de la terre », il a invité son public à lire Le Manifeste du parti communiste, et a évoqué des icônes révolutionnaires comme Mao Zedong, Hô Chi Minh, Kwame Nkrumah, H. Rap Brown, le mouvement des Mau Mau du Kenya et Geronimo Ji Jaga Pratt. D’une manière typiquement maoïste, le groupe s’est emparé de la plus célèbre citation de Mao et l’a fait sienne : « Nous sommes conscients que le pouvoir [est] au bout du Glock (nickel plated)2. » Même si les membres de The Coup n’étaient même pas nés à l’apogée du maoïsme noir, « Dig it » renferme l’esprit du maoïsme à l’égard du monde colonial au sens large – un monde qui englobait les Africains-Américains. À Harlem, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, il semble que tout le monde possédait un exemplaire des Citations du Président Mao Tsé-Toung, plus connu sous le nom de « Petit Livre rouge »3. De temps à autre, les partisans du Black Panther Party pouvaient être aperçus en train de vendre le Petit Livre rouge au coin de la rue, ce qui était une manière de collecter des fonds pour le parti. Il n’était pas rare de voir se promener un jeune noir radical dans la rue habillé comme un paysan chinois – exceptées bien sûr la coupe afro et les lunettes de soleil.

Comme l’Afrique, la Chine était en mouvement. L’impression générale se dégageait que les Chinois soutenaient les Noirs dans leur lutte. En réalité, c’était plus qu’une impression : la population noire appelait réellement à la révolution au nom de Mao, tout comme au nom de Marx et Lénine. D’innombrables radicaux noirs de cette époque considéraient la Chine – un peu comme Cuba, le Ghana ou même Paris – comme le pays où une vraie liberté pouvait être acquise. La Chine n’était pas parfaite, mais c’était beaucoup mieux que de vivre dans le ventre de la bête. Lorsque la dirigeante des Black Panthers, Elaine Brown, visita Pékin à l’automne 1970, elle fut agréablement surprise par ce que la révolution chinoise avait réalisé pour améliorer la vie de la population. « Jeunes et vieux donnaient spontanément des témoignages émouvants, comme les baptistes convertis, à la gloire du socialisme4. » Une année plus tard, elle revint avec l’un des fondateurs desBlack Panthers, Huey Newton, qui décrivit son expérience en Chine comme la source d’« une sensation de liberté – comme si un grand poids avait été ôté de mon âme et que je pouvais être moi-même, sans avoir à m’en défendre ou faire semblant, ni même à m’en expliquer. Je me sentais complètement libre pour la première fois de ma vie – complètement libre parmi mes semblables5 ».

Plus d’une décennie avant que Newton et Brown mettent le pied sur le sol chinois, W.E.B. Du Bois considérait la Chine comme l’autre géant endormi s’apprêtant à mener les gens de couleur dans la lutte mondiale contre l’impérialisme. Il s’y était rendu pour la première fois en 1936 – avant la guerre et la révolution – au cours d’une visite prolongée en Union soviétique. De retour en 1959, alors qu’il était illégal de se rendre en Chine, Du Bois découvrit un nouveau pays. Il fut frappé par la transformation de la Chine, en particulier par ce qu’il perçut comme une émancipation des femmes, et fut convaincu que la Chine conduirait les pays sous-développés sur la route du socialisme. « Après de longs siècles, la Chine », dit-il à un auditoire de communistes chinois qui assistaient à la célébration de son quatre-vingt-onzième anniversaire, « s’est dressée sur ses pieds et a bondi en avant. Afrique, lève-toi et tiens-toi debout, parle et pense ! Agis ! Tourne le dos à l’Occident, à l’esclavage et à l’humiliation des cinq cents dernières années et contemple le soleil levant6. »

Les Noirs radicaux virent la Chine comme le phare de la révolution du Tiers-Monde et la pensée de Mao Zedong comme un véritable jalon de cette trajectoire révolutionniare. Ce fut le résultat d’une histoire complexe et passionnante impliquant littéralement des dizaines d’organisations et couvrant une grande partie du monde – des ghettos de l’Amérique du Nord à la campagne africaine. Par conséquent, le récit qui suit ne prétend pas être exhaustif7. Nous avons néanmoins entrepris d’explorer dans cet article l’impact de la pensée maoïste, et plus généralement celui de la République populaire de Chine, sur les mouvements radicaux noirs des années 1950 jusqu’au moins le milieu des années 1970. Nous explorerons également la manière dont le nationalisme noir radical a façonné les débats au sein des organisations maoïstes et « anti-révisionnistes » aux États-Unis. Notre postulat est que la Chine a offert aux radicaux noirs un modèle marxiste « de couleur », ou tiers-mondiste, qui leur a permis de contester une vision blanche et occidentale de la lutte des classes – un modèle qu’ils façonnaient et refaçonnaient en fonction de leurs propres réalités culturelles et politiques. Bien que le rôle de la Chine ait été contradictoire et problématique à bien des égards, le fait que les paysans chinois, à la différence du prolétariat européen, aient mené une révolution socialiste et défini une position distincte de celle des camps américain et soviétique dans la politique mondiale, dota les radicaux noirs d’un sens plus profond de l’importance de la révolution et du pouvoir. Enfin, Mao ne démontra pas seulement aux Noirs du monde entier qu’ils ne devaient pas attendre des « conditions objectives » pour faire la révolution ; son insistance sur la lutte culturelle a elle aussi profondément orienté les débats autour de la politique et des arts noirs.

La longue Marche

Quiconque est familier avec le maoïsme sait que celui-ci n’a jamais constitué une idéologie à part entière destinée à remplacer le marxisme-léninisme. Au contraire, il a plutôt marqué un tournant s’opposant au « révisionnisme » du modèle soviétique post-stalinien. La contribution effective de Mao à la pensée marxiste résulta directement de la révolution chinoise de 1949. Mao insista sur le fait que la puissance révolutionnaire de la paysannerie ne dépendait pas du prolétariat urbain. Cette idée était particulièrement attrayante pour les radicaux noirs sceptiques à l’idée d’avoir à attendre des conditions objectives pour commencer leur révolution. L’idée que le marxisme peut être (doit être) remodelé en fonction des exigences temporelles et géographiques est centrale dans le maoïsme, de même que l’idée que le travail pratique, les idées et le leadership découlent du mouvement des masses et non d’une théorie abstraite ou résultant d’autres luttes8. En pratique, cela signifiait que les véritables révolutionnaires devaient posséder une volonté révolutionnaire pour l’emporter. L’importance de la notion de volonté révolutionnaire ne saurait être sous-estimée, en particulier pour ceux appartenant à des mouvements isolés et attaqués de tous côtés. Armés de la théorie adéquate, de l’attitude éthique appropriée et de la volonté, les révolutionnaires, dans les termes de Mao, peuvent « déplacer des montagnes9 ». Peut-être est-ce pour cela que le dirigeant communiste chinois Lin Biao écrivit dans la préface des Citations : « Une fois que les larges masses se sont approprié la pensée de Mao Zedong, celle-ci devient une source inépuisable de force et une bombe atomique spirituelle d’une puissance infinie10. »

Mao et Lin Biao reconnaissaient que la source de cette « bombe atomique » se trouvait dans les luttes des nationalistes du Tiers-Monde. À une époque où la guerre froide contribua à faire émerger le mouvement des non-alignés – avec la réunion des dirigeants du monde « de couleur » à Bandung, en Indonésie, en 1955 tentant de tracer une voie indépendante vers le développement – les Chinois espéraient mener les anciennes colonies sur la voie du socialisme. Soutenus par la théorie de Lin Biao de la « nouvelle révolution démocratique », ils dotèrent non seulement les luttes nationalistes d’une valeur révolutionnaire, mais ils tendirent aussi la main plus spécifiquement à l’Afrique et aux personnes de descendance africaine. Deux ans après la rencontre historique de Bandung des nations non-alignées, la Chine créa l’Organisation de la solidarité des peuples afro-asiatiques. Mao non seulement invita W.E.B. Du Bois à fêter son quatre-vingt-dixième anniversaire en Chine après qu’il a été déclaré ennemi public par l’État américain, mais, trois semaines avant la grande marche à Washington de 1963, il publia également une déclaration critiquant le racisme américain et inscrivant le mouvement de libération africain-américain dans la lutte mondiale contre l’impérialisme. « Le fléau du colonialisme et de l’impérialisme, déclara Mao, a émergé et prospéré avec l’esclavage des Noirs et le commerce triangulaire, et il disparaîtra avec l’émancipation complète du peuple noir11 ». Une décennie plus tard, le romancier John Oliver Killens fut surpris par le fait que plusieurs de ses livres, ainsi que des œuvres d’autres écrivains noirs, avaient été traduits en chinois et étaient largement lus par les étudiants. Partout où il alla, semblait-il, Killens rencontra de jeunes intellectuels et des travailleurs « extrêmement intéressés par le mouvement noir et par la manière dont l’art et la littérature des Noirs reflétaient ce mouvement12. »

Leur statut de personnes de couleur fut un puissant levier politique dans la mobilisation de la population africaine et de leurs descendants. En 1963, par exemple, les délégués chinois à Moshi, en Tanzanie, affirmèrent que les Russes n’avaient rien à faire en Afrique parce qu’ils étaient blancs. Les Chinois, de leur côté, étaient perçus non seulement comme faisant partie du monde de couleur, mais aussi comme non complices de la traite des esclaves. Bien sûr, la plupart de ces déclarations avaient pour fonction de favoriser la formation d’alliances. En réalité, il y avait des esclaves africains à Guangzhou au XIIe siècle et des étudiants africains en Chine communiste se plaignirent d’être victimes de racisme. En effet, après la mort de Mao, des conflits raciaux sur les campus universitaires se produisirent plus fréquemment, notamment à Shanghai en 1979, à Nanjing en 1980, et à Tianjin en 198613. En outre, la politique étrangère chinoise envers le monde noir reposait plus sur des considérations stratégiques que sur un engagement réel pour le Tiers-Monde révolutionnaire, en particulier après la scission sino-soviétique. La position antisoviétique de la Chine entraîna des décisions de politique étrangère qui ébranlèrent finalement sa réputation auprès de certains mouvements de libération africains. En Afrique australe, par exemple, les Chinois soutinrent des mouvements qui disposaient également du soutien du régime d’apartheid sud-africain14.

Pourtant, les idées de Mao trouvèrent encore un public parmi les radicaux noirs. Bien que les projets maoïstes aux États-Unis n’aient jamais eu autant de partisans que les partis communistes identifiés comme soviétiques dans les années 1930, ils prirent racine dans ce pays. Et comme les cent fleurs, ils se sont épanouis en une mosaïque confuse de voix radicales toutes apparemment en guerre les unes contre les autres. Sans suprise, la « question noire » était au centre de leurs débats sur la nature de la lutte des classes aux États-Unis : Quel rôle jouera la population noire dans la révolution mondiale?

La révolution noire mondiale

Peuples du monde, unissez-vous et vainquez les agresseurs américains et tous leurs chiens errants. Peuples du monde, soyez courageux, osez vous battre, défiez les difficultés et avancez par vagues successives. Alors le monde entier appartiendra au peuple. Les monstres de toutes sortes doivent être détruits.

Mao Zedong « Déclaration pour soutenir le peuple du Congo contre l’agression des États-Unis15 » (1964)

Une révolution hante et est sur le point de submerger l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du sud, l’Amérique centrale et l’Amérique noire.

Revolutionary Action Movement, The World Black Revolution16

Le maoïsme aux États-Unis ne fut pas importé de Chine. Pour les maoïstes formées dans la Vieille Gauche, il trouvait plutôt son origine dans les révélations de Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) en 1956, qui suscitèrent un mouvement anti-révisionniste au sein de la gauche pro-stalinienne. À la suite des débats au sein du Parti communiste des États-Unis d’Amérique (CPUSA), plusieurs organisations émergèrent et s’engagèrent à ramener les communistes vers le camp stalinien ; c’est notamment le cas du Provisional Organizing Committee (POC, 1958), de Hammer and Steel (1960), et du Progressive Labor Party (PLP, 1965)17.

Le PLP, une émanation du Progressive Labor Movement fondé trois ans plus tôt, avait initialement été dirigé par d’anciens communistes qui pensaient que les Chinois avaient adopté la bonne position. Insistant sur le fait que les travailleurs noirs étaient la « force révolutionnaire clé » dans la révolution prolétarienne, le PLP attira quelques militants noirs éminents comme John Harris à Los Angeles et Bill Epton à Harlem. Epton était devenu en quelque sorte une « cause célèbre » après qu’il a été arrêté pour « anarchie criminelle » pendant les émeutes de 196418. Deux ans plus tard, le PLP aida à organiser une grève des étudiants afin de créer un programme d’études noires (black studies) à l’Université d’État de San Francisco. Dans le même temps, sa Commission Black Liberation publia un pamphlet intitulé Black Liberation Now! qui tentait de replacer toutes ces rébellions urbaines dans un contexte mondial. Toutefois, en 1968, le PLP abandonna son soutien au nationalisme « révolutionnaire» et conclut que toutes les formes de nationalisme étaient réactionnaires. Du fait de son fervent antinationalisme, le PLP s’opposa à l’affirmative action et aux groupes noirs et latinos au sein des syndicats – positions qui ébranlèrent les relations du PLP avec les militants de la communauté noire. De fait, les rapports entre le PLP et la Nouvelle Gauche en général furent altérés en partie à cause de sa critique du Black Panther Party et du mouvement étudiant noir. Les membres du PLP furent exclus du groupe Students for a Democratic Society (SDS) en 1969 avec l’appui de plusieurs groupes nationalistes radicaux, y compris les Panthers, les Young Lords et les Brown Berets19.

Mais les partis marxistes-léninistes-maoïstes à prédominance blanche n’étaient pas la principale source d’inspiration de la gauche noire d’inspiration maoïste. La plupart des radicaux noirs de la fin des années 1950 et du début des années 1960 avaient découvert la Chine par l’intermédiaire des luttes anticolonialistes en Afrique et de la révolution cubaine. L’indépendance du Ghana en 1957 était un événement qu’il y avait lieu de célébrer, et l’assassinat parrainé par la CIA de Patrice Lumumba au Congo suscita des protestations de la part de tous les milieux activistes noirs. La révolution cubaine et le célèbre séjour de Fidel Castro à l’Hôtel Thérésa de Harlem lors de sa visite à l’ONU offrit au peuple noir l’exemple d’un socialiste avéré qui avait tendu solidairement la main aux personnes de couleur dans le monde entier. En effet, des dizaines de radicaux noirs non seulement défendirent publiquement la révolution cubaine, mais se rendirent à Cuba dans le cadre de groupes tels que le Fair Play for Cuba Committee20. Un de ces visiteurs était Harold Cruse, lui-même ex-communiste encore attaché au marxisme. Il croyait que les révolutions cubaine, chinoise et africaine pourraient revitaliser la pensée radicale dans la mesure où elles avaient démontré le potentiel révolutionnaire du nationalisme. Dans un essai provocateur publié dans le New Leader en 1962, Cruse écrivit que la nouvelle génération était attentif à l’ancien monde colonial du fait de ses dirigeants et de ses idées, et que parmi ses héros il y avait Mao :

À cette époque, ils avaient déjà érigé un panthéon de héros modernes – Lumumba, Kwame Nkrumah et Sekou Touré en Afrique, Fidel Castro en Amérique latine, Malcom X, le leader musulman, à New York ; Robert Williams dans le Sud ; et Mao Zedong en Chine. Ces hommes semblaient héroïques aux yeux des Africains-Américains non pas en raison de leur philosophie politique, mais du fait que c’étaient d’anciens colonisés qui avaient obtenu leur indépendance totale ou parce que, comme Malcolm X, ils avaient osé regarder la communauté blanche en face et lui avaient dit: « Nous ne pensons pas que votre civilisation vaille la peine qu’un homme noir essaie de s’y intégrer ». Cela, pour de nombreux Afro-Américains, était un geste de défi réellement révolutionnaire21.

Dans un autre essai, publié dans Studies on the Left en 1962, Cruse était plus explicite encore sur le caractère global du nationalisme révolutionnaire. Il faisait valoir que les Noirs aux États-Unis faisaient l’expérience d’un colonialisme interne et que leurs luttes devaient être considérées comme faisant partie du mouvement anticolonialiste mondial. Il écrivit que « l’incapacité des marxistes américains à comprendre le lien entre les Noirs et les peuples colonisés du monde est la source de leur incapacité à développer des théories qui auraient de la valeur pour les Noirs aux États-Unis. » Selon lui, les anciennes colonies étaient l’avant-garde de la révolution, et à la pointe de cette nouvelle révolution socialiste se trouvaient Cuba et la Chine22.

Les révolutions à Cuba, en Afrique et en Chine avaient eu un effet similaire sur Amiri Baraka, qui, une décennie et demie plus tard, fonda la Revolutionary Communist League d’inspiration maoïste (RCL). Marqué par sa visite à Cuba et l’assassinat de Lumumba, Baraka commença à publier des essais pour un nouveau magazine intitulé African Revolution publié par le dirigeant nationaliste algérien Ben Bella. Comme l’expliquait Baraka :

L’Inde et la Chine avaient obtenu leur indépendance officielle avant le début des années 1950 et, au moment où les années 1950 prenaient fin, il y avait de nombreuses nations africaines indépendantes (mais avec des degrés divers de néocolonialisme). Le ghanéen Kwame Nkrumah avait arboré l’étoile noire sur la Présidence d’Accra, et ses discours et la notoriété de ses actes constituaient un puissant encouragement pour les gens de couleur à travers le monde. Lorsque les Chinois firent exploser leur première bombe atomique, j’écrivis un poème disant, en effet, que, pour les peuples de couleur, le temps avait recommencé23.

C’est peut-être la carrière de Vicki Garvin qui incarnait le mieux la matrice Ghana-Chine. Garvin était une militante fidèle qui avait fréquenté les cercles de la gauche noire de Harlem pendant la période d’après-guerre. Élevée dans une famille ouvrière noire de New York, Garvin passa ses étés à travailler dans l’industrie textile pour compléter le revenu familial. Dès ses années de lycée, elle s’impliqua dans le mouvement contestataire noir, soutint les efforts d’Adam Clayton Powell Jr. pour obtenir de meilleures rémunérations pour les Africains-Américains de Harlem et pour créer des clubs d’histoire noire dédiés à la constitution de ressources documentaires. Après avoir obtenu une licence en sciences politiques au Hunter College de Northampton, elle traversa les années de guerre en travaillant au National War Labor Board et continua en jouant un rôle d’organisation au sein du United Office and Professionnal Workers of America (UOPWA) et en étant directrice de recherche nationale et co-présidente du Pair Employment Practices Committee. Pendant les purges d’après-guerre de la gauche dans le CIO, Garvin fut une voix puissante de protestation et une critique acerbe de l’échec de l’organisation du CIO dans le Sud. En tant que secrétaire exécutive de la section de New York du National Negro Labor Council et vice-présidente de l’organisation au niveau national, Garvin établit des liens étroits avec Malcolm X et l’aida à organiser une partie de son voyage en Afrique24.

Garvin rejoignit l’exode intellectuel noir de Nkrumah au Ghana, où elle séjourna d’abord avec la poétesse Maya Angelou avant de s’installer dans un logement à côté de celui de Du Bois. Elle passa deux ans à Accra, entourée de plusieurs intellectuels et artistes noirs notoires, y compris Julian Mayfield, l’artiste Tom Feelings et le caricaturiste Ollie Harrington. En tant que militante ayant enseigné l’anglais de conversation aux noyaux diplomatiques cubain, algérien et chinois au Ghana, il aurait été étonnant qu’elle ne développe pas une perspective internationale approfondie. Ses conversations avec Du Bois au cours de ses derniers jours au Ghana ne firent que renforcer son internationalisme et suscita son intérêt pour la révolution chinoise. En effet, grâce à Du Bois, Garvin obtint un emploi de « correctrice » des traductions en anglais de la Peking Review et un poste d’enseignante à l’Institut des langues étrangères de Shanghai. Elle resta en Chine de 1964 à 1970, tissant des liens entre la lutte pour la liberté des noirs, les mouvements indépendantistes africains et la révolution chinoise25.

Pour Huey Newton, futur fondateur du Black Panther Party, la révolution africaine semblait moins décisive que les événements à Cuba et en Chine. En tant qu’étudiant à Merritt College au début des années 1960, il lut un peu d’existentialisme, commença à assister à des réunions parrainées par le Progressive Labor Party et soutînt la Révolution cubaine. Sans surprise, Newton commença à dévorer la littérature marxiste. Mao, en particulier, fit sur lui une impression durable : « Ma conversion était achevée une fois que j’avais lu les quatre volumes de Mao Zedong pour en apprendre plus sur la Révolution chinoise26. » Ainsi, bien avant la fondation du parti du Black Panther Party, Newton s’imprégna des pensées de Mao Zedong ainsi que des écrits de Frantz Fanon et Che Guevara.

Mao, Fanon et Guevara voyaient tous clairement que le peuple avait été spolié de ses droits inaliénables et de sa dignité, non pas par une philosophie ou par de simples mots, mais sous la menace des armes. Il avait été victime d’un hold-up orchestré par des gangsters, et même d’un viol ; la seule façon pour lui de regagner sa liberté était de répondre à la force par la force27.

La volonté des Chinois et des Cubains de « répondre à la force par la force » contribua également à rendre ces révolutions attrayantes pour les radicaux noirs à une époque où prédominait la résistance passive non violente. Bien sûr, cette période comportait son lot de luttes armées dans le Sud, avec des groupes comme les Deacons for Defense and Justice et Gloria Richardson’s Cambridge qui défendaient les manifestants non violents lorsque cela s’avérait nécessaire. Toutefois, la personnalité qui incarnait le mieux les traditions noires d’autodéfense armée était Robert Williams, un héros de la nouvelle vague d’internationalisme noir dont l’importance rivalisait presque avec celle de Malcolm X28. Ancien marine américain disposant d’une formation militaire avancée, Williams acquit sa notoriété en 1957 en formant des groupes d’autodéfense armés à Monroe, en Caroline du Nord, pour lutter contre le Ku Klux Klan. Deux ans plus tard, la déclaration de Williams – proclamant que les noirs devaient « répondre à la violence par la violence », celle-ci étant le seul moyen de mettre fin à l’injustice dans un Sud non civilisé – conduisit à sa suspension en tant que président de la section Monroe de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP)

La rupture de Williams avec la NAACP et son plaidoyer ouvertement en faveur de l’auto-défense armé le poussa encore plus à gauche, dans la sphère du Socialist Workers Party, du Workers World Party, et de certains membres de l’ancien CPUSA. En 1961, à la suite d’accusations d’enlèvement montées de toutes pièces et d’un mandat d’arrêt fédéral à son encontre, Williams et sa famille furent contraints de fuir le pays et de demander l’asile politique à Cuba. Au cours des quatre années qui suivirent, Cuba devint la base de Williams pour promouvoir la révolution mondiale noire et élaborer une idéologie internationaliste qui embrassa le nationalisme noir et la solidarité avec le Tiers-Monde.

Le Revolutionary Action Movement

La fuite de Williams à Cuba inspira en partie la création du Revolutionary Action Movement (RAM). Dans l’Ohio vers 1961, les membres noirs de Students for a Democratic Society (SDS), ainsi que des militants du Student Non violent Coordinating Committee (SNCC) et du Congress of Racial Equality (CORE) se réunirent en petit comité pour discuter de l’importance du travail de Williams à Monroe et de son exil. Dirigé par Donald Freeman, étudiant noir de la Case Western Reserve à Cleveland, le noyau dur du groupe était une organisation, nouvellement formée et composée d’étudiants du Central State College à Wilberforce, se faisant appeler Challenge. Les membres de Challenge furent particulièrement marqués par l’essai de Harold Cruse, « Revolutionary Nationalism and the Afro-American29 », qui fut largement diffusé parmi les jeunes militants noirs. Inspiré par l’interprétation que faisait Cruse de l’importance mondiale de la lutte pour la libération des Noirs, Freeman espérait transformer Challenge en un mouvement nationaliste révolutionnaire semblable à la Nation of Islam, mais en utilisant les tactiques d’action directe de la SNCC. Après un long débat, les membres de Challenge décidèrent de dissoudre l’organisation au printemps 1962 et formèrent le Revolutionary Action Committee (RAM, appelé à l’origine « Reform » Action Movement afin de ne pas effrayer l’administration de l’université), avec pour principaux dirigeants Freeman, Max Stanford, et Wanda Marshall. Quelques mois plus tard, ils se relocalisèrent à Philadelphie, commencèrent à publier un journa bimesnsuel appelé L’Amérique noire et un bulletin d’information intitulé RAM Speaks ; leur projet fut alors de bâtir un mouvement à l’échelle fédérale qui fût défini par le nationalisme révolutionnaire, l’organisation de la jeunesse et l’auto-défense armée ; ils recrutèrent plusieurs militants de Philadelphie, y compris Ethel Johnson (qui avait travaillé avec Robert Williams à Monroe), Stan Daniels et Playthell Benjamin30.

Le RAM représenta la première tentative sérieuse et durable de la période d’après-guerre pour marier le marxisme, le nationalisme noir et l’internationalisme du Tiers-Monde au sein d’un programme révolutionnaire cohérent. Selon Max Stanford, le RAM « tenta d’appliquer la pensée marxiste-léniniste de Mao Tsé-toung » aux conditions du peuple noir et « théorisa le fait que le mouvement de libération noire aux États-Unis faisait partie de l’avant-garde de la révolution socialiste mondiale31. »Outre chez Robert Williams, de jeunes militants du RAM cherchèrent leur orientation politique auprès d’un certain nombre d’anciens communistes noirs qui avaient été expulsés pour « gauchisme », « nationalisme bourgeois » ou encore avaient quitté le parti à cause de son « révisionnisme ». Ce groupe d’aînés comptait dans ses rangs Harold Cruse, Harry Haywood, Abner Berry, et la « Reine Mère » Audley Moore. Moore allait devenir l’une des principales mentors du RAM sur la côte Est, formant ses membres à la pensée nationaliste noire et au marxisme. La maison de la Reine Mère, qu’elle-même appelait affectueusement le Mont Addis-Abeba, servit pratiquement d’école pour toute une nouvelle génération de jeunes radicaux noirs. Elle avait fondé l’African-American Party of National Liberation en 1963, qui forma un « gouvernement provisoire » avec Robert Williams comme premier ministre en exil32. Des membres du RAM se tournèrent également vers les légendaires ex-trotskystes James et Grace Lee Boggs de Détroit, anciens camarades de C.L.R. James, dont les écrits marxistes et panafricanistes eurent une profonde influence sur les membres du RAM ainsi que d’autres militants de la Nouvelle gauche33.

En se développant, le RAM élargit son public à d’autres régions du pays, mais continua à rester semi-clandestin et très peu structuré. À l’instar du African Blood Brotherhood des années 1920 ou du groupe d’intellectuels radicaux qui avaient publié Studies on the Left, le RAM apporta une contribution à la lutte qui se situait bien plus sur le plan de la théorie que sur celui de la pratique. Dans le Sud, le RAM trouva un public, petit mais significatif, à l’Université de Fisk, terrain de formation de nombreux militants du SNCC. En mai 1964, par exemple, les membres du RAM tinrent la première Conférence étudiante afro-américaine sur le nationalisme noir sur le campus de Fisk34. Dans le nord de la Californie, le RAM fut principalement une émanation de la Afro-American Association. Fondée par Donald Wardon en 1962, la Afro-American Association était composée d’étudiants de la University of California à Berkeley et de Merritt College – dont beaucoup, comme Leslie et Jim Lacy, Cedric Robinson, Ernest Allen et Huey Newton, allaient jouer un rôle important en tant qu’intellectuels-militants radicaux. À Los Angeles, le président de la Afro-American Association était un jeune homme nommé Ron Everett, qui par la suite changea de nom pour Ron Karenga et fonda plus tard la US Organization. La Afro-American Association se forgea rapidement une réputation de groupe d’intellectuels militants prêts à débattre avec n’importe qui. En mettant au défi les professeurs, en débattant avec des groupes tels que la Young Socialist Alliance et en donnant des conférences publiques sur l’histoire des Noirs et la culture, ces jeunes hommes firent forte impression sur les autres étudiants ainsi que sur la communauté noire. Dans la baie de San Francisco, où la tradition des tribunes d’orateurs improvisées était morte dans les années 1930, à l’exception des campagnes individuelles menées par le Civil Rights Congress dirigé par les communistes au début des années 1950, la Afro-American Association était la preuve vivante qu’une culture intellectuelle militante dynamique et visible pouvait exister à nouveau.

Pendant ce temps, le Progressive Labor (PL) avait commencé à financer des voyages à Cuba et avait recruté plusieurs étudiants noirs radicaux dans la baie de San Francisco pour aller de l’avant. Parmi eux il y avait Ernest Allen, un étudiant de Merritt College transféré à l’université de Berkeley qui avait été renvoyé de la Afro-American Association. Élevé au sein de la classe ouvrière d’Oakland, Allen faisait partie d’une génération de radicaux noirs dont l’insatisfaction à l’égard de la stratégie de la résistance passive non violente du mouvement des droits civiques le rapprocha de Malcom X et des mouvements de libération du Tiers-Monde. Il n’est donc pas étonnant qu’Allen ait découvert le RAM à la faveur de son voyage à Cuba en 1964. Les compagnons de voyage d’Allen comprenaient un contingent de militants noirs de Détroit : Luc Tripp, Charles (« Mao ») Johnson, Charles Simmons, et General Baker. Tous étaient membres du groupe d’étudiants Uhuru, et allaient jouer par la suite un rôle clé dans la formation du Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM) et de la League of Revolutionary Black Workers. Fait étonnant, Max Stanford était déjà sur l’île, en visite chez Robert Williams. Sur le chemin de leur retour aux États-Unis, Allen et le groupe de Détroit se chargèrent de développer le RAM. Allen s’arrêta à Cleveland pour rencontrer des membres du RAM alors qu’il traversait le pays en bus pour rentrer à Oakland. Armé de numéros du magazineCrusader de Robert Williams et de documents produits par le RAM, Allen revint à Oakland avec l’intention de renforcer la présence de RAM dans la baie de San Francisco.

Ne comptant jamais plus de quelques personnes ─ telles Isaac Moore, Kenn Freeman (Mamadou Lumumba), Bobby Seale (futur fondateur du Black Panther Party), et Doug Allen (le frère d’Ernie) ─ le groupe avait établi une base à Merritt College via le Soul Students Advisory Council. La présence intellectuelle et culturelle du groupe se ressentait pourtant largement. Allen, Freeman, et d’autres fondèrent une revue appelé Soulbook: The Revolutionary Journal of the Black World qui publiait de la prose et de la poésie dont l’orientation pouvait être qualifiée de nationaliste noire de gauche. Freeman, en particulier, était très respecté parmi les militants de RAM et largement lu. Il incita constamment les membres de RAM à considérer la lutte des noirs dans un contexte mondial. Les éditeurs deSoulbook développèrent également des liens avec les radicaux noirs de la Vieille gauche, particulièrement avec l’ancien communiste Harry Haywood, dont ils publièrent les travaux dans un des premiers numéros35.

Bien que le RAM en tant que mouvement n’ait jamais connu la renommée et la publicité accordées à des groupes comme le Black Panther Party, son influence dépassa largement ses effectifs ─ un peu comme l’African Blood Brotherhood (ABB) quatre décennies plus tôt. En effet, comme l’ABB, RAM resta largement une organisation clandestine qui consacra plus de temps à faire de la propagande communiste à travers ses travaux intellectuels qu’à vraiment s’organiser. Des leaders comme Max Stanford s’identifièrent aux paysans rebelles chinois qui avaient conduit le Parti communiste à la victoire. Ils s’approprièrent la célèbre expression de Mao: « Quand l’ennemi avance, nous reculons, quand il se repose, nous le harcelons, quand il sefatigue, nous attaquons, quand il recule, nous le poursuivons36. » Ils appliquèrent la pensée de Mao presque à la lettre, en prônant l’insurrection armée et s’inspirèrent directement de la théorie de Robert Black sur la guérilla dans les zones urbaines aux États-Unis. Les leaders du RAM étaient intimement convaincus qu’une telle guerre n’était pas seulement possible, mais qu’elle pouvait être remportée en quatre-vingt dix jours. La combinaison du chaos de masse et de la discipline révolutionnaire était la clé de la victoire. Le numéro d’automne 1964 de Black America prédisait l’Armageddon:

Les hommes et femmes noires dans les Forces armées déserteront et en viendront à rejoindre les forces de la libération noire. Les Blancs qui prétendent vouloir aider la révolution seront envoyés dans les communautés blanches pour diviser celles-ci, lutter contre les fascistes et faire échouer les efforts des forces contre-révolutionnaires. Ce sera le chaos partout et avec l’interruption des communications de masse, des mutineries éclateront en grand nombre dans tous les secteurs du gouvernement des oppresseurs. Le marché boursier chutera ; Wall Street s’arrêtera de fonctionner; des émeutes déchireront Washington. Les fonctionnaires courront partout – courront pour sauve leur vie. Les George Lincoln Rockefeller, Kennedy, Vanderbilt, Hunt, Johnson, Wallace, Barnett, etc., seront les premiers à fuir. La révolution « frappera la nuit et n’épargnera personne » […] La révolution noire fera usage du sabotage dans les villes, frappant d’abord les centrales électriques, puis le transport et fera la guérilla dans les campagnes du Sud. Avec des villes rendues impuissantes, l’oppresseur sera désarmé37.

La révolution était clairement perçue comme un travail d’homme, puisque les femmes figuraient à peine dans l’équation. En effet, l’un des faits marquants de l’histoire de la gauche anti-révisionniste est le degré auquel elle est restée dominée par les hommes. Bien que Wanda Marshall ait été l’une des membres fondatrices du RAM, elle n’occupait aucun poste de direction à l’échelle nationale en 1964. En dehors de la promotion de la création de « ligues de femmes », dont l’objectif était « d’organiser les femmes noires qui travaillent dans les maisons des Blancs », le RAM resta relativement silencieux sur l’émancipation des femmes.

L’orientation masculine du RAM est très liée au fait que ses dirigeants se voyaient comme des guérilleros urbains, les membres d’une variante entièrement noire de l’Armée rouge de Mao. Tous les membres du RAM ne se percevaient pas de cette façon, mais ceux qui se reconnaissaient comme tels étaient profondément attachés à une éthique révolutionnaire que Mao avait établi pour les cadres de son propre parti et pour les membres de l’Armée populaire. Nous remarquons cela très clairement dans le « Code des Cadres » du RAM, un ensemble de règles de conduite extrêmement didactiques que les membres devaient adopter comme un mode de vie. Voici quelques exemples:

Un révolutionnaire nationaliste possède le plus grand respect pour toutes les formes d’autorité au sein du parti.

Un révolutionnaire nationaliste ne peut être corrompu par l’argent, les honneurs ou par quelque autre bénéfice personnel.

Un révolutionnaire nationaliste n’hésitera pas à subordonner son intérêt personnel à celui de l’avant-garde, [sans] hésitation.

Un révolutionnaire nationaliste maintiendra le plus haut niveau de moralité et ne prendra jamais plus qu’une aiguille ou un bout de fil aux masses – les Frères et les Sœurs maintiendront le plus grand respect l’un pour l’autre et n’abuseront ni ne profiteront jamais les uns des autres à des fins personnelles – et sous aucun prétexte ils ne mésinterpréteront la doctrine du nationalisme révolutionnaire38.

Les analogies avec Les citations du Président Mao Tsé-Toung sont frappantes. Le dernier exemple provient directement d’une des « Trois grande règles de discipline » de Mao qui exhorte les cadres à « ne prendre aucune aiguille ou bout de fil au peuple. » Altruisme et dévouement complet aux masses forment un autre thème prédominant des Citations. Encore une fois, les comparaisons sont notables : « Jamais et nulle part », déclarait Mao, « un communiste ne placera au premier plan ses intérêts personnels, il les subordonnera aux intérêts de la nation et des masses populaires. C’est pourquoi l’égoïsme, le relâchement dans le travail, la corruption, l’ostentation, etc. méritent le plus grand mépris, alors que le désintéressement, l’ardeur au travail, le dévouement à l’intérêt public, l’effort assidu et acharné commandent le respect39. »

L’accent mis par le maoïsme sur l’éthique révolutionnaire et la transformation morale, en théorie du moins, résonnait avec les traditions religieuses noires (et avec le protestantisme américain de façon plus générale) et, comme la Nation of Islam, les maoïstes noirs prêchaient la retenue, l’ordre et la discipline. Il est bien possible qu’évoluant au beau milieu d’une contre-culture qui liait des éléments hédonistes et l’usage de drogues, une nouvelle vague d’étudiants radicaux issue de la classe ouvrière trouva l’éthique maoïste attrayante. À son retour de Chine, Robert Williams ─ père fondateur du RAM à de nombreux égards ─ insista pour que tous les jeunes militants noirs « entreprennent une transformation personnelle et morale. Il y a besoin d’un code révolutionnaire strict, d’une éthique morale. Les révolutionnaires sont des forces de la droiture40. » Pour les révolutionnaires noirs, la dimension morale et éthique de la pensée maoïste était centrée sur la notion de transformation personnelle. C’était une leçon familière que Malcom X et (plus tard) George Jackson appliquèrent : l’idée que chacun peut avoir la volonté révolutionnaire de se transformer. (Ces récits sont presque exclusivement masculins malgré le nombre croissant de mémoires écrits par des femmes noires radicales). Que les membres du RAM aient vécu selon les principes du « Code des cadres » ou non, l’éthique maoïste servit en fin de compte à renforcer l’image laissée par Malcom X en tant que modèle révolutionnaire.

Le programme en douze points du RAM appelait à la création d’écoles de la liberté, d’organisations nationales d’étudiants noirs, de clubs de tir, de coopératives agricoles noires ─ pas seulement pour le développement économique, mais aussi pour préserver « les forces de la communauté et la guérilla » ─ et d’une armée de libération composée de jeunes et de chômeurs. Le RAM mettait l’accent sur l’internationalisme, promettant un soutien aux mouvements de libération nationale en Afrique, en Asie et en Amérique latine ainsi que l’adoption du « socialisme panafricain ». Dans le même esprit que l’essai précurseur de Cruse, « Revolutionary Nationalism and the Afro-American », les membres du RAM se considéraient comme des sujets coloniaux luttant dans une « guerre coloniale interne. » Comme l’écrivit Stanford dans un document interne intitulé « Projects and Problems of the Revolutionary Movement » (1964), « la position du RAM est que l’Africain-Américain n’est pas un citoyen des États-Unis, privé de ses droits, mais plutôt un sujet colonial asservi. Cette position établit que les Noirs aux États-Unis forment une nation captive et réprimée et qu’ils ne combattent pas pour l’intégration dans la communauté blanche, mais pour la libération nationale41 ».

En tant que sujets coloniaux disposant d’un droit à l’autodétermination, le RAM considérait l’Afro-Amérique comme membre de facto des nations non-alignées. Les membres du RAM s’identifiaient même à une partie du « monde de Bandung », allant jusqu’à organiser une conférence en Novembre 1964 à Nashville intitulée « The Black Revolution’s Relationship to the Bandung World ». Dans un article de 1965 publié dans le journal du RAM Black America, ses membres commencèrent à développer une théorie de l’« humanisme de Bandung » ou de l’« internationalisme révolutionnaire noir », qui faisait valoir que la bataille entre l’impérialisme occidental et le Tiers-Monde ─ plus que la bataille entre le travail et le capital ─ représentait la contradiction la plus fondamentale de l’époque. Ils lièrent la lutte pour la liberté des Africains-américains à ce qui se passait en Chine, à Zanzibar, à Cuba, au Vietnam, en Indonésie et en Algérie, et inscrivirent leur travail dans la stratégie internationale maoïste consistant à encercler les pays capitalistes occidentaux et à défier l’impérialisme. Après 1966, la notion d’« humanisme de Bandung » fut entièrement écartée et remplacée par celle d’« internationalisme noir ».

Cet « internationalisme noir » fut précisément défini dans une brochure très audacieuse de trente-six pages publiée par le RAM en 1966, intitulé The World Black Revolution. Plus ou moins calqué sur Le Manifeste du Parti communiste, ce pamphlet sympathisait vivement avec la Chine à la fois contre l’Occident capitaliste et l’Empire soviétique. « L’émergence de la Chine révolutionnaire a commencé à polariser les contradictions de caste et de classe dans le monde, à la fois dans le camp de la bourgeoisie impérialiste et dans celui de la bourgeoisie européenne communiste-socialiste42. » En d’autres termes, le cas de la Chine révélait et renforçait les contradictions entre les peuples coloniaux et l’Occident. Rejetant l’idée que la révolution socialiste émergerait dans les pays développés d’Occident, le RAM insistait sur le fait que la seule véritable solution révolutionnaire était la « dictature du sous-prolétariat noir à l’échelle mondiale à travers la révolution noire mondiale ». Bien entendu, les auteurs ne travaillait pas avec les définitions actuelles : le RAM utilisait la notion de « sous-prolétariat » pour inclure tous les peuples de couleur en Asie, Amérique latine, Afrique et ailleurs : « sous-prolétariat noir » était simplement synonyme de « monde colonial ». La Chine menait une lutte féroce pour défendre sa propre liberté. À présent, le reste du monde « noir » devait prendre la relève.

Le sous-prolétariat noir n’a qu’un seul moyen de se libérer du colonialisme, de l’impérialisme, du capitalisme et du néocolonialisme ; il faut détruire complètement la civilisation (bourgeoise) occidentale (les villes du monde) à travers une révolution noire mondiale et établir une dictature révolutionnaire noire mondiale pouvant mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme et bâtir le nouveau monde révolutionnaire43.

Pour coordonner cette révolution, le RAM appelait à la création d’une International noire et d’une « Armée populaire de libération à l’échelle mondiale ».

Malgré son nationalisme véhément, The World Black Revolution conclut que le nationalisme noir était « vraiment internationaliste ». Ce n’était qu’en démolissant le nationalisme blanc/pouvoir blanc que la libération de tous pouvait être accomplie. Ce n’était pas seulement les frontières nationales qui seraient gommées par la « dictature du sous-prolétariat noir », mais aussi « la nécessité d’un nationalisme agressif44 ». C’était une déclaration assez remarquable étant donné les racines sociales et idéologiques du RAM. Mais plutôt que de représenter une position unifiée, cette déclaration reflétait les tensions diverses qui ont perduré dans l’histoire du RAM : d’un côté, les nationalistes estimant que les révolutionnaires devaient d’abord se battre pour la nation noire et construire le socialisme indépendamment du reste des États-Unis ; de l’autre, les marxistes révolutionnaires comme James et Grace Boggs désireux de savoir qui gouvernerait la nation « blanche » et ce que signifierait une telle présence pour la liberté noire. Ces derniers rejetèrent également les efforts visant à ressusciter la thèse de la « nation noire » ─ l’ancienne ligne communiste pour laquelle les individus dans les États à majorité noire du Sud (la « Black Belt ») devaient faire sécession avec l’Union fédérale. Les partisans de Boggs soutinrent que la véritable source du pouvoir résidait dans les villes, pas dans la Black Belt rurale. En Janvier 1965, James Boggs démissionna de son poste de chef idéologique.

Après des années d’existence en tant qu’organisation clandestine, le RAM, dans une série de « révélations » parues dans les journaux Life45 etEsquire46, fut identifié comme l’un des principaux groupes extrémistes « conspirant contre “les petits Blancs” » Le groupe « Peking-backed » (Soutien à Pékin) fut considéré non seulement comme armé et dangereux, mais aussi comme « particulièrement versé dans la littérature révolutionnaire ─ de Marat et Lénine à Mao, Che Guevara et Frantz Fanon. » (La branche de Harlem du Progressive Labor Party répondit à ces articles avec un pamphlet intitulé, The Plot Against Black America, qui faisait valoir que la Chine ne finançait pas la révolution, mais qu’elle donnait un exemple de révolution par son anti-impérialisme fervent. Le pamphlet insistait sur les causes réelles de la révolte noire qui puisaient ses racines dans les conditions de vie dans les ghettos)47. Il n’est pas étonnant alors que ces articles très médiatisés aient été suivis par une série de descentes de police chez les membres du RAM à Philadelphie et à New York City. En juin 1967, les membres du RAM furent arrêtés et accusés d’avoir planifié des émeutes, l’empoisonnement d’officiers de police avec du cyanure de potassium et l’assassinat de Roy Wilkins et Whitney Young. Un an plus tard, dans l’ambiance répressive instaurée par le programme de contre-espionnage du FBI (Counter Intelligence Program, COINTELPRO), le RAM devint le Black Liberation Party, appelé aussi African American Party of National Liberation. En 1969, le RAM était presque dissout, mais ses membres choisirent de « se fondre dans la communauté et d’infiltrer certaines organisations noires », continuèrent à encourager le programme en douze points et à développer des groupes d’étude qui portaient sur la « science de l’internationalisme noir et la pensée du président Rob [Robert] Williams48. »

Les opérations de COINTELPRO n’expliquent que partiellement la dissolution du RAM. Certains de ses membres rejoignirent d’autres organisations, telles que la Republic of New Africa et le Black Panther Party. Toutefois, la baisse du nombre d’adhérents au RAM et sa disparition définitive peuvent en partie être attribuées à des erreurs stratégiques de sa part. En effet, la compréhension qu’avaient ses membres de la situation actuelle dans les ghettos et leurs stratégies spécifiques de mobilisation suggèrent qu’ils n’étaient en fin de compte pas de très bons maoïstes. Ils ne prirent pas assez au sérieux l’insistance de Mao sur la nature prolongée de la révolution ; comme nous l’avons évoqué, le RAM suggérait même que la guerre pour la libération ne durerait probablement que quatre-vingt dix jours. Et parce qu’ils se concentraient sur la confrontation frontale avec l’État et sur la lutte contre les leaders noirs qu’ils jugeaient réformistes, les dirigeants du RAM ne parvinrent pas à construire une base solide dans les communautés urbaines noires. En outre, malgré leur internationalisme fervent, ils ne parvinrent pas à toucher d’autres « nationalités » opprimées aux États-Unis. Néanmoins, le RAM et Robert Williams réussirent bel et bien à faire du nationalisme révolutionnaire noir une question théorique de première importance pour la gauche anti-révisionniste en général. Ils fournirent un exemple organisationnel et pratique de ce qu’Harold Cruse, Frantz Fanon et Malcolm X essayaient de défendre dans leurs écrits et leurs discours. Plus important encore, ils donnèrent une justification théorique au nationalisme révolutionnaire noir dans la pensée maoïste, en particulier après le début de la Révolution culturelle en Chine.

Le retour de la Black Belt

Quoiqu’on pense de la Révolution culturelle, elle exposa aux yeux de tout le monde ─ en particulier de ceux qui avaient de la sympathie pour la Chine et les mouvements révolutionnaires en général ─ une vision de la société où les divisions entre les puissants et les faibles s’estompent, où les dirigeants ne se distinguent pas nécessairement par leur statut et leurs privilèges. Les marxistes Paul Sweezy et Leo Huberman, éditeurs de la revue révolutionnaire indépendante Monthly Review, reconnurent les immenses répercussions qu’une révolution de ce type aurait sur les zones urbaines pauvres des États-Unis: « imaginez ce qui se passerait aux États-Unis si un président invitait les pauvres de ce pays, tout particulièrement les Noirs des ghettos urbains, à mener la guerre contre la pauvreté, en leur promettant la protection de l’armée contre les représailles49 ! » Bien sûr, les Noirs aux États-Unis n’étaient pas considérés par l’État comme représentant « le peuple ». Leurs problèmes étaient un fardeau pour la société et leurs émeutes ingrates et la prolifération des organisations révolutionnaires ne favorisaient pas la sympathie pour les Noirs pauvres.

Pour beaucoup de militants de la Nouvelle gauche, les Africains-Américains étaient non seulement « le peuple » mais ils représentaient la section la plus révolutionnaire de la classe ouvrière. L’accent mis par la Révolution culturelle sur la suppression des hiérarchies et la prise de pouvoir par les opprimés renforcèrent l’idée que la libération des Noirs était au cœur de la nouvelle révolution américaine. Mao Zedong lui-même donna du crédit à cette conception dans sa déclaration largement diffusée d’avril 1968 « en soutien à la communauté africaine-américaine en lutte contre la répression violente ». Cette déclaration fut faite au cours d’une grande manifestation en Chine pour protester contre l’assassinat de Martin Luther King Jr. et qui comptait Robert Williams et Vicki Garvin parmi ses conférenciers. Selon Garvin, « des millions de manifestants chinois » défilèrent sous une pluie battante pour dénoncer le racisme américain50. Répondant à la révolte déclenchée par l’assassinat de King, Mao caractérisa ces soulèvements urbains comme « un nouvel appel à destination toutes les personnes exploitées et opprimées des États-Unis pour lutter contre la loi barbare de la classe capitaliste monopoliste51. » Plus encore que sa déclaration de 1963, les paroles de Mao conférèrent aux émeutes urbaines une importance historique dans l’univers de référence insurrectionnaliste.

Le Black Panther Party

C’est dans ce contexte de révoltes urbaines que plusieurs courants radicaux noirs, y compris le RAM, convergèrent et donnèrent naissance au Black Panther Party for Self Defense à Oakland, en Californie. Les Panthers étaient peut-être l’organisation noire ayant le plus visiblement promu la pensée maoïste ; mais, selon certains, c’était probablement aussi les moins sérieux dans la lecture des écrits marxistes, léninistes ou maoïstes et dans le développement d’une idéologie révolutionnaire. Fondé par Huey Newton et Bobby Seale, un ancien membre du RAM, le parti allait bien au-delà des frontières du Merritt College et recruta véritablement au sein du lumpenproletariat. Une grande partie de la base s’engagea davantage dans la confection de slogans plus qu’autre chose et le « Petit Livre rouge » était leur Bible.

Le fait que les Panthers étaient marxistes, du moins en termes de rhétorique et de programme, fut la source de conflits avec la US Organization de Ron Karenga et d’autres groupes qu’ils rejetaient en les traitant avec dérision de nationalistes culturels. Bien entendu, les Panthers avaient non seulement leur propre programme nationaliste culturel, mais les soi-disant nationalistes culturels ne formaient pas un ensemble monolithique et uniformément pro-capitaliste. Les divisions entre ces groupes furent par ailleurs exacerbées par le COINTELPRO. Pourtant, il y avait une différence fondamentale entre l’idéologie changeante des Panthers sur la question du socialisme et de la lutte des classes, et celle des groupes nationalistes noirs, même de gauche. Comme Bobby Seale l’expliqua dans une interview de mars 1969 :

Nous parlons de socialisme. Le nationalisme culturel prétend que le socialisme ne fera rien pour nous. Il y a une contradiction entre l’ancien et le nouveau. Les Noirs n’ont pas le temps de se livrer au racisme noir et les masses populaires noires ne haïssent pas les Blancs juste en raison de leur couleur de peau […] [N]ous ne nous comporterons pas comme des idiots en disant qu’il n’y a aucune possibilité de s’accorder avec certains révolutionnaires blancs honnêtes, ou avec d’autres populations opprimées et pauvres de ce pays qui découvriraient qu’elles doivent se débarrasser du système capitaliste52.

La manière dont les Panthers arrivèrent à ce cette opinion et les divisions dans le parti sur ce point, est une histoire longue et complexe dont nous ne pouvons pas traiter ici. Pour notre propos, nous voudrions faire quelques brèves remarques au sujet de l’adoption de la pensée de Mao Zedong par le Black Panther Party et sa position au sujet de l’autodétermination noire. Selon Huey Newton, dont la contribution à l’idéologie des Panthers n’a d’égale que celles d’Eldridge Cleaver et de George Jackson, le marxisme des Panthers puisait ses racines dans les révolutions cubaines et chinoises précisément parce que leur analyse se développait sur la base de leurs histoires propres plutôt que des pages du Capital. D’après Newton, les exemples chinois et cubains donnèrent aux Panthers les moyens de développer leur propre programme et d’abandonner les perspectives théoriques de Marx et Lénine qui étaient difficilement voire pas du tout applicables à la réalité noire53. En effet, Malcom X exerça clairement une forte influence idéologique sur les Panthers.

Eldrige Cleaver était un peu plus explicite sur le rôle du maoïsme et de la pensée du dirigeant communiste coréen Kim Il-Sung dans la refonte du marxisme-léninisme au bénéfice des luttes de libération nationale des peuples du Tiers-Monde. Dans une brochure de 1968 intitulée On the Ideology of the Black Panther Party (Partie I), Cleaver expliquait clairement que les Panthers étaient un parti marxiste-léniniste, mais ajoutait que ni Marx, ni Engels, ni Lénine, ni aucun de leurs disciples contemporains n’avaient offert de réelles perspectives pour comprendre et combattre le racisme. La consigne était ici d’adopter ou de modifier ce qui était utile et de rejeter ce qui ne l’était pas. « Avec la création de la République démocratique de Corée en 1948 et la République populaire de Chine en 1949 », dit Cleaver :

quelque chose de nouveau fut introduit au sein du marxisme-léninisme, qui cessa d’être un phénomène restreint exclusivement à l’Europe. Le camarade Kim Il-sung et le camarade Mao Tse Tung ont appliqué les principes classiques du marxisme-léninisme aux conditions de leurs propres pays et de cette façon ont transformé cette idéologie en quelque chose d’utile pour leurs peuples. Mais ils ont rejeté la partie de l’analyse qui ne leur était pas bénéfique et relevait de l’Europe et de sa prospérité économique54.

Aux yeux de Cleaver, la critique la plus acerbe de l’aveuglement du marxisme occidental à l’égard de la question de la race venait de Frantz Fanon.

Se percevant comme faisant partie d’un mouvement de libération nationale global, les Panthers comparèrent eux aussi la communauté noire à une colonie disposant d’un droit fondamental à l’autodétermination. Pourtant, contrairement à beaucoup d’autres groupes maoïstes noirs ou mixtes, ils ne prônèrent jamais la sécession ou la création d’un État séparé. Au contraire, décrire les Noirs comme des sujets coloniaux était une manière de décrire la nature matérielle du racisme ; il s’agissait plus là d’une métaphore que d’un concept analytique. L’autodétermination était entendue comme le contrôle de la communauté dans l’environnement urbain, pas nécessairement comme la création d’une nation noire55. Dans une intervention lors du congrès fondateur du Peace and Freedom Party en mars 1968, Cleaver essaya de clarifier la relation entre l’unité interraciale dans la révolution américaine et « la libération nationale dans la colonie noire ». Il revendiqua avant tout une double approche dans laquelle, d’un côté, les radicaux noirs et blancs travailleraient ensemble pour donner lieu à des coalitions d’organisations révolutionnaires et développer la machinerie politique et militaire qui pourrait renverser le capitalisme et l’impérialisme. De l’autre, il en appela à un référendum parrainé par les Nations unies qui permettrait aux Noirs de déterminer s’ils souhaitaient l’intégration ou la séparation. Il argua qu’un tel référendum clarifierait la position des Noirs sur la question de l’autodétermination, tout comme la première vague des mouvements d’indépendance africaine devait décider s’ils désiraient garder un statut de dominion, même modifié, ou obtenir l’indépendance complète56.

Cleaver représentait une aile du parti davantage intéressée par la guérilla que par la reconstruction d’une société ou le difficile travail d’organisation locale. L’attrait pour Mao, Kim Il-sung, Che Guevara et, au demeurant, Fanon, était lié aux écrits de ces derniers sur la violence révolutionnaire et la guerre populaire. De nombreux théoriciens autoproclamés des Panthers se concentraient tellement sur le développement de tactiques de soutien à la révolution imminente qu’ils ignorèrent de nombreux écrits de Mao. Reconnaissant le problème, Newton chercha à déplacer l’accent qui était mis sur la guérilla et la violence vers une discussion plus profonde et riche sur ce qu’était la vision d’avenir du parti. Peu de temps après sa sortie de prison en août 1970, il proposa la création d’un « institut idéologique » dans lequel les participants liraient et enseigneraient ce qui qu’il considérait comme les classiques ─ Marx, Mao et Lénine, de même qu’Aristote, Platon, Rousseau, Kant, Kierkegaard et Nietzsche. Malheureusement, l’institut idéologique ne fit pas tant d’émules que cela ; peu de membres perçurent l’utilité d’une théorie abstraite ou la pertinence de certains de ces écrits pour la révolution. Le fait que les Citations du Président Mao Tsé-Toung se lisait plus ou moins comme un manuel de guérilla n’arrangeait pas les choses. Même Fanon n’était lu que de manière sélective, son chapitre « Sur la violence » étant constamment privilégié par les militants. George Jackson contribua à l’insistance théorique des Panthers sur la guerre, dans la mesure où la plupart de ses écrits, que ce soit Soledad Brother57 ou Blood in My Eye58,s’appuyaient principalement sur Mao pour traiter de la résistance armée contre le fascisme. Les tentatives de lire les œuvres de Marx, Lénine, ou Mao au-delà des questions liées à la révolte armée ne trouvèrent pas toujours un public réceptif au sein des Panthers. Sid Lemelle, activiste radical à la California State University à Los Angeles, rappelle avoir été en contact avec quelques Panthers qui avaient rejoint un groupe d’étude parrainé par la California Communist League. Les lectures, incluant les Quatre essais philosophiques de Mao et de longs extraits des œuvres de Lénine, se révélèrent être de trop et finirent par plonger le groupe dans de houleux débats59.

La partie la moins lue des Citations du Président Mao Tsé-Toung, en tout cas par les hommes, était peut-être le chapitre de cinq pages sur les femmes. À une période où les métaphores sur la libération noire étaient de plus en plus masculinisées et où les hommes noirs du mouvement n’ignoraient pas seulement la lutte pour la libération des femmes mais reproduisaient également l’oppression de genre, même les mouvements nationalistes noirs les plus marxistes minimisèrent la « question femme ». Le Black Panther Party ne faisait certainement pas exception. En effet, ce fut lors de la même rencontre historique du SDS en 1969, où les Panthers invoquèrent Marx, Lénine et Mao pour exclure le PLP en raison de ses positions sur la question nationale, que Ruffus Walls, Ministre délégué à l’Information pour les Panthers, prononça son célèbre discours sur la nécessité d’avoir des femmes dans le mouvement parce qu’elles possédaient le « pussy power ». C’était manifestement un pastiche vernaculaire des lignes de Mao posant que « les femmes de Chine constituent une grande réserve de force de travail […] [qui] devrait être exploité dans la lutte pour construire un grand pays socialiste60. » La déclaration de Walls se révéla être une défense profondément antiféministe de la participation des femmes.

Bien que l’histoire de la Chine sur la question femme soit plutôt sombre, la maxime de Mao qui établit que « les femmes portent la moitié du ciel », de même que ses courts écrits sur l’égalité des femmes et leur participation au processus révolutionnaire dotèrent la libération des femmes d’une certaine légitimité révolutionnaire au sein de la gauche. Bien sûr, le maoïsme ne créa pas le mouvement : le fait est que ce sont les luttes des femmes dans la Nouvelle gauche qui jouèrent le rôle principal dans le processus de reconfiguration des mouvements de gauche vers un programme féministe, ou du moins dans l’introduction de la question du féminisme. Mais pour les femmes noires du Black Panther Party méfiantes à l’égard du « féminisme blanc », les paroles de Mao sur l’égalité des femmes aménagèrent un espace au sein du parti pour développer un début de programme féministe noir. En tant que nouveau Ministre délégué à l’Information des Black Panthers, Ellaine Brown déclara peu de temps après son retour de Chine en 1971 lors d’une conférence de presse : « le Black Panther Party reconnaît le leadership progressiste de nos camarades chinois dans tous les secteurs de la révolution. Nous adoptons en particulier la définition adéquate par la Chine du statut propre de la femme comme égal à celui de l’homme61. »

Même au-delà de la rhétorique, des femmes noires du Black Panther Party telles que Lynn French, Kathleen Cleaver, Erica Huggins, Akus Njere et Assata Shakur (Joanne Chesimard) nourrirent la tradition consistant à aménager des espaces libres au sein d’organisations existantes à majorité masculine afin de défier les multiples formes d’exploitation auxquelles les femmes noires de la classe ouvrière étaient confrontées au quotidien. À travers les programmes d’éducation et de petits déjeuners organisés gratuitement par les Panthers par exemple, les femmes noires conçurent des stratégies qui, à différents degrés, défiaient le capitalisme, le racisme et le patriarcat. Certaines femmes africaines-américaines radicales occupèrent des postes d’influence et parfois, par leur simple exemple, contribuèrent au développement d’une perspective féministe noire, militante et animée d’une conscience de classe.

Dans certains cas, la force croissante d’une perspective féministe noire de gauche consolidée par certains slogans maoïstes sur ladite question de la femme modela les futures formations noires maoïstes. Le Black Vanguard Party, un autre groupe maoïste de la baie de San Francisco, actif dans le milieu des années 1970, en est un exemple frappant ; sa revue Juche!défendait un point de vue socialiste-féministe cohérent. Militante, basée à Détroit, de la League of Revolutionary Black Workers et membre du Black Workers Congress, Michelle Gibbs (également connue sous le nom de Michelle Russell, son nom d’épouse à l’époque) prônait une idéologie féministe noire. Elle avait été élevée au sein d’une famille communiste : son père, Ted Gibbs, avait fait la guerre civile espagnole et avait grandi dans une maison où Paul Robeson et l’artiste Elizabeth Catlett étaient des invités occasionnels. Le point de vue socialiste-féministe noir de Gibbs découlait de son expérience politique, des écrits d’auteurs féministes noirs et d’un large éventail de penseurs radicaux allant de Malcom X, Fanon et Amílcar Cabral à Marx, Lénine et Mao62. Réciproquement, Redstockings, l’organisation féministe radicale majoritairement blanche, ne fut pas seulement influencée par les écrits de Mao mais pris en quelque sorte modèle sur le mouvement du Black Power en s’inspirant surtout de ses stratégies séparatistes et de son identification au Tiers-Monde63.

Ironiquement, la période durant laquelle Black Panther Party s’identifia le plus à la Chine coïncide avec le début du déclin, à l’échelle mondiale, du statut de la Chine au sein de la gauche. La volonté de Mao de recevoir le Président Nixon et le soutien accordé par la Chine aux gouvernements répressifs du Pakistan et du Sri Lanka désabusa beaucoup de maoïstes aux États-Unis et ailleurs. Néanmoins, non seulement Newton et Elaine Brown visitèrent la Chine à la veille du voyage de Nixon, mais ils annoncèrent également que leur entrée dans la politique électorale avait été inspirée par l’entrée de la Chine aux Nations unies. Newton affirma que l’évolution des Black Panthers vers une politique électorale réformiste ne contredisait pas l’objectif de « la Chine de renverser l’impérialisme et [ne constituait] pas non plus une négation des principes révolutionnaires. Il s’agissait d’une tactique de la révolution socialiste64. » Plus étonnant encore fut l’abandon total par Newton de l’idée d’autodétermination noire, qu’il explique par les évolutions de l’économie mondiale. En 1971, il conclut, non sans prémonition, que la globalisation du capital avait rendu l’idée de souveraineté nationale obsolète, même au sein des pays socialistes. Par conséquent, les revendications noires d’autodétermination n’étaient plus pertinentes ; l’unique stratégie viable était une révolution globale.

Les Noirs aux États-Unis ont, aujourd’hui plus que jamais, le devoir particulier d’abandonner toute revendication nationale. Les États-Unis n’ont jamais été notre pays ; et, pour être réaliste, il n’y a aucun territoire que nous puissions revendiquer. De tous les peuples opprimés à travers le monde, nous sommes les mieux placés pour inspirer la révolution globale65.

À de nombreux égards, la position de Newton sur la question nationale était plus proche de celle de Mao que la position de la plupart des organisations maoïstes autoproclamées qui émergèrent entre le début et la fin des années 1970. Malgré ses propres déclarations en soutien aux mouvements de libération nationale et la « théorie de la révolution démocratique » de Lin Biao, Mao ne soutenait pas les organisations indépendantes similaires sur une base nationaliste. Pour lui, le nationalisme noir était identifiable au particularisme ethnique/racial. Après tout, Mao était un nationaliste chinois qui tentait d’unifier les paysans et les prolétaires et d’éliminer les divisions ethniques dans son propre pays. Il nous faut rappeler sa déclaration de 1957 dans laquelle il demandait à ce que les forces progressistes en Chine « aident à unir les peuples de différentes nationalités […] non à les diviser66. » Par conséquent, tout en reconnaissant que le racisme est un produit du colonialisme et de l’impérialisme, sa déclaration de 1968 insistait sur le fait que : « la contradiction entre les masses noires aux États-Unis et les cercles américains au pouvoir est une contradiction de classe. Les masses noires et les masses blanches ouvrières aux États-Unis partagent des intérêts communs et ont des objectifs communs pour lesquels il faut se battre67. »Autrement dit, la lutte noire est destinée à fusionner avec le mouvement ouvrier et à renverser le capitalisme.

The Black Nation

Sur la question de la libération des Noirs, cependant, la plupart des organisations maoïstes américaines fondées entre le début et le milieu des années 1970s furent influencées par Staline plutôt que par Mao. Les Noirs aux États-Unis n’étaient pas simplement des prolétaires à la peau noire, ils formaient une nation, ou, comme l’a dit Staline, « une communauté constante créée historiquement sur la base des communautés de langue, de territoire, de vie économique et psychique et qui s’exprime par une culture commune68. » Les groupes anti-révisionnistes qui adoptaient la définition de la nation de Staline, tels que le Communist Labor Party (CLP) et la October League, firent revivre la position du vieux Parti communiste selon laquelle les Africains-Américains des États de la Black Belt du Sud constituaient une nation et avaient le droit de se séparer s’ils le souhaitaient. D’autre part, des groupes comme le Progressive Labor – qui avait auparavant défendu le « nationalisme révolutionnaire » – se rapprochèrent d’une position rejetant toute forme de nationalisme au moment de la Révolution culturelle.

Parmi les mouvements anti-révisionnistes, Le CLP était peut-être le partisan le plus constant de l’autodétermination des Noirs. Fondé en 1968, en grande partie par des Africains-Américains et des Latinos, les racines du CLP remontent au Provisional Organizing Committee (POC). Cette organisation était elle-même un produit de la division de 1956 dans le CPUSA qui avait conduit à la création de Hammer Steel et du Progressive Labor Movement. Ravagé par une décennie de divisions internes, le POC était devenu une organisation constituée essentiellement de Noirs et de Portoricains divisée entre New York et Los Angeles. En 1968, les dirigeants de New York exclurent leurs camarades de Los Angeles pour avoir, entre autres, refusé de dénoncer Staline et Mao. Le groupe de Los Angeles, en grande partie sous l’influence du marxiste noir chevronné Nelson Peery, fonda la même année la California Communist League et commença à recruter de jeunes ouvriers et des intellectuels radicaux noirs et hispaniques. La maison de Peery au sud du centre de Los Angeles était déjà devenue une sorte de lieu de rassemblement pour les jeunes radicaux noirs après le soulèvement de Watts ; Peery forma de petits groupes informels pour étudier l’histoire, l’économie politique et les œuvres classiques de la pensée marxiste-léniniste-maoïste et accueillit des militants de tout bord, allant des Black Panthers aux étudiants militants de la California State University à Los Angeles et du L.A. Community College. La California Communist League fusionna par la suite avec un groupe de militants du SDS qui se faisaient appeler la Marxist-Leninist Workers Association et fonda la Communist League en 1970. Deux ans plus tard, le groupe changea une nouvelle fois de nom pour devenir Le Communist Labor Party69.

À l’exception peut-être du long essai de Harry Haywood « Towards a Revolutionary Position on the Negro Question » (publié pour la première fois en 1957 et qui circula jusque dans les années 1960-1970)70, aucun plaidoyer pour l’autodétermination ne fut plus lu dans les milieux marxistes-léninistes-maoïstes de l’époque que la brochure de Nelson PeeryThe Negro National Colonial Question (1972). Peery fut vivement critiqué pour avoir défendu l’usage du terme « Negro », une position difficile à tenir au sein du mouvement du Black Power. Mais Peery avait un bon argument : l’identité nationale n’était pas une question de couleur. Selon lui, la nation noire (Negro Nation) était une communauté constante créée historiquement et ayant sa propre culture, sa propre langue (ou plutôt dialecte), son propre territoire – les États de la Black Belt et les régions environnantes, c’est-à-dire essentiellement les treize États confédérés. Dans la mesure où les sudistes blancs partageaient un territoire commun avec les Africain-Américains, et, selon lui, une langue et une culture communes, il étaient également considérés comme faisant partie de la nation noire. Plus précisément, les sudistes blancs constituaient la « minorité anglo-américaine » à l’intérieur de cette nation noire. Comme en témoignaient la musique soul, les negro-spirituals et le rock-and-roll, le Sud avait été le lieu d’émergence d’une culture hybride ayant de fortes racines africaines que les contes populaires sur les esclaves et les turbans des femmes rendaient manifestes. Peery citait Jimi Hendrix et Sly and the Family Stone, ainsi que les imitateurs blancs Al Jolson, Elvis Presley et Tom Jones, comme des exemples d’une culture partagée. Il percevait même la présence de la culture « soul » dans « la coutume de manger des pieds de cochon, des os du collier, divers types de haricots et des boyaux [qui] sont tous associés à la région du Sud, en particulier avec la nation noire71 ».

L’intégration par Peery des Blancs du Sud dans la nation noire fut un coup de génie, d’autant plus que l’un de de ses objectifs était de déstabiliser les catégories raciales. Sa confiance dans la définition stalinienne de la nation affaiblissait cependant son argument. Au moment même où la migration de masse et l’urbanisation rétrécissait la part de la population noire dans le Sud rural, Peery insistait sur le fait que la terre natale des Noirs était la Black Belt. Il essaya même de prouver qu’il existait encore dans la Black Belt une paysannerie noire et un prolétariat rural stable. Dans la mesure où la question de la terre était la base sur laquelle s’était construite sa compréhension de l’autodétermination, il finit par en dire très peu sur la nationalisation de l’industrie et la production socialisée. Il pouvait ainsi écrire en 1972 que « la question coloniale et nationale noire ne peut être résolue qu’en redonnant la terre à ceux qui l’ont travaillé depuis des siècles. Dans la nation noire, cette redistribution des terres exigera une combinaison de fermes d’État et d’entreprises coopératives afin de répondre au mieux aux besoins de la population dans les conditions de l’agriculture moderne mécanisée72 ».

Le parti communiste (marxiste-léniniste) (CP[ML]) promut également une version de la thèse de la Black Belt héritée de son incarnation passée au sein de l’October League. Le CP(ML) fut le fruit de la fusion en 1972 de l’October League73, principalement basée à Los Angeles, et la Georgia Communist League. Nombre de ses membres fondateurs venaient du Revolutionary Youth Movement (une fraction au sein du SDS), dont quelques reliquats de la Vieille gauche comme Harry Haywood et Otis Hyde. La présence de Haywood dans le CP(ML) est significative car il est considéré comme l’un des premiers architectes de la thèse de la Black Belt, formulée lors du Sixième Congrès de l’Internationale communiste en 1928. Dans sa formulation actualisée par le CP(ML), les Africains-Américains avaient le droit de se séparer de « leur patrie historique dans la Black Belt du Sud74. »Mais les membres du CP(ML) ajoutèrent que la reconnaissance du droit à l’autodétermination ne signifiait pas que la séparation était la solution la plus appropriée. Ils introduisirent également l’idée de l’autonomie régionale (c’est-à-dire que les concentrations urbaines d’Afro-Américains pouvaient également exercer l’autodétermination dans leurs propres communautés) et élargirent le slogan de l’autodétermination aux Chicanos, Portoricains, Américains d’origine asiatique, Amérindiens et populations indigènes dans les colonies des États-Unis (dans les îles du Pacifique, à Hawaii et en Alaska, etc.). Ils sélectionnaient scrupuleusement les types de mouvements nationalistes qu’ils étaient prêts à soutenir, ne promettant de donner leur appui qu’au nationalisme révolutionnaire et non au nationalisme réactionnaire.

La Revolutionary Union, une émanation de la Bay Area Revolutionary Union (BARU) fondée en 1969 avec le soutien d’anciens membres du CPUSA qui avaient visité la Chine, adopta la position selon laquelle les Noirs constituaient « une nation opprimée d’un type nouveau75. » Dans la mesure où les Noirs étaient principalement des ouvriers concentrés dans les zones industrielles urbaines (ce que la BARU appelait une « structure déformée de classe »), le groupe pensait que l’autodétermination ne devait pas prendre la forme de la séparation, mais devait plutôt être réalisée à travers la lutte contre la discrimination, l’exploitation et les répressions policières dans les centres urbains. En 1975, lorsque la Revolutionary Union devint le Revolutionary Communist Party (RCP), elle continua à soutenir l’idée que les Noirs constituaient une nation d’un nouveau type, mais commença également à défendre « le droit des Noirs à rejoindre et à revendiquer leur territoire d’origine76. » Il n’est pas étonnant que ces deux lignes contradictoires aient été sources de confusion, ce qui contraignit les dirigeants de la RCP à adopter une position intenable en défendant le droit à l’autodétermination sans le prôner. Deux ans plus tard, ils abandonnèrent complètement le droit à l’autodétermination et, comme le PLP, firent la guerre à toute forme de nationalisme « étroit ».

Contrairement aux organisations à tendance maoïste mentionnées ci-dessus, la Revolutionary Communist League (RCL) – fondée et dirigée par Amiri Baraka – émana directement des mouvements nationalistes-culturels de la fin des années 1960. Pour comprendre les positions changeantes de la RCL (et de ses précurseurs) à l’égard de la libération des Noirs, il faut en revenir à 1966, l’année où Baraka fonda la Spirit House à Newark, dans le New Jersey, avec l’aide de militants locaux et d’autres avec lesquels il avait travaillé au Black Arts Repertory Theater de Harlem. Si les artistes de la Spirit House étaient dès le début impliqués dans la politique locale, les violences policières contre Baraka et d’autres militants pendant le soulèvement de Newark de 1967 les politisa plus encore. Après le soulèvement, ils participèrent à l’organisation d’une conférence du Black Power à Newark qui attira plusieurs dirigeants nationaux noirs, dont Stokely Carmichael, H. Rap ​​Brown et Huey P. Newton du Black Panther Party, ainsi qu’Imari Obadele de la Republic of New Africa (en partie une émanation du Revolutionary Action Movement). Peu de temps après, la Spirit House forma la base du Committee for a Unified Newark (CFUN), une nouvelle organisation composée des United Brothers, de la Black Community Defense and Development, et des Sisters of Black Culture. Outre le fait qu’il put attirer des nationalistes noirs, des Noirs musulmans et même quelques Marxistes-Léninistes-Maoïstes, le CFUN portait la marque de la US Organization de Ron Karenga. En effet, le CFUN adopta la version du nationalisme culturel de Karenga et travailla en étroite collaboration avec lui. Même si des tensions apparurent entre Karenga et certains des militants de Newark en raison de son attitude envers les femmes et de la structure de direction trop centralisée que le CFUN avait emprunté à la US Organization, le mouvement continua à se développer. En 1970, Baraka renomma le CFUN le Congress of African Peoples (CAP) ; il le transforma en une organisation nationale, et, lors du congrès inaugural, rompit avec Karenga. Les dirigeants du CAP critiquèrent vivement le nationalisme culturel de Karenga et firent adopter des résolutions qui reflétaient un virage à gauche – dont une proposition visant à lever des fonds pour aider à construire le chemin de fer entre la Tanzanie et la Zambie77.

Plusieurs facteurs contribuèrent au virage à gauche de Baraka pendant cette période. L’un d’eux est lié à la douloureuse expérience qu’il fit des limites des politiciens noirs de la « petite bourgeoisie ». Après avoir joué un rôle central dans l’élection de Kenneth Gibson en 1970, le premier maire noir de Newark, Baraka fut le témoin de l’augmentation des répressions policières (incluant des agressions contre les manifestants du CAP) et de l’incapacité de Gibson à tenir la promesse qu’il avait faite à la communauté africaine-américaine. Se sentant trahi et désabusé, Baraka se sépara de Gibson en 1974, sans pour autant abandonner entièrement l’idée d’un processus électoral. Le rôle qu’il joua dans l’organisation de la première National Black Political Assembly en 1972 lui redonna foi dans le pouvoir des politiques noires indépendantes et dans la force potentielle d’un front noir uni78.

Le coordinateur régional de la côte Est du CLP, William Watkins, exerça une influence importante sur Baraka. Né et élevé à Harlem, Watkins faisait partie d’un groupe d’étudiants radicaux noirs de la California State University à Los Angeles qui contribua à la fondation de la Communist League. En 1974, il fit la connaissance de Baraka. « On passait des heures dans son bureau, se rappelle Watkins, à débattre des fondamentaux – comme la plus-value ». Pendant environ trois mois, Baraka rencontra régulièrement Watkins qui lui enseignait les fondamentaux de l’économie politique et tâchait de lui montrer les limites du nationalisme culturel. Ces rencontres jouèrent certainement un rôle dans le changement de cap à gauche de Baraka. Mais quand Watkins et Nelson Perry demandèrent à Baraka de rejoindre le CLP, il refusa. Bien qu’il devînt sensible à la pensée marxiste-léniniste-maoïste, il n’était pas prêt à rejoindre une organisation multiraciale. La lutte noire était prioritaire79.

L’origine la plus évidente de la radicalisation de Baraka se situait en Afrique. Tout comme son premier tournant à gauche après 1960 avait été suscité par la révolution cubaine, la lutte dans le Sud de l’Afrique suscita son second tournant à gauche post-1970. L’événement clé fut la création du African Liberation Support Committee en 1971. Celui-ci émanait d’un groupe de nationalistes noirs dirigé par Owusu Sadaukai, directeur de la Malcom X Liberation University à Greensboro, en Caroline du Nord, qui se rendit au Mozambique sous l’égide du Front de Libération du Mozambique (FRELIMO). Le président du FRELIMO, Samora Machel (qui était par pure coïncidence en Chine au même moment que Huey Newton) et d’autres militants convainquirent Sadaukai et ses collègues que le rôle le plus utile que les Africains-Américains pouvaient jouer en soutien à l’anticolonialisme était de défier le capitalisme américain de l’intérieur et de faire connaître la vérité au sujet de la guerre juste du FRELIMO contre la domination portugaise.

L’African Liberation Support Committee (ALSC) reflétait l’orientation radicale des mouvements de libération en Afrique lusophone. Le 27 mai 1972 (date anniversaire de la fondation de l’Organisation of African Unity), l’ALSC participa à la première manifestation du African Liberation Day (ALD), réunissant environ 30 000 manifestants rien qu’à Washington, D.C., et environ 30 000 de plus à travers le reste des États-Unis. Le comité de coordination du ALD comptait des représentants de plusieurs organisations noires de gauche, y compris la Youth Organization for Black Unity (YOBU), le All-African people’s Revolutionary Party (AAPRP), mené par Stokely Carmichael [Kwame Toure], la Pan-African People’s organization, et le Black Workers Congress à tendance maoïste80. L’ALSC réunit un si large éventail de militants noirs qu’il devint l’arène de débats portant sur la création d’un programme noir radical. Bien que la plupart des organisateurs de l’ALSC fussent profondément anti-impérialistes, le nombre de marxistes noirs aux postes de direction devint un point de discorde. Outre Sadaukai, qui allait continuer à jouer un rôle majeur dans Revolutionary Workers League (MWL) d’orientation maoïste, les principaux dirigeants de l’ALSC étaient Nelson Johnson (futur dirigeant du Communist Workers Party) et Abdul Alkalimat (un brillant écrivain et membre fondateur de la Revolutionary Union).

Dès 1973, des divisions se créèrent au sein de l’ALSC. Les querelles internes et le sectarisme s’avérèrent trop difficile à gérer pour l’ALSC et la politique étrangère chinoise le mit en crise pour de bon. Le soutien de la Chine à UNITA lors de la guerre civile angolaise de 1975, de même que l’argument du premier ministre adjoint Li Xian-Nian selon lequel le dialogue avec l’Afrique du Sud valait mieux que l’insurrection armée, placèrent les maoïstes noirs de l’ALSC dans une position délicate. En l’espace de trois ans, l’ALSC s’effondra complètement, mettant malencontreusement un terme à l’organisation anti-impérialiste sans doute la plus dynamique de la décennie.

Néanmoins, l’expérience de Baraka au sein de l’ALSC modifia profondément ses perspectives. Comme il le rappelle dans son autobiographie, au moment de la première manifestation du Africain Liberation Day en 1972, il était en train de « faire un tournant de gauche et lisait Nkrumah, Cabral et Mao. » Dans les deux années qui suivirent, il en appela les membres du CAP à examiner « l’expérience révolutionnaire internationale [à savoir les révolutions russe et chinoise] et à l’appliquer à la révolution africaine81. »Leurs programmes de cours s’élargirent pour inclure des œuvres telles que les Quatre essais de philosophie de Mao et les Fondements du léninisme et l’Histoire du Parti communiste bolchevik de l’URSS de Staline82. En 1976, le CAP s’était défait de tous les vestiges de nationalisme ; il changea son nom en Revolutionary Communist League (RCL), et chercha à se refondre en un mouvement multiracial marxiste-léniniste-maoïste. Afin sans doute d’atteindre une stabilité idéologique en tant que mouvement anti-révisionniste, le RCL s’engagea dans la noble voie de la résurrection de la thèse de la Black Belt. En 1977, le RCL publia un article intitulé « The Black Nation83 » qui analysait les mouvements de libération noire d’un point de vue marxiste-léniniste-maoïste et concluait que le peuple noir dans le Sud et dans les grandes villes composaient une nation disposant d’un droit fondamental à l’autodétermination. Bien que rejetant « l’intégration bourgeoise », l’essai affirmait que la lutte pour le pouvoir politique noir était un élément majeur dans le combat pour l’autodétermination.

En tant qu’artiste profondément ancré dans le mouvement artistique noir, Baraka a constamment construit sa vision de la culture et de la politique à partir des contradictions de la vie noire dans un contexte capitaliste, impérialiste et raciste. Pour Baraka, comme pour beaucoup de ceux que l’on a évoqués ici, ce n’était pas simplement une question de nationalisme étroit. Au contraire, comprendre la place de l’oppression raciale et de la révolution noire dans le contexte capitaliste et impérialiste était essentiel pour le futur de l’humanité. Dans la tradition de Du Bois, Fanon et Cruse, Baraka insistait sur le fait que le prolétariat noir (donc colonial) était l’avant-garde de la révolution mondiale, « non en raison d’un quelconque chauvinisme mystique mais à cause de notre place dans l’histoire objective […]. Nous sommes l’avant garde parce que nous sommes les bas-fonds et quand nous nous lèverons, tout ce qui sera au-dessus de nous s’effondrera84 . » De plus, malgré son immersion dans la littérature marxiste-léniniste-maoïste, son propre travail culturel suggère qu’il avait conscience, comme la plupart des radicaux noirs, que la question de savoir si le peuple noir constituait ou pas une nation ne serait pas résolu par la lecture de Lénine ou Staline, ni par la résurrection de M. N. Roy. Si jamais elle pouvait l’être, la bataille aurait lieu, pour le meilleur ou pour le pire, sur le terrain de la culture. Bien que le mouvement artistique noir ait été le moteur essentiel de la révolution culturelle noire aux États-Unis, il est difficile d’imaginer à quoi aurait ressemblé cette révolution sans la Chine. Les radicaux noirs prirent par les cornes la Grande Révolution culturelle prolétarienne et la remodelèrent à leur image.

La Grande Révolution culturelle prolétarienne (noire)

Il n’existe pas, dans la réalité, d’art pour l’art, d’art au-dessus des classes, ni d’art qui se développe en dehors de la politique ou indépendamment d’elle.

Mao Zedong, « Interventions aux causeries sur la littérature et l’art à Yen’an », (Mai 1942)85

Moins d’un an après le début de la Révolution culturelle, Robert Williams publia un article dans le Crusader intitulé « Reconstitute Afro-American Art to Remold Black Souls » (Reconstruire l’art africain-américain pour remodeler les âmes noires). Tandis que l’appel de Mao pour une révolution culturelle impliquait de se débarrasser des vestiges (culturels et autres) de l’ancien ordre, Williams – à l’instar du mouvement artistique noir aux États-Unis – parlait de purger la culture noire de la « mentalité d’esclave ». Bien qu’il ait adopté quelques éléments de langage du manifeste du Parti communiste chinois (CCP) (la « Décision du Comité central du Parti communiste chinois sur la Grande Révolution culturelle prolétarienne », publiée le 12 août 1966, dans la Peking Review), Williams chercha dans son article à s’inspirer de l’idée plutôt que de l’idéologie de la Révolution culturelle. Comme Mao, il appela les artistes noirs à se débarrasser des chaînes des anciennes traditions et à mettre l’art au service de la révolution et d’elle seule :

L’artiste africain-américain doit faire un effort conscient et résolu pour reconstruire nos représentations artistiques, pour remodeler une âme noire et révolutionnaire, fière d’elle-même. […] Il doit créer une théorie et une direction nouvelles pour préparer notre peuple à une lutte acharnée, sanglante et prolongée contre la tyrannie et l’exploitation racistes. L’art noir doit servir au mieux le peuple noir. Il doit devenir une puissante arme dans l’arsenal de la révolution noire86.

Les dirigeants du RAM se mirent d’accord. En 1967, circula un document interne du RAM, intitulé Some questions concerning the present period, qui en appelait à une révolution culturelle noire totale aux États-Unis, dont l’objectif était de détruire les mœurs, les attitudes, les manières, les coutumes, les modes de vie et les habitudes de l’oppression blanche. Cela impliquait la formation d’une nouvelle culture révolutionnaire. Cela signifiait également la fin des cheveux traités, du blanchiment de la peau et autres vestiges de la culture dominante. En effet, la révolution n’avait pas seulement pour cible les bourgeois noirs intégrés mais aussi les barbiers et les esthéticiennes.

La promotion consciente de l’art comme arme de la libération noire n’a rien de nouveau : elle remonte au moins à la frange de gauche de la Harlem Renaissance, si ce n’est plus tôt. Le mouvement des arts noirs aux États-Unis – tout comme pratiquement tous les mouvements de libération nationale contemporains – prit cette idée très au sérieux. Fanon n’a pas manqué d’évoquer cette dimension dans Les Damnés de la Terre dont la traduction anglaise s’est répandue comme une trainée de poudre à son époque87. Mais c’est la Révolution culturelle chinoise qui joua le rôle le plus important. Après tout, beaucoup sinon la majorité des nationalistes noirs connaissaient bien la Chine et avait lu Mao. Même s’ils ne reconnaissaient pas de manière explicite l’influence des idées maoïstes sur la nécessité d’un art révolutionnaire et sur celle de la nature prolongée de la révolution culturelle, les parallèles sont frappants. Considérons le manifeste de 1968 de Ron [Maulana] Karenga « Black Cultural Nationalism ». D’abord publié dans Negro Digest, l’essai tire plusieurs de ses idées des « Interventions aux causeries sur la littérature et l’art à Yen’an » de Mao. Comme Mao, Karenga insistait sur le fait que tout art doit être jugé selon deux critères – « artistique » et « social » (« politique »); que l’art révolutionnaire doit être destiné aux masses et qu’il « doit être fonctionnel, c’est-à-dire utile, puisque nous ne pouvons pas accepter la fausse doctrine de “l’art pour l’art” » comme le dit Karenga lui-même. L’influence du maoïsme directement perceptible à travers les efforts de Karenga pour façonner une culture révolutionnaire alternative. En effet, les sept principes de Kwanzaa (la fête africaine-américaine inventée par Karenga et célébrée pour la première fois en 1967), à savoir l’unité, l’autodétermination, la responsabilité et le travail collectifs, l’économie collective (socialisme), la créativité, le but, et même la foi sont tout aussi compatibles avec les idées de Mao qu’avec la culture « traditionnelle » africaine88. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si ces sept principes furent le fondement de la célèbre Déclaration d’Arusha de 1964 en Tanzanie sous la présidence de Julius Nyerere – la Tanzanie étant l’allié le plus précoce et le plus important de la Chine en Afrique.

Bien que la dette de Karenga envers Mao soit passée inaperçue, le Progressive Labor Party en prit note. Le journal du PLP, The Challenge, se livra à une virulente critique de l’ensemble du mouvement des arts noirs et de ses théoriciens intitulée « [LeRoi] Jones-Karenga Hustle: Cultural “Rebels” Foul Us Up », qui caractérisait Karenga de « pseudo-intellectuel » qui a « minutieusement lu les interventions sur la littérature et l’art de Mao ». « Le nationalisme culturel », poursuit l’article, « ne vénère pas seulement les aspects les plus réactionnaires de l’histoire africaine. Il va même jusqu’à mesurer l’engagement révolutionnaire de tel ou tel par sa tenue vestimentaire ! Cela fait partie de la “conscience noire”89. »

Bien sûr, la révolution est devenue une sorte d’art, ou plus précisément un style bien défini. Qu’ils s’habillent en Afro et en dashiki ou en veste en cuir et béret, la plupart des révolutionnaires noirs des États-Unis développèrent leurs propres critères esthétiques. Dans le monde de l’édition, le « Petit Livre rouge » de Mao eut un impact phénoménal sur les styles littéraires dans les cercles radicaux noirs. L’idée qu’un livre de format poche de citations concises et d’aphorismes pouvaient couvrir un si large éventail de sujets, incluant le comportement éthique, la pensée et la pratique révolutionnaires, le développement économique et la philosophie, attira beaucoup de militants noirs indépendamment de leurs allégeances politiques. Le « Petit Livre rouge » engendra une industrie artisanale de livres miniatures de citations expressément adressés aux militants noirs.The Black Book, publié par Earl Ofari Hutchinson (avec l’aide de Judy Davis) en est un parfait exemple90. Publié par le Radical Education Project (aux alentours de 1970), The Black Book comprend une compilation de courtes citations de W.E.B Dubois, Malcom X, et Franz Fanon qui couvrent un large éventail de questions relatives à la révolution nationale et mondiale. Les similitudes avec les Citations du Président Mao Tsé-Toungsont frappantes. Les chapitres ont notamment pour titre « La culture et l’art noir », « La politique », « L’impérialisme », « Le socialisme », « Le capitalisme », « La jeunesse », « Le Tiers-Monde », « L’Afrique », « Au sujet de l’Amérique » et « L’unité noire ». L’introduction d’Ofari place la lutte noire dans un contexte global et revendique une éthique révolutionnaire et « l’unification spirituelle et physique du Tiers-Monde ». Ofari ajoute que « la vraie Blackness est un style de vie collectif, un ensemble de valeurs collectives et une perspective commune sur le monde » qui va au-delà de nos différentes expériences en Occident. The Black Bookn’était pas conçu comme une défense nationalisme noir contre les incursions du maoïsme. Au contraire, Ofari conclut en disant que « partout les combattants de la liberté continuent de lire le livre rouge, mais placent à ses côtés le LIVRE NOIR de la révolution. Pour gagner la bataille à venir, les deux sont nécessaires ».

Un autre texte populaire dans cette tradition était Axioms of Kwame Nkrumah: Freedom Figthers Edition, qui parut en 1969 – un an après que les Chinese Foreign Languages Press eurent publié la version anglaise desCitations du Président Mao Tsé-Toung91. Relié en cuir noir et couvert de dorures, il débute par une phrase inscrite sur le frontispice qui souligne l’importance de la volonté révolutionnaire : « le secret de la vie est de n’avoir peur de rien ». Si l’on fait abstraction du fait qu’ils se concentrent sur l’Afrique, les chapitres sont pratiquement impossibles à distinguer du « Petit Livre rouge ». Les sujets abordés incluent « La révolution africaine », « L’armée », « Le Black Power », « Le capitalisme », « L’impérialisme », « La milice populaire », « Le peuple », « La propagande », « Le socialisme » et « Les femmes ». La plupart des citations sont vagues ou échouent à être autre chose que des slogans (« La bêtise intellectuelle la plus ignoble jamais inventée par l’homme est celle de l’infériorité et de la supériorité raciales », ou encore : « un révolutionnaire n’échoue que s’il renonce »)92. Un grand nombre des idées de Nkrumah auraient cependant pu être celles de Mao, en particulier les citations traitant de l’utilité de la mobilisation populaire, de la relation dialectique entre la pensée et l’action et les questions relatives à la guerre, à la paix et à l’impérialisme.

En ce qui concerne la question de la culture, la plupart des groupes maoïstes et antirévisionnistes aux États-Unis étaient moins concernés par la création d’une nouvelle culture révolutionnaire que par la destruction des vestiges de l’ancienne et le combat contre ce qu’ils considéraient être une culture commerciale bourgeoise rétrograde. À cet égard, ils allaient dans le sens de la Grande Révolution culturelle prolétarienne. Dans une passionnante critique du film Superfly publié par le journal du CP(ML) The Call, l’auteur saisit l’opportunité de critiquer le rôle de la contre-culture ainsi que celui des capitalistes dans la promotion de la prise de drogues au sein de la communauté noire. « Quand je regarde toutes les personnes qui meurent d’overdose autour de moi, se font tuer dans des fusillades qui les opposent, sont broyés par des accidents de travail alors qu’ils sont déjà écrasés par le labeur, il devient évident que la dope fait autant de ravages que n’importe quel policier armé. » Pourquoi un film destiné à la population noire glorifie-t-il la culture de la drogue ? Parce que « les impérialistes connaissent la dure réalité – si tu planes à cause de la drogue, tu n’auras pas le temps de penser à la révolution – tu es trop préoccupé par le lieu où tu pourras te procurer la prochaine dose ! » La critique introduit également un peu d’histoire de la Chine :

Les Britanniques ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour faire en sorte que les chinois soient dépendants [de l’opium]. Il était habituel que les ouvriers se voient verser une partie de leur salaire en opium, provoquant une addiction encore plus rapide. Il n’y avait que la révolution qui pût mettre fin à cette misère. Afin de se réapproprier leur pays et transformer leur société en une autre qui serait véritablement au service du peuple, il fallait cesser de trouver un échappatoire dans la drogue93.

Les critiques maoïstes ne se limitaient pas aux aspects les plus réactionnaires de la culture commerciale de masse. Le mouvement des arts noirs – un mouvement qui, ironiquement, incluait des personnalités très inspirées par les événements en Chine et à Cuba – fut scruté à la loupe par la gauche antirévisionniste. Des groupes tels que le PLP et le CP(ML), malgré leurs nombreuses divergences au sujet de la question nationale, s’accordaient sur le fait que le mouvement des arts noirs, par son attirance pour la culture africaine était malavisé, pour ne pas dire contre-révolutionnaire. Le PLP rejetait les nationalistes culturels noirs comme étant de petits hommes d’affaires bourgeois qui vendaient les aspects les plus rétrogrades de la culture africaine au peuple et « exploit[ai]ent les femmes noires – tout cela au nom de la “culture africaine” et de la “révolution”. » Ce même éditorialiste du PLP reprocha au mouvement des arts noirs d’ « enseigner les reines, les rois et les “empires” africains. Il n’y a pas d’approche de classe – aucune indication sur le fait que ces rois, etc., s’opposaient au peuple africain94. » De la même façon, un éditorial de 1973 de The Call critiquait le mouvement des arts noirs parce qu’il « délégitimait les aspirations nationales authentiques de la population noire aux États-Unis et […] et substituait une contre-culture africaine à la lutte anti-impérialiste95 ».

Bien que ces attaques fussent excessives, notamment parce qu’elles mettaient dans un même panier toute un ensemble d’artistes aux projet très différents, une poignée d’artistes noirs en était venue aux mêmes conclusions au sujet de la direction du mouvement des arts noirs. Pour le romancier John Oliver Killens, la révolution culturelle chinoise avait offert un modèle pour transformer le nationalisme culturel noir en une force révolutionnaire. À la suite de ses voyages en Chine dans les années 1970, Killens publia un essai important dans The Black World louant la révolution culturelle qui avait, selon lui, connu un succès retentissant. En fait, il s’était clairement rendu en Chine pour découvrir pourquoi la révolution chinoise avait réussi « alors que [leur] propre révolution culturelle noire, si ardente dans les années 1960, semblait dépérir96 » Au moment où il était prêt à rentrer aux États-Unis, il parvint à plusieurs conclusions relatives aux limites de la révolution culturelle noire et à la force du modèle maoïste. Premièrement, il reconnut que toutes les révolutions couronnées de succès sont continues – permanentes et prolongées. Deuxièmement, le militantisme culturel et le militantisme politique ne sont pas pour lui des stratégies de libération différentes mais deux faces d’une même pièce. La révolution culturelle et la révolution politique vont de pair. Troisièmement, un mouvement révolutionnaire doit être indépendant, il doit créer des institutions culturelles autonomes. Bien sûr, la plupart des nationalistes radicaux noirs dans le mouvement des arts noirs s’en étaient rendu compte par eux-mêmes et l’article de Killens renforça seulement ces enseignements. Toutefois, la Chine apprit également à Killens quelque chose à laquelle peu de militants masculins du mouvement faisaient attention à l’époque: « Les femmes portent la moitié du ciel. » Dans certaines fractions militantes centrales de la révolution culturelle noire, il était littéralement demandé aux femmes de « rester assises à l’arrière du bus. […] C’est une pensée rétrograde qui a produit des divisions. De nombreuses femmes allèrent battre le pavé et rejoignirent le mouvement de libération des femmes. Certains des frères semblaient contrariés et surpris, mais c’est nous qui les avons conduites à cela97. »

Amiri Baraka représenta l’autre principale critique noire et inspirée par le maoïsme du mouvement des arts noirs, alors qu’il était lui-même une figure essentielle de la révolution culturelle noire et l’une des premières cibles des critiques maoïstes. En tant que fondateur et dirigeant du CAP et plus tard de la RCL, Baraka fit davantage qu’une critique, il bâtit un mouvement qui tentait de faire la synthèse entre les innovations stylistiques et esthétiques du mouvement des arts noirs et la pensée marxiste-léniniste-maoïste. Tout comme sa trajectoire du monde des beatniks à la conférence de Bandung, la transformation de Baraka de nationaliste culturel en communiste engagé donne un aperçu de l’impact de Mao sur le radicalisme noir aux États-Unis. Plus que tout autre maoïste ou antirévisionniste, Baraka et les membres de la RCL symbolisaient l’effort le plus conscient et le plus soutenu pour transférer la Grande révolution culturelle prolétarienne dans les quartiers défavorisés des États-Unis et la transformer de telle manière qu’elle touche la classe ouvrière.

Issu du mouvement des arts noirs à Harlem et du Spirit House à Newark, Baraka était avant tout autre chose un travailleur culturel. Alors que lui-même et le Congress of African Peoples avaient pris leurs distances avec le nationalisme culturel pour se rapprocher du marxisme, ce profond revirement idéologique se manifesta par des changements de pratique culturelle. Rejetant le « nationalisme culturel primitif du petit bourgeois noir » comme étant non scientifique et métaphysique, Baraka mit en garde ses camarades contre « le parti-pris culturel qui pourrait nous laisser penser que nous pouvons revenir à une Afrique d’avant la traite négrière, et [contre] une vision romantique du féodalisme98. » Le CAP changea le nom de sa revue de Black Newark to Unity en Unity and Struggle afin de refléter sa transition d’une perspective nationaliste culturelle à une compréhension plus profonde des « exigences dialectiques de la révolution99. » Le Spirit House Movers (la troupe de théâtre de l’organisation) s’appelait à présent l’African Revolutionary Movers (ARM), et un groupe de travailleurs culturels associés à la Spirit House forma un groupe de chanteurs appelé les Anti-imperialist Singers. Ils abandonnèrent l’habit africain ainsi que « les pratiques chauvinistes masculines développées dans le cadre de ce “traditionalisme africain” telles que le fait de donner des cours de politique séparés pour les hommes et les femmes100. » La fête officielle du CAP à la date anniversaire de Baraka, connu sous le nom de « Leo Baraka », devint un jour entièrement dédié à l’étude de la pensée marxiste-léniniste-maoïste, à la « question femme » et aux problèmes de formation des cadres101.

En 1976, année où le CAP réapparut sous le nom de Revolutionary Committee League, Baraka avait fait bien du chemin depuis son alliance avec Ron Karenga. Dans un poème de son recueil Hard Facts, intitulé « Today », la position de Baraka sur le nationalisme culturel par rapport à la lutte des classes est sans équivoque:

Les imposteurs en peau de léopard, les gangsters enturbannés,

les capitalistes de couleur, les exploiteurs noirs, les joueurs de l’Ambassade afro-américaine

qui se cachent derrière les ambassades africaines

se battant pour des billets d’avion, des guérillas de cocktails

dont le seul lien avec un parti est celui de Frankie Crocker.

Frères et sœurs, où est la révolution ?

Où est la mobilisation des masses dirigées par les couches les plus éclairées de la classe ouvrière ?

Où est l’unité de la critique unitaire ?

L’auto-critique ?

et la critique ? Où sont le travail et la recherche ? La clarté idéologique ? Pourquoi seulement des pauses et postures et des pseudo-théories subjectives et partiales

reflétant seulement ton éducation de petits-bourgeois

Avec tes proverbes noirs, « homme sage », tu pourras peut-être donner des conférences. mais cela ne suffira pas à engendrer larévolution102.

On peut affirmer que Hard Facts fut conçu comme une sorte de manifeste marxiste-léniniste-maoïste sur l’art révolutionnaire. Tout comme son ancien mentor Ron Karenga, Baraka s’inspira des « Interventions aux causeries sur la littérature et l’arts à Yen’an » de Mao souvent citées, mais à des fins très différentes. Dans l’introduction de son livre, Baraka insiste sur le fait que les artistes révolutionnaires doivent étudier le marxisme-léninisme, faire un travail qui serve le peuple, non les exploiteurs, se débarrasser des attitudes petites-bourgeoises et apprendre du peuple en lui empruntant des idées et des expériences et en les reformulant en termes marxistes-léninistes. Il déclare qu’aucun artiste ne peut échapper à l’étude et produire ses opinions sans lien avec la lutte pour le socialisme. Comme Mao le dit, « les matériaux bruts de la littérature et de l’art, contenus dans la vie du peuple, deviennent, par le travail créateur des écrivains et des artistes révolutionnaires, la littérature et l’art qui, en tant que formes idéologiques, servent les masses populaires103. »

Baraka tâcha de mettre en pratique ce manifeste à travers un travail culturel communautaire intense. L’un des projets les plus réussis du RCL fut l’Anti-imperialist Cultural Union (AICU), une organisation de travailleurs culturels basée à New York et fondée dans les années 1970. En novembre 1978, la AICU parraina le Festival of People’s Culture, qui attira environ cinq cent personnes venues écouter des poèmes lus par Askia Toure, Miguel Algarin, Syvia Jones, ainsi que des performances musicales d’un groupe du RCL se nommant lui-même le Proletarian Ensemble. À travers des groupes tels que le Proletarian Ensemble et les Advanced Workers (un autre ensemble musical formé par le RCL), le RCL diffusa le message de la révolution prolétarienne et de l’auto-détermination noire et sa critique du capitalisme auprès de groupes communautaires et d’écoliers noirs de New York et Newark ainsi que d’autres villes de la côte Est.

Le théâtre semblait être la principale voie de la révolution culturelle prolétarienne noire. Parmi les nombreux projets de l’AICU, le Yenan Theater Workshop diffusa à plus grande échelle la conception de l’art révolutionnaire de Mao. Le Yenan Theater produisit plusieurs pièces de Baraka, y compris une représentation mémorable de What Was the Lone Ranger’s Relationship to the Means of Production? De 1975 à 1976, Baraka écrivit deux nouvelles pièces, The Motion of History et S-1, qui représentent sans doute la plus claire expression du chemin qui l’avait conduit, dans ses termes « du radicalisme petits-bourgeois (et de son plus bas niveau de nationalisme culturel bourgeois) à l’adoption de la science de la révolution, la pensée marxiste-léniniste-maoïste »104.

The Motion of History est une longue pièce épique qui touche à à peu près tous les sujets, de l’esclavage et des révoltes d’esclaves à l’immigration irlandaise et au racisme blanc en passant par le capitalisme industriel, les droits civiques et le Black Power. Et presque tous les révolutionnaires et réformistes ayant un quelconque rapport avec la lutte pour la liberté noire apparaissent, notamment John Brown, H. Rap Brown, Lénine, Karenga, Harriet Tubman, Denmark Vesey et Nat Turner. Spectateurs d’une représentation d’ouvriers discutant de politique dans des ateliers ou des groupes d’études marxistes, le public est instruit sur l’histoire de l’esclavage, le développement du capitalisme industriel, l’impérialisme, la plus-value, la surproduction relative et la brutalité raciste au quotidien auxquels les Africains-Américains et les hispaniques sont confrontés. Dans l’esprit de la littérature prolétarienne, The Motion of History se clôt sur une note optimiste et une rencontre vibrante durant laquelle les personnes présentes s’engagent à construire un parti ouvrier révolutionnaire multiracial et multiethnique fondé sur la pensée marxiste-léniniste-maoïste.

S-1 partage de nombreuses similitudes avec The Motion of History, bien qu’il se concentre principalement sur ce que Baraka et le RCL percevaient comme une montée du fascisme aux États-Unis. Portant sur un groupe marxiste-léniniste-maoïste combattant les lois anti-sédition, la pièce fut écrite par Baraka en réponse au projet de loi Criminal justice Codification, Revision and Reform Act, connu sous le nom S-1, qui autorisait l’État à adopter des mesures extrêmement répressives pour combattre les mouvements radicaux. S-1 conférait à la police et au FBI une plus grande liberté de rechercher et de saisir les documents des groupes radicaux, ainsi que de mettre sur écoute les suspects pendant quarante-huit heures sans approbation préalable d’un tribunal ; il suggérait également des exécutions systématiques pour certains crimes, et rétablissait le Smith Act qui soumettait tout groupe ou personne prônant la « destruction du Gouvernement » à une peine de prison de quinze ans et à une amende pouvant aller jusqu’à 100 000 dollars. L’aspect le plus notoire de cette loi était un dispositif anti-émeute autorisant les tribunaux à condamner à trois ans de prison et 100 000 dollars d’amende quiconque portait « gravement atteinte au droit de propriété » à la condition de former une association de malfaiteurs d’au moins cinq personnes105.

Nous ne savons pas comment les militants et travailleurs ont réagi aux pièce de théâtre de Baraka pendant la période ultra-radicale de l’AICU et de la RCL, et la plupart des critiques culturels font comme s’ils ne méritaient pas qu’on les commente. Peu importe que l’on considère que ces travaux relèvent de l’art, de la propagande ou de l’un et de l’autre, il est remarquable que dans la fin des années 1970, une poignée d’enfants issus des quartiers défavorisés de Newark aient pu assister à des représentations qui promouvaient la révolution aux États-Unis et s’efforçaient de dévoiler la rapacité du capitalisme. Tout cela se passait au sein de la soi-disant génération du « moi », quand il n’y avait prétendument pas de gauche radicale à proprement parler. (En effet, l’élection de Reagan en 1980 est citée comme une preuve du manque de contestation politique de gauche et comme la source de la brève résurrection de partis marxistes aux États-Unis entre 1980 et 1985.)

Adieu à Mao, la fête est finie?

En fonction d’où vous vous situez politiquement, et avec qui, vous pourriez facilement conclure que le maoïsme américain est mort en même temps que Mao en 1976. Mais dire que le maoïsme a totalement dépéri est exagéré. Des organisations maoïstes existent toujours aux États-Unis. Le Maoist Internationalist Movement a un site internet, tout comme le Progressive Labor Party (même s’il peut difficilement être qualifié de « maoïste » de nos jours), et le RCP est plus présent que jamais. En effet, il y a plusieurs preuves suggérant que le RCP a contribué à rédiger le manifeste de la révolte Bloods and Crips, « Give Us the Hammer and the Nails and We Will Rebuild the City » (Donnez-nous un marteau et des clous et nous reconstruirons la ville). L’ancien CLP, à présent appelé League of Revolutionaries, a eu une grande influence à Chicago et compte des radicaux de longue date tels que General Baker et Abdul Alkalimat. Plus important encore, même si nous reconnaissons que leur nombre a substantiellement baissé depuis le milieu des années 70, les militants qui sont restés dans ces mouvements sont demeurés fidèles à l’idée de la libération noire, même si leurs stratégies et leurs tactiques se sont révélés peu sensible au changement ou erronées. Toute personne qui s’y connaît un peu en politique sait que la campagne présidentielle de Jesse Jackson en 1984 avait été prise d’assaut par une coalition bigarrée de maoïstes, mais aussi qu’une variété d’organisations maoïstes étaient représentées dans le National Independent Black Political Party. En d’autres termes, maintenant que tant de libéraux américains, que ce soit par leur participation active ou par leur silence, se sont appropriés l’hostilité des conservateurs envers les populations noires pauvres et la politique d’Affirmative Action, certains de ces révolutionnaires auto-proclamés désirent toujours « déplacer les montagnes » pour servir le peuple noir. L’exemple le plus tragique et le plus héroïque est venu de Greensboro, en Caroline du Nord, où cinq membres du Communist Workers Party (anciennement la Workers Viewpoint Organization) furent assassinés par des membres du Ku Klux Klan et des nazis au cours de la manifestation anti-Ku Klux Klan du 3 novembre 1979.

Pourtant, l’âge d’or du maoïsme noir a bien pris fin. Les raisons sont variées et reposent sur le déclin d’ensemble du radicalisme noir, la nature autodestructrice des politiques sectaires et les décisions désastreuses de la Chine en matière de politique étrangère vis-à-vis de l’Afrique et du Tiers-Monde. Qui plus est, les maoïstes noirs autodéclarés que nous avons évoqués ici – du moins les plus honnêtes d’entre eux – devaient avant tout à Du Bois, Fanon, Malcom X, Guevara et Cruse. Mao Zedong et la révolution chinoise laissèrent toutefois une empreinte indélébile sur la politique radicale noire – une empreinte que nous avons seulement commencé à analyser dans cet article. Là où un groupe de pays non-alignés entreprit de défier les politiques binaires engendrées par la Guerre Froide, où les nationalistes africains tâchèrent de planifier l’avenir postcolonial, où Fidel Castro et une poignée de militants vêtus de treillis firent l’impossible, où les restaurants du Sud et les ghettos du Nord devinrent le théâtre d’une nouvelle révolution, la Chine était bel et bien là – la nation « de couleur » la plus puissante sur terre.

La Chine maoïste de même que la révolution cubaine et le nationalisme africain internationalisèrent en profondeur la révolution noire. Mao offrit aux radicaux noirs un modèle non occidental de marxisme qui insistait davantage sur les conditions locales et les circonstances historiques que les textes canoniques. Le Grand Bond en avant de la Chine remit en cause l’idée que la marche vers le socialisme doit se faire par étape et qu’il faut attendre patiemment que des conditions objectives appropriées se présentent. Pour de nombreux jeunes radicaux formés dans la démocratie sociale estudiantine, l’antiracisme et le féminisme, ou dans tous ces mouvements à la fois, l’éveil des consciences selon le modèle maoïste de la critique/autocritique représentaient une puissante alternative à la démocratie bourgeoise. Cependant, l’éveil des consciences était plus qu’un travail de propagande ; c’était un travail intellectuel dans le contexte d’une pratique révolutionnaire. « Toutes les connaissances authentiques sont issues de l’expérience immédiate » disait Mao dans son célèbre essai « Sur la pratique106 » (1937). L’idée que la connaissance provient d’une dialectique de la théorie et de la pratique donna aux radicaux les moyens de questionner l’expertise des sociologues, des psychologues, des économistes et d’autres dont les grands discours sur les causes de la pauvreté et du racisme n’étaient que rarement remis en cause. À l’ère des technocrates libéraux, les maoïstes – des cercles radicaux noirs au mouvement de libération des femmes – s’efforcèrent donc de briser les conceptions bourgeoises de l’expertise. Ils développèrent des analyses, débattirent et publièrent des revues, des journaux, des tribunes, des brochures et même des livres et, même s’ils étaient rarement d’accord les uns avec les autres, ils se considéraient comme des producteurs de nouvelles connaissances. Ils croyaient, comme Mao l’avait dit, que ces « idées devien[draient] une force matérielle capable de transformer la société et le monde107. »

Les idées ne changent pourtant pas le monde à elles seules. Ce sont les gens qui le font. Avoir la volonté et l’énergie de changer le monde exige plus qu’une analyse adéquate et une implication immédiate auprès de la population : cela demande foi et volonté. Ici les maoïstes ont beaucoup en commun avec de très vieilles traditions bibliques africaines-américaines. Après tout, si le petit David peut battre Goliath uniquement avec un lance-pierre, alors « une seule étincelle peut mettre le feu à toute la plaine108 ».

Note

Les auteurs souhaitent remercier Henry Louis Gates Jr. pour avoir initialement proposé la rédaction de cet article, ainsi qu’Ernest Allen, Harold Cruse, Vicki Garvin, Michael Goldfield, Marc Higbee, Geoffroy Jacques, Sid Lemelle, Josh Lyons, Eric and Liann Mann, David Roediger, Tim Schermerhorn, Akinyele Umoja, Alan Wald, Billy Watkins, Komozi Woodard, et Marilyn Young pour leur idées, leurs souvenirs et/ou leurs conseils. Enfin, nous exprimons notre plus grande gratitude à toute l’équipe de la Tamiment Library à la New York University et plus particulièrement à Andrew Lee et Jane Latour.

Traduit de l’anglais par Lamia Dzanouni. Originellement paru dans Souls, 1999.

  1. Crusader 9, no.1, Juillet 1967, p.1 []
  2. The Coup, « Dig it », Kill My Landlord (Wild Pitch Records, 1993). []
  3. Mao Tse-Tung, Citations du président Mao Tse-Tung (Peking : Foreign Language Press, 1996). []
  4. Elaine Brown, A Taste of Freedom (New York: Doubleday Books, 1992), 231-232. []
  5. Huey Newton, Revolutionary Suicide (New York: Ballantine Books, 1973), 110. []
  6. W.E.B Du Bois, The Autobiography of W.E.B. Du Bois, ed. Herbert Aptheker (New York : International Publishers, 1968), 404. []
  7. En fait, plusieurs organisations (notamment, Ray O. Light, le Communist Workers Party, le Black Vanguard Party, le Maoist Internationalist Movement, ad infinitum) sont uniquement mentionnées en passant ou omises pour cause de manque d’informations. Nous reconnaissons que seul un livre peut rendre justice à cette histoire. []
  8. A. Belden, Trotskyism and Maoism : Theory and Practice in France and the United States(New York: Praeger). []
  9. L’allégorie dans les Citations du Président Mao Tse-Tung « Comment Yu Qong déplaça les montagnes » instilla chez de nombreux radicaux un enthousiasme qui leur permit de vite attaquer la question de la guerre irrégulière, comme si la révolution était imminente. Naturellement, les chapitres du« petit livre rouge » tels que « La guerre du peuple », « l’armée du peuple », « l’éducation et l’entraînement des troupes » et « l’héroïsme révolutionnaire » ont certainement aidé à promouvoir l’idée que le « pouvoir est au bout du fusil » malgré le fait que les efforts pour appliquer l’expérience chinoise aux États-Unis contredit l’argument propre à Mao qui établit que chaque révolution doit se développer en fonction de ses propres conditions spécifiques. []
  10. Mao Tse-Tung, Citations,iv. []
  11. Mao Tse-Tung, Statement Supporting the American Negroes in Their Just Struggle Against Racial Discrimination in the United States (Peking: Foreign Languages Press, 1963), 2. []
  12. John Oliver Killens, Black Man in the New China (Los Angeles: U.S.-China People’s Friendship Assoication, 1976), 10. []
  13. Philip Snow, “China and Africa: Consensus and Camouflage,” in Chinese Foreign Policy: Theory and Practice, Thomas W. Robinson and Davis Shambaugh, eds. (New York and Oxford, UK: Clarendon Press, 1994), 285-299. []
  14. Fields, Trotskyism and Maoism, p. 213. Silber critiqua la politique chinoise en Angola où les Chinois soutenaient le régime d’apartheid sud africain et les États-Unis. La politique étrangère chinoise était un obstacle aux maoïstes américains dans une variété de contextes, pas uniquement au sud de l’Afrique : l’accueil chinois de Nixon alors que les bombes américaines étaient encore en train de tomber sur le Vietnam et le soutien à Pinochet au Chili sont deux exemples particulièrement frappants. []
  15. Mao Tse-Tung, Citations, p. 82 []
  16. Revolutionary Action Movement, The World Black Revolution, pamphlet, 1966. []
  17. Vertical files on the Provisional Orgaizing Committee, Hammer and Steel, and the Progressive Labor Party, Taminent Collection, Bobst Library, New York University. []
  18. Amiri Baraka, The Autobiography of LeRoi Jones/Amiri Baraka (New York: Freundlich Books, 1984), 220. Voir aussi Fields, Trotskyism and Maoism, p. 185. []
  19. Fields, Trotskyism and Maoism, pp. 185-197. Also, Jim O’Brien, American Leninism in the 1970s (Somerville, MA: New England Free Press, n.d.). []
  20. Van Gosse, Where the Boys Are: Cuba, Cold War America and the Making of a New Left(London: Verso, 1993), 147-148. []
  21. Harold Cruse, « Negro Nationalism’s New Wave », New Leader (1962); reprinted in hisRebellion or Revolution? (New York: Morrow, 1968), 73. []
  22. Harold Cruse, « Revolutionary Nationalism and the Afro-American », Studies on the Left(1962); reprinted in his Rebellion or Revolution? (New York: Morrow, 1968), pp. 74-75. []
  23. Baraka, The Autobiography, p. 184; and see Komozi Woodard, A Nation Within a Nation: Amiri Baraka (LeRoi Jones) and Black Power Politics (Chapel Hill: Unicersity of North Carolina Press, 1998), 11-62 []
  24. Entretien avec Vicki Garvin, menés par les auteurs. Déclarations de Garvin non publiées en possession des auteurs. []
  25. Vertical file on Vicki Garvin, Tamiment Collection, Bobst Library, New York University. []
  26. Newton, Revolutionary Suicide, p. 70. []
  27. Newton, Revolutionary Suicide, p. 111. []
  28. Les sources utilisées sur Robert Williams sont Robert F. Williams, Negroes with Guns (New York : Marzani and Mumsell, 1962) ; « Robert Williams: Crusader for International Solidarity », The Black Collegian 8, no. 3, Janvier-Février 1978; et Maxwell C. Stanford, « Revolutionary Action Movement in Western Capitalist Society », M.A. thesis, Atlanta University, 1986; Timothy B. Tyson, « Robert F. Williams, ‘Black Power’, and the Roots of the African American Freedom Struggle », Journal of American History 85, no. 2, septembre 1998, pp. 540-570; Marcellus C. Barksdale, « Robert Williams and the indigenous Civil Rights Movement in Monroe, North Carolina, 1961 », Journal of Negro History 69, Printemps 1984, pp. 73-89. []
  29. Cruse, Rebellion or Revolution?, p. 74-95. []
  30. Stanford, « Revolutionary Action Movement », p.75-80. []
  31. Stanford, « Revolutionary Action Movement », p. 197. []
  32. Entretien avec Tim Schermerhorm, mené par Betsy Esch. []
  33.  Stanford, « Revolutionary Action Movement », p. 40. []
  34.  Stanford, « Revolutionary Action Movement », p. 91. []
  35. Entretien avec Ernest Allen, mené par Robin D.G. Kelley. []
  36. Cité dans Stanford, « Revolutionary Action Movement », p. 92. []
  37. Cité dans Stanford, « Revolutionary Action Movement », p. 79. []
  38. Stanford, « Revolutionary Action Movement », p. 110. []
  39. Mao Tse-Tung, Citations, p. 256-269. []
  40. « Entretien : Robert Williams », The Black Scholar 1, no. 7, Mai 1970, p. 14. []
  41. « Revolutionary Action Movement », General File, Tamiment Collection, Bobst Library, New York University. []
  42. RAM, The World Black Revolution, p. 5. L’écho au Manifeste communiste est ici très net : « Une révolution hante et est sur le point de submerger l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du sud, l’Amérique centrale et l’Amérique noire. » []
  43. Harlem Branch of the Progressive Labor Party, The Plot Against America, pamphlet, 1965, p. 147. []
  44. RAM, The World Black Revolution, p. 9. []
  45. Sackett, “Plotting a War on Whitey: Extremists Set for Violence”, Life 60, June 10, 1966, pp. 100-100B []
  46. D. MacDonald, « Politics Black Power », Esquire 65, October 1967, p. 38, and G. Wills, « Second Civil War », Esquire 69, March, 1968, pp. 71-78. []
  47. Harlem Branch of the Progressive Labor Party, The Plot Against Black America, Vertical File, Tamiment Collection. []
  48. Stanford, « Revolutionary Action Movement », p. 215 []
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  59. Entretien avec Sid Lemelle, mené par Robin D.G. Kelley. []
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  62. Entretien avec Michelle Gibbs, mené par Robin D.G. Kelley. []
  63. Nous sommes reconnaissants envers Rosalyn Baxandall pour cette analyse. []
  64. Cité dans Brown, A Taste of Freedom, p. 313. []
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  105. Baraka, The Motion of History and Other Plays. []
  106. Réédité dans Mao Tse-Tung, Citations []
  107. Mao Tse-Tung, Citations []
  108. Mao Tse-Tung, Citations []

Robin Kelley et Elizabeth Esch

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