29 Mars 2015
Paul Frölich est aujourd’hui principalement connu comme l’auteur d’une biographie deRosa Luxemburg. Mais il était d’abord un militant révolutionnaire, et c’est dans ce cadre qu’il avait connu Rosa Luxemburg et qu’il avait partagé son engagement. Fuyant le nazisme, il a milité en exil à Paris de 1934 à 1939. Nous revenons brièvement sur son parcours militant, qui couvre toute la première moitié du XXe siècle.
Paul Frölich naît le 7 août 1884 à Leipzig, dans une famille d’ouvriers socialistes. Il adhère au SPD à l’âge de 19 ans, et devient employé à 20 ans, tout en suivant des cours du soir à l’université. Il devient ensuite journaliste dans la presse socialiste, en particulier pour la Leipziger Volkszeitung. Cela l’amène à suivre les cours de Rosa Luxemburg à l’école de Berlin du SPD. Il est également élu conseiller municipal SPD de la ville d’Altona, dans la banlieue de Hambourg.
Lorsque la guerre éclate en 1914, il est de ceux qui condamnent l’alignement sur le pouvoir qu’adopte la direction du SPD. Mobilisé, il est blessé, et pour cette raison se trouve démobilisé. Pouvant retrouver l’action militante, il se situe dans la minorité radicale d’opposition à la guerre. A ce titre il participe en avril 1916 à la Conférence socialiste internationale de Kienthal (en Suisse) qui se situe dans la lignée de la Conférence de Zimmerwald tenue début septembre 1915. Divers socialistes d’Europe s’y rassemblent pour maintenir l’internationalisme et le pacifisme contre la trahison des principaux partis de la Deuxième Internationale.
Membre de la Gauche radicale de Brême (Bremer Linksradikalen), Frölich participe avec Johann Knief à la création du journal Arbeiterpolitik. S’étant fait remarquer des autorités pour son action pacifiste, il est par mesure de répression mobilisé à nouveau. Interné à l’été 1918 pour antimilitarisme, il est libéré par la révolution allemande de novembre 1918, qui renverse la monarchie et instaure la République.
Paul Frölich participe avec les radicaux de Brême à la formation des Internationale Kommunisten Deutschlands (IKD, Communistes internationaux d’Allemagne), petit groupe qui rejoint fin décembre 1918 la Ligue spartakiste (Spartakusbund), dirigée par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, pour créer le Parti communiste d’Allemagne (Kommunistische Partei Deutschlands, KPD). Paul Frölich prend part fin décembre 1918 au congrès de fondation du KPD. Il y est délégué de Hambourg, et se situe dans le courant « gauchiste » du congrès qui refuse la participation aux élections, courant qui obtient la majorité contre la direction spartakiste constituée de Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Leo Jogiches, Paul Levi, Hugo Eberlein, etc. Frölich intervient dans le débat sur les syndicats pour préconiser de les quitter et de créer des « organisations unitaires », dont les militants dans les entreprises « forment la base »1.
Rosi Wolfstein, née en 1888, elle aussi ex-élève de Rosa Luxemburg à Berlin, est déléguée spartakiste de Düsseldorf au congrès. Paul Frölich devient par la suite son compagnon, et dès lors leur engagement politique sera toujours commun.
A la fin du congrès, Paul Frölich est élu à la centrale du KPD, de 12 membres. Il en fait partie jusqu’en 1920, puis de nouveau de 1921 à 1923. Très actif pendant toute la période révolutionnaire allemande, il prend part à la République des conseils de Bavière en 1919. Il échappe à la répression contre-révolutionnaire, mais doit vivre clandestinement. Il publie en 1919, sous le pseudonyme de Paul Werner, un livre sur la République des conseils de Bavière, plusieurs fois réédité depuis (mais toujours inédit en français) : Die Bayrische Räte-Republik, tatsachen und kritik2.
En mars 1921, il est élu député au Reichstag, jusqu’en 1924, puis à nouveau de 1928 à 1930. A l’été 1921 il est délégué au IIIe congrès de l’Internationale communiste, et intègre son Comité exécutif.
En 1922 une brochure de Paul Frölich est publiée en français : La Terreur blanche en Allemagne. Sa parution est annoncée dans L’Humanité du 20 septembre 19223. Frölich y dénonce la pratique régulière du meurtre politique par la droite nationaliste, « les bandes monarchistes et leurs organisations d’assassins »4, et la passivité du gouvernement face à ces agissements5, et même dans certains cas le fait que ce dernier en est à l’origine. Le gouvernement allemand suspend par contre des journaux communistes et interdit certains des rassemblements du KPD.
Frölich mentionne « une démonstration des trois partis ouvriers »6 le 26 juin 1922 à Hambourg, sans préciser quels sont ces trois partis : les deux premiers ne peuvent être que le KPD et l’USPD, mais le troisième pourrait être soit le KAPD soit le SPD7. Quoi qu’il en soit cela montre un minimum de front unique face aux réactionnaires, et l’absence de simplification sectaire de la part de Frölich – ce qui ne l’empêche évidemment pas de critiquer comme elle le mérite la politique de la direction du SPD, rappelant par exemple la responsabilité écrasante de Noske dans l’instauration de la violence politique, par la création des Corps francs et l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht le 15 janvier 1919.
Frölich dénonce l’armement et le financement des groupes contre-révolutionnaires, parmi lesquels le parti nazi. Il souligne en particulier la gravité de la situation en Bavière, où les contre-révolutionnaires « ont poursuivi méthodiquement l’oppression du prolétariat munichois », et où ils mènent « une propagande intense, nationaliste, antisémite et surtout antiouvrière. »8 Après un exposé concernant les groupements de droite et d’extrême droite et leurs sources de financement, il conclue que « la contre-révolution n’est pas uniquement l’œuvre de militaristes impénitents et de dilettantes de la politique ! Elle est l’œuvre entreprise par les banques, le capitalisme industriel et agraire et les grandes organisations de la Droite. »9
A partir de 1924, l’oligarchie régnante de l’URSS impose un changement d’orientation du KPD. Cette reprise en main par la bureaucratie fait que les opinions de Frölich deviennent minoritaires. Il se consacre alors à la formation, et à des études historiques. Surtout, il participe activement à l’édition des textes de Rosa Luxemburg : il écrit les présentations pour les tomes Gegen den Reformismus (1925) et Gewerkschaftskampf und Massenstreik (1928).
La stalinisation s’accentue au cours de la deuxième moitié des années 1920. Elle se traduit dans le KPD comme partout ailleurs par de nombreuses vagues d’exclusions, dont celle de Frölich en décembre 1928. Il participe alors avec d’autres exclus à la formation du KPD-Opposition, ou KPO (Kommunistische Partei Opposition). Le congrès de fondation se tient fin décembre 1928 à Berlin : exactement dix ans après le congrès de création du KPD, dans la même ville. Le nouveau parti est notamment dirigé par Heinrich Brandler et August Thalheimer, qui étaient comme Frölich membres de la première centrale du KPD.
Ces exclusions marquent également l’arrêt de l’édition des œuvres de Rosa Luxemburg. Le KPD, désormais politiquement et moralement détruit de l’intérieur par le stalinisme, se désintéresse des écrits de sa fondatrice.
A sa création, le KPO compte environ 5 000 adhérents. Conscient de l’importance du danger nazi, le parti propose l’unité d’action contre le fascisme et appelle à défendre les libertés fondamentales.
En 1930, le KPO impulse la création d’une Internationale de l’opposition communiste avec le Parti communiste de Suède (Sveriges Kommunistiska Parti, SKP), qui avait rompu avec le Komintern stalinisé en novembre 1929. D’autres groupes communistes d’Europe rejoignent la nouvelle structure.
Frölich participe à un ouvrage collectif consacré à la révolution allemande de 1918–1919, mais qui couvre en fait plus largement la période 1914–1920 : Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, qui est publié en 1929 (ce livre n’a toujours pas été traduit en français).
En 1931 est créé le Parti socialiste ouvrier d’Allemagne (Sozialistischen Arbeiter-Partei Deutschlands, SAPD, ou plus courammentSAP). Ce nouveau parti se constitue autour d’exclus du SPD et deDer Klassenkampf, revue du courant révolutionnaire au sein du SPD(à laquelle participèrent notamment Paul Levi et Max Adler). LeSAP, organisation socialiste révolutionnaire, rassemble 25 000 adhérents en 1932. Une partie importante mais néanmoins minoritaire des militants du KPO, dont Frölich, sont pour la fusion avec leSAP. Les minoritaires critiquent également la direction du KPO qui était insuffisamment critique du stalinisme. Exclus du KPO en janvier 1932, un millier de militants dont Frölich, Rosi Wolfstein et Boris Goldenberg, rejoignent le SAP en février 1932.
En phase avec les priorités de l’heure, le SAP milite pour le front unique contre les nazis, mais se heurte au refus des appareils stalinien (KPD) et social-démocrate (SPD).
Début janvier 1933, le danger nazi ne cesse de s’accroître. Le 29 janvier au cours d’une manifestation socialiste à Berlin, un témoin remarque « un spectacle nouveau. Le SAP, formé en une colonne indépendante, arborant le portrait de Rosa Luxemburg, appelle, dans un choeur parlé inlassablement répété, au front unique :“SPD, KPD, SAP doivent marcher ensemble”. La gauche nous donne un espoir… »10Mais le SAP est créé depuis à peine plus d’un an, donc encore peu connu, et compte beaucoup moins de militants que les SPD et KPD. L’orientation du SAP a beau être globalement juste, son audience auprès des masses reste faible11. L’unité du mouvement ouvrier ne se réalise pas, Hitler est nommé chancelier le 30 janvier, et en quelques semaines la défaite est totale. Les nazis contrôlent désormais l’Etat et répriment par la terreur les syndicalistes, les communistes et les socialistes.
S’étant préparé à l’illégalité, le SAP parvient, malgré tout, à réunir un congrès clandestin début mars 1933 près de Dresde. Les délégués décident de continuer l’action politique de résistance dans la clandestinité. D’autre part, les dirigeants les plus connus doivent s’exiler pour échapper à l’arrestation et pour maintenir une liaison depuis l’étranger avec les groupes intérieurs. Frölich tente de passer au Danemark avec l’aide d’un jeune militant du SAP, qui se trouve être Willy Brandt (futur chancelier de la RFA). Mais l’opération échoue, Frölich étant reconnu12. Arrêté, il est interné fin mars 1933 au camp de concentration de Lichtenburg.
Libéré en décembre 1933 (selon Jacqueline Bois : « Paul Frölich est libéré par hasard et réussit à s’enfuir d’Allemagne »13), il passe en Tchécoslovaquie, puis en Suisse, et arrive en France le 18 mai 1934.
Des militants révolutionnaires parisiens apportent leur aide aux exilés du SAP14, dontRené Lefeuvre, Daniel Guérin, ou encore Simone Weil. Cette dernière, qui évoluait à l’époque dans les milieux syndicalistes révolutionnaires et communistes anti-staliniens, avait connu Frölich et Wolfstein à Berlin avant la dictature nazie. Frölich fut un temps hébergé chez les parents de Simone Weil à Paris, en 1934. Il rejoignit ensuite Rosi Wolfstein qui était réfugiée en Belgique, avant de revenir en France en octobre 1934.
Simone Weil essaya d’aider Frölich à trouver des traducteurs pour publier un livre en français15 ; le projet n’aboutit pas, mais on peut se demander s’il ne s’agissait pas déjà du projet de biographie de Rosa Luxemburg.
Depuis Paris, Paul Frölich tient un rôle important dans la résistance allemande contre le nazisme. Un rapport des Renseignements généraux du 1er mars 1937 indique que « Frolich reçoit à son domicile de nombreuses visites d’Allemands, et un volumineux courrier, provenant généralement de l’étranger. »16 Il participe aux revues du SAP Neue front, « Organ für proletarisch-revolutionäre sammlung », et Marxistische tribune.
Selon un rapport de la police française, Frölich aurait également été membre du groupeNeu Beginnen, mais les informations provenant de cette source sont souvent douteuses (ainsi Rosi Wolfstein est décrite en 1939 comme « militante du parti communiste allemand », dont elle était pourtant exclue depuis 10 ans…).
Frölich et Wolfstein vivent en France dans une situation semi-officielle. Ils font régulièrement des demandes pour être autorisés à résider en France de façon durable, mais on leur accorde à la place des autorisations de séjour de durée limitée, de 3 mois renouvelable17.
La situation de Rosi Wolfstein est sans doute compliquée par les autorités françaises, en raison de sa participation en janvier 1923 à un meeting communiste à Paris contre le traité de Versailles et contre l’occupation de la Ruhr par l’armée française18. La police avait à l’époque essayé de l’arrêter, avec des moyens importants puisque des filatures de communistes français furent organisées, mais les militants furent plus astucieux et Wolfstein fut exfiltrée avec succès au nez et à la barbe des autorités françaises.
Ainsi, Wolfstein se trouve obligée de passer clandestinement de la Belgique à la France en 1935, puis de nouveau en juin 1936. Frölich et Wolfstein habitent au 84 rue Jullien, à Vanves (en banlieue parisienne) ; plus tard ils habitent toujours à Vanves, au 16 avenue Victor Hugo.
Frölich continue de consacrer l’essentiel de son activité à la lutte contre le nazisme. La police française note qu’il est « de nationalité indéterminée », autrement dit apatride, ce qui signifie sans nul doute qu’il a été déchu de sa nationalité allemande par le régime nazi.
Il est surtout actif au sein du SAP, qui est à l’époque membre d’une petite Internationale socialiste révolutionnaire, dont le secrétariat était assuré par le Parti travailliste indépendant britannique (ILP), d’où son appellation courante de « Bureau de Londres ». La direction en exil du SAP maintient donc un contact avec les autres organisations du Bureau de Londres.
A en croire un rapport de police, Frölich est aussi « correspondant à Paris des journaux à tendance socialiste Folkets Dagblag et Arbeiter Zeitung, organes suédois et suisses, ainsi que du quotidien radical américain New York Post. » Toujours selon un rapport de police, Wolfstein participe elle aussi « à divers journaux anti-hitlériens paraissant en France, en Suède, en Suisse. »
A l’initiative de Boris Souvarine, Frölich participe à un projet de l’Institut International d’Histoire Sociale (IIHS) d’Amsterdam, qui vise à récolter les mémoires politiques de figures du mouvement ouvrier. Son manuscrit de plus de 300 pages est achevé en 1938 ; toujours inédit à l’heure actuelle, le texte reste conservé par l’IIHS19.
Après des années de travail, c’est en 1939 que Paul Frölich publie sa biographie de Rosa Luxemburg : Rosa Luxemburg, Gedanke und Tat. Elle est éditée en allemand à Paris, par une maison d’édition créée par des exilés allemands : les Editions nouvelles internationales20. C’est la première biographie fiable de Luxemburg, importante tant comme recherche historique que politiquement, et elle est rapidement traduite en plusieurs langues (mais seulement 26 ans plus tard en français). Pour notre part, nous la considérons encore comme la biographie de Luxemburg à lire en priorité.
Mais à peine le livre a-t-il paru, que la déclaration de guerre survient. Le gouvernement français décide alors d’interner les militants allemands anti-nazis exilés en France. Il faut souligner l’ignominie et la stupidité du gouvernement français, qui enferma des réfugiés politiques – qui plus est militants aguerris de la lutte contre le nazisme ! – sous le prétexte que la France était en guerre contre l’Allemagne nazie…
Paul Frölich et Rosi Wolfstein sont arrêtés le 2 septembre 1939 et emprisonnés, le premier à la prison de la Santé, la seconde à la prison pour femmes de la Petite Roquette. Frölich est interné le 11 octobre 1939 au camp du Vernet (dans l’Ariège), et Wolfstein le 17 octobre 1939 au camp de Rieucros (en Lozère). Frölich aurait été libéré le 7 février 1940, mais un courrier du préfet de police du 12 février le mentionne toujours comme « interné au Camp du Vernet ». Quoi qu’il en soit, il est par la suite envoyé en mai 1940 au camp de Bassens (en Gironde).
On lit dans un rapport de la police française de septembre 1940 que « Frölich peut être considéré comme suspect au point de vue politique et dangereux pour l’ordre public et la sécurité nationale », et dans un rapport de police de janvier 1941 que Wolfstein est une « journaliste et propagandiste communiste dangereuse pour l’ordre public ».
Grâce à l’action de l’Emergency Rescue Committee de Varian Fry21, Frölich et Wolfstein purent finalement se réfugier en 1941 à New-York.
Fin 1948, toujours aux Etats-Unis, Frölich rédige une préface pour la deuxième édition allemande de son Rosa Luxemburg22, où il écrit que pour elle comme pour lui, « le but du socialisme, c’est l’homme, c’est une société sans différences de classes où les hommes forgent en commun et librement leur destin. […] Le socialisme, c’est la démocratie achevée, le libre développement de la personnalité individuelle dans l’action commune avec tous pour le bien de tous. »23
Il rentre en Allemagne en 1950, à Francfort (Allemagne de l’Ouest), où il milite à l’aile gauche du SPD. Il continue de travailler à un ouvrage sur l’histoire de la Révolution française de 1789, qu’il n’eut pas le temps d’achever : il meurt le 16 mars 1953. Ses manuscrits sur ce sujet ont cependant été publiés en 1957.
Notice sur Frölich parue dans la revue La Révolution prolétarienne en mai 1953 (ce texte comprend quelques erreurs ; mais nous le reproduisons tel quel, à titre documentaire) :
« Paul Frölich vient de mourir à Francfort-sur-le-Mein. Il avait 69 ans.
Né a Leipzig le 7 août 1883, il avait de nombreux frères et sœurs. Famille ouvrière et de tradition socialiste : son père appartenait au mouvement et avait lutté contre « la loi anti-socialiste de Bismarck ». Dès sa prime jeunesse Paul fut mêlé au mouvement. Pendant la première guerre mondiale il collabora au « Leipziger Volkszeitung », organe principal de la social-démocratie, au « Hamburger Echo » et au « Bremer Bürgerzeitung » ; il fut des socialistes qui luttèrent, avec ce que cela comportait de risques, contre l’impérialisme wilhelmien, dans les groupements de gauche rassemblés autour de l’« Arbeiterpolitik ».
Dans les luttes révolutionnaires de 18–19, Paul Frölich appartint à l’avant-garde qui se battit courageusement pour une Allemagne socialiste. Il fut un des fondateurs du mouvement communiste allemand : il était l’un de ses meilleurs orateurs, l’un de ses meilleurs écrivains.
Il connut aussi, à cette époque, les persécutions politiques, la vie dans l’illégalité, la prison.
De 1921 à 1924 il fut député au Reichstag.
Son esprit critique devait le faire entrer en conflit aigu avec le groupe dirigeant du parti communiste. Cela dura des années. Puis en 1928 il dut, avec un groupe de militants influents, se séparer définitivement du parti.
Il tenta à plusieurs reprises dans divers groupes oppositionnels d’agir sur le parti en dégénérescence. Finalement, avec son groupe, il rejoignit le parti social-démocrate.
En mars 33, après la prise du pouvoir par les nazis il fut arrêté et connut, jusqu’à décembre, les prisons et les camps de concentration. Il émigra en France où il fut arrêté de nouveau en 1939 et interné au tristement célèbre camp du Vernet. A la défaite de la France, en 1940, il put gagner les U.S.A. avec un visa d’urgence. Il rentra en Allemagne en 1950.
Vivant à Francfort depuis 1951, il y avait repris son activité de journaliste. Il s’intéressait particulièrement à la jeunesse, soit dans les écoles syndicales, soit au sein du S.P.D. Sa culture, son expérience et son dévouement trouvaient à s’employer au bénéfice de la classe ouvrière.
Par ses nombreuses brochures, par ses travaux historiques et théoriques, P. Frölich a contribué au monument de la littérature prolétarienne. Il est le véritable héritier de Franz Mehring.
Parmi ses œuvres, citons : « Dix ans de guerre et de guerre civile » (1918–1928), une « Histoire illustrée de la Révolution allemande de 1848 », ses « Portraits littéraires et politiques, de Danton à Eugen Levine ». Paul Frölich était l’éditeur des œuvres de sa grande camarade de lutte Rosa Luxembourg, dont il écrivit une biographie traduite dans plusieurs langues et réimprimée en Allemagne en 1948. »24
Textes de Paul Frölich traduits en français :
* Paul Frölich, La Terreur blanche en Allemagne, Petite bibliothèque communiste, Paris, 1922, 63 pages.
* Paul Froelich, « Rosa Luxembourg et la grève générale », introduction de 6 pages dans : Rosa Luxembourg, Grève générale, parti et syndicats, Spartacus, Paris, 1947. Traduction de la présentation de Frölich par Berthe Fouchère.
* Paul Frölich, Rosa Luxemburg, sa vie et son œuvre, Maspero, Paris, 1965, 390 pages. Traduction par Jacqueline Bois. Réédition L’Harmattan, Paris, 1991 (il s’agit d’une réimpression de l’édition de 1965 ; cette traduction était logiquement basée sur la deuxième édition allemande, de 1949 – mais depuis Rosi Wolfstein a publié une troisième édition allemande, en 1967).
1 « Constitution du Parti Communiste d’Allemagne, 30 décembre 1918 – 1er janvier 1919 » (procès-verbal des débats du congrès), dans : André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918–1919, Editions Spartacus, Paris, 1977, pp. 53–54.
2 Le texte est daté d’août 1919. La préface à la deuxième édition est datée de janvier 1920. La brochure s’achève par les derniers mots du dernier article de Rosa Luxemburg : « Ich war, ich bin, ich werde sein ! » (« J’étais, je suis, je serai ! »).
3 Frölich indique dans le texte que « quelques semaines se sont écoulées depuis l’assassinat de Rathenau sans qu’une lutte sérieuse contre la réaction ait été entreprise » ; Walther Rathenau ayant été assassiné le 24 juin 1922, cela implique que la brochure a probablement été achevée fin juillet, puis traduite en français en août.
4Paul Frölich, La Terreur blanche en Allemagne, Petite bibliothèque communiste, Paris, 1922, p. 20.
5 « un gouvernement totalement impuissant devant les menées réactionnaires. » (Idem, p. 57)
6 Idem, p. 22.
7 Frölich reproduit un appel commun SPD-USPD-KPD-syndicats du 27 juin 1922 contre les menées nationalistes et monarchistes (déclaration qui a pour but selon Frölich de « constituer le front unique du prolétariat »), ce qui tend à privilégier l’hypothèse que ce troisième parti est le SPD.
8 Idem, p. 29.
9 Idem, p. 54.
10Juan Rustico, 1933 : la tragédie du prolétariat allemand, Spartacus, Paris, 2003, pp. 33–34. Ce témoignage de Juan Rustico, pseudonyme du communiste anti-stalinien Hippolyte Etchebehere, a été originellement publié dans la revue Masses en juin et juillet 1933.
11 Lors des élections législatives de juillet 1932, le SAP ne recueille que 72 630 suffrages, soit 0,2 % des voix (mais sans doute ne présente-t-il pas des candidats dans toutes les circonscriptions). Le SPD a 21,6 % des voix, le KPD 14,3 %.
12Willy Brandt, Mémoires, Albin Michel, Paris, 1990, p. 83.
13 « Préface de la traductrice », dans Rosa Luxemburg, sa vie et son œuvre, Maspero, Paris, 1965, p. 9.
14 Les exilés du SAP sont alors appelés les « sapistes ».
15 Voir : Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, Fayard, Paris, 1997.
16 Archives de la Préfecture de police, rue de la Montagne-Geneviève à Paris, dossier Ba2002 consacré à Rose Wolfstein et Paul Frölich. L’ensemble des rapports de police cités dans notre article sont extraits de ce dossier.
17 Décision du Préfet de police, 18 septembre 1936.
18 Voir L’Humanité du 4 janvier 1923 : « Une communiste allemande vient affirmer la solidarité des deux prolétariats » en page 1, et le résumé de l’intervention de Wolfstein en page 2. Dans L’Humanité du 5 janvier est publiée une photo du meeting, et dans le numéro du 6 janvier une photo de Rosi Wolfstein.
19 Cf : www.iisg.nl/archives/nl/files/f/11016215.php ainsi que les précisions qui nous ont été communiquées par l’IIHS, e-mail du 21 janvier 2011.
20 L’ouvrage sortit des presses de l’imprimerie Berstein, 3 impasse Crozatier (dans le 12e arrondissement).
21 Sur l’action de Fry, voir : Varian Fry, Livrer sur demande, Agone, Marseille, 2008, préface de Charles Jacquier.
22 Qui est donc la première édition publiée en Allemagne, en l’occurrence à Hambourg.
23 Paul Frölich, Rosa Luxemburg, sa vie et son œuvre, op.cit., pp. 19–20.
24 La Révolution prolétarienne n° 373, n° 72 de la nouvelle série, mai 1953, p. 21. Le texte n’est pas signé.
Publié le 1 décembre 2010 par Critique Sociale
En décembre 1920, le Congrès de Tours du Parti Socialiste (Section Française de l’Internationale Ouvrière) adoptait à une large majorité une résolution du Comité de la 3e Internationale, et créait ainsi la Section Française de l’Internationale Communiste (SFIC), plus tard appelée Parti Communiste. Le Comité de la 3eInternationale avait été fondé en france en mai 1919 par des révolutionnaires qui s’étaient opposés à la Guerre mondiale : à sa tête se trouvaient Fernand Loriot, Boris Souvarine et Pierre Monatte.
Mais rapidement le développement du nouveau parti a été entravé par les dérives autoritaires des bolchéviks (dérives qui avaient été dénoncées depuis longtemps par la révolutionnaire communiste Rosa Luxemburg). Par la suite, l’aggravation de ces dérives par le stalinisme en URSS puis dans tout le Komintern a détruit de l’intérieur les partis « communistes », et les staliniens ont exclu la plupart des principaux fondateurs : Souvarine et Monatte furent exclus dès 1924, Loriot continua à combattre de l’intérieur la stalinisation du parti puis fut poussé à la démission en 1926. Ces militants et bien d’autres ont poursuivi leur lutte à l’extérieur du parti stalinisé, en animant les revues La Révolution prolétarienne et le Bulletin communiste, et en créant des groupes communistes anti-staliniens comme le Cercle Communiste Démocratique.
Il faut rappeler que le stalinisme naissant a été dénoncé dès les années 1920 par des militants communistes, qui furent pour cela exclus par la bureaucratie. La dictature capitaliste d’Etat exercée en URSS contre les travailleurs a été critiquée comme telle par de nombreux communistes, par des fondateurs du parti comme Loriot, Souvarine et Monatte, par des communistes anti-staliniens de tous pays, par des luxemburgistes, des conseillistes, d’autres marxistes, des socialistes révolutionnaires, des communistes démocratiques, etc.
À l’inverse, le parti stalinien a eu des positions opposées aux intérêts des travailleurs et opposées aux principes du communisme, en particulier en renonçant à toute perspective révolutionnaire (comme on l’a vu en 1936, 1945 et 1968), en soutenant le pacte Hitler-Staline au début de la Seconde guerre mondiale, en votant les pleins pouvoirs au « socialiste » Guy Mollet pour écraser la révolte algérienne dans les années cinquante, pour finir par adhérer au Programme commun de gestion du capitalisme avec le PS dans les années 1970, jusqu’au gouvernement Jospin.
Même après la fin de l’URSS en 1991, en l’absence d’un bilan de fond et d’une véritable remise en cause politique et historique, il n’y a pas eu de retour possible du PCF vers le communisme qui était porté par ses véritables fondateurs, les militants du Comité de la 3e Internationale. Il ne reste donc pour ainsi dire rien du Congrès de Tours.
Mais l’objectif d’auto-émancipation des travailleurs, d’un monde libéré du capitalisme, de l’exploitation par le travail salarié et des Etats, reste pleinement d’actualité : à l’opposé du stalinisme, le projet communiste reste celui d’une communauté humaine mondiale, d’« une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »1.
Pour y arriver, « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »2, et non celle d’un parti autoritaire, séparé des masses par la professionnalisation et la confiscation des tâches politiques.
1 Karl Marx, Manifeste communiste, 1848.
2 Statuts de l’Association Internationale des Travailleurs (Première Internationale).
-> Le n° 13 de Critique Sociale en PDF.
-> Ce texte en tract : 90 ans après, que reste-t-il du Congrès de Tours ?
Publié le 17 octobre 2010 par Critique Sociale
Nous avons publié dans notre numéro précédent un article intitulé « La lente “réception” de Rosa Luxemburg en france »1. Avec cette seconde partie, nous souhaitons le compléter et le prolonger.
Un certain nombre des discours de Congrès prononcés par Rosa Luxemburg étaient disponibles en français de son vivant. L’importance qu’avait le parti socialiste d’Allemagne, le SPD, fait que des comptes-rendus de ses congrès figurent dans des revues socialistes en france, et mentionnent parfois des interventions de Rosa Luxemburg. Ainsi, La Revue Socialiste reproduit en 1900 une intervention qu’elle fit au congrès du SPD de septembre 1900, dans le débat à propos de « la politique des transports et la politique commerciale » :
« Calwer2 estime, déclara Rosa Luxembourg3, que nous ne sommes pas encore en état de suivre une politique libre-échangiste parce que l’Amérique ne veut pas entendre parler de libre-échange. C’est là le point de vue qui occupe toujours le gouvernement dans les questions de protection ouvrière, c’est un point de vue purement bourgeois. Quant à nous, nous disons : Si nous jugeons qu’une mesure est bonne en principe, nous devons commencer par l’appliquer dans notre propre pays. Calwer se trouve en complète opposition avec le point de vue de notre parti. On ne peut parler ainsi que lorsqu’on se trouve, dans la politique douanière, au point de vue national, non au point de vue international. Nous avons le devoir de prendre en considération, non seulement les intérêts ouvriers nationaux, mais les intérêts ouvriers internationaux, si les déclarations du Manifeste Communiste ne doivent pas demeurer une simple phrase. Nous devons nous demander ce qui est utile aux ouvriers de tous les pays ; nous devons combattre les taxes américaines non seulement dans l’intérêt de notre industrie textile, mais aussi dans l’intérêt des ouvriers américains, car ils ont à en souffrir autant que nous. Les ouvriers américains savent très bien que l’ère protectionniste est liée à l’impérialisme et à la réaction. Ainsi, dans l’intérêt commun, nous devons combattre les droits protecteurs en Amérique et en Allemagne. »4
De plus, Rosa Luxemburg intervenait fréquemment lors des Congrès de la Deuxième Internationale. Ce fut en particulier le cas au Congrès socialiste international de Paris, en septembre 1900. Elle s’y exprima, en français, au nom du courant des « socialistes purement internationalistes » contre ses adversaires du PPS (« socialistes » nationalistes polonais) qui cherchaient à priver son courant de participation au Congrès : « Fidèles au principe de la politique jésuitique, que le but consacre et légitime les moyens, ils cherchent à nous frapper dans le dos […] citoyens, je vous prie de valider à l’unanimité tous les cinq mandats contestés, qui se trouvent entre les mains de socialistes sincères. Vous montrerez ainsi à ces socialistes que l’idéal de notre cause n’est pas seulement l’égalité économique et la liberté politique, mais qu’il est fait encore des principes essentiels de la bonne foi, de la justice et de la fraternité ! »5
Dans un autre domaine, le 21 janvier 1912 L’Humanitépublie un article de son correspondant à Berlin relatant un entretien avec Rosa Luxemburg, à propos des élections au Reichstag. En voici de larges extraits :
« C’est de Rosa Luxembourg, la vaillante camarade qui déjà au printemps de sa vie occupe une place si prééminente non seulement dans le mouvement allemand, mais aussi international, que j’ai voulu connaître la signification de notre victoire et quels pouvaient être nos espoirs pour le futur Reichstag.
Je la trouvai dans son agréable petit appartement de Sudende, alors qu’elle s’apprêtait à partir pour les provinces rhénanes pour continuer la campagne jusqu’au jour du ballotage. […]
- Et quel est selon vous le sens de notre victoire ?
- Tout d’abord la défaite du gouvernement. Oh ! Naturellement défaite morale seulement, étant donnée notre forme de gouvernement. Cela changera un peu l’aspect du Reichstag, mais si les couplets sont renouvelés, les parlementaires bourgeois chanteront toujours la même chanson. Nous serons probablement comme nombre le parti le plus important. […] Mais soyez convaincu que quelques députés socialistes de plus ou de moins au Reichstag cela n’a pas une grande importance, car dans le vote du budget impérial nous aurons tous les partis bourgeois contre nous. […]
- Mais cette politique négative du socialisme au Reichstag ne donnera-t-elle pas naissance à l’antiparlementarisme en Allemagne ?
- Je ne le crois pas, parce que la Social-Démocratie n’a pas commis la faute de faire du Parlement le centre de la propagande et de l’effort socialistes. Les prolétaires allemands ont appris à ne considérer le Reichstag que commeun des moyens dans la lutte contre la société actuelle. Ils savent bien que tant que nous n’aurons pas la majorité ils ne pourront rien tenir. Mais la satisfaction de voir chaque année le parti grandir et ses mandats augmenter n’est pas la seule qu’ils aient. Notre pression au parlement a fait obtenir le peu de législation et de protection ouvrières qui existe aujourd’hui. Notre oeuvre est donc loin d’être négative.
- Et les efforts en dehors du Reichstag ?
- Nombreux, mais le plus important et celui auquel nous donnons le plus d’attention en ce moment, c’est l’éducation théorique de notre prolétariat. […] »6
L’hebdomadaire La Vague publie le 31 octobre 1918 un dessin représentant Rosa Luxemburg comme « portrait de la semaine »7 – rubrique qui était réservée à des militants pacifistes issus des divers pays d’Europe. Le 16 janvier 1919, avant que son assassinat ne soit connu, le même hebdomadaire publie le texte « Que veut la Ligue Spartacus ? »8, sans que Luxemburg ne soit indiquée comme en étant la rédactrice. De plus, et contrairement à ce qui est indiqué, le texte n’est pas complet mais fortement résumé.
Un an plus tard, « Que veut la Ligue Spartacus ? » est édité cette fois intégralement, par la revue suisse Le Phare, sous le titre « Les buts de l’Union spartacienne »9.
Ce même texte est édité en 1922 en brochure, avec le « Discours sur le programme » prononcé par Rosa Luxemburg en décembre 1918 lors du Congrès de fondation du Parti communiste d’Allemagne (KPD), ici sous le titre « Le Programme communiste ». Cette brochure est éditée par la Petite Bibliothèque Communiste10, et le texte « Que veut la Ligue Spartacus ? », cette fois clairement attribué à son auteure, y porte le titre « Que veut l’Union de Spartacus ? »11.
La revue Spartacus, créée par André Prudhommeaux, publie le 1er juin 1931 la première traduction en français du dernier article écrit par Rosa Luxemburg : « L’ordre règne à Berlin »12. Le 1er juillet 1931, la revue publie une nouvelle traduction de « Que veut la Ligue Spartacus ? », intégrale, sous le titre « Que veut Spartacus ? »13.
En janvier 1935 une autre revue Spartacus, « pour la culture révolutionnaire et l’action de masse » (créée par René Lefeuvre), publie quelques unes des lettres de prison, et surtout la première traduction en français du discours prononcé par Rosa Luxemburg lors de son procès à Francfort en février 1914 pour des propos antimilitaristes14.
Dans son numéro d’avril-mai 1935, Spartacus publie la préface de Marcel Ollivier à sa traduction du premier tome de L’Accumulation du capital, qui paraîtra en 1936 à la Librairie du Travail (cette première édition du premier tome ne sera complétée par la parution du second tome que… 31 ans plus tard !). Ollivier constate le retard dans l’édition francophone de textes majeurs de Rosa Luxemburg, qu’il attribue notamment au « peu d’empressement que les bolcheviks et tous ceux qui sont à leur solde, montrent à faire connaître les idées » de Luxemburg15.
En avril 1936, la revue Le Combat marxiste publie une traduction d’un texte polonais de Rosa Luxemburg, ce qui est un cas très rare à l’époque. Le texte traduit est une brochure publiée en 1906 à Varsovie : « Que voulons-nous ? ». Le Combat marxiste en publie le premier chapitre, « Ce que veut le socialisme ». On peut y lire les extraits suivants :
« Le capitalisme est un fléau international de l’humanité. Par conséquent, les ouvriers de tous les pays doivent lutter côte à côte contre l’exploitation. Mais la suppression du capitalisme et de la propriété privée ne pourra pas s’effectuer dans un seul pays, indépendamment des autres. Les travailleurs doivent réaliser la révolution socialiste d’un commun effort partout où fument les cheminées d’usines et où la misère est l’hôte habituel des demeures ouvrières.
K. Marx et F. Engels terminèrent en 1847 le Manifeste Communiste par l’appel : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !” D’accord avec cet appel, la social-démocratie16 est un parti international. Elle poursuit l’unité des ouvriers de tous les pays dans la lutte pour un meilleur avenir de l’humanité. Or, le régime socialiste mettra fin à l’inégalité entre les hommes, à l’exploitation de l’homme par l’homme, à l’oppression d’un peuple par un autre ; il libérera la femme de l’assujettissement à l’homme, il ne tolérera plus les persécutions religieuses, les délits d’opinion. […]
A l’heure actuelle la révolution socialiste est le but lumineux vers lequel tend le progrès social avec une force invincible. C’est de la classe ouvrière internationale que dépend l’accélération de ce mouvement. Elle doit donc, avant tout, prendre conscience de sa tâche et s’approprier les moyens qui lui permettront de l’accomplir. »17
Malgré ces efforts de rares journaux et éditeurs, la méconnaissance des idées fondamentales de Rosa Luxemburg en france a perduré pendant longtemps. Par exemple, les années 1919–1920 ont été des années d’effervescence dans le mouvement socialiste et révolutionnaire : malheureusement les idées de Rosa Luxemburg étaient pour ainsi dire absentes en france. Quelques rares textes de sa plume étaient disponibles, mais de façon confidentielle, et avec de graves manques concernant des textes fondamentaux.
Quand Rosa Luxemburg écrivait en Allemagne dans des journaux comme la Leipziger Volkszeitung ou la Sächsische Arbeiterzeitung, elle était lue par une large base populaire de travailleurs et de sympathisants socialistes. Ce ne fut pas le cas en france, ou de façon rarissime.
Ainsi le marxiste anti-stalinien Maurice Pineau pouvait-il écrire en janvier 1934 : « jusqu’à ces dernières années, Rosa Luxembourg était à peu près inconnue du prolétariat français. »18 Malgré des publications assez conséquentes dans les années 1930 puis dans les années 1960–1970, on peut affirmer que c’est, hélas, pratiquement toujours le cas aujourd’hui.
1Critique Sociale n° 11, août 2010, pages 3 à 8. Consultable (gratuitement) sur notre site internet.
2 Richard Calwer (1868–1927), rapporteur au congrès sur la question, à l’époque député et membre de l’aile droite du SPD [note de Critique Sociale].
3 Pendant longtemps, le nom de Rosa Luxemburg a été « adapté » en france avec l’ajout d’un « o ». Dans cette citation, comme dans le reste de cet article, nous respectons l’orthographe employée dans les documents originaux.
4 Edgard Milhaud, « Le Congrès Socialiste de Mayence », La Revue Socialiste n° 191, novembre 1900, p. 522.
5 Intervention du 24 septembre 1900. « Compte rendu sténographique non officiel de la version française du cinquième Congrès Socialiste International, tenu à Paris du 23 au 27 septembre 1900 », Cahiers de la Quinzaine, 1901, pp. 44–46 ; réimprimé dans Histoire de la IIe Internationale, tome 13, Minkoff, 1980, pp. 203–205.
6 Edmond Peluso, « Les élections allemandes. La Victoire Socialiste jugée par Rosa Luxembourg », L’Humanité n° 2835, p. 1. Souligné dans l’original.
7 La Vague n° 44, p. 1. Egalement reproduit à côté d’un portrait de Karl Liebknecht, une fois leur assassinat connu, dans La Vague n° 56, 23 janvier 1919, p. 1. La Vague était un journal opposé à la guerre, se revendiquant du pacifisme, du socialisme et du féminisme, dirigé par Pierre Brizon (1878–1923).
8 « Le Programme de Spartacus », La Vague n° 55, p. 2.
9 Le Phare n° 5–6, janvier-février 1920, pp. 256–265. Le Phare était une revue d’« éducation et documentation socialistes » dirigée par Jules Humbert-Droz, à l’époque proche du Comité de la Troisième Internationale de Fernand Loriot et Boris Souvarine.
10 Editions créées par le Comité de la Troisième Internationale (avant la création du Parti communiste SFIC), puis intégrées comme collection à la Librairie de l’Humanité lors de la dissolution du Comité en novembre 1921.
11 Rosa Luxembourg, Le Programme communiste, suivi de Que veut l’Union de Spartacus ?, Petite Bibliothèque Communiste, Librairie de l’Humanité, 1922.
12 Sous le titre « La “Victoire” de l’Ordre », « par R. Luxembourg »,Spartacus n° 2, pp. 1–2. Cette revue, qui est la première en france à prendre le nom « Spartacus » en hommage à la Ligue Spartacus, se revendique du communisme des conseils, et défend globalement une orientation « ultra-gauche ».
13 Rosa Luxemburg n’est pas spécifiquement désignée comme auteure du texte (pp. 2–4). Dans le même numéro, la revue se prononce pour « les conseils d’usine tels qu’ils se sont manifestés en Allemagne pendant la révolution de novembre [1918], et tels que l’Etat bolchévik les a supprimés en Russie » (p. 1).
14 Rosa Luxembourg, « Discours devant le Tribunal », Spartacus n° 5–6, 18 janvier 1935, pp. 4–5. Traduction de Marcel Ollivier. Dans le même numéro, ce dernier écrit qu’avec l’assassinat de Luxemburg le prolétariat a perdu « un théoricien au cerveau puissant – le plus puissant peut-être depuis Marx », qui était capable « d’apporter un contre-poids utile à l’influence de Lénine et des bolcheviks, dont sa disparition allait faire les guides exclusifs du prolétariat révolutionnaire. Ce qui ne devait pas aller – la suite des évènements l’a surabondamment prouvé – sans de graves inconvénients. » (Marcel Ollivier, « L’enseignement de Rosa Luxembourg », p. 6).
15 Marcel Ollivier, « Sur un livre de Rosa Luxembourg. Rosa Luxembourg contre Lénine », Spartacus n° 8, p. 8.
16 Le mot a radicalement changé de sens depuis : il désigne à l’époque pour Rosa Luxemburg l’ensemble des organisations regroupées dans la Deuxième Internationale, dont la section française (SFIO) par exemple se proclamait « parti de lutte de classe et de révolution ». [note de Critique Sociale]
17Le Combat marxisten° 30, avril 1936, pp. 20–22 (Czego chcemy ? Komentarz do programu Socjaldemokracji Królestwa Polskiego i Litwy). Cette traduction, effectuée par Lucienne Rey, n’a jamais été rééditée depuis.
18Maurice Pineau, « Le double assassinat de Rosa Luxembourg », Le Combat marxiste n° 4, 15 janvier 1934, p. 11. Plus loin, il précise : « La classe ouvrière française ne connaissait d’elle que le souvenir de son trépas héroïque aux côtés de Karl Liebknecht. » D’ailleurs, cet article est publié à l’occasion des 15 ans de leur mort.
Article publié dans Critique Sociale numéro 12 (octobre 2010).
Publié le 7 août 2010 par Critique Sociale
Les traductions des textes de Rosa Luxemburg ont été assez tardives en france – d’ailleurs, 91 ans après sa mort de nombreux textes ne sont toujours pas traduits en français. Ce retard est d’autant plus remarquable que Rosa Luxemburg lisait et écrivait le français, qu’elle avait brièvement vécu en france1, et qu’elle y avait des amis.
Il semble que le premier article de Rosa Luxemburg publié en français soit une traduction, par la revue Le Mouvement Socialiste, d’un article écrit en allemand contre les conceptions réformistes : « Démocratie industrielle et démocratie politique : critique de Bernstein »2. Il s’agit d’un seul des dix articles formant son ouvrageRéforme sociale ou révolution ? (seconde partie, chapitre 2 : « Syndicats, coopératives et démocratie politique »3). Au cours des trente années suivantes, le reste de son livre ne fut pas traduit en français.
Il est à noter que le dernier paragraphe de l’article publié en 1899 ne figure pas dans les traductions françaises du livre ; peut-être que ce passage a été supprimé par Rosa Luxemburg lors de la réédition de son ouvrage en 19084. Voici cette conclusion : « Bernstein déclare à la fin de sa “réponse” à Kautsky dans le Vorwaertsqu’il est complètement d’accord avec la partie pratique du programme de la démocratie socialiste et que s’il a quelque objection à faire, c’est uniquement contre la partie théorique. Malgré tout cela il croit encore pouvoir marcher à bon droit dans les rangs du Parti, “car, pour lui, quelle importance y a-t-il, à ce que dans la partie théorique il y ait une phrase qui ne soit pas à l’unisson de sa conception ?” Cette déclaration prouve tout au plus combien Bernstein a perdu le sens de la connexité entre l’action pratique de la démocratie socialiste et ses principes généraux, combien les mêmes mots ont cessé d’exprimer les mêmes choses pour le “Parti” et pour “Bernstein”. En réalité, les théories propres à Bernstein conduisent à cette conception socialiste très élémentaire que, sans les principes fondamentaux, toute la lutte pratique devient inutile et sans valeur, qu’avec l’abandon du but final le mouvement lui-même doit sombrer. »5
En 1903, elle publie dans Le Mouvement Socialiste une des contributions à une « enquête sur l’anticléricalisme et le socialisme »10.
De son vivant un seul de ses ouvrages est intégralement traduit en français, sa brochure sur la grève de masse qui est publiée par des socialistes belges : La Grève en masse, le parti et les syndicats, Volksdrukkerij, Gand, 1909. Cette traduction a été effectuée par Alexandre Bracke-Desrousseaux – un marxiste français qui connaissait Rosa Luxemburg – à la demande de cette dernière11.
Pendant la guerre, les censures allemandes et françaises ne facilitèrent évidemment pas la diffusion de ses textes contre la guerre – d’ailleurs souvent publiés sous pseudonyme – qui restèrent donc inconnus du lectorat francophone.
En décembre 1918 et janvier 1919, alors que les évènements révolutionnaires en Allemagne font souvent les gros titres de L’Humanité, Rosa Luxemburg y est pourtant rarement mentionnée – on y lit plutôt « les partisans de Liebknecht », « le groupe Liebknecht », etc., ce qui montre que Karl Liebknecht était plus connu qu’elle à l’époque. Le 6 janvier 1919, un article intitulé « Ce que représente le groupe Spartacus. Ses principes et ses tendances »12, ne mentionne pas une seule fois Rosa Luxemburg ! De façon générale, les orientations des spartakistes (parfois appelés « spartaciens ») y sont décrites avec le plus grand flou, voire de façon franchement erronée, et en tout cas de façon majoritairement hostile (globalement,L’Humanité soutient les orientations de l’USPD13).
Le 17 janvier 1919, on relègue en seconde page un article au titre hésitant : « Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Leur arrestation à Berlin. Ont-ils été tués ? »14. Le lendemain enfin, « Comment furent assassinés Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg » fait la une. Après un bref article plutôt favorable d’Amédée Dunois, le quotidien reprend la version mensongère de l’assassinat issue de la propagande des assassins eux-mêmes15. Rien n’est indiqué concernant ses idées politiques.
Cependant, le 21 janvier un article de Bracke-Desrousseaux est enfin consacré à « Rosa Luxembourg », en première page. En voici l’essentiel :
« A dessein, je conserve au nom pris par celle que les ouvriers socialistes d’Allemagne appelaient jadis unsere Rose, notre Rose, la forme française qu’elle aimait à trouver dans nos journaux. “Les camarades de France ont raison d’écrire ce pseudonyme comme ils en ont l’habitude, me disait-elle la dernière fois que je passai quelques moments avec elle : il me semble ainsi qu’ils m’adoptent mieux pour l’une des leurs.” […]
Je n’ai pas l’intention de faire ici une notice biographique. Les données me manquent et le temps de les rechercher.
Je ne me promets même pas d’apprécier exactement son rôle depuis le début de la guerre et la place prise par elle aux côtés de Liebknecht – jusqu’à la mort – dans la révolution allemande. Nous sommes si mal renseignés ! […]
Elle parlait au moins six langues. Elle aimait et connaissait à fond, entre autres, la littérature et la philosophie françaises, auxquelles elle aimait à revenir dans les courts loisirs qu’elle trouvait.
Rosa Luxembourg offre l’un des rares exemples d’une socialiste qui put militer dans les rangs de deux sections à la fois. Elle comptait pour l’un des leaders de la socialdémocratie polonaise et collaborait assidument à son journal. En même temps, elle bataillait avec la démocratie socialiste allemande, par la plume, par la parole, par son action ardente et inlassable. Je ne crois pas qu’elle ait manqué, depuis plus de vingt ans, un des Congrès – sauf pour cause de prison.
Toujours à la “gauche” du Parti, avec son amie Clara Zetkin, elle était redoutée, dans les discussions, de ceux qui se trouvaient ses adversaires du moment. Son éloquence, nourrie de faits, était mordante et sarcastique.
Elle s’était vouée à l’étude du marxisme. Lorsque le Parti socialiste allemand fonda cette “Ecole socialiste” de Berlin, qui devait être une pépinière de journalistes et de propagandistes, c’est à elle que l’on confia les leçons d’économie politique marxiste. C’est en préparant ses cours, et aussi un livre d’introduction populaire à l’économie politique qu’elle trouva le sujet d’un de ses ouvrages importants : L’Accumulation du Capital. Elle y étudiait un problème qui se rattachait aux théories exposées dans le deuxième volume du Capital et s’y trouvait conduite à expliquer le lien nécessaire qui unit à la production capitaliste le militarisme et l’”impérialisme”, c’est-à-dire la politique d’expansion coloniale et de conquête.
C’est avec la méthode marxiste, qu’elle cherchait à étendre en même temps qu’à élucider par les faits contemporains, qu’elle avait étudié, dans sa thèse de doctorat, l’Evolution industrielle de la Pologne. […]
Dans l’Internationale, elle exerçait la même action que dans l’organisation allemande. Une brochure intitulée Réforme ou révolution ? résume quelques-uns des points sur lesquels elle avait combattu le “révisionnisme” et tout ce qui ressemblait à un “opportunisme” cherchant à entraîner le prolétariat dans la voie des alliances avec la démocratie bourgeoise. […]
Nul plus qu’elle, dans la démocratie socialiste allemande, ne travaillait à secouer la pesanteur qui enchaînait les travailleurs dans le cadre impérial. Une brochure, dont j’avais fait la traduction française, exposait, au lendemain de la révolution russe de 1905, la signification nouvelle que prenaient les actions de grève en masse, à mesure que la vieille notion de grève générale faisant l’économie de la révolution disparaissait. (La grève en masse, le Parti et les syndicats, brochure publiée à Gand en 191016 par la librairie “Germinal”.)
Là encore, c’était dans la méthode marxiste qu’elle cherchait le fil conducteur au milieu des évènements variés.
La révolution allemande poursuivra son destin. Soyons sûrs qu’après les terribles ouragans qui l’attendent peut-être encore, la mémoire de Rosa Luxembourg restera, pour le prolétariat de tous les pays, celle d’une combattante, en même temps que d’une éducatrice. »17
Au moment de cet hommage, le lecteur francophone ne peut en fait trouver aucun livre de Rosa Luxemburg en librairie. Si son assassinat suscite un certain nombre d’hommages, aucune édition ne paraît durant les deux années suivantes. A partir de 1921, certaines lettres écrites par Rosa Luxemburg en prison sont traduites, et en 1922 Bracke-Desrousseaux traduit sa brochure sur La Révolution russe peu après sa publication en allemand : La Révolution russe, examen critique, éditions du Parti Socialiste (SFIO), avec un avant-propos de Bracke (non-signé).
En 1922 le Bulletin Communiste, fondé par Boris Souvarine en 1920 et devenu en 1921 l’hebdomadaire du Parti Communiste SFIC, rend hommage à Rosa Luxemburg pour la troisième année de se mort en la mettant en couverture. Alix Guillain traduit un de ses articles sous le titre « La Paix par la Révolution seule » ; il s’agit en réalité de la quatrième partie d’un article de Rosa Luxemburg d’août 1917 : « Brûlantes questions d’actualité »18. En mai 1923, Marcel Ollivier y traduit un large extrait du premier chapitre du texte Critique des critiques, sous le titre : « L’accumulation du capital et l’impérialisme »19, suivi d’un commentaire écrit par Lucien Laurat (sous le pseudonyme Lucien Révo) : « Rosa Luxembourg continuatrice de Marx ». Cet intérêt du PC, déjà réduit, ne dura pas : Boris Souvarine, Marcel Ollivier et Lucien Laurat, tous communistes anti-staliniens, étant pour cette raison exclus ou poussés au départ à partir de 1924.
Il faut attendre les années 1930 pour de nouvelles publications de textes importants : des articles sont traduits par les revues Spartacus (créée en 1931) puis la Correspondance Ouvrière Internationale fondées par André Prudhommeaux, et à partir de 1933 par les revues Masses et Spartacus (créée en 1934) dirigées par René Lefeuvre. Certains de ses livres sont également traduits à cette période – Réforme sociale ou révolution ?, La Crise de la social-démocratie (sous le titre La Crise de la démocratie socialiste), et la première partie de L’Accumulation du Capital – principalement par les éditions Nouveau Prométhée20, les éditions Spartacus, et La Librairie du travail21.
Article de René Lefeuvre dans Masses, février 1939
Après la seconde guerre mondiale, seules les éditions Spartacus publient des ouvrages de Rosa Luxemburg – mais de façon intensive : en deux ans, 1946 et 1947, sont publiés : La Révolution russe, Marxisme contre dictature (un recueil d’articles), Réforme ou révolution ?, et Grève générale, parti et syndicats.
Par la suite, il y a eu au cours des années 1960 et 1970 nettement plus de textes disponibles, notamment du fait des éditions Maspero et des éditions Spartacus.
Même si quelques nouvelles traductions ont depuis été publiées, il reste que la majorité des articles et des discours publiés de Rosa Luxemburg restent encore inaccessibles au lecteur francophone.
[Nous reviendrons sur ce sujet dans notre prochain numéro]
1 Voir « Hommage à Rosa Luxemburg à Paris », Critique Sociale n° 10, mai 2010.
2Le Mouvement Socialiste n° 11, 15 juin 1899, pp. 641 à 656, traduction de J. Rivière.
3 Cf : Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, et autres textes politiques, Spartacus, 1997, pp. 74 à 83. Une note publiée en 1899 reprend également un extrait de la première partie, chapitre 3 (cf Spartacus, 1997, pp. 48 à 50).
4 C’est sur cette seconde édition allemande de 1908, revue par rapport à celle de 1899, que sont basées les traductions françaises. Mais la traduction de l’article en français en 1899 était peut-être basée sur le texte publié comme article dans le Leipziger Volkszeitung, et il est également possible que Luxemburg ait modifié son article d’origine lors de la première publication du livre.
5 Pages 655–656. Il y a également un court passage, d’une seule phrase, qui s’insérerait dans l’édition Spartacus, 1997, p. 80 (p. 66 dans Maspero, 1969), entre « … de la lutte ouvrière. » et « D’après Bernstein, par exemple … » : « Mais ce qui est important, ce n’est pas ce que Bernstein pense en se fondant sur les assurances orales et écrites de ses amis sur la durée de la réaction, mais c’est le rapport objectif interne entre la démocratie et le développement social réel. » (p. 650).
6 Numéro 14, pp. 132–137, traduction de J. Rivière. L’article a été retraduit par Daniel Guérin dans : Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France (1898–1912), Belfond, 1971.
7Cahiers de la Quinzaine onzième cahier première série, juillet 1900, pp. 76–82 (les Cahiers de la Quinzaine étaient la revue de Charles Péguy, à l’époque dreyfusard et socialiste). Reproduit, sans l’introduction, dans Le Socialisme en France (1898–1912), op. cit., pp. 81–85 (« Affaire Dreyfus et cas Millerand »). Guérin indique par erreur 1899 comme date de publication, erreur suivie par Nettl (1972, p. 875) et Badia (1975, p. 844).
8 Rosa Luxemburg, « Au conseil national du Parti Ouvrier français »,Le Socialiste n° 18, 5 mai 1901, p. 1. Rosa Luxemburg, « Dans la tempête », Le Socialiste n° 81, 1er mai 1904, p. 1. Rosa Luxemburg, « Du marxisme », Le Socialisme n° 18, 15 mars 1908, p. 3 (à l’occasion des 25 ans de la mort de Karl Marx). Rosa Luxembourg, « Un quiproquo amusant », Le Socialisme n° 195, 9 septembre 1911, pp. 4–5.
Le Socialiste était le journal du Parti Ouvrier (courant « marxiste » du socialisme en france), puis du Parti Socialiste de France (Unité Socialiste Révolutionnaire) formé par la fusion du Parti Ouvrier avec le Parti Socialiste Révolutionnaire et l’Alliance Communiste Révolutionnaire. Le Parti Socialiste de France fusionna avec d’autres socialistes en 1905 pour former la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) ; Le Socialisme était l’un des journaux liés à la SFIO.
9 Le Socialisme n° 74, pp. 1–2. Elle écrit dans le même article que la lutte de classes « ne se terminera que par la ruine complète du monde capitaliste ».
10 Les réponses sont numérotées en chiffres romains : celle de Rosa Luxemburg, « rédactrice à la Leipziger Volkszeitung », porte le numéro X. Le Mouvement Socialiste n° 111, 1er janvier 1903, pp. 28–37.Reproduit dans Le Socialisme en France (1898–1912), op. cit., pp. 209–214.
11 Lettre de Bracke à René Lefeuvre, 6 septembre 1946, p. 3 (lettre inédite, archives des éditions Spartacus).
12L’Humanité n° 5377, p. 1.
13Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands, Parti social-démocrate indépendant, courant socialiste « centriste », situé entre les révolutionnaires du KPD (Ligue Spartacus), et les « droitiers » du SPD au pouvoir.
14 L’Humanité n° 5388, p. 2.
15 On peut comprendre cette crédulité dans les jours suivant l’assassinat. Par contre, la réalité fut clairement dévoilée au cours des semaines suivantes : il est frappant de constater que malgré cela la version des assassins a été, par ignorance, reproduite par L’Humanité au cours des années suivantes : n° 5746 du 15 janvier 1920 et n° 6869 du 15 janvier 1923.
16 La brochure mentionne en fait deux années : 1909 et 1910. Bracke en a expliqué plus tard la raison : « J’ai fait cette traduction en 1909 pour nos camarades belges qui la publièrent dans leur collection “Germinal”. Si la couverture de cette brochure, imprimée à Gand par la coopérative “Volksdrukkerij” porte la date de 1910, c’est qu’on était aux derniers mois de l’année et que, selon un usage de librairie, on anticipa le millésime suivant. » (« Avant-propos », 19 mai 1947, dans : Rosa Luxembourg, Grève générale, parti et syndicats, Spartacus, 1947, p. 3).
17 Bracke (A.-M. Desrousseaux), « Rosa Luxembourg », L’Humanité n° 5392, 21 janvier 1919, p. 1.
18 Cela n’est pas signalé par A. Guillain (Bulletin Communiste n° 3, 3e année, 19 janvier 1922, pp. 52–53). Traduction intégrale de l’article en question dans : Rosa Luxembourg, Contre la guerre par la révolution, lettres de Spartacus et tracts, Spartacus, 1973 – le passage « traduit » (ou plutôt adapté) en 1922 correspond à la partie « L’alternative », pp. 109–114. On trouve dans le même numéro du Bulletin Communiste un article bourré d’erreurs sur la vie de Rosa Luxemburg. Karl Liebknecht est en couverture du numéro de la semaine précédente.
19Bulletin Communiste n° 21, 4e année, 24 mai 1923, pp. 251–257 (correspond au passage de Critique des critiques traduit dans : Rosa Luxemburg, L’Accumulation du Capital, Maspero, 1967, tome II, pp. 140–154).
20 Créées par des militants du « Combat Marxiste », courant issu du Cercle Communiste Démocratique – ce qui est également le cas deRené Lefeuvre, fondateur des éditions Spartacus.
21 Nous ne citons ici que les revues ou éditeurs qui ont publié plusieurs textes de Luxemburg. Pour plus de détails voir « Œuvres de Rosa Luxemburg en langue française : parutions détaillées par ordre chronologique », sur le site internet du collectif Smolny : www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=508
Article publié dans Critique Socialenuméro 11 (août 2010).
Publié le 1 août 2010 par Critique Sociale
Claude Lefort a été dans les années 1940 militant trotskiste, au sein du « Parti Communiste Internationaliste » (PCI), avant de participer à une scission qui rompit avec le trotskisme, créant une nouvelle organisation d’extrême-gauche : Socialisme ou Barbarie. Le texte qui suit est un extrait d’un article qu’il a publié en 1958 dans la revue de ce groupe : « Organisation et parti », Socialisme ou barbarie n° 26, novembre-décembre 19581.
« Le P.C.I., dans lequel j’avais milité jusqu’en 1948, ne participait en rien au système d’exploitation. Ses cadres ne tiraient aucun privilège de leur activité dans le parti. On ne trouvait en son sein que des éléments animés d’une « bonne volonté révolutionnaire » évidente, et conscients du caractère contre-révolutionnaire des grandes organisations traditionnelles. Formellement une grande démocratie régnait. Les organismes dirigeants étaient régulièrement élus lors des assemblées générales ; celles-ci étaient fréquentes, les camarades avaient toute liberté de se rassembler dans des tendances et de défendre leurs idées dans les réunions et les congrès (ils purent même s’exprimer dans des publications du parti). Pourtant le P.C.I. se comportait comme une micro-bureaucratie et nous apparaissait comme telle. Sans doute faisait-il place à des pratiques condamnables (truquage des mandats lors des congrès, manoeuvres effectuées par la majorité en place pour assurer au maximum la diffusion de ses idées et réduire celle des minoritaires, calomnies diverses pour discréditer l’adversaire, chantage à la destruction du parti chaque fois qu’un militant se trouvait en désaccord sur certains points importants du programme, culte de la personnalité de Trotsky, etc.). Mais l’essentiel n’était pas là. Le P.C.I. se considérait comme le parti du prolétariat, sa direction irremplaçable ; il jugeait la révolution à venir comme le simple accomplissement de son programme. A l’égard des luttes ouvrières, le point de vue de l’organisation prédominait absolument. En conséquence de quoi celles-ci étaient toujours interprétées selon ce critère : dans quelles conditions seront-elles favorables au renforcement du parti ? S’étant identifié une fois pour toutes avec la Révolution mondiale, le parti était prêt à bien des manoeuvres pour peu qu’elles fussent utiles à son développement.
Bien qu’on ne puisse faire cette comparaison qu’avec beaucoup de précautions, car elle n’est valide que dans une certaine perspective, le P.C.I. comme le P.C.2 voyait dans le prolétariat une masse à diriger. Il prétendait seulement la bien diriger. Or cette relation que le parti entretenait avec les travailleurs – ou plutôt qu’il aurait souhaité entretenir, car en fait il ne dirigeait rien du tout – se retrouvait, transposée à l’intérieur de l’organisation entre l’appareil de direction et la base. La division entre dirigeants et simples militants était une norme. Les premiers attendaient des seconds qu’ils écoutent, qu’ils discutent des propositions, qu’ils votent, diffusent le journal et collent les affiches. Les seconds, persuadés qu’il fallait à la tête du parti des camarades compétents, faisaient ce qu’on attendait d’eux. La démocratie était fondée sur le principe de la ratification. Conséquence : de même que dans la lutte de classe, le point de vue de l’organisation prédominait, dans la lutte à l’intérieur du parti, le point de vue du contrôle de l’organisation était décisif. De même que la lutte révolutionnaire se confondait avec la lutte du parti, celle-ci se confondait avec la lutte menée par la bonne équipe. Le résultat était que les militants se déterminaient sur chaque question selon ce critère : le vote renforce-t-il ou au contraire ne risque-t-il pas d’affaiblir la bonne équipe ? Ainsi chacun obéissant à un souci d’efficacité immédiate, la loi d’inertie régnait comme dans toute bureaucratie. Le trotskysme était une des formes du conservatisme idéologique.
La critique que je fais du trotskysme n’est pas d’ordre psychologique : elle est sociologique. Elle ne porte pas sur des conduites individuelles, elle concerne un modèle d’organisation sociale, dont le caractère bureaucratique est d’autant plus remarquable qu’il n’est pas déterminé directement par les conditions matérielles de l’exploitation. Sans doute ce modèle n’est-il qu’un sous-produit du modèle social dominant ; la micro-bureaucratie trotskiste n’est pas l’expression d’une couche sociale, mais seulement l’écho au sein du mouvement ouvrier des bureaucraties régnantes à l’échelle de la société globale. Mais l’échec du trotskysme nous montre l’extraordinaire difficulté qu’il y a à échapper aux normes sociales dominantes, à instituer au niveau même de l’organisation révolutionnaire un mode de regroupement, de travail et d’action qui soient effectivement révolutionnaires et non pas marqués du sceau de l’esprit bourgeois ou bureaucratique.
Les analyses de Socialisme ou Barbarie, l’expérience que certains tiraient, comme moi-même, de leur ancienne action dans un parti conduisaient naturellement à voir sous un jour nouveau la lutte de classe et le socialisme. Il est inutile de résumer les positions que la revue fut amenée à prendre. Il suffira de dire que l’autonomie devint à nos yeux le critère de la lutte et de l’organisation révolutionnaires. La revue n’a cessé d’affirmer que les ouvriers devaient prendre en main leur propre sort et s’organiser eux-mêmes indépendamment des partis et des syndicats qui se prétendaient les dépositaires de leurs intérêts et de leur volonté. Nous jugions que l’objectif de la lutte ne pouvait être que la gestion de la production par les travailleurs, car toute autre solution n’aurait fait que consacrer le pouvoir d’une nouvelle bureaucratie ; nous cherchions en conséquence à déterminer des revendications qui témoignaient, dans l’immédiat, d’une conscience antibureaucratique ; nous accordions une place centrale à l’analyse des rapports de production et de leur évolution, de manière à montrer que la gestion ouvrière était réalisable et qu’elle tendait à se manifester spontanément, déjà, au sein du système d’exploitation ; enfin nous étions amenés à définir le socialisme comme une démocratie des conseils. »
1 Repris dans Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979, pp. 99–102. Numérisation partielle par le site internet « La Bataille Socialiste » : bataillesocialiste.wordpress.com
2 Il s’agit du PCF, à l’époque intégralement stalinien [note de Critique Sociale].
Publié le 26 juin 2010 par Critique Sociale
David Muhlmann vient de publier un livre sur Rosa Luxemburg, intitulé « Réconcilier marxisme et démocratie » (nous ignorions qu’ils étaient fâchés – sauf, naturellement, si l’on parle des usages fallacieux du mot « marxisme », et des usages fallacieux du mot « démocratie »). Il est toujours bon de rappeler l’intérêt de la pensée de Rosa Luxemburg, cet ouvrage est donc bienvenu.
La seconde partie du livre, la plus originale, est constituée de la retranscription de discussions de l’auteur avec différentes personnes de par le monde. Certaines de ces discussions sont dispensables, d’autres très intéressantes – en particulier les discussions avec Narihiko Ito1 et Michael Krätke. Ito déclare notamment que « le socialisme de Rosa Luxemburg commence par la lutte des masses populaires pour la démocratie. C’est parce que cette lutte révolutionnaire est démocratique dans ses méthodes et qu’elle est menée par le plus grand nombre que la démocratie peut devenir le contenu même du socialisme. » « La spontanéité des masses à la place de la contrainte d’Etat, l’espace public plutôt que l’enfermement gouvernemental, la diversité contre la fermeture des élites, le développement des instincts sociaux face aux instincts égoïstes, la création et l’initiative populaires au lieu du décret, tels étaient les signes distinctifs du socialisme de Rosa Luxemburg. […] Ce qui est certain, c’est que la non-violence est une autre dimension intégrante du socialisme de Rosa Luxemburg. » Ito précise que la non-violence était « pour elle un principe de la révolution socialiste ». Muhlmann ajoute que « pendant la première guerre mondiale, son pacifisme reste révolutionnaire au sens où elle appelle le prolétariat à continuer son combat socialiste et internationaliste précisément pour arrêter le conflit inter-impérialiste. »2
La première partie de l’ouvrage retrace les débats auxquels Rosa Luxemburg a participé tout au long de sa vie militante. Il s’agit d’une vision heureusement débarrassée des carcans idéologiques, qui a déjà été exprimée dans divers autres textes et ouvrages sur Luxemburg – par exemple en français et assez récemment, par Alain Guillerm dans Rosa Luxemburg, la rose rouge (Picollec, 2002), ou encore – plus modestement – dans le numéro 4 de Critique Sociale (janvier 2009), qui est intégralement consacré à Rosa Luxemburg.
Selon l’auteur, l’Allemagne était en 1918 « mûre pour le socialisme »3 ; c’est en soi contestable, et cela ne prend pas en compte la situation du reste de l’Europe et du monde. Par contre, David Muhlmann a raison de souligner que le développement économique de l’Allemagne était beaucoup plus avancé qu’en Russie, ce qui est effectivement important. Il a également parfaitement raison de rappeler que l’URSSétait un capitalisme d’Etat ; il cite entre autres analystes l’ayant écrit dans les années 1930–1940 Ante Ciliga, Anton Pannekoek, et le groupe Socialisme ou Barbarie. Cette analyse était aussi, entre autres, celle de Boris Souvarine dès la fin des années 1920 dans le Bulletin Communiste4, et des luxemburgistes comme René Lefeuvre, Alain Guillerm, etc.5 On notera également que l’auteur ne mentionne pas les situationnistes, sur lesquels l’influence de Luxemburg est pourtant importante.
Mais cette première partie « décalque » parfois de près la biographie écrite par Paul Frölich6. Il est regrettable que des passages du texte de Frölich se retrouvent dans le texte de Muhlmann souvent sans guillemets et sans que l’origine ne soit indiquée ; par exemple on lit dans l’ouvrage de Frölich : « la police prussienne modifia la composition du corps professoral en menaçant d’expulsion l’Autrichien Hilferding au cas où il poursuivrait son enseignement, et c’est ainsi qu’à partir de 1907 Rosa assuma l’enseignement de l’économie politique, c’est-à-dire l’introduction aux théories économiques de Karl Marx. » (Frölich, 1965, p. 187), et dans celui de Muhlmann : « La police allemande modifia la composition du corps professoral en menaçant d’expulser Hilferding vers son pays d’origine au cas où il poursuivrait son enseignement, et c’est ainsi qu’à partir de 1907 Rosa Luxemburg assuma l’enseignement de l’économie politique, c’est-à-dire l’introduction aux théories économiques de Marx. » (Muhlmann, 2010, p. 75). Muhlmann « amende » parfois le texte de Frölich, parfois en l’améliorant, parfois l’inverse. Ainsi : « la restauration de la Pologne resta pour eux un postulat de la politique démocratique et prolétarienne. » (Frölich, p. 46) devient « la restauration de la Pologne resta pour eux un postulat de base de toute politique progressiste. » (Muhlmann, p. 85). De la même façon : « Cependant le programme spartakiste n’était pas un simple décalque du Manifeste Communiste, il tirait le bilan de la situation présente de la lutte […] » (Frölich, p. 333) devient « Cependant, le programme spartakiste n’était pas un simple décalque du Manifeste communiste, il tirait le bilan de la situation présente […] » (Muhlmann, p. 165)7.
Il aurait été beaucoup plus intéressant que David Muhlmann cite Frölich, pour ensuite discuter tel ou tel terme employé par ce dernier – tant il est vrai que malgré la grande valeur générale de sa biographie, Frölich n’est pas au-dessus de toute critique sur certaines de ses conclusions.
On trouve également quelques emprunts à la biographie de J. P. Nettl8. Là aussi, ni guillemets ni indication de la provenance du texte, mais parfois de légères modifications curieuses : « Cependant, pour les Russes, il y avait aussi un aspect positif à ce deuil : avec Rosa Luxemburg et Leo Jogiches disparaissaient deux adversaires résolus de la domination bolchevique sur le socialisme international. Désormais, il était plus facile aux Russes d’imposer leur volonté au parti allemand ; » (Nettl, 1972, p. 765) devient : « Cependant, pour les Russes, il y avait aussi un aspect positif à ce deuil : avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht disparaissaient deux critiques de gauche et adversaires résolus de la domination bolchevique sur le socialisme international. Désormais, il était plus facile aux nouveaux maîtres du Kremlin d’imposer leur volonté au jeune Parti allemand ; » (Muhlmann, 2010, p. 182)9.
Il reste que l’on se trouve en accord avec David Muhlmann à la fois quand à l’intérêt toujours actuel de l’oeuvre de Rosa Luxemburg, et quand il parle d’un « dépassement révolutionnaire du capitalisme », en précisant : « Aujourd’hui, la révolution doit être l’oeuvre du prolétariat, c’est-à-dire de la majorité de la population, dans la perspective de briser l’appareil d’Etat. »10
1 Dont le nom est orthographié « Nahiriko Ito » dans ce livre.
2 David Muhlmann, Réconcilier marxisme et démocratie, Seuil, 2010, pp. 306, 308 et 309.
3 Muhlmann, op. cit., à deux reprises dans l’ouvrage : pp. 162 et 179.
4 Voir « Les vies de Boris Souvarine », Critique Sociale n° 2, novembre 2008.
5 De plus, Lénine a dès le début voulu mettre en place un capitalisme d’Etat et l’a explicitement annoncé à de nombreuses reprises : voir certaines de ces citations dans « Le léninisme et la révolution russe», Critique Sociale n° 1, octobre 2008.
6 Paul Frölich, Rosa Luxemburg, sa vie et son oeuvre, Maspero, 1965 (réédition L’Harmattan, 1991 – nous nous basons pour notre part sur l’édition de 1965). Cette biographie a été publiée pour la première fois en 1939, en allemand, au cours de l’exil parisien de Frölich. Ce dernier, qui fut un camarade de Rosa Luxemburg, était à l’époque militant du SAP (Sozialistische ArbeiterPartei), organisation socialiste révolutionnaire membre du Bureau de Londres ; son équivalent en france était lePSOP (Parti Socialiste Ouvrier et Paysan).
7 Egalement : « Rosa Luxemburg ne se représentait pas l’insurrection comme une attaque frontale contre l’armée. Selon elle, l’insurrection avait pour condition préalable une profonde désagrégation des troupes, préparée par l’agitation et parachevée dans la lutte elle-même. La victoire de l’insurrection dépendait du passage d’importantes fractions de l’armée dans les rangs du peuple révolutionnaire. » (Frölich, pp. 142–143) devient « Rosa Luxemburg ne se représentait donc pas l’insurrection populaire comme relevant d’une attaque frontale contre l’armée ; la victoire du camp socialiste a pour condition préalable la désagrégation des troupes, préparée par l’agitation et parachevée dans la lutte elle-même, et dépend du passage d’importantes fractions de l’armée légale dans les rangs de l’armée révolutionnaire. » (Muhlmann, p. 73). Pourquoi le « peuple révolutionnaire », expression tout à fait juste de Frölich, est-il ainsi remplacé de façon si inexacte ? Voir aussi Frölich pp. 63–64 → Muhlmann p. 30, Frölich p. 88 → Muhlmann p. 38, Frölich p. 93 → Muhlmann pp. 39–40, Frölich p. 113 → Muhlmann p. 52, etc.
8 J. P. Nettl, La Vie et l’oeuvre de Rosa Luxemburg, Maspero, 1972.
9 De même : « Une alternative marxiste révolutionnaire aurait pu être offerte par Rosa Luxemburg si elle avait vécu. » (Nettl, p. 767) devient : « Une alternative marxiste révolutionnaire au bolchevisme aurait pu être conduite par Rosa Luxemburg si elle avait vécu […] » (Muhlmann, p. 183).
10 Muhlmann, op. cit., pp. 189 et 166.
Publié le 1 juin 2010 par Critique Sociale
L’île de Pâques, longtemps sans présence humaine du fait de son isolement géographique, a été découverte par des polynésiens il y a environ mille ans.
Plusieurs siècles plus tard, les premiers occidentaux mettaient à leur tour le pied sur l’île : une expédition hollandaise trouva l’île le dimanche de Pâques 1722, lui donnant ainsi son nom usuel – les habitants autochtones de l’île, pour leur part, appellent l’île du nom polynésien Rapa Nui (ou Rapanui) ; de ce fait, on les appelle soit « pascuans » d’après le nom de l’île en espagnol (Isla de Pascua), soit « rapanuis »1.
Quelques autres navires d’explorateurs passèrent par l’île au cours du XVIIIe siècle : des espagnols, des britanniques, et des français. Mais après les explorateurs, vinrent les colonisateurs, les religieux, et les marchands. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, leurs actions et exactions entraînèrent la désorganisation de la société de l’île de Pâques. Le colonialisme et l’esclavagisme, ainsi que les maladies qu’ils apportèrent, tuèrent au cours des années 1860 au moins 90 % de la population de l’île.
Maintenus sous dictature militaire chilienne et sous occupation commerciale, les rapanuis ne purent pendant des décennies se sortir de cette situation provoquée par des interventions extérieures – motivées principalement par la cupidité. C’est par une lutte qu’ils ont menée au milieu des années 1960 qu’ils ont enfin obtenu le retour de leur liberté.
La civilisation des moaïs
La civilisation de l’île de Pâques est une partie de la civilisation polynésienne. Grands navigateurs, les polynésiens peuplèrent progressivement les îles du Pacifique. Ils arrivèrent sur cette petite terre isolée qu’est l’île de Pâques et s’y installèrent à une date incertaine, il y a environ un millier d’années2. Ils introduisirent de nombreux végétaux, notamment alimentaires comme la canne à sucre et la patate douce, ainsi que quelques espèces animales, et créèrent sur l’île un système développé d’agriculture.
La population était répartie sur l’île en une dizaine de « matas », autrement dit des clans, chacun étant constitué de quelques lignages3 (« familles élargies », ou « gentes »4). Chaque mata ou clan avait à sa disposition une partie du territoire de l’île, chacune étant à peu près égale, et toutes donnant sur la mer5. Les clans établissaient près du rivage des villages composés de quelques maisons communes.
On ignore combien étaient les rapanuis durant ces siècles ; au moins deux ou trois milliers vers les XVe–XVIIIe siècles, voire jusqu’à cinq ou dix milliers selon certains auteurs (des chiffres allant jusqu’à 15 000 voire 20 000 habitants ont été avancés, mais ils paraissent actuellement très peu crédibles).
L’île est principalement connue pour ses statues en pierre volcanique, les moaïs. D’une taille moyenne de 4 mètres, certains moaïs atteignent jusqu’à 10 mètres de hauteur. Ils étaient sculptés dans les flancs du volcan Rano Raraku, puis transportés par chaque clan vers sa zone d’habitation, où ils étaient érigés sur un ahu (autel de pierre). Il est aujourd’hui certain qu’il y avait sur l’île les ressources suffisantes pour transporter les moaïs, même s’il n’y a pas encore de consensus sur la méthode exacte qui était employée. Peut-être les moaïs étaient-ils transportés debout – cette théorie a le mérite de s’accorder avec la tradition orale, qui dit que les moaïs « marchaient » jusqu’aux ahus6. Ces moaïs étaient parfois surmontés d’une « coiffe » de pierre appelée pukao7. Les pukaos étaient sculptés dans une autre carrière, Puna Pau, choisie pour la couleur rouge de sa pierre. Ces « chapeaux » de pierre représenteraient des cheveux noués, ou seraient des coiffes distinctives d’une appartenance sociale, sans qu’il y ait pour le moment de certitude sur ce sujet.
Les rapanuis réalisaient également des sculptures sur bois, de taille plus réduite, ce qui est commun chez les polynésiens. Ils pratiquaient aussi la peinture, qui s’est souvent mal conservée, et dont une partie a été pillée. Egalement, les moaïs étaient parfois peints.
Dans la vie quotidienne des anciens rapanuis, les moaïs et les constructions de pierre sur lesquels ils sont posés (les ahus) forment une frontière entre le village et l’océan. C’est une sorte de « protection » face à la toute puissance du Pacifique. C’est aussi une marque toujours visible de civilisation, une délimitation du territoire qui a été construite par les humains, symboliquement et physiquement rassurante (une borne opposée à un horizon sans limite, voire aussi une source d’ombre). Il s’agit d’un élément architectural important, car les ahus sont parfois vastes et assez élevés. Les visages des moaïs sont tournés vers le village : c’est la protection symbolique des anciens chefs, les moaïs étant très probablement des représentation d’ancêtres, d’anciens chefs du clan. A l’inverse, on peut également dire que les moaïs dominent les villageois, et ils sont également le symbole de la supériorité des classes dirigeantes – ainsi, physiquement, les morts dominent les vivants. Les moaïs ont un double rôle de légitimation : domination du clan sur le territoire (« terre des ancêtres »), et domination des dirigeants actuels, descendants ou « héritiers » des anciens chefs, sur les autres membres du clan.
De nombreuses ressources font l’objet d’une utilisation collective au sein de chaque village : les habitations, les terres cultivées, l’élevage des poules, le ou les bateaux de pêche, etc. Il y a quelques maisons collectives par village, peut-être une maison par lignage, qui ne sont utilisées que pour dormir.
Il semble qu’il règne une certaine égalité entre clans, avec une répartition rationnelle du territoire de l’île en parties à peu près égales. De plus, il y a une utilisation commune à tous les clans de certaines ressources rares voire uniques sur l’île, comme le volcan Rano Raraku (carrière des moaïs), le Puna Pau (carrière des pukaos), et peut-être également les plus vastes grottes de l’île, qui pouvaient servir de protection commune en cas de longue pluie ou de tempête. De même, alors qu’on ne trouve des gisements d’obsidienne que sur les territoires de quelques clans, les outils d’obsidienne étaient pourtant utilisés en quantité importante par tous les clans. Cette civilisation fonctionnait sans monnaie, système qui est resté inconnu jusqu’à son introduction il y a un peu plus d’un siècle.
Evolutions de l’île et de la société rapanuie
Il y a quelques siècles, l’île de Pâques a subi la disparition de ses grands arbres. On évoque comme cause de cette catastrophe écologique le rôle important des périodes de sécheresse qui ont frappé l’île au cours de la première moitié du XVIIesiècle. « Le déclin puis la disparition de la plupart des arbres et arbustes de l’île est sans aucun doute la conséquence de nombreux facteurs dont l’homme n’est qu’une des composantes. […] l’île de Pâques a vraisemblablement été gravement perturbée au cours du XVIe et du XVIIe siècle par d’importantes fluctuations climatiques »8. Le plus grand arbre de l’île était un palmier, jadis largement présent et aujourd’hui totalement disparu : « pourquoi le palmier a-t-il disparu ? Le coup de grâce a pu lui être asséné par les moutons et les chèvres, introduits aux XIXe et XXe siècles, mais l’espèce était évidemment clairsemée auparavant […] il semble vraisemblable que l’introduction du rat polynésien empêcha la régénération du palmier de l’île de Pâques et, à terme, contribua à son extinction. »9 Si le changement environnemental a largement contribué à la déforestation, l’arrivée des humains et des animaux amenés avec eux a également participé à la disparition de certains arbres et d’autres espèces végétales (inversement, les polynésiens ont introduit sur l’île de nombreuses variétés végétales). La tradition de crémation des morts a également été préjudiciable, et fut d’ailleurs abandonnée quand les arbres ont commencé à manquer.
Le déclin des grands arbres a empêché la construction de grandes embarcations pouvant parcourir plusieurs milliers de kilomètres. Des migrations suite à une changement du climat sont très courantes dans l’histoire humaine, mais l’isolement et l’exiguïté de l’île ont joué contre ses habitants en empêchant toute migration.
Le problème pour les rapanuis ne se limitait pas à la quasi-disparition des grands arbres. Il s’agissait d’une modification plus profonde de l’écosystème de l’île, leur problème principal se situant au niveau de la nourriture – problème sur lequel la fin des grands arbres a cependant une influence directe : presque plus de noix de palmiers à consommer, et un problème de construction des bateaux entraînant des conséquences néfastes pour une partie de la pêche10. Les rapanuis procèdent alors à une adaptation de l’agriculture, avec les rares ressources à leur disposition. L’utilisation de pierres leur permet de lutter contre l’érosion, des paillis de pierres retiennent l’humidité, et des murets circulaires sont construits afin de cultiver à l’abri du vent.
Cette époque coïncide avec la fin du culte des moaïs. L’arrêt de leur construction est certainement une décision consciente prise par les rapanuis, suite à un changement de leur organisation sociale. Les moaïs dressés sur les ahus sont renversés volontairement, à l’aide de cordages, chaque clan renversant ses moaïs. Les statues des villages sont toutes abattues face contre terre, et les yeux des statues, siège du « mana » selon la tradition orale – c’est-à-dire siège de leur pouvoir –, sont brisés afin de neutraliser les moaïs.
Plus encore que pour le renversement des moaïs des villages, seul un changement radical de l’organisation de la société peut expliquer l’arrêt du jour au lendemain du travail de construction sur les moaïs en cours d’achèvement. Une vingtaine de pukaos achevés sont également laissés en vrac, avec d’autres en cours d’achèvement. S’il n’y a pas eu d’abandon des moaïs, pourquoi ces pukaos prêts à l’emploi auraient-ils été laissés à l’autre bout de l’île ? Si les moaïs avaient conservé leur rôle mais qu’il y avait seulement une impossibilité de transport due au manque de bois, pourquoi ne pas les avoir tous achevés en les dressant sur place, au pied du volcan Rano Raraku ? L’explication la plus logique est que les moaïs avaient cessé d’avoir un rôle symbolique, en raison d’un changement réel dans les structures sociales. De plus, le fait que les yeux des moaïs aient été brisés montre qu’il n’y a pas eu une simple désaffection, mais bien une volonté de briser les symboles du pouvoir antérieur.
Cependant, certains des moaïs étaient peut-être fait pour rester sur place, le Rano Raraku étant alors en lui-même un lieu sacré pour l’ensemble des rapanuis (cependant aucun des moaïs du Rano Raraku n’a d’oeil ni de pukao). Quoi qu’il en soit, cela ne concernait pas les 400 moaïs – achevés ou non – laissés au Rano Raraku, ce qui représente presque la moitié de l’ensemble des moaïs sculptés. Certains ont été abandonnés en cours de réalisation en raison d’une brisure ou d’un défaut de la pierre, d’autres étaient peut-être destinés à rester là, et enfin tous les autres ont été abandonnés du fait de la fin du culte des moaïs, alors qu’ils étaient soit en cours de sculpture, soit achevés et en attente de transport vers un ahu.
Il y a donc bien eu abandon de la carrière : arrêt de la réalisation de nombreux moaïs en cours de sculpture, arrêt de la finalisation de moaïs déjà extraits de la roche, et arrêt du transport de moaïs achevés vers les ahus.
Il est établi que toutes les statues de l’île n’ont pas été renversées en même temps, ce qui pourrait montrer qu’il ne s’agissait pas d’un « coup de colère » mais bien d’une nécessité : enlever toute légitimité même symbolique à l’ancienne caste dirigeante (dont les membres ont pu vouloir reprendre le pouvoir, par exemple). Les ahus, socles des moaïs, ne sont par contre pas touchés, et sont en quelque sorte « recyclés » pour servir d’ossuaires.
La population s’en prend donc non à l’ensemble de la construction qui se trouve entre leur village et l’océan, mais aux seuls moaïs, qui sans leur renversement auraient continué de dominer le village. De même, il faut remarquer que les sculptures sur bois sont épargnées – il ne s’agit donc pas d’une frénésie destructrice ; mais les moaïs dominent, contrairement aux sculptures sur bois qui sont conservées. C’est parce qu’ils sont la marque de la domination passée et d’un culte abandonné que les moaïs doivent être mis à bas11.
Les rapanuis mettent fin au règne de la classe dominante, qui exigeait des moaïs de plus en plus grands, ainsi qu’aux croyances qui lui servait de justification. Selon l’anthropologue Christopher Stevenson, les travailleurs ont refusé de continuer à entretenir les dirigeants, ce qui est la source des changements12. Peut-être que cette évolution ne fut pas simultanée dans tous les clans, mais elle fut menée à terme du fait de l’espace réduit et de la symbiose englobant l’île ; de plus il est logique qu’il y ait alignement sur le système le plus rationnel et efficace vu la situation. Le changement environnemental entraîne une baisse de la productivité du sol, ce qui aboutit à un accroissement du travail nécessaire pour la nourriture, d’où la solution de libérer le travail qui était employé à faire et transporter les moaïs. Ainsi, « dans la mesure où la classe dominante des sociétés agraires exerce son pouvoir en partie par des moyens religieux (en prétendant que ses prières et ses offrandes permettent de garantir de bonnes récoltes), il est concevable qu’un déficit grave au niveau de la production agricole, dû à un changement climatique par exemple, transcroisse en crise politique et institutionnelle. »13 Cette « révolution » a probablement lieu au début ou au milieu du XVIIIe siècle. Elle est marquée par la fin du règne de la classe dirigeante théocratique14, et par d’importantes modifications dans la culture rapanuie. Cette transformation des structures sociales est l’aboutissement d’un « conflit entre l’élite et la population sans-grade »15.
L’organisation territoriale en clans semble être maintenue telle quelle, « cependant les frontières se mélangeaient et se chevauchaient ; les membres d’un clan s’installaient fréquemment parmi d’autres. »16 La nouvelle organisation sociale se débarrasse de certains anciens dogmes, et crée un nouveau culte unissant l’ensemble de l’île : l’épreuve annuelle de l’homme-oiseau.
A la fin de l’hiver austral, d’importantes cérémonies religieuses en l’honneur du dieu Make-Make se déroulaient dans un village réservé à cet effet, Orongo, situé sur les bords du cratère du Rano Kau. Des maisons spécifiques construites sur ce site étaient uniquement utilisées à cette occasion ; il semble que chaque lignage avait sa maison (une quarantaine au total). Signe peut-être d’une certaine continuité, un seul moaï était présent à Orongo. Il est difficile de se rendre compte précisément de ce qu’il représentait, car ce moaï a été emporté en 1868 et son contexte a été détruit : le moaï, relativement petit (2 mètres et demi), était à l’intérieur d’une maison, ce qui constitue un cas unique ; il était de plus partiellement enterré, tournait le dos à l’entrée et était recouvert de représentations de l’homme-oiseau17. De même, l’homme-oiseau existait sans doute déjà dans le « panthéon » rapanui du temps de la civilisation des moaïs mais il n’avait, par contre, sans doute pas la même importance symbolique.
Le point d’orgue des cérémonies d’Orongo était l’épreuve annuelle de l’homme-oiseau, à laquelle chaque clan envoyait un participant. Il s’agissait de rejoindre à la nage un îlot, d’y attendre qu’un oiseau vienne y pondre le premier oeuf de l’année, puis de le ramener à la nage. Le vainqueur devenait l’homme-oiseau et « dirigeait » l’île pour une année (en fait soit le vainqueur, soit le chef du clan du vainqueur : parfois les participants concourraient pour un autre18). En pratique son rôle était principalement symbolique, il semble qu’il ne faisait que régler des problèmes ponctuels. Il ne retournait pas habiter avec son clan, mais vivait à l’écart dans une maison à Rano Raraku, ce qui le plaçait « au dessus » des clans. La dernière épreuve de l’homme-oiseau s’est déroulée en 1867, en pleine période d’évangélisation, qui a été le coup de grâce dans le contexte d’une société déjà très fragilisée et numériquement réduite.
A la construction des moaïs, les rapanuis substituent également la gravure de bas-reliefs d’hommes-oiseaux, que l’on retrouve sur de très nombreuses pierres de l’île. Il s’agit d’une forme symbolique et artistique différente, utilisant moins de temps de travail. Cette époque de l’histoire des rapanuis ne correspond nullement à une « décadence », mais simplement à un changement intervenu par leur propre volonté, tout en étant une adaptation suite à une modification de leur environnement.
En effet, au cours de cette période les rapanuis procèdent à des adaptations pour répondre aux modifications écologiques. Elles sont efficaces, puisque d’après une observation en 1804 encore « chaque maison est entourée de plantations de bananes et de cannes à sucre. »19 D’autres observations au cours de la première moitié du XIXe siècle décrivent une île largement cultivée avec de « très belles plantations »20, confirmant que les rapanuis des XVIIIe et XIXe siècles ont su développer avec succès une agriculture adaptée à leur environnement difficile.
Une évolution sociale a ainsi créé la « seconde » civilisation rapanuie, qui est restée en place jusqu’aux drames de la fin du XIXe siècle. Cette civilisation inventa une forme originale d’écriture, ce qui confirme que cette période ne constitue pas une phase décadente de l’histoire des rapanuis (nous reviendrons plus loin sur cette écriture, dite « rongo-rongo »)
Premiers contacts avec des européens
Le début du XVIIIe siècle voit l’arrivée des premiers européens. Ce sont des explorateurs qui viennent avec un ou plusieurs voiliers, et ne restent qu’une journée ou quelques jours tout au plus. A chaque fois, des rapanuis viennent à leur rencontre en pirogue ou à la nage (parfois sur plusieurs kilomètres), montent sur les bateaux, dansent et chantent, saluant avec gaieté ces inconnus. Les rapanuis apportent de la nourriture aux arrivants, pour la donner ou l’échanger. Ils examinent avec attention les bateaux, voire les mesurent à l’aide de cordes, intéressés par une technologie inconnue.
La première de ces expéditions est celle du néerlandais Jakob Roggeveen, qui trouve l’île en avril 1722. D’après les divers témoignages de cette expédition, il semble que ce soit encore l’époque de la civilisation des moaïs. Un des membres de l’expédition, Carl Behrens, remarque l’existence de prêtres, mais ne voit pas de chefs21. Il écrit : « Les habitants de cette île ne portent point d’armes, du moins n’en avons-nous vu aucune »22. Le capitaine Cornelis Bouman écrit également : « Les habitants n’avaient absolument aucune arme d’aucune sorte, ils se sont approchés de nous très nombreux avec leurs mains nues pour nous accueillir, sautant de joie. »23 Behrens indique que sur l’île « tout y est cultivé et labouré »24. Roggeveen ajoute : « On peut clairement conclure que tous les indiens se servent de leurs possessions en commun »25.
La deuxième expédition connue est dirigée par l’espagnol Felipe Gonzales y Haedo, en novembre 1770. Il donne à l’île le nom d’« île de San Carlos », en référence au roi d’Espagne de l’époque, mais ce nom ne resta pas. Les rapanuis les accueillent avec joie, leur apportent de la nourriture, et les accompagnent dans l’île. Un officier de la Santa Rosalia note qu’il n’y a chez eux « pas la moindre apparence d’hostilité »26. Les deux navires restent six jours, et de très nombreux rapanuis montent à bord au fil des jours. Les visiteurs remarquent les moaïs, écrivent que les rapanuis « semblent leur vouer une grande vénération »27, et il leur semble distinguer des prêtres. Les espagnols leur montrent des armes (arc, couteau, coutelas), mais les rapanuis n’en comprennent pas l’usage. Il semble « qu’entre eux les biens sont possédés en commun. »28
Les espagnols prennent possession de l’île, et y dressent trois croix chrétiennes. Ils demandent à certains des rapanuis présents de signer un document attestant la souveraineté espagnole : sans comprendre le sens de cette signature, deux d’entre eux tracent quelques signes29, et un troisième dessine une représentation de l’homme-oiseau.
Une expédition dirigée par James Cook visite l’île en mars 1774. Des rapanuis viennent à leur rencontre en pirogue, et leur offrent des fruits. Le contact se passe sans problème, et un rapanui passe même la nuit sur le bateau.
Le lendemain, les européens débarquent sur l’île. Cook écrit : « Nous débarquâmes sur la plage de sable, où étaient rassemblés quelques centaines de naturels qui étaient si impatients de nous voir que beaucoup d’entre eux se mirent à la nage pour venir au-devant de nos chaloupes. Pas un seul d’entre eux n’avait en main la moindre arme, pas même un bâton. […] Le pays semblait aride et dépourvu de bois ; il y avait néanmoins plusieurs plantations de pommes de terre, de bananiers, de cannes à sucre »30. Des échanges ont lieu, et les rapanuis offrent des poulets cuits.
Le scientifique William Wales explore l’île à pied avec un groupe d’une trentaine d’européens. Il remarque l’hospitalité des rapanuis rencontrés à divers endroits de l’île, qui leur distribuent de la nourriture et de l’eau. Il note que de nombreux moaïs sont renversés et brisés par leur chute, et que les rapanuis ne semblent prêter aucune attention à ces statues. Il indique également n’avoir vu « aucune arme d’aucune sorte »31.
Le jeune Georg Forster circule également dans l’île avec une petite expédition. Il écrit à propos des rapanuis : « il y a dans leur caractère une douceur, une compassion, une bonté qui les rendent si dociles et, pour autant que le leur permet leur misérable pays, si généreux, envers les étrangers. »32 Il lui semble remarquer quelques armes ; son père, le naturaliste Johann Reinhold Forster, écrit : « mais ces armes n’étaient que des bâtons munis d’une pointe en lave noire vitrifiée et soigneusement enveloppés dans de petits morceaux de tissus. »33 Georg Forster note qu’il n’y a chez les pascuans pas « le moindre geste d’hostilité »34. Il précise à propos de l’attitude des rapanuis vis-à-vis des moaïs : « nous ne pouvions les tenir pour des idoles. »35
La quatrième visite d’européens sur l’île est celle de l’expédition La Pérouse en avril 1786. Comme toujours, des rapanuis abordent les bateaux : « ils montèrent à bord avec un air riant et une sécurité qui me donnèrent la meilleure opinion de leur caractère. […] ils étaient au milieu de nous, nus et sans aucune arme »36. Lors du premier débarquement, « Quatre ou cinq cent Indiens nous attendaient sur le rivage ; ils étaient sans armes, quelques uns couverts de pièces d’étoffe blanches ou jaunes ; mais le plus grand nombre était nu […] leurs cris et leur physionomie exprimaient la joie ; ils s’avancèrent pour nous donner la main et faciliter notre descente. »37Après avoir visité l’île, La Pérouse écrit : « je suis persuadé que trois jours de travail suffisent à chaque Indien pour se procurer la subsistance d’une année. Cette facilité de pourvoir aux besoins de la vie m’a fait croire que les productions de la terre étaient en commun ; d’autant que je suis à peu près certain que les maisons sont communes au moins à tout un village ou district. »38 Il ne remarque pas de hiérarchie. Des échanges de nourriture et d’autres objets ont lieu, et les rapanuis procèdent aussi à des larcins, volant des chapeaux et des mouchoirs. Ils mesurent le bateau de La Pérouse : « ils ont examiné nos câbles, nos ancres, notre boussole, notre roue de gouvernail ; et ils sont venus le lendemain avec une ficelle pour en reprendre la mesure, ce qui m’a fait croire qu’ils avaient eu quelques discussions à terre à ce sujet »39.
Il semble à De Langle – le second de La Pérouse – qui a exploré l’île, « que les productions de la terre sont communes à tous les habitants du même district »40. Il note, sans plus de précisions, que certains moaïs sont renversés et d’autres encore « debout, leur plate-forme à moitié ruinée. »41
Au XVIIIe siècle, les visites des européens sont donc rares et brèves, et ne semblent pas avoir d’influence négative sur la société rapanuie, ni provoquer de changements – sauf peut-être, et c’est très important, l’invention de l’écriture.
En effet, comme les autres polynésiens, la civilisation des moaïs ne connaissait pas l’écriture. Il est probable que ce soit après avoir vu une écriture, en 1770, que les rapanuis inventèrent la leur en se basant sur les signes qu’ils utilisaient pour la sculpture sur bois et pour les bas-reliefs : « Le fait que l’écriture pascuane ait pour base de la pictographie déjà existante sur cette île est évident »42. L’écriture rongo-rongo est constituée de hiéroglyphes, et n’a pas encore été déchiffrée, le savoir de cette langue s’étant perdu dans les catastrophes de la fin du XIXe siècle, et la majorité de ses traces ayant été détruites. Il est possible que les tablettes rongo-rongo aient eu un contenu sacré, et certaines d’entre elles au moins paraissent contenir des chants rituels. Au milieu des années 1860, du fait des raids esclavagistes et des pandémies, tous ceux qui savaient lire et écrire le rongo-rongo étaient morts. Peu après, la conversion au christianisme fit son oeuvre : « le frère Eyraud avait fait un autodafé des moai Kavakava [les statuettes en bois] et des tablettes Rongorongo parce qu’ils incarnaient la paganité à éliminer. »43 Mais quelques années plus tard, c’est grâce à l’intérêt de l’évêque de Tahiti pour ces tablettes qu’elles ont commencé à être rassemblées et conservées. Il ne reste aujourd’hui dans le monde que 24 objets comportant des inscriptions rongo-rongo44, et aucun sur l’île de Pâques.
Il semblerait d’après les observations de 1770 d’une part, et de 1774 d’autre part, que la fin de la civilisation des moaïs se soit produite pendant cet intervalle ; mais ces témoignages sont à prendre avec précaution, les espagnols n’ayant vu qu’une petite partie de l’île. Malgré la faiblesse des données, situer ce bouleversement social entre 1770 et 1774 est une possibilité sérieuse45. Quoi qu’il en soit, ce changement a en tout cas commencé avant 1774.
Le temps des catastrophes
L’île de Pâques, ses habitants et sa culture, ont été violemment malmenés au cours des XIXe et XXe siècles. Au XIXe siècle, « il n’y avait rien sur l’île que l’on pût voler ou vendre, sauf le corps de ses habitants. »46 L’année 1805 voit la première offensive esclavagiste contre l’île de Pâques : des chasseurs de phoques états-uniens abordent l’île, tirent sur ses habitants, et enlèvent 22 rapanuis pour leur servir de main d’oeuvre gratuite. De telles exactions vont se poursuivre pendant plus d’un demi-siècle. Les bateaux de chasseurs de baleines et de chasseurs de phoques font des raids sur l’île ; ceux qui ont besoin d’esclaves se « servent » sur place, d’autres capturent des femmes qui sont violées puis jetées à la mer.
Les rapanuis deviennent logiquement beaucoup plus méfiants après ces exactions, et n’hésitent pas à repousser des visiteurs pour les empêcher de sévir, souvent avec succès. Mais, pour se protéger collectivement si les intentions des visiteurs étaient préjudiciables (ce qui était souvent le cas), tout en pouvant obtenir des objets améliorant leur situation, lors de l’arrivée de bateaux des rapanuis allaient à leur rencontre (soit en pirogue soit en nageant), et les abordaient chargés d’objets ou de nourriture à échanger avec les équipages. En effet, certains des bateaux à cette période passent sur l’île uniquement pour se ravitailler en nourriture, qu’ils échangent avec les rapanuis contre quelques objets. Pour éviter de nouveaux drames, les rapanuis jettent parfois des pierres contre les chaloupes qui veulent aborder l’île, préférant des échanges hors de l’île afin d’éviter des rafles esclavagistes. Certains visiteurs réussissent cependant à accoster, mais restent peu de temps et ne parcourent pas l’île. Entre plusieurs centaines et plus d’un millier d’objets ont été emportés de l’île par les visiteurs entre 1722 et 186247. Ils étaient soit échangés contre des objets apportés par les visiteurs, soit donnés par les rapanuis, soit pris par la force.
La pire des catastrophes qu’ait connue l’île de Pâques s’est déroulée en 1862–1863. Des esclavagistes mènent plusieurs raids sur l’île, tirent sur les rapanuis, viennent dans le sang à bout de leur résistance, et capturent des centaines d’entre eux. Cette mise en esclavage massive a été un drame irréparable pour les habitants, ainsi que pour la culture et la mémoire de l’île : « environ 2000 insulaires ont été emportés au Pérou comme esclaves »48, auxquels s’ajoutent ceux qui furent tués sur l’île pendant les raids.
Suite à la dénonciation internationale de ces crimes, les rares survivants purent rentrer. Parqués dans la soute d’un navire, seuls une poignée de rapanuis malades survécurent jusqu’au retour sur leur île, et entraînèrent bien malgré eux une épidémie tragique.
A partir de l’exaction des esclavagistes de 1862–1863, la société est désorganisée, disloquée. Les rapanuis ne sont plus alors que quelques centaines, ce qui était encore le cas dans la première moitié du XXe siècle (le minimum fut atteint dans les années 1870 avec 110 rapanuis sur l’île après le départ – ou la déportation – de certains d’entre eux vers Tahiti et les îles Gambier). C’est une époque de misère – ce qui d’ailleurs montre bien que le problème n’était pas le rapport entre le nombre d’habitants et la surface de l’île ou ses ressources (puisque la population était alors dix fois inférieure à ce qu’elle était lors de l’apogée pascuane), mais bien l’organisation sociale, alors brisée49. C’est une société traumatisée, même si elle conserve toujours une capacité d’adaptation.
Pierre Loti, visitant l’île en 1872, écrit que « ce sont les civilisés qui ont montré, vis-à-vis des sauvages, une sauvagerie ignoble. »50 Selon Alfred Métraux, l’île a été au milieu du XIXe siècle « le théâtre d’un des attentats les plus affreux que les blancs commirent dans les Mers du Sud. »51
L’île de Pâques fut annexée par le Chili en 1888. Par la suite, pendant plusieurs décennies l’île fut confisquée par des marchands de bétail et de laine de mouton. C’est cette utilisation productiviste de l’île qui a fait disparaître l’arbre toromiro52 auXXe siècle ; cette exploitation d’un bétail très nombreux « est à l’origine de l’extinction de nombreuses espèces végétales. »53
Avant l’intervention des européens, la population était repartie tout autour de l’île. A la fin du XIXe siècle les rares survivants ont été regroupés de force en un seul lieu, Hanga Roa. Aujourd’hui encore il s’agit de la seule ville de l’île, même si l’on rencontre désormais quelques habitations à d’autres endroits de l’île. Cette concentration de la population est une conséquence historique de la destruction de la civilisation vivante, puis de l’interdiction pendant des décennies de vivre en dehors de l’unique ville, le reste de l’île étant réservé aux moutons (c’est-à-dire : étant réservé à la fabrication de profit pour les marchands de moutons). Les rapanuis survivants ont ainsi été chassés de leurs villages et des terres qu’ils cultivaient54.
Dans les années 1890, l’île est louée à des industriels. A partir de 1903, la Williamson, Balfour and Company, entreprise de Grande-Bretagne, crée la Compañía Explotadora de la Isla de Pascua (CEDIP). Moyennant un loyer versé au gouvernement chilien, cette entreprise contrôle l’île, qui est ainsi pratiquement privatisée. L’île n’est utilisée pendant des décennies que pour servir à l’élevage de dizaines de milliers de moutons. Les rapanuis sont mis au travail forcé, puisqu’ils représentent une main d’oeuvre déjà présente sur place, et exploitée sans vergogne.
L’ensemble de ces interventions néfastes subies par les rapanuis sont loin d’être des faits isolés à la même période : selon Rosa Luxemburg, le commerce mondial et les conquêtes coloniales « ont pris leur plus grand essor surtout au XIXe siècle […]Ils mettent les pays industriels capitalistes d’Europe en contact avec toutes sortes de formes de société dans d’autres parties du monde, avec des formes d’économie et de civilisation plus anciennes […] Le commerce auquel ces économies sont entraînées les décompose et les désagrège rapidement. La fondation de compagnies commerciales coloniales en terre étrangère fait passer le sol, base la plus importante de la production, ainsi que les troupeaux de bétail quand il en existe, dans les mains des Etats européens ou des compagnies commerciales. Cela détruit partout les rapports sociaux naturels et le mode d’économie indigène, des peuples entiers sont pour une part exterminés, et pour le reste prolétarisés et placés, sous une forme ou sous l’autre, comme esclaves ou comme travailleurs salariés, sous les ordres du capital industriel et commercial. »55 C’est cela qui a été subi par l’île de Pâques et ses habitants.
Alfred Métraux, arrivé sur l’île en 1934, note que l’île « appartenait » à la compagnie Williamson-Balfour56 ; l’administrateur anglais de l’île lui déclare d’ailleurs directement : « L’Ile de Pâques appartient au Chili, mais est en fait la propriété privée de la Compagnie Williamson et Balfour »57. Les rapanuis sont parqués à Hanga Roa, cette zone réduite étant même entourée d’un mur et de fils de fer barbelés (les colons vivant, eux, à l’extérieur de cette zone de privation). Les rapanuis sont traités « comme du bétail humain »58, prisonniers derrière cette muraille qui leur interdit l’accès aux neuf dixièmes de leur île.
Le Chili a connu plusieurs périodes tragiques de dictature militaire, et l’île de Pâques en a connu encore plus. L’île a servi comme lieu de relégation d’opposants pendant les dictatures militaires des années 1920 et 1930 : furent par exemple exilés de force les socialistes Carlos Charlin, Marmaduque Grove et Eugenio Matte, ou encore Carlos Vicuña Fuentes.
Les révoltes des rapanuis
Face à la façon inique dont ils sont traités, les rapanuis réagissent : « Le colonialisme patronal a connu de forts mouvements de résistance rapanui, qui ont été écrasés par les troupes que l’armée envoyait régulièrement sur l’île. »59 En juin 1914, un soulèvement débute : les rapanuis remettent une lettre à l’administrateur de l’île, réclamant leurs droits sur les terres et les animaux. Ils se réapproprient du bétail, qu’ils consomment en de grands repas collectifs. Les rapanuis offrent également une partie de cette nourriture à l’expédition anglaise alors présente sur l’île, menée par Katherine Routledge.
Mais le bateau annuel de l’armée de mer arrive le 4 août 1914 sur l’île. Quatre meneurs de la révolte sont arrêtés et emprisonnés ; l’un d’eux est envoyé sur le continent, où il meurt en prison60. Cette répression sonne la fin de la révolte.
Les rapanuis restent donc « enfermés, prisonniers sur leur propre terre. »61 Néanmoins, « des grèves motivées par des revendications salariales ont eu lieu tout au long du siècle. »62 Les contestataires étaient parfois arbitrairement déclarés « lépreux »63 — maladie arrivée sur l’île à la fin du XIXe siècle. Ces gêneurs étaient placés dans la léproserie, donc mis à l’écart. Cette mesure avait une fonction de répression, ainsi que de dissuasion sur les autres rapanuis souhaitant agir pour améliorer leur sort.
C’est aussi l’époque des premières recherches approfondies sur l’île, et d’autre part du redressement de certains moaïs sur des ahus. Le premier redressement d’un moaï date des années 1930, et la première restauration complète d’un ahu avec redressement de tous ses moaïs date de 1960. Mais ces « restaurations » n’ont pas toujours été menées avec la plus grande rigueur, les moaïs n’étant pas forcément sur leur ahu d’origine. A la même période, sur ordre d’un militaire des chiffres ont été peints un peu partout sur les statues, marquages qui aujourd’hui encore défigurent de nombreux trésors archéologiques64.
A partir des années 1940, certains rapanuis partent sur de petites embarcations, souvent construites clandestinement. Il s’agit de véritables évasions pour rejoindre Tahiti : ils partent à cause de la misère, « exploités pour une paye dérisoire, tyrannisés, battus pour des pécadilles, enfermés »65, et pour faire connaître leur situation à l’extérieur, afin qu’un changement intervienne. Huit expéditions quittent l’île de 1944 à 1958 : la moitié font naufrage, mais trois d’entre elles réussissent l’exploit nautique d’arriver jusqu’à des îles polynésiennes situées à des milliers de kilomètres, sur des embarcations de fortune66. Cependant, ces expéditions très dangereuses sont globalement un échec, puisque aucune amélioration de la situation des rapanuis n’en résulte.
En 1953, la dictature marchande est remplacée par la dictature militaire exercée par la marine chilienne. Les pleins pouvoirs sur l’île passent à un gouverneur militaire.L’île reste très isolée, seul un bateau par an est envoyé par le Chili pour le ravitaillement, et surtout pour emporter la laine de mouton. Quelques rapanuis obtiennent l’autorisation exceptionnelle de quitter provisoirement l’île pour aller étudier au Chili.
Au début des années 1960, il y a sur l’île « 1000 survivants Pascuans vivant dans la plus incroyable misère et le manque de liberté »67. Ils ne sont en pratique pas reconnus comme des citoyens, et vivent sous la main de fer de l’armée : « les châtiments arbitraires et moyenâgeux perdurent sur l’île »68. Les hommes de 18 à 45 ans sont obligés de travailler gratuitement un jour par semaine69.
Les rapanuis vont déclencher une révolte décisive lors des années 1964–1965. Début décembre 1964, des rapanuis écrivent une lettre ouverte au nouveau président chilien, avec un fort contenu social et politique. Les revendications comprennent la fin de la dictature militaire sur l’île, la liberté de circulation dans l’île et en dehors, l’augmentation des salaires, la fin de la journée de travail non-payé, l’obtention des droits de citoyens pour les rapanuis (dont le droit de vote aux élections chiliennes), le droit de se rassembler – autrement dit la liberté de réunion, l’abolition du couvre-feu, un développement économique de l’île, etc70.
Le 18 décembre 1964, les rapanuis élisent par un scrutin populaire auto-organisé un maire pour l’île, le jeune rapanui Alfonso Rapu (22 ans). Le gouverneur chilien refuse de reconnaître cette élection « sauvage » puis menace Rapu, qui doit se dissimuler dans les grottes de l’île pour échapper à l’arrestation. Une grève générale est déclenchée pour défendre les revendications de la lettre ouverte. Le docteur chilien de l’île, qui avait pris parti pour les rapanuis, est arrêté sur le bateau qui le ramène sur le continent. L’Etat chilien réplique par l’envoi d’un navire de guerre pour « étouffer la rébellion »71. Les militaires cherchent à découvrir qui sont les auteurs de la lettre ouverte, et comment ils ont réussi à la faire parvenir à la presse chilienne. Le 8 janvier 1965, Rapu sort de son maquis pour venir négocier. La répression prévue par les militaires, qui avaient le projet de tuer Rapu72, est empêchée grâce aux femmes rapanuies qui entourent Rapu pour le protéger et permettent sa fuite jusqu’au campement de la mission scientifique canadienne qui était alors sur l’île. La présence de cette mission scientifique a été déterminante, d’autant plus qu’elle était accompagnée de journalistes, ce qui aurait fait beaucoup de témoins gênants d’une répression féroce – voire d’un assassinat du leader du mouvement. Les chiliens organisent alors une nouvelle élection du maire afin d’annuler la précédente, mais Alfonso Rapu est de nouveau très largement élu. Ce vote marque un soutien massif aux revendications dont Rapu était devenu le porte-parole.
La lutte des rapanuis porta ses fruits. Ils avaient brisé le mur, à tous les sens du terme : le mur entourant Hanga Roa fut détruit, et l’île passa du régime militaire à un régime civil.
Ainsi, la deuxième moitié du XXe siècle marque enfin pour les rapanuis le retour de la liberté, et la possibilité d’une ouverture au monde. Ils deviennent réellement des citoyens chiliens en 1966, puis de 1970 à 1973 c’est le gouvernement de l’Unidad popular dirigé par Salvador Allende. Avec la généralisation des services publics, ces années voient l’introduction pour les rapanuis de l’eau courante puis de l’électricité. La création et le développement d’une piste d’avion dans les années 1960–1970 désenclave l’île, et entraîne le début du tourisme : les premiers vols commerciaux datent de la fin des années 1960, et ils deviennent bi-hebdomadaires vers Tahiti et Santiago à partir de 1971. C’est à cette époque que Pierre Kast peut tourner sur l’île le film « Les soleils de l’île de Pâques ».
Malheureusement, d’autres dispositions progressistes prévues par le gouvernement Allende n’eurent pas le temps d’être appliquées : elles furent annulées suite au coup d’Etat militaire du 11 septembre 1973 qui instaura la dictature dirigée par Augusto Pinochet. La dictature mit également fin aux coopératives créées par les rapanuis73.
Des protestations des rapanuis se sont poursuivies, notamment en 1988 à l’occasion du centenaire de l’annexion de l’île par le Chili.
A partir du retour de la démocratie au Chili en 1990 la situation des rapanuis s’est améliorée, en particulier au travers de la loi du 27 septembre 1993 sur la protection et le développement des peuples indigènes du Chili.
Lors du recensement chilien de 2002, 4647 personnes se sont déclarées « rapanui ». 56,7 % vivaient dans la région de Valparaíso (qui comprend l’île de Pâques), 26,1 % vivant dans la région de Santiago, et 17,2 % dans les autres régions du Chili. Ces chiffres ne semblent pas tenir compte des rapanuis vivant hors du Chili (Polynésie française, Nouvelle-Zélande, continent américain, etc.). Sur les 2637 rapanuis vivant dans la région de Valparaíso, 2269 vivaient sur l’île de Pâques. La population de l’île était également composée de 1500 autres habitants (chiliens et autres nationalités), soit un total de 3800 habitants sur l’île en 2002 – chiffre qui est aujourd’hui dépassé (8 ans après ce recensement, on parle de 4000 à 5000 habitants sur l’île)74.
Le tourisme a connu un fort développement récent : on est passé de 4 961 touristes en 199075 à plus de 65 000 moins de vingt ans plus tard76, soit près de quinze fois plus.
Des mobilisations se poursuivent, des grèves et manifestations ont été menées pour une restitution de certaines terres cultivables aux familles rapanuies. Sur un autre sujet, le 16 août 1995 ce sont 500 manifestants qui ont protesté sur l’île contre la reprise des essais nucléaires français à Mururoa.
En 2005, le taux de chômage sur l’île était de 18 %77, soit deux fois plus que la moyenne sur l’ensemble du Chili cette année-là. De plus, « l’écart entre les riches et les pauvres s’accroît sur l’île. »78 Les ressources économiques actuelles sont trop exclusivement dépendantes du seul tourisme ; l’agriculture ne paraît pas avoir retrouvé son ampleur d’avant les années 1860. Parfaitement conscients du problème, des rapanuis se sont mobilisés en 2009 contre le productivisme touristique79.
Conclusion
Il n’y a pas encore de consensus ou de certitudes sur de nombreux points de l’histoire des rapanuis et de leur île. Cela mène à la modestie concernant des interprétations provisoires, dont il faut espérer qu’elles seront confirmées ou infirmées par de futures études.
Nous proposons une périodisation de l’histoire de l’île (en adoptant le Xe siècle comme date « moyenne » de l’arrivée des polynésiens) : la société rapanuie proprement dite du Xe siècle jusqu’à la moitié du XIXe, puis une société « occidentalisée » depuis la fin du XIXe siècle. L’histoire de la société rapanuie traditionnelle peut elle-même se diviser en trois périodes :
- Du Xe au XIIIe siècle, une société polynésienne classique (pour autant que l’on puisse le supposer). Cette époque est marquée par l’installation du groupe des découvreurs, puis par une très forte croissance de la population, au moins multipliée par dix. Conséquence de cette extension, des lignages devenus trop importants deviennent des clans autonomes, et peuplent progressivement le rivage tout autour de l’île. Une culture spécifique se développe.
- Du XIVe au début du XVIIIe siècle (voire jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle), c’est la civilisation des moaïs – les premiers ont peut-être été sculptés avant cette période, mais c’est « l’âge d’or » des moaïs. La répartition territoriale en une dizaine de clans est établie.
- Du XVIIIe jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’est la civilisation de l’homme-oiseau. Cette civilisation a été interrompue violemment, alors qu’elle n’était apparue que depuis un siècle ou un siècle et demi tout au plus. Entre 1862 et 1867 c’est la fin de cette société, puis jusqu’à la fin du siècle c’est la société rapanuie elle-même qui est désagrégée. La langue parlée survit, ainsi qu’une centaine d’individus. Après plusieurs grèves et révoltes, c’est finalement en 1965 que les rapanuis réussirent à briser cette chape de plomb qui était tombée sur eux un siècle auparavant, avec les raids esclavagistes de 1862–1863.
La construction des moaïs et des ahus n’a rien de mystérieuse. Elle découle logiquement d’une conjonction de facteurs : la culture polynésienne qui comprenait la réalisation de statues anthropomorphes, la géographie de l’île et la présence de pierre volcanique favorable à la sculpture de grandes statues, l’emplacement des villages et le désir de délimitation face à l’immensité de l’océan, le type de production et d’organisation sociale.
Pendant très longtemps, il y a eu un mépris des occidentaux vis-à-vis des rapanuis et de leur culture. Or, outre les vestiges archéologiques qui montrent l’inventivité que possédait cette culture, il faut souligner l’importance des révoltes des rapanuis dans l’histoire de l’île. Il était, par contre, matériellement irréalisable pour eux de lutter avec succès contre les esclavagistes de la seconde moitié du XIXe siècle, leurs agresseurs disposant et faisant usage d’un armement moderne contre lequel il était impossible de se défendre.
Bien que les rapanuis ne soient pas des indiens d’Amérique mais des polynésiens, leur relative proximité avec l’Amérique du sud a fait d’eux des victimes de l’impérialisme européen sur les Amériques, et a fait de leurs malheurs un des épisodes de la destruction des civilisations précolombiennes par les colons européens. Le territoire qui était géré collectivement, et qui est aujourd’hui patrimoine mondial de l’humanité80, fut usurpé par la privatisation puis par l’étatisation sous régime dictatorial.
L’île a actuellement une densité inférieure à un département rural français comme le Gers. Sa plus haute densité a peut-être été légèrement supérieure ; quoi qu’il en soit, l’île n’a certainement jamais connu de situation de surpopulation. Les rapanuis ne peuvent pas être accusés d’inconscience vis-à-vis de leur environnement. Ils vivaient dans un espace limité et peu favorable : « la faune et la flore d’origine sont pauvres »81. L’île était – et est toujours – un écosystème fragile. Selon Catherine et Michel Orliac, « la biodiversité y a […] toujours été faible », et « la disparition des arbres n’est pas imputable à l’homme »82.
Lors de la principale catastrophe de leur histoire, en 1862–1863, les rapanuis ont été « victimes d’enjeux économiques »83. C’est le mode de production qui domine actuellement sur toute la planète, basé sur la production pour les profits et non pour les besoins, et reposant sur l’exploitation d’un travail contraint, qui a atteint l’île de Pâques au XIXe siècle, entraînant directement ou indirectement la mort de la majorité des rapanuis et l’agonie de leur culture. Récemment, ce même mode de production a entraîné des disettes et des famines. Cette crise du capitalisme qui sévit depuis bientôt 3 ans montre avec acuité les souffrances humaines provoquées aujourd’hui encore par ce mode de production, qui continue de n’exister que par l’exploitation de la nature et des êtres humains.
L’avenir apportera certainement des précisions et de nouveaux éléments sur l’histoire des rapanuis. Mais, tout aussi certainement, des lacunes persisteront dans la connaissance de cette histoire d’une civilisation détruite, qui fait partie de la grande histoire de l’humanité.
Bibliographie sélective
Il existe de très nombreux ouvrages et articles sur l’île de Pâques, mais cette abondance est trompeuse84. A l’inverse, il y a un manque de traductions de certains textes importants. L’historiographie de l’île de Pâques nous semble donc marquée à la fois par un nombre très important de textes, allant de monographies sérieuses à des publications fantaisistes (certains ouvrages sérieux comportent encore des éléments fantaisistes85), par des lacunes dans la connaissance de certains faits, et pour le moment par le manque d’une synthèse historique rigoureuse et complète.
- Rapa Nui Journal, revue publiée par la Easter Island Foundation depuis 1988 (prenant la suite des Rapa Nui Notes), désormais semestrielle (ISSN : 1040–1385).
- The Voyage of captain Don Felipe Gonzalez to Easter Island, 1770–1, Kraus Reprint, 1991.
- Cercle d’études sur l’île de Pâques et la Polynésie, Les Mystères résolus de l’île de Pâques, Step, 1993.
- James Cook, The Journals of captain James Cook on his voyages of discovery, II : The Voyage of the Resolution and Adventure, tome II, Kraus Reprint, 1988.
- Georg Forster, Voyage autour du monde : Antarctique, île de Pâques, îles Marquises, Société des Ecrivains, 2004.
- Alejandra Grifferos, « El paraíso perdido : un movimiento anticolonialista en Rapanui (Isla de Pascua 1964) », Revista Werkén n° 3, 2002.
- Sonia Haoa Cardinali et Christopher Stevenson, Prehistoric Rapa Nui : landscape and settlement archaeology at Hanga Ho´onu, Easter Island Foundation, 2008.
- Alberto Hotus, « Histórica violación de derechos humanos del pueblo Rapa Nui »,Revista Española del Pacífico n° 8, 1998.
- Terry Hunt et Carl Lipo, « Late colonization of Easter Island », Science volume 311 n° 5767, 17 mars 2006.
— Rosalind Hunter-Anderson, « Human vs Climatic impacts at Rapa Nui : did the people really cut down all those trees ? », dans : Christopher Stevenson, Georgia Lee, Frank Morin (dir.), Easter Island in Pacific context, Easter Island Foundation, 1998.
- Jean-François de Lapérouse, Voyage autour du monde sur l’Astrolabe et la Boussole (1785–1788), La Découverte, 2008.
- Urey Lisiansky, « L’île de Pâques d’après la relation de Lisiansky », Bulletin de la Société des Études Océaniennes n° 62 (tome VI n° 1), mars 1938.
- Pierre Loti, L’Ile de Pâques, journal d’un aspirant de La Flore, Pirot, 2006.
- Grant McCall, Rapanui, tradition and survival on Easter Island, University of Hawaii Press, 1994.
- Alfred Métraux, L’Ile de Pâques, Gallimard, 1980.
- Catherine Orliac, « Des arbres à l’île de Pâques entre le XIVe et le XVIIe siècle de notre ère », L’Archéologue n° 51, décembre 2000-janvier 2001.
- Catherine et Michel Orliac, Trésors de l’Île de Pâques, Editions D et Louise Leiris, 2008.
- Catherine et Michel Orliac, « La flore disparue de l’île de Pâques », Les Nouvelles de l’archéologie n° 102, 4e trimestre 2005.
- Marie-Françoise Peteuil, Les Evadés de l’île de Pâques : loin du Chili, vers Tahiti (1944–1958), L’Harmattan, 2004.
- José Miguel Ramirez, Easter Island, Rapa Nui, a land of rocky dreams, Carlos Huber, 2000.
- José Miguel Ramirez, « Cronología y fuentes de la historia Rapanui : 1722–1966 », Archivum volume 6 n° 7, 2006.
- Helen Reid, A World away, a Canadian adventure on Easter Island, Ryerson Press, 1965.
- Katherine Routledge, The Mystery of Easter Island, Adventures Unlimited Press, 1998.
1 Nous avons choisi d’utiliser ces mots spécifiques à l’île de Pâques (rapanui, moaï, ahu, pukao, mata…) comme des noms communs français : pas d’italique, pas de majuscule, et un « s » au pluriel.
2 Il n’y a pas actuellement de consensus scientifique concernant l’époque de l’arrivée des premiers humains sur l’île : entre 800 et 1000 selon Catherine et Michel Orliac (L’Ile de Pâques, des dieux regardent les étoiles, Gallimard, 2004, p. 30), vers 1200 selon Terry Hunt (« Rethinking the Fall of Easter Island », American Scientist volume 94 n° 5, septembre-octobre 2006), entre 800 et 1100 selon Nicolas Cauwe (« Ile de Pâques, vers une nouvelle histoire », Archéologia n° 454, avril 2008, p. 37), pour ne citer que quelques estimations parmi les plus récentes et les plus crédibles. Globalement, les estimations les plus larges oscillent entre le IVe et leXVe siècle de notre ère.
3 Sur les lignages, voir par exemple : Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Fayard, 2004, pp. 601–602, et Robert Deliège, Anthropologie de la parenté, Armand Colin, 1996, p. 10.
4 D’après la « gens » romaine, terme utilisé par l’anthropologue Lewis Morgan et repris par Friedrich Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.
5 Voir une carte du territoire des 11 clans du XVIe siècle dans : Sonia Haoa Cardinali et Christopher Stevenson, Prehistoric Rapa Nui : landscape and settlement archaeology at Hanga Ho´onu, Easter Island Foundation, 2008, p. 10.
6 Sur les différentes théories concernant le transport des statues, voir « Rocking or rolling : How were the statues moved ? », chapitre 7 de : Paul Bahn et John Flenley, The Enigmas of Easter Island, Oxford University Press, 2003 (pp. 121 à 133). A propos des chemins empruntés pour le transport des moaïs, voir : Terry Hunt et Carl Lipo, « Mapping prehistoric statue roads on Easter Island », Antiquity volume 79 n° 303, 2005. Certains moaïs se brisaient pendant leur transport (cette pierre volcanique étant assez fragile), et plusieurs sont aujourd’hui encore abandonnés le long de ces chemins. Cependant, certains moaïs étaient peut-être destinés à être érigés là.
7 Ces pukaos peuvent être rapprochés des coiffes en bois que l’on observe sur des statues mapuches ; voir par exemple les statues « chemamülls » exposées au musée d’art précolombien de Santiago du Chili.
8Catherine Orliac, « Le toromiro, l’arbre des dieux », dans : Cercle d’études sur l’île de Pâques et la Polynésie, Les Mystères résolus de l’île de Pâques, Step, 1993, p. 391.
9John Flenley, « La paléoécologie de l’île de Pâques et son désastre écologique », dans : Les Mystères résolus de l’île de Pâques, op. cit., pp. 344–345.
10 Il semble cependant que la pêche au thon, tradition ancienne sur l’île comme le montrent des pétroglyphes, n’ait jamais vraiment cessé. De nos jours, des rapanuis la pratiquent encore sur de petites barques à moteur, sans qu’il leur soit nécessaire de s’aventurer en haute mer.
11 On peut faire un parallèle avec la mise à bas de la colonne Vendôme par la Commune de Paris en 1871.
12 Intervention de Christopher Stevenson dans « La mémoire perdue de l’île de Pâques », documentaire de Thierry Ragobert, 2001.
13 Daniel Tanuro, « Catastrophes écologiques d’hier et d’aujourd’hui : la fausse métaphore de l’île de Pâques », europe-solidaire.org, 2007.
14 Cette classe dominante aurait pu correspondre aux « longues oreilles » dont parle la tradition orale, des hommes qui étiraient leurs oreilles comme signe de supériorité sociale. Cette caractéristique physique est clairement présente sur de nombreux moaïs, et a encore été observée sur certains rapanuis au XIXe siècle. Mais il semble en fait que cette opposition passée entre « longues oreilles » et « courtes oreilles » ne soit qu’un mythe tardif – c’est ce qu’indique Alfred Métraux (L’Ile de Pâques, Gallimard, 1980, pp. 62–63) – et qu’à une époque tous les rapanuis étiraient leurs oreilles. Cependant cette légende est encore très souvent citée.
15 Sonia Haoa Cardinali et Christopher Stevenson, Prehistoric Rapa Nui…, op. cit., p. 176 (traduit par nous).
16 Katherine Routledge, The Mystery of Easter Island, Adventures Unlimited Press, 1998, p. 221 (traduit par nous).
17 Ce moaï est depuis exposé à Londres, au British Museum. Peut-être était-il érigé sur un ahu près d’Orongo avant que n’existe la cérémonie de l’homme-oiseau, et qu’il a alors été réutilisé dans ce nouveau contexte.
18 Cette possibilité d’envoyer un autre concourir à sa place est probablement « une adjonction tardive » (Alan Drake, Easter Island, the ceremonial center of Orongo, Easter Island Foundation, 1992, p. 30 – traduit par nous).
19 Urey Lisiansky, « L’île de Pâques d’après la relation de Lisiansky », Bulletin de la Société des Études Océaniennes n° 62 (tome VI n° 1), mars 1938, p. 25.
20 Rhys Richards, Easter island 1793 to 1861 : observations by early visitors before the slave raids, Easter Island Foundation, 2008, p. 23 (traduit par nous).
21 Carl Friedrich Behrens, Histoire de l’expédition de trois vaisseaux envoyés par la Compagnie des Indes orientales des Provinces-Unies aux terres australes, La Haye, 1739, tome I, pp. 135 et 137. Il est probable que ces prêtres étaient justement les chefs des clans à cette époque.
22 Carl Friedrich Behrens, Histoire de l’expédition de trois vaisseaux…, op. cit., p. 134.
23 « The Complete Journal of Captain Cornelis Bouman… », Rapa Nui Journalvolume 8 n° 4, décembre 1994, p. 99 (traduit par nous).
24 Carl Friedrich Behrens, Histoire de l’expédition de trois vaisseaux…, op. cit., p. 138.
25 « Extract from the official log of Mr Jacob Roggeveen, relating to his discovery of Easter Island », dans The Voyage of captain Don Felipe Gonzalez to Easter Island, 1770–1, Kraus Reprint, 1991, p. 19 (traduit par nous).
26 The Voyage of captain Don Felipe Gonzalez to Easter Island, 1770–1, op. cit., p. 93 (traduit par nous).
27 The Voyage of captain Don Felipe Gonzalez…, op. cit., p. 95 (traduit par nous).
28 The Voyage of captain Don Felipe Gonzalez…, op. cit., p. 99 (traduit par nous).
29 Ces signes ne semblent pas être de l’écriture rongo-rongo, en tout cas par rapport aux rares tablettes conservées. Voir ces « signatures » dans The Voyage of captain Don Felipe Gonzalez…, op. cit., entre les pages 48 et 49, ainsi que dans Steven Fischer, Rongorongo, the Easter Island script : history, traditions, texts, Clarendon Press, 1997, p. 5.
30 James Cook, Relations de voyages autour du monde, Maspero, 1982, tome I, pp. 224–225.
31 Dans The Journals of captain James Cook on his voyages of discovery, II : The Voyage of the Resolution and Adventure, tome II, Kraus Reprint, 1988, p. 821 (traduit par nous).
32 Georg Forster, Voyage autour du monde : Antarctique, île de Pâques, îles Marquises, Société des Ecrivains, 2004, p. 49. Forster donne un exemple de cette générosité : lorsqu’ils explorent l’île, ils voient « dix ou douze habitants autour d’un petit feu sur lequel ils faisaient cuire quelques patates. C’était là leur souper. Et quand nous passâmes près d’eux, ils nous en offrirent. Cette générosité était inattendue dans un pays aussi pauvre. Que l’on compare avec les habitudes des peuples civilisés, qui ont su se défaire de presque tous les sentiments envers leurs semblables ! » (op. cit., p. 43).
33 Dans : Georg Forster, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 51.
34 Georg Forster, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 34.
35 Georg Forster, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 60.
36 Jean-François de Lapérouse, Voyage autour du monde sur l’Astrolabe et la Boussole (1785–1788), La Découverte, 2008, p. 59.
37 Jean-François de Lapérouse, Voyage autour du monde…, op. cit., pp. 64–65.
38 Jean-François de Lapérouse, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 70.
39 Jean-François de Lapérouse, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 75.
40 Le Voyage de Lapérouse, 1785–1788, tome II, Imprimerie nationale, 1985, p. 83. L’édition de La Découverte comporte une coquille dans cette citation (op. cit., p. 80).
41 Jean-François de Lapérouse, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 78.
42Irina Fédorova, « Les textes Kohau Rongo Rongo », dans : Les Mystères résolus de l’île de Pâques, op. cit., p. 309.
43 Pierre Branche, L’Ile de Pâques, la mémoire retrouvée, Casterman, 1994, p. 23. De même, selon Alan Drake la déperdition de tablettes rongo-rongo est en partie « due au zèle des missionnaires ; dans le but d’éliminer l’ancienne religion, la plupart furent détruites. » (Alan Drake, Easter Island, the ceremonial center of Orongo, op. cit., p. 26 – traduit par nous)
44 Il n’en reste bel et bien que 24, et non 25 comme on le lit parfois – en effet, une tablette a été détruite en Europe au cours de la première guerre mondiale.
45 Steven Fischer présente cette possibilité comme un fait avéré dans Island at the end of the world : the turbulent history of Easter Island (Reaktion books, 2005, p. 64).
46 Luis Mizón, Passion de l’île de Pâques, La Manufacture, 1988, p. 32.
47 Catherine et Michel Orliac, Bois sculptés de l’île de Pâques, Parenthèses / Louise Leiris, 1995, p. 42.
48 José Miguel Ramirez, Easter Island, Rapa Nui, a land of rocky dreams, Carlos Huber, 2000, p. 10 (traduit par nous).
49 Il est à noter que des récits recueillis sur l’île au cours de la première moitié duXXe siècle font certainement référence à des faits qui datent en fait de cette période, et qui ont pu être extrapolés de façon abusive.
50Pierre Loti, L’Ile de Pâques, journal d’un aspirant de La Flore, Pirot, 2006, p. 95.
51 Alfred Métraux, L’Ile de Pâques, op. cit., p. 29.
52 Le Sophora toromiro, arbre originaire de l’île de Pâques, était souvent utilisé par les rapanuis pour leurs sculptures sur bois. Des graines recueillies par des scientifiques sur les derniers spécimens, peu avant leur disparition, ont permis de récentes tentatives de réintroduction du toromiro sur l’île (Catherine Orliac, « Le toromiro, l’arbre des dieux », op. cit., pp. 393–394).
53 Erik Pearthree, « Identification des restes carbonisés de plantes non-ligneuses découverts sur trois sites d’habitat à l’île de Pâques », dans : Catherine Orliac (dir.),Archéologie en Océanie insulaire : peuplement, sociétés et paysages, Artcom, 2003, p. 178.
54 Les rapanuis ont ainsi été victimes de méthodes auparavant employées en Europe : « Pour transformer les terres arables en pâturages à moutons, on chassa les paysans de leurs terres et de leurs fermes. Cela dura en Angleterre du XVe auXIXe siècle. Dans les années 1814–1820, sur les domaines de la comtesse de Sutherland, par exemple, quinze mille habitants furent expulsés, leurs villages incendiés et leurs champs transformés en pâturages dans lesquels cent trente et un mille moutons remplacèrent les paysans. » (Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Smolny, 2008, p. 375).
55 Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, op. cit., chapitre 6 : « Les tendances de l’économie mondiale », p. 380. Voir également p. 318.
56 Alfred Métraux, L’Ile de Pâques, op. cit., p. 14.
57 Dans : Alfred Métraux, L’Ile de Pâques, op. cit., pp. 16–17.
58 Steven Fischer, Island at the end of the world…, op. cit., p. 152 (traduit par nous).
59 Alejandra Grifferos, « El paraíso perdido : un movimiento anticolonialista en Rapanui (Isla de Pascua 1964) », Revista Werkén n° 3, 2002 (traduit par nous).
60 Riet Delsing, « Colonialism and Resistance in Rapa Nui », Rapa Nui Journalvolume 18 n° 1, mai 2004, p. 27.
61 Marie-Françoise Peteuil, Les Evadés de l’île de Pâques : loin du Chili, vers Tahiti (1944–1958), L’Harmattan, 2004, p. 20.
62Grant McCall, « Riro, Rapu and Rapanui: Refoundations in Easter Island Colonial History », Rapa Nui Journal volume 11 n° 3, septembre 1997, p. 117 (traduit par nous).
63 « tout gêneur, tout meneur, tout contestataire pouvait être déclaré lépreux. » (Marie-Françoise Peteuil, Les Evadés de l’île de Pâques…, op. cit., p. 147).
64 Grant McCall, Rapa Nui Journal volume 15 n° 2, octobre 2001, p. 79.
65 Marie-Françoise Peteuil, Les Evadés de l’île de Pâques…, op. cit., p. 114.
66 Voir : Marie-Françoise Peteuil, Les Evadés de l’île de Pâques…, op. cit., en particulier pp. 86 à 151.
67 Francis Mazière, Fantastique île de Pâques, Laffont, 1965, p. 33.
68 Marie-Françoise Peteuil, Les Evadés de l’île de Pâques…, op. cit., p. 166.
69 Informe Comisión Verdad Histórica y Nuevo Trato 2003, Volumen I, Historia de los Pueblos Indígenas de Chile y su relación con el Estado, El Pueblo Rapa Nui, 8 : « La administración de la Armada (1953–1965) ».
70 Helen Reid, A World away, a Canadian adventure on Easter Island, Ryerson Press, 1965, pp. 36–37, Alejandra Grifferos, « El paraíso perdido : un movimiento anticolonialista en Rapanui (Isla de Pascua 1964) », op. cit., et Marie-Françoise Peteuil, Les Evadés de l’île de Pâques…, op. cit., pp. 160–161.
71 Témoignage de Benedicto Tuki, dans : Alejandra Grifferos, « El paraíso perdido : un movimiento anticolonialista en Rapanui… », op. cit. (traduit par nous).
72 Riet Delsing, « Colonialism and Resistance in Rapa Nui », op. cit., p. 29.
73 Informe Comisión Verdad Histórica y Nuevo Trato 2003, op. cit., El Pueblo Rapa Nui, 9 : « El Gobierno civil a partir de 1965 ».
74 Ajoutons qu’en 2002 plus de la moitié des rapanuis avaient moins de 25 ans, et près de 95 % moins de 60 ans, la moyenne d’âge étant de 26,6 ans (la plus faible de tous les groupes indigènes du Chili). Instituto Nacional de Estadísticas, Estadísticas Sociales de los pueblos indígenas en Chile, Censo 2002, INE, Santiago, 2005, pp. 12, 15, 17, 23, 25, 120 et 138.
75 Rapa Nui Journal volume 14 n° 4, décembre 2000, p. 121.
76 Christine Legrand, « L’île de Pâques veut se protéger du tourisme de masse »,Le Monde n° 20191, 24 décembre 2009, p. 4.
77 Rapa Nui Journal volume 19 n° 2, octobre 2005, p. 150.
78 Francesco di Castri, « Towards the autonomy of Rapa Nui ? », Rapa Nui Journalvolume 17 n° 2, octobre 2003, p. 127 (traduit par nous).
79 Christine Legrand, « L’île de Pâques veut se protéger du tourisme de masse », art. cit., pp. 1 et 4.
80 Suite à une décision de l’UNESCO en décembre 1995, entérinée le 22 mars 1996.
81 William Ayres, Becky Saleeby et Candace Levy, « Late prehistoric-early historic Easter Island subsistence patterns », dans : Christopher Stevenson et William Ayres (dir.), Easter Island archaeology, research on early Rapanui culture, Easter Island Foundation, 2000, p. 193 (traduit par nous).
82 Catherine et Michel Orliac, Rapa Nui, l’Île de Pâques, Louise Leiris, 2008, p. 7 et 11.
83 Catherine et Michel Orliac, Trésors de l’Île de Pâques, Editions D et Louise Leiris, 2008, p. 52.
84 En 1934, Etienne Loppé préfaçant un ouvrage de Stephen Chauvet le qualifiait de « synthèse définitive » ! (dans : Stephen Chauvet, L’Ile de Pâques et ses mystères, Tel, 1935, p. 6). Le texte de Chauvet, qui n’était pas allé sur l’île, est aujourd’hui complètement dépassé.
85 Un petit détail parmi d’autres : on trouve mentionné dans des ouvrages récents que les tortues, représentées dans de nombreux bas-reliefs, ne passeraient plus près de l’île. C’est totalement faux : il suffit de s’y rendre ou d’interroger des habitants pour s’en rendre compte. Voir des tortues sur les plages de l’île ou dans le petit port de pêche n’étonne que les touristes…
Publié le 12 novembre 2009 par Critique Sociale
La réédition du livre Marx et Keynes de Paul Mattick1 a été annoncée, mais pour le moment Gallimard ne semble pas donner de date de parution. Cet ouvrage, publié en 1969 en anglais et en 1972 en traduction française, est en effet épuisé depuis longtemps, alors que la crise du capitalisme que nous vivons souligne l’actualité de son propos2.
Il s’agit essentiellement d’une critique marxiste des idées économiques de John Maynard Keynes, même si le sujet traité est en fait plus large, comme Paul Mattick l’écrit lui-même dans son introduction : « La thèse centrale de ce livre, c’est qu’aux problèmes économiques assaillant le monde capitaliste, Keynes n’a pu proposer qu’une solution toute provisoire et que les conditions qui rendaient cette solution efficace sont en voie de disparition. C’est aussi la raison pour laquelle la critique del’économie politique, telle que Marx l’a conçue, loin d’avoir perdu sa validité, trouve un surcroît de pertinence grâce à la faculté qui la caractérise de comprendre et de dépasser à la fois les “anciennes” et les “nouvelles” théories économiques. On va donc soumettre la théorie et la pratique keynésiennes à une critique marxiste. En outre, on s’efforcera d’élucider à l’aide de la méthode d’analyse marxienne le cours des évènements et les grandes tendances politiques et économiques. »3
Mattick explique que les théories de Keynes sont une manifestation du fait que l’économie politique « classique » peut changer de visage en fonction des circonstances et des périodes. Mais l’objectif reste la perpétuation du capitalisme, donc de l’exploitation de la majorité des êtres humains.
Ainsi, Mattick cite Keynes qui écrivait : « la lutte des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie instruite. » Keynes affirme ainsi, en réalité, son appartenance à la « classe capitaliste », qui est « une classe sociale déterminée, ayant intérêt à la perpétuation du salariat. »4 L’analyse marxiste du capitalisme établit que c’est le système du salariat qui permet l’exploitation des travailleurs au profit de la classe capitaliste ; « le capital suppose le travail salarié et réciproquement : il s’agit là des deux aspects nécessaires des rapports de production capitalistes. […] que le capital cesse de dépendre du travail salarié, et c’en est fini du capitalisme. »5 Selon Mattick, Keynes veut conserver le capitalisme « sans rien changer à sa structure sociale de base. »6
Mattick ne manque pas de souligner les différences fondamentales et irréconciliables qui existent entre Keynes et Marx. Keynes veut l’action d’une élite éclairée, par des interventions monétaires. Marx veut l’action autonome des travailleurs associés, et l’abolition du système capitaliste dans son intégralité.
L’un représente le maintien du capitalisme, autrement dit la production pour le capital, alors que l’autre représente la nécessité de remplacer le capitalisme par le socialisme, autrement dit la production pour l’usage.
Pour Mattick, il y a trois types de capitalisme : capitalisme du laissez-faire, économie mixte, et capitalisme d’Etat. Pour lui aucun ne représente de solution durable, ce qu’ont amplement montré les 40 années écoulées depuis la parution de son ouvrage.
Paul Mattick montre d’abord les limites de l’économie mixte, puisqu’il s’agit de la variante du capitalisme associée à Keynes, lequel croit par ce moyen pallier aux failles du laissez-faire (qui est fréquemment appelé très improprement « libéralisme économique »7). Keynes « songeait uniquement à écarter les dangers pesant en temps de crise sur les rapports sociaux actuels, non point à modifier ces derniers. »8
L’analyse de Mattick montre que Keynes a tort, et que les « libéraux » ont également tort : en réalité le capitalisme par son existence provoque des crises, il ne peut pas faire autrement. Rechercher comment empêcher les crises sans mettre fin au capitalisme, c’est la vaine recherche d’une chimère, c’est la pierre philosophale de l’économie politique.
Mattick revient également sur les éléments fondamentaux de la critique marxienne du capitalisme, et montre à quel point Keynes en est éloigné.
Selon lui, le keynésianisme a plus fourni une justification à l’idéologie dominante qu’il n’a réellement provoqué le changement ; selon Mattick les politiques suivies pendant la deuxième guerre mondiale étaient équivalentes à celles menées pendant la première, soit avant l’apparition du keynésianisme. Il rappelle également qu’au cours de la crise de 1929, « Les gouvernements capitalistes se sont vus contraints d’intervenir dans l’économie pour des raisons parfaitement étrangères à leur volonté. »9
Pour Mattick, les périodes de crises montrent la réalité du capitalisme. Même si chaque crise « paraît un simple problème de marché », il n’en est rien ; mais « Un capitaliste n’acceptera jamais d’aller au-delà, car attribuer la crise au jeu des rapports de valeur sous-jacents à la production du capital signifierait, pour lui, endosser la responsabilité de la crise en tant qu’elle constitue l’expression sur le plan économique des rapports d’exploitation capital-travail. »10
D’autre part, la crise « met en lumière le degré d’interdépendance sociale auquel est parvenu le mode de production capitaliste, en dépit des rapports de propriété privée qui le régissent. »11
Mattick rappelle que « Marx ne prévoyait pas, quant à lui, un effondrement “automatique” ou “économique” du système capitaliste. Seule la puissance des actions révolutionnaires de la classe ouvrière était apte, selon lui, à montrer si la crise du système à un moment donné en constituait ou non la “crise finale”. »12
Il aborde également d’autres questions, comme l’aide aux pays sous-développés, qui a en réalité pour but de permettre l’extraction de plus-value depuis ces territoires. De plus, « la concentration de la richesse, fondée sur la propriété privée a pour effet de diviser la planète en régions riches et en régions pauvres en capital, exactement comme elle suscite dans chaque pays une polarisation des classes : capitalistes, d’une part, salariées, de l’autre. »13
Analysant l’état du capitalisme aux Etats-Unis, Mattick annonce ce qu’on a vu se produire fin 2008 : « Le capital américain a atteint un degré de concentration tel que la survie de l’économie globale est désormais liée au maintien et à la croissance des grandes entreprises. Que ce capital, extrêmement concentré, employant la grande masse de la population active, ait une défaillance tant soit peu accentuée, et l’on irait au-devant d’une catastrophe nationale. Sa puissance est énorme, mais si elle diminuait ou se trouvait menacée, les pouvoirs publics se verraient contraints, pour éviter l’effondrement économique, de le renflouer. »14
Les limites de la réalisation de capital ont leur base dans les rapports de production capitalistes : « ce sont les rapports de classes et d’exploitation qui font du capitalisme un système économiquement limité et un obstacle au progrès technologique. »15
Mattick s’intéresse ensuite au capitalisme d’Etat, système qui dominait à l’époque une partie importante de la planète, à commencer par l’URSS16. Il identifie l’intégralité du bloc de l’Est comme étant composé de « nations capitalistes d’Etat»17. Du fait de l’intervention étatique dans l’économie, Mattick note une proximité entre le keynésianisme et le capitalisme d’Etat : « le capitalisme d’Etat peut être considéré comme comme le plus conséquent et le plus achevé des systèmes keynésiens. »18
Il démontre que ce système n’est ni socialiste ni communiste, et que « Tous les systèmes capitalistes d’Etat s’apparentent à l’économie de marché du fait que les rapports capital-travail s’y trouvent perpétués. »19 Il ajoute que « Formellement, il n’y a pas grande différence de l’un à l’autre système, si ce n’est, dans le cas de l’étatisation, un contrôle plus centralisé du surproduit. » Dans l’économie capitaliste d’Etat, « l’exploitation de l’homme par l’homme se poursuit au moyen d’un échange inégal au niveau de la production comme à celui de la consommation. Cette inégalité a pour effet tant de perpétuer la concurrence, sous forme de lutte pour les situations les plus lucratives et les emplois les mieux payés, que de reporter au sein du capitalisme d’Etat des antagonismes sociaux inhérents au capitalisme dit classique. »20
Se recouvrant d’un mensonge idéologique, « le capitalisme d’Etat refuse de s’avouer ce qu’il est en réalité : un système d’exploitation fondé sur la domination directe d’une minorité dirigeante sur la majorité dirigée. »21 Dans le capitalisme d’Etat, « le système du salariat reste intact, la bureaucratie d’Etat constitue désormais une nouvelle classe dirigeante, et ce sont ses membres qui “personnifient” le capital. »22 De plus, « La hiérarchisation des revenus, fruit d’une politique délibérée, entretient un climat social de concurrence ne différant guère de celui du capitalisme traditionnel. »23
Après avoir critiqué les deux systèmes économiques divisant le monde à l’époque, capitalisme d’économie mixte et capitalisme d’Etat, Mattick annonce le retournement qui eut lieu dans les années 1970–1980 avec l’abandon du keynésianisme par la classe dominante, abandon du à ses limites : « On s’apercevra alors que les solutions keynésiennes étaient factices, aptes à différer, mais non à faire disparaître définitivement les effets contradictoires de l’accumulation du capital, tels que Marx les avait prédits. »24
Le livre est pour partie composé de divers textes rassemblés, parus au fil du temps ; il en découle un certain manque d’homogénéité, de plus les dates de chaque texte ne sont pas indiquées, et le style est parfois aride. Mais, bien que l’ouvrage ait été publié en période de « prospérité » capitaliste, il n’en reste pas moins adapté à la période de crise actuelle, grâce à la lucidité de Mattick qui ne s’est pas laissé prendre par les idéologies dominantes de l’époque. Sa prochaine réédition se justifie donc amplement.
1 Paul Mattick (1904–1981), ouvrier et théoricien marxiste, a participé encore adolescent à la révolution allemande, et a milité au sein du courant communiste des conseils (extrême-gauche anti-léniniste). Il a rejoint les Etats-Unis en 1926, où il a vécu jusqu’à sa mort. Il a écrit de nombreux articles et plusieurs ouvrages.
2 Signalons que le fils de Paul Mattick, qui écrit également sous ce nom, vient de publier : Le Jour de l’addition, aux sources de la crise, L’Insomniaque, 2009 (préface de Charles Reeve).
Sur la crise du capitalisme et ses diverses implications, voir également les numéros1, 2, 3, 5 et 7 de Critique Sociale.
3 Paul Mattick, Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte, traduction de Serge Bricianer, Gallimard, 1972, p. 8.
4 Paul Mattick, op. cit., p. 362. La citation de J. M. Keynes se trouve dans Essais de persuasion, Gallimard, 1933, p. 233.
5 Paul Mattick, op. cit., p. 235.
6 Paul Mattick, op. cit., p. 33.
7Voir : « L’absurdité du “libéralisme économique”», Critique Sociale n° 3, décembre 2008.
8 Paul Mattick, op. cit., p. 164. La différence de fond avec Marx est évidente, puisque Keynes voulait conserver les rapports sociaux capitalistes.
9 Paul Mattick, op. cit., p. 164.
10 Paul Mattick, op. cit., p. 92.
11 Paul Mattick, op. cit., p. 107.
12 Paul Mattick, op. cit., p. 126.
13 Paul Mattick, op. cit., p. 102.
14 Paul Mattick, op. cit., p. 177.
15 Paul Mattick, op. cit., p. 236.
16 Sur la nature capitaliste de l’URSS, voir : « Le léninisme et la révolution russe», Critique Sociale n° 1, octobre 2008.
17 Paul Mattick, op. cit., p. 305.
18 Paul Mattick, op. cit., p. 336.
19 Paul Mattick, op. cit., p. 347.
20 Paul Mattick, op. cit., p. 348.
21 Paul Mattick, op. cit., p. 384.
22 Paul Mattick, op. cit., p. 366.
23 Paul Mattick, op. cit., p. 387.
24 Paul Mattick, op. cit., p. 200. Page 399, il ajoute à propos du keynésianisme : « de par sa nature comme de par celle du système, il ne peut avoir qu’une utilité temporaire. »
Publié le 11 novembre 2009 par Critique Sociale
Voici la fin d’un texte d’Engels écrit en 1845 à destination des travailleurs de Grande-Bretagne. Il figure au début de son ouvrage : La Situation des classes laborieuses en Angleterre. Nous le republions au cas où la classe dominante serait, par extraordinaire, tentée – un siècle et demi après la rédaction de ce texte – de refaire le coup du « préjugé national », afin de détourner l’attention des ravages actuellement provoqués par le capitalisme au sein de la classe travailleuse du monde entier. « Les travailleurs n’ont pas de patrie »1, comme l’écrivait Marx dans le Manifeste communiste.
« Pas un travailleur en Angleterre – ni en France, soit dit en passant – ne m’a jamais traité en étranger. Avec le plus grand plaisir j’ai remarqué que vous êtes libérés de ce terrible malheur que sont le préjugé national et l’orgueil national : ce qui, après tout, ne signifie qu’égoïsme collectif. J’ai remarqué que vous sympathisez avec quiconque met sérieusement ses forces au service du progrès humain – qu’il soit anglais ou non ; que vous admirez tout ce qui est grand et bon, qu’il ait été nourri sur votre sol natal ou non. J’ai trouvé que vous étiez plus que de simples citoyens anglais membres d’une seule nation isolée ; j’ai trouvé que vous étiez des Hommes, membres de la grande famille universelle de l’Humanité, qui savent que leur intérêt et celui de toute la race humaine sont le même. Et comme tels, comme membres de cette famille de l’Humanité « Une et Indivisible », comme Etres humains dans le sens le plus large du mot, moi-même, et beaucoup d’autres sur le Continent, saluons vos progrès dans toutes les directions et vous souhaitons prompt succès. – Allez donc de l’avant, comme vous avez fait jusqu’ici.
Bien des épreuves restent à subir ; soyez fermes, soyez indomptés, votre succès est certain ; pas un des pas que vous ferez dans votre marche en avant ne sera perdu pour notre cause commune, la cause de l’Humanité !
Friedrich Engels, Barmen (Prusse rhénane), 15 mars 1845. »2
1 Karl Marx, Manifeste communiste, dans : Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 422.
2 Friedrich Engels, « To the working class of Great-Britain », La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933, pp. XLV-XLVI. Traduction de Bracke (A. M. Desrousseaux) et P.-J. Berthaud. Ce passage se trouve également dans la réédition très partielle du livre par les éditions Mille et une nuits, février 2009, pp. 9–10.
Publié le 4 septembre 2009 par Critique Sociale
Victor Serge (1890–1947), écrivain et militant d’extrême-gauche, participa en URSS à l’opposition contre Staline dès 1923, et fut dans les années 1930 détenu plusieurs années par le pouvoir stalinien.
Ce texte du 12 mars 1939 a été publié pour la première fois le 21 avril 1939 dans Juin 36, l’organe du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan (PSOP), sous le titre : « Leur morale et la nôtre », avec une introduction de Victor Serge (que nous reproduisons ci-dessous). Le texte a été republié en 1973 par les éditions Spartacus (dirigées par René Lefeuvre, ancien du PSOP) sous le titre : « Réponse à Léon Trotsky », en annexe à la première édition francophone de « Les Soviets trahis par les bolcheviks », ouvrage de Rudolf Rocker.
« La Lutte ouvrière du Borinage, « organe de la section belge de la IVe Internationale » (mais oui !) ayant publié un article de Léon-Davidovitch Trotsky me concernant, je lui adressai, le 12 mars, la réponse qu’on va lire – et que cette feuille n’a pas cru devoir publier. J’avais donc tort de croire à sa loyauté. D’autres publications de la « IVe » m’ont attaqué depuis. Je ne leur répondrai pas. J’accepterais volontiers, et même avec joie, la discussion des faits et des idées – pensée marxiste ou histoire de la révolution russe – mais je ne vois vraiment aucune utilité à relever des assertions systématiquement fausses qui ne traduisent en définitive que l’esprit de secte et un singulier manque de camaraderie. La mise au point suivante suffit à faire ressortir la nature de notre désaccord et à suggérer à ce sujet des réflexions profitables… Je ne veux y souligner qu’un point : c’est qu’un grand nombre des derniers combattants de l’opposition de gauche du P.C. de l’U.R.S.S. de 1923, dite par la suite trotskyste, sont – s’il en survit dans les geôles de Staline – de mon avis sur ces questions essentielles ; et que j’ai dès lors la certitude intime de demeurer en complète unité d’esprit avec eux, fidèle aux fins libératrices de l’opposition de 1923, qui ne se battait certes pas pour substituer à un bureaucratisme étrangleur un sectarisme étouffant…
V.S. [avril 1939]
Chers camarades,
J’attends de votre loyauté que vous publiiez les quelques lignes de réponse que voici à un article de Trotsky, dans lequel je suis nommé, – paru dans vos colonnes le 11 mars – intitulé « Les ex-révolutionnaires et la réaction mondiale ».
Léon Trotsky semble, pour autant que je puis m’en rendre compte, vouloir répondre à une étude que j’ai publiée aux Etats-Unis, dans Partisan Review et qui paraîtra sous peu en français : « Puissance et limites du marxisme »1, mais il est tout à fait évident qu’il y répond sans l’avoir lue… Et cela c’est déplorable. Comme on l’a tant de fois fait à son égard, en Russie, à l’époque où je le défendais de mon mieux, il m’impute des idées que je n’exprime pas et que je n’ai pas, tout en ignorant d’autre part celles que j’exprime. Méthode de discussion insensée, qui appartient au bolchevisme de la décadence comme à tous les sectarismes : car le propre du sectarisme est d’aveugler. Et il est plus facile d’excommunier sans chercher à comprendre que de discuter fraternellement.
Jugez-en :
Trotsky écrit :
« Victor Serge, par exemple, a récemment annoncé que le bolchevisme passe par une crise présageant une “crise du marxisme”. Dans son innocence théorique, Victor Serge s’imagine être le premier à faire cette découverte… »
(C’est tout à fait à tort que Trotsky s’imagine que je me l’imagine… Mais la chose n’a guère d’importance.)
« Cependant, à chaque moment de réaction, des dizaines et des centaines de révolutionnaires hésitants se sont levés pour annoncer la crise finale, cruciale et mortelle du marxisme. Que le vieux parti bolchevik se soit épuisé ; qu’il ait dégénéré et qu’il ait péri, cela ne se discute même plus. Mais la fin d’un parti historique qui, pendant une certaine période s’est basé sur la doctrine marxiste, n’est pas la fin de cette doctrine. La défaite d’une armée n’infirme pas les principes fondamentaux de la stratégie. Un artilleur peut tirer loin de sa cible, cela n’infirme pas la balistique, c’est-à-dire la science de l’artillerie. Et si l’armée du prolétariat essuie une défaite ou si son parti dégénère, cela n’infirme pas le marxisme qui est la science de la révolution. Que Victor Serge lui-même traverse “une crise”, que ses idées s’embrouillent désespérément, cela se voit. Mais la crise de Victor Serge n’est pas la crise du marxisme. »
Je ne relève pas l’inutile attaque personnelle contenue dans ces lignes et qui ne constitue, certes, pas une défense du marxisme. J’avais conclu mon étude par ces mots :
« La lutte des classes continue : on entend distinctement craquer, en dépit des replâtrages totalitaires, la charpente du vieil édifice social. Le marxisme connaîtra encore bien des fortunes diverses, peut-être même des éclipses. Sa puissance, conditionnée par les circonstances historiques, n’en apparaît pas moins indéfectible en définitive, puisqu’elle est celle du savoir alliée à la nécessité révolutionnaire. »
Plus haut, j’avais écrit :
« Par suite de son éclatante victoire spirituelle et politique, dans la révolution russe, le marxisme est aujourd’hui menacé d’un immense discrédit et, dans le mouvement ouvrier, d’une démoralisation sans nom » – car tels sont bien les effets du stalinisme, et Trotsky les a souvent dénoncés lui-même en des termes analogues. Seulement, je précisais :
« Est-il besoin de souligner une fois de plus que le marxisme obscurci, falsifié et ensanglanté des fusilleurs de Moscou, n’est plus du marxisme ?… Les masses, par malheur, mettront du temps à s’en apercevoir… »
Il est vrai que je suis – de même que certainement bon nombre de camarades de l’opposition de gauche de l’ancien P.C. de l’U.R.S.S., s’ils survivent dans les prisons de Staline – en désaccord avec Trotsky sur des questions essentielles. Vous voyez par cette lettre que nous avons même des façons différentes de concevoir la discussion : j’estime qu’on doit lire ce que l’on réfute. (J’estime de même que l’on doit, ceci étant à mes yeux un principe de morale révolutionnaire, éviter dans les polémiques entre militants, au sein du mouvement ouvrier, les expressions injurieuses ou blessantes…) Dans l’article en question, j’adressais directement à Trotsky, le reproche suivant, auquel il a préféré ne pas répondre, ce qui me confirme dans l’idée qu’il n’a pas pris la peine de me lire :
« Les chefs du bolchevisme des grandes années n’ont manqué ni de savoir ni d’intelligence, ni d’énergie : ils ont manqué d’audace révolutionnaire toutes les fois qu’il eût fallu chercher (après 1918) des solutions dans la liberté des masses et non dans la contrainte gouvernementale. Ils ont systématiquement bâti non l’Etat-Commune qu’ils avaient annoncé, mais un Etat fort, au sens vieux du mot, fort de sa police, de sa censure, de ses monopoles, de ses bureaux tout-puissants… »
En une autre circonstance, fin avril 1938, dans une lettre àThe New International, j’avais demandé : « Quand et comment le bolchévisme a-t-il commencé à dégénérer ? ». Cette question fait le fond du débat qui me sépare de Trotsky et de son orthodoxie, trop encline à reprendre et continuer aujourd’hui les méthodes qui ont contribué à la dégénérescence du bolchevisme, c’est-à-dire à la corruption du marxisme. J’avais notamment posé une question tout à fait précise sur laquelle j’aimerais que Trotsky s’expliquât, car elle trouble pas mal de consciences dans le mouvement ouvrier et présente beaucoup plus d’intérêt que les variations faciles sur le découragement des intellectuels, même appliquées à de vieux militants ouvriers qui ne sont point de son avis. Voici :
« Le moment n’est-il pas venu de constater que le jour de l’année glorieuse 1918 où le Comité Central du parti décida de permettre à des commissions extraordinaires d’appliquer la peine de mort sur procédure secrète, sans entendre des accusés qui ne pouvaient pas se défendre, est un jour noir ? Ce jour-là, le Comité Central pouvait rétablir ou ne pas rétablir une procédure d’inquisition oubliée de la civilisation européenne. Il commit en tout cas une faute. Il n’appartenait pas nécessairement à un parti socialiste victorieux de commettre cette faute-là. La révolution pouvait se défendre à l’intérieur – et même impitoyablement – sans cela. Elle se serait mieux défendue sans cela. »
Elle n’aurai pas, en tout cas, créé les armes qui ont servi à fusiller ses partisans.
Je ne m’attendais pas à voir Trotsky reprendre le vieux procédé tant de fois employé contre lui – contre nous – et qui consiste à substituer, dans la discussion, des désaccords imaginaires aux désaccords réels… Je ne m’attendais pas non plus à le voir revenir au vieil idéalisme hégélien, que le marxisme dut surmonter pour naître, en affirmant : « Tout ce qui est rationnel, est réel… » au moment précis où, dans la lutte sociale, le barbare et l’absurde l’emportent, par le fer et par le feu, sur le rationnel. Voyez l’Espagne ouvrière assassinée pour avoir tenté un prodigieux effort vers le rationnel dans l’organisation de la société moderne, c’est-à-dire vers le socialisme.
Salut fraternel.
Victor Serge. [mars 1939] »
1 La lettre originale à La Lutte ouvrière comprend ici une parenthèse : « (sitôt qu’elle sera parue, je vous l’enverrai) ». Cette étude de Victor Serge a été publiée dansMasses n° 3, mars 1939 (revue dirigée par René Lefeuvre) ; elle est rééditée dans Victor Serge, 16 fusillés à Moscou, Spartacus, 1972, pp. 133–142. Le site internet « La Bataille socialiste » l’a numérisée :bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1939–03-puissance-et-limites-du-marxisme-serge
Publié le 1 avril 2009 par Critique Sociale
Extrait de la Section III de “La nation et l’autonomie”, publié en 1908 en polonais. Traduction de Claudie Weill dans Rosa Luxemburg La question nationale et l’autonomie, Le Temps de Cerises, 2001 (mis en ligne en août 2008 par le site La Bataille socialiste avec l’aimable autorisation de l’éditeur).
On trouve dans le Caucase un autre exemple remarquable des difficultés auxquelles se heurte le problème de l’autonomie nationale dans la pratique.
Aucun coin de la terre n’offre un tableau de nationalités aussi imbriquées les unes dans les autres que le Caucase, antique piste historique des grandes migrations de peuples entre l’Asie et l’Europe, jonchée de fragments et d’éclats de ces peuples. La population de cette région, comptant plus de neuf millions de personnes se compose (selon le recensement de 1897) des groupes raciaux et nationaux suivants : (en milliers)
Les principales nationalités concernées sont reparties territorialement comme suit: les Russes qui constituent le groupe le plus nombreux du Caucase sont concentrés au nord, dans les districts du Kuban et de la Mer Noire et dans la partie nord-ouest du Terek. Les Kartveliens se situent plus au sud, dans la partie occidentale du Caucase ; ils occupent le gouvernement de Kutais et la partie sud-est du gouvernement de Tiflis. Encore plus au sud, le territoire central est occupé par les Arméniens dans la partie méridionale du gouvernement de Tiflis, la partie orientale du gouvernement de Kars et la partie septentrionale du gouvernement d’Erevan, coincés entre les Géorgiens au nord, les Turcs à l’ouest, les Tatars à l’est et au sud, dans les gouvernements de Bakou, Elizavetpol et Erevan. A l’est et dans les montagnes se situent les tribus montagnardes alors que d’autres groupes mineurs tels que les Juifs et les Allemands vivent entremêlés avec la population autochtone principalement dans les villes. La complexité du problème des nationalités apparaît particulièrement dans la question linguistique parce qu’au Caucase, il y a à côté du russe, de l’ossète et de l’arménien environ une demi-douzaine de langues tatares, quatre dialectes lezguiens, plusieurs tchétchènes, plusieurs tcherkesses, mingréliens, géorgiens, svanes et un certain nombre d’autres. Et ce ne sont aucunement des dialectes mais pour la plupart des langues indépendantes, incompréhensibles pour le reste de la population.
Du point de vue du problème de l’autonomie, seules trois nationalités entrent manifestement en considération : les Géorgiens, les Arméniens et les Tatars parce que les Russes qui résident dans la partie septentrionale du Caucase se situent nationalement parlant en continuité avec le territoire de l’État originellement russe.
Le groupe national le plus nombreux à coté des Russes est celui des Géorgiens si l’on inclut parmi eux toutes les variétés de Kartveliens. Le territoire historique des Géorgiens se compose des gouvernements de Tiflis et de Kutais, des districts de Sukhumi et de Sakatali, soit une population de 2 110 490 personnes. Cependant, la nationalité géorgienne ne compte que pour un peu plus de la moitié de ce chiffre, soit 1,2 million, le reste se composant d’Arméniens à hauteur d’environ 220 000, concentrés principalement dans le district d’Akhalkalaki du gouvernement de Tiflis où ils représentent plus de 70% de la population ; les Tatars à hauteur de 100 000; les Ossètes, plus de 70 000 ; les Lezguiens constituent la moitie de la population du district de Sakatali et les Abkhazes dominent dans le district de Sukhumi alors que dans le district de Bortchalou du gouvernement de Tiflis un mélange de nationalités diverses détient la majorité par rapport à la population géorgienne.
Compte tenu de ces chiffres, le projet d’autonomie nationale géorgienne présente de multiples difficultés. Le territoire historique de la Géorgie pris dans son ensemble comporte une population numériquement si insignifiante — à peine 2,1 millions — qu’il semble insuffisant comme base d’une vie autonome propre dans le sens moderne du terme, avec ses exigences culturelles et ses fonctions socio-économiques. Dans une Géorgie autonome dotée de ses frontières historiques, une nationalité qui compte pour à peine plus de la moitié de la population globale serait appelée à dominer dans les institutions publiques, les écoles, la vie politique. L’impossibilité de cette situation est si bien perçue par les nationalistes géorgiens à coloration révolutionnaire qu’a priori, ils renoncent aux frontières historiques et projettent de tailler le territoire autonome sur un espace correspondant à la prédominance réelle de la nationalité géorgienne.
Selon ce plan, seuls seize des districts géorgiens formeraient la base de l’autonomie géorgienne alors que le sort des quatre autres où prédominent d’autres nationalités serait décidé par un « plébiscite de ces nationalités ». Ce plan a une apparence très démocratique et révolutionnaire ; mais comme la plupart des plans d’inspiration anarchiste qui cherchent à résoudre toutes les difficultés historiques au moyen de « la volonté des nations », il a un défaut qui consiste en ce que le plan du plébiscite est en pratique encore plus difficile à mettre en œuvre que l’autonomie de la Géorgie historique. La zone tracée sur le plan géorgien comprendrait à peine 1,4 million de personnes c’est-à-dire un chiffre correspondant à la population d’une grande ville moderne. Cette zone découpée tout à fait arbitrairement, en dehors du cadre traditionnel de la Géorgie et de son statut socio-économique actuel est non seulement une base extrêmement mince pour une vie autonome mais ne représente en outre aucune entité organique, aucune sphère de vie matérielle et d’intérêts économiques et culturels, à part les intérêts abstraits de la nationalité géorgienne.
Cependant, même dans cette zone, les intérêts nationaux géorgiens ne peuvent être interprétés comme une expression active de la vie autonome, compte tenu du fait que leur prédominance numérique est liée à leur caractère majoritairement agraire.
Au cœur même de la Géorgie, l’ancienne capitale, Tiflis, et un certain nombre de villes plus petites ont un caractère éminemment international avec pour élément prédominant les Arméniens qui représentent la couche bourgeoise. Sur une population de 160 000 personnes à Tiflis, les Arméniens en comptent 55 000, les Géorgiens et les Russes 20 000 chacun ; le reste se compose de Tatars, de Persans, de Juifs, de Grecs, etc. Les centres naturels de la vie politique et administrative de même que de l’éducation et de la culture spirituelle sont ici comme en Lituanie les fiefs de nationalités étrangères. Le fait qui rend insoluble le problème de l’autonomie nationale de la Géorgie se greffe simultanément sur un autre problème caucasien : la question de l’autonomie des Arméniens.
L’exclusion de Tiflis et d’autres villes du territoire géorgien autonome est tout aussi impossible du point de vue des conditions socio-économiques de la Géorgie que l’est leur inclusion à ce territoire du point de vue de la nationalité arménienne. Si on prend comme base la prédominance numérique des Arméniens dans la population, on obtient un territoire bricolé artificiellement à partir de quelques fragments : deux districts méridionaux du gouvernement de Tiflis, la partie septentrionale du gouvernement d’Erevan, la partie nord-est du gouvernement de Kars c’est-à-dire un territoire coupé des principales villes où résident les Arméniens, ce qui est absurde à la fois du point de vue historique et du point de vue de la situation économique actuelle alors que les dimensions de cette zone autonome putative se limiteraient a quelques 800 000 personnes. Si l’on va au-delà des districts où les Arméniens sont prédominants, on les trouvera inextricablement mêlés aux Géorgiens au Nord ; aux Tatars au Sud, dans les gouvernements de Bakou et d’Elizavetpol ; aux Turcs à l’Ouest, dans le gouvernement de Kars. Par rapport à la population tatare essentiellement agraire qui vit dans des conditions plutôt retardataires, les Arméniens jouent en partie le rôle d’élément bourgeois.
Ainsi, tracer des frontières entre les principales nationalités du Caucase est une tâche insoluble. Mais le problème de l’autonomie est encore plus compliqué en ce qui concerne les autres multiples nationalités de montagnards caucasiens. A la fois leur imbrication territoriale et les faibles dimensions numériques de chaque nationalité et enfin les conditions socio-économiques qui restent en grande partie au niveau du pastoralisme nomade extensif ou de l’agriculture primitive, sans vie urbaine propre et sans créativité littéraire dans leur langue nationale rendent le fonctionnement de l’autonomie moderne tout à fait inapplicable.
Tout comme en Lituanie, la seule méthode pour résoudre la question nationale au Caucase dans un esprit démocratique, assurant à toutes les nationalités la liberté de l’existence culturelle sans qu’aucune d’entre elles ne domine les autres et pour satisfaire en même temps l’exigence d’un développement social moderne est d’ignorer les frontières ethnographiques et d’introduire une large auto-administration locale — communale, urbaine, de district et provinciale — sans caractère national défini, c’est-à-dire sans conférer de privilèges à une nationalité quelconque. Seule une telle auto-administration permettra d’unir les diverses nationalités pour qu’elles veillent ensemble aux intérêts économiques et sociaux locaux et qu’elles prennent par ailleurs naturellement en considération la répartition différenciée des nationalités dans chaque district et dans chaque commune.
L’auto-administration communale, de district, provinciale permettra à chaque nationalité, au moyen de décisions prises à la majorité par les organes de l’administration locale, de créer ses écoles et ses institutions culturelles dans les districts ou les communes où elle dispose de la prépondérance numérique. En même temps, une loi linguistique séparée, à l’échelle de l’Etat, sauvegardant les intérêts de la minorité, peut établir une norme en vertu de laquelle les minorités nationales, à partir d’un minimum numérique, peuvent constituer la base de création obligatoire d’écoles dans leurs langues nationales dans la commune, le district ou la province ; et leur langue peut être introduite dans les institutions locales publiques et administratives, dans les tribunaux etc., à coté de la langue de la nationalité prédominante et de la langue de l’Etat. Cette solution serait plausible, à supposer qu’une solution soit possible dans le cadre du capitalisme et compte tenu des conditions historiques. Elle combinerait les principes généraux de l’auto-administration locale avec des mesures législatives spéciales pour garantir le développement culturel et l’égalité en droit des nationalités en les amenant à coopérer étroitement et non en les séparant les unes par rapport aux autres par les barrières de l’autonomie nationale.
Publié le 14 mars 2009 par Critique Sociale
Herr Vogt est un livre de Karl Marx publié à Londres en décembre 1860, en allemand. L’existence même de ce texte est souvent ignorée.
Il s’agit à l’origine d’un ouvrage polémique. Depuis la lecture d’un livre de Carl Vogt1en 1859, Marx avait « la conviction absolue que Vogt était de connivence avec la propagande bonapartiste. »2 Cela ne sera établi avec certitude qu’une décennie plus tard, après la chute de Napoléon III et la découverte de documents – comme Mehring le signale ci-après.
Vogt ayant calomnié Marx3 par écrit, ce dernier entreprit avec Herr Vogt de répondre pour démontrer le caractère mensonger de ces allégations. Dans ce but, Marx sollicita de nombreuses personnes pouvant témoigner et rétablir les faits réels.
Mais dans sa réponse, Marx s’en prend également aux jugements politiques de Vogt : « Marx prend sous la loupe chacun des arguments de Vogt, en démontre la fausseté et l’inanité : il fait à son adversaire un cours d’histoire […] enfin il démolit la construction idyllique d’un Napoléon III “libérateur des nationalités”. »4
Au travers de Vogt, Marx s’attaque en effet à Napoléon III, « celui qui, tel Macbeth, a barboté dans le sang humain pour conquérir une couronne. »5 Marx, replaçant l’empereur dans la perspective historique, a un jugement plus radical que celui de Hugo : « Lorsque Victor Hugo appela le neveu “Napoléon le Petit”, il reconnut la grandeur de l’oncle. Le titre de son célèbre pamphlet exprima une antithèse et, à un certain degré, il s’est associé à ce culte de Napoléon sur lequel le fils d’Hortense de Beauharnais réussit à édifier le système sanglant de sa fortune. Il serait plus utile de faire admettre à la génération actuelle que Napoléon le Petit représente en réalité la petitesse de Napoléon le Grand. »6
Franz Mehring écrivait dans sa biographie de Marx publiée en 1918, à propos deHerr Vogt : « C’est le seul de ses livres qui n’ait pas encore à ce jour été réédité et dont il ne reste peut-être plus que de rares exemplaires ; cela s’explique par le fait que cet ouvrage, déjà volumineux par lui-même […] nécessiterait par-dessus le marché un très long commentaire pour rendre intelligible au lecteur d’aujourd’hui toutes les allusions, tous les tenants et aboutissants de l’affaire. Cela n’en vaut nullement la peine. […]
Dans les documents publiés à partir des archives des Tuileries par le gouvernement de Défense nationale, après la chute du Second Empire, se trouve le reçu de 40 000 francs touchés par Vogt sur les fonds secrets de l’homme du 2 Décembre […]
l’histoire n’a pas retenu Monsieur Vogt parmi les ouvrages polémiques les plus importants de Marx. Au contraire, il est de plus en plus tombé dans l’oubli, tandis que le 18 brumaire, ou même le pamphlet contre Proudhon [Misère de la philosophie], ont avec le temps retenu une attention grandissante. Cela tient en partie au sujet même, car le cas Vogt n’était en définitive qu’une péripétie relativement secondaire »7.
Ajoutons que l’ouvrage comprend de très nombreux extraits de textes divers (nous republions une partie de l’un de ces extraits), qui lui servent à établir sa démonstration.
Ce texte de circonstance montre effectivement un des traits de caractère de Marx : une fois qu’il s’intéressait à un sujet, il ne pouvait s’empêcher de l’étudier dans les moindres détails.
L’unique traduction française de Herr Vogt a été publiée par les éditions Costes, en trois tomes, en 1927 et 1928 (traduction de Jacques Molitor).
L’ouvrage devait figurer dans le tome V des Œuvres de Karl Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade, mais ce volume n’est jamais paru, du fait de la mort de Maximilien Rubel en 1996.
Herr Vogtétant donc très difficilement trouvable en français, nous en publions quelques extraits8 — nous avons ajouté quelques notes de bas de page pour faciliter la compréhension.
« Avant-propos
Sous la date : Londres, le 6 février 1860, j’ai publié, dans la Volkszeitung de Berlin, la Reform de Hambourg et d’autres journaux allemands une déclaration dont voici les premières lignes :
“Je fais connaître par la présente que j’ai fait les démarches préparatoires nécessaires à l’introduction d’une plainte en diffamation contre la National-Zeitung de Berlin à propos des articles de fond n° 37 et n° 41 sur le pamphlet de Vogt : “Mein Prozess gegen die Allgemeine Zeitung9″. Je me réserve de faire à Vogt plus tard une réponse écrite.”
Pour quelles raisons me suis-je décidé à traduire la Nationalzeitung devant les tribunaux et à faire à Karl Vogt une réponse écrite ? C’est ce que dira le présent écrit.
Dans le courant du mois de février 1860, j’introduisis, contre la Nationalzeitung, la plainte en diffamation. Après que le procès eut passé par quatre instances préparatoires, je reçus, le 23 octobre, la décision du tribunal supérieur prussien, me déniant en dernière instance le droit de porter plainte. Le procès fut donc étouffé, avant d’avoir connu les débats publics. Si l’affaire était venue en audience publique, comme je pouvais m’y attendre, j’aurais économisé le premier tiers de ce travail. Je n’aurais eu qu’à reproduire le compte-rendu sténographique des débats judiciaires et j’aurais de la sorte évité la tâche excessivement déplaisante de répondre à des accusations contre ma propre personne, c’est-à-dire de parler de moi-même. J’ai toujours mis un tel soucis à ne pas me mettre en cause que Vogt pouvait espérer quelque succès pour ses inventions mensongères. Mais sunt certi denique fines10. Dans son factum, que la Nationalzeitung a résumé à sa façon, Vogt m’a reproché toute une série d’actes infamants qui, la réfutation publique devant les tribunaux m’étant définitivement interdite, réclament une réfutation écrite. En dehors de cette considération, qui ne me laissait pas le choix, j’avais d’autres raisons de traiter en détail, puisqu’il le fallait, les histoires de chasse répandues par Vogt sur mes camarades de parti et moi-même : d’une part, les cris de triomphe presque unanimes avec lesquels la presse allemande dite libérale accueillit ses prétendues révélations ; et d’autre part l’occasion que l’analyse de ce factum m’offrait de tracer le caractère de cet individu, représentatif de toute une tendance.
En répondant à Vogt, j’ai dû par-ci, par-là, découvrir une « partie honteuse »11 de l’histoire de l’émigration12. Ce faisant, j’use tout simplement du droit de légitime défense. Tout ce que l’on peut d’ailleurs, exception faite pour quelques personnes, reprocher à l’émigration, ce sont des illusions, plus ou moins justifiées par les circonstances, et des folies découlant nécessairement des conditions extraordinaires créées à l’improviste. Je ne parle ici, cela va de soi, que des premières années de l’émigration. Etablir une comparaison entre l’histoire des gouvernements et de la société bourgeoise, mettons de 1849 à 1859, et l’histoire de l’émigration pendant cette même période, ce serait écrire l’apologie la plus brillante que l’on puisse faire de cette émigration.
Je le sais d’avance, les hommes d’expérience qui, lors de la publication du factum de Vogt, eurent des hochements de tête inquiets devant l’importance de ces “révélations”, ne comprendront pas du tout que j’aie pu gaspiller mon temps à la réfutation de pareils enfantillages, et les écrivailleurs “libéraux” qui, avec une joie maligne, n’avaient eu rien de plus pressé que de colporter dans la presse allemande, suisse, française et américaine les plates infamies et les mensonges éhontés de Vogt, trouveront révoltante et scandaleuse ma manière de les “éreinter”, eux et leur héros. But never mind !
[…]
Londres, le 17 novembre 1860
Karl Marx »13
« A Bruxelles, où je fus relégué par Guizot, je fondai avec Engels, W. Wolff et quelques autres l’association ouvrière allemande d’instruction, qui existe encore. Nous publiions en même temps une série de pamphlets imprimés ou lithographiés. […] nous y établissions que seule l’étude scientifique de la structure économique de la société bourgeoise pouvait fournir une solide base théorique ; et nous y exposions enfin, sous une forme populaire, qu’il ne s’agissait pas de mettre en vigueur un système utopique, mais d’intervenir, en connaissance de cause, dans le procès de bouleversement historique qui s’opérait dans la société. »14
« Techow “se figure” donc que j’ai composé un “catéchisme du prolétaire”. Il veut parler du Manifeste, où l’utopisme socialiste et critique de toute espèce est critiqué et, si Techow le veut, “raillé”. Mais cette “raillerie” ne fut pas aussi simple qu’il se le “figure”, mais exigea une bonne somme de travail, comme il a pu le voir par ma brochure contre Proudhon : Misère de la philosophie (1847). Techow “se figure” en outre, que j’ai “taillé un système”, alors que j’ai tout au contraire, même dans leManifeste, directement destiné aux ouvriers, rejeté tous les systèmes et mis à leur place “l’examen critique des conditions, de la marche et des résultats généraux du mouvement social réel”. Mais un tel examen ne se laisse pas répéter machinalement ni tailler à la façon d’une cartouchière. »15
Pendant la révolution allemande de 1848–1849, Vogt avait été membre du parlement de Francfort. Marx lui reproche certaines de ses prises de position, et en particulier son manque de pugnacité. Or, Whilelm Wolff, ami de Marx et membre de la rédaction de la Neue rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette Rhénane), fut brièvement membre de cette assemblée et, à titre d’exemple face à Vogt, Marx recopie le compte-rendu officiel de la première et unique intervention de Wolff à la tribune de ce parlement, le 26 mai 1849 :
« WOLFF (Breslau) : […] Si vous tenez absolument à lancer une proclamation, publiez-en une où vous mettrez hors la loi le premier traître au peuple, le vicaire de l’empire16. (Cris : à l’ordre ! — Vifs applaudissements aux galeries). De même tous les ministres ! (Nouveaux mouvements). Oh ! Je ne me laisse pas troubler ; c’est le premier traître au peuple.
LE PRESIDENT : Je crois que M. Wolff a dépassé et violé toutes les limites. Il n’a pas le droit, devant ce Parlement, d’appeler traître au peuple l’archiduc vicaire de l’empire ; et je me vois donc forcé de le rappeler à l’ordre. En même temps et pour la dernière fois j’invite les galeries à ne plus intervenir de cette façon dans tous les débats.
WOLFF : J’accepte, pour ma part, le rappel à l’ordre et je déclare que j’ai voulu violer l’ordre, et je répète que le vicaire de l’empire et ses ministres sont des traîtres. (Sur tous les bancs on crie : A l’ordre ! C’est de la grossièreté !)
LE PRESIDENT : Je suis forcé de vous retirer la parole.
WOLFF : Bien ! Je proteste ; j’ai voulu parler ici au nom du peuple et dire ce que l’on pense dans le peuple. […]
LE PRESIDENT : […] Messieurs, l’incident qui vient de se produire, je puis dire que c’est le premier depuis que le Parlement siège ici. »
Et Marx ajoute : « C’était en effet le premier et ce fut le seul incident de ce club de discoureurs. »17
Vogt avait annoncé publiquement qu’il disposait de fonds pour des personnes qui voudraient écrire dans le même sens que lui. Marx, en comparant les divers écrits de Vogt, note à quel point ce dernier varie dans ses déclarations écrites quand à la provenance et la destination de ces fonds :
« “Il s’agit de l’Italie”, tout simplement […] (Programme, p. 34). Non, “il ne s’agit pas de l’Italie” (Lettre à Loening, p. 34). “Il s’agit de la Hongrie” (Lettre à M. H. à N.) . Non, il ne s’agit pas de la Hongrie. “Il s’agit… de choses que je ne puis communiquer” (Hauptbuch, Documente, p. 36).
Tout aussi contradictoire que la chose dont il s’agit est la source d’où proviennent les fonds “convenables“18. C’est “un coin éloigné de la Suisse française” (Hauptbuch, p. 210). Non, “ce sont des femmes hongroises de l’Ouest” (Lettre à Karl Blind. Supplément du n° 44 de l’Allgemeine Zeitung, 13 février 1860). Tout au contraire, ce sont des hommes, “des pays soumis à la police allemande et surtout autrichienne” (Centralfest, p. 17). Tout autant que le but et la source, la quantité des fonds prend des allures de caméléon. Ce sont “quelques francs” (Hauptbuch, p. 110). Ce sont “de petits fonds” (Centralfest, p. 17). Ce sont des fonds suffisants pour rétribuer convenablement tous les gens qui travaillent dans le sens de Vogt, dans la presse et les brochures allemandes. Enfin, pour mettre le comble, la constitution même des fonds est en partie double. Vogt les a ramassés “avec bien du mal et bien des peines” (Hauptbuch, p. 110). Mais non “on les a mis à sa disposition” (Hauptbuch, Documente, p. 36). »19
Le fin mot de l’histoire fut connu 11 ans plus tard, comme Marx l’écrivit à L. Kugelmann le 12 avril 1871 : « La publication officielle des noms de ceux qui ont reçu directement des subsides de la cassette de Louis Bonaparte révèle que Vogt a touché 40.000 francs en août 1859 ! »20
Comme il l’a indiqué, Marx avait été expulsé de France par le régime monarchique, en 1845. Après la révolution de février 1848, le gouvernement de la nouvelle République revint sur ce bannissement. Marx publie dans les annexes la lettre qu’il reçut en ce sens :
« Gouvernement provisoire. — République Française. — Liberté, égalité, fraternité.
Au nom du peuple français
Paris, 1er mars 1848.
Brave et loyal Marx,
Le sol de la république française est un champ d’asile pour tous les amis de la liberté. La tyrannie vous a banni, la France libre vous rouvre ses portes, à vous et à tous ceux qui combattent pour la cause sainte, la cause fraternelle de tous les peuples. Tout agent du gouvernement français doit interpréter sa mission dans ce sens. Salut et fraternité.
Ferdinand Flocon
Membre du Gouvernement provisoire »21
« Après avoir été expulsé de Prusse au printemps 1849 et de France à la fin de l’été de la même année, je me rendis à Londres où, depuis la dissolution de la Ligue22 (1852) et le départ de la plupart de mes amis, je vis absolument à l’écart de toutes les sociétés publiques ou secrètes et même de toute société, me contentant de faire de temps à autre, devant un cercle choisi d’ouvriers […] des conférences gratuites sur l’économie politique. »23
« L’imagination populaire créatrice de mythes a de tout temps fait ses preuves en inventant de “grand hommes”. L’exemple le plus frappant de cette espèce, c’est indiscutablement Simon Bolivar. Quand à Kossuth, on le célèbre par exemple comme l’homme qui détruit la féodalité en Hongrie. Et cependant, il n’est pour rien dans les trois grandes mesures : impôt général [Marx précise plus loin : « la noblesse était exemptée jusque là »], abolition des charges féodales pesant sur les paysans, suppression, sans indemnité, des dîmes ecclésiastiques. »24
Sommaire de la traduction française de Herr Vogt
Tome I :
Avant-propos
Chapitre I : La « Schwefelbande »
Chapitre II : Les « Buerstenheimer »
Chapitre III : Histoires de police
Chapitre IV : La lettre de Techow
Chapitre V : Régent de l’empire et comte palatin
Chapitre VI : Vogt et la Neue rheinische Zeitung
Chapitre VII : La campagne d’Augsbourg
Tome II :
Chapitre VIII : Dada Vogt et ses « Etudes »
Chapitre IX : Agence
Chapitre X : Patrons et compères ou canailles et compagnie
Tome III :
Chapitre XI : Un procès
Chapitre XII : Annexes
(ce dernier tome comprend également une traduction du18 brumaire de Louis Bonaparte)
1 Carl Vogt – ou Karl Vogt – (1817–1895), était un scientifique, médecin et biologiste allemand. C’est dans le cadre de ses activités politiques qu’il entra en conflit à distance avec Marx. A l’époque de la polémique, il était naturalisé suisse et siégeait au conseil des Etats suisses.
2 Herr Vogt, tome I, p. 173.
3 Ainsi que certains de ses amis et camarades, dont Wilhelm Liebknecht, le père de Karl Liebknecht.
4 Maximilien Rubel, Karl Marx devant le bonapartisme [1960], réédité dans Les Luttes de classes en France, Gallimard, 2002, p. 421.
5 Karl Marx, « The War Prospect in France », New-York Daily Tribune, 31 mars 1859, traduit par Maximilien Rubel dans Karl Marx devant le bonapartisme [1960], réédité dans Les Luttes de classes en France, op. cit., p. 390.
6 Karl Marx, « The French Trials in London », New-York Daily Tribune, 27 avril 1858, traduit par Maximilien Rubel dans Karl Marx devant le bonapartisme [1960], réédité dans Les Luttes de classes en France, op. cit., p. 627.
7 Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, Messidor, 1983, pp. 333–335.
8 Nous avons précédemment publié : « Entretien de Karl Marx avec J. Hamann » (Critique Sociale n° 1, octobre 2008) et « Les manuscrits de Marx sur la Commune de 1871 » (Critique Sociale n° 3, décembre 2008).
9 Mon procès contre l’Allgemeine Zeitung (Note du traducteur).
10 Locution latine, extraite des Satires de Horace, livre I (Sermonum liber primus). Ce que veut dire Marx est à peu près : « Il y a finalement des limites à tout ».
11 En français dans le texte (Note du traducteur).
12 Il s’agit des émigrés allemands au XIXe siècle, qui émigraient essentiellement vers d’autres pays d’Europe, pour des raisons politiques ou économiques. Marx et Vogt étaient tous deux du nombre.
13 Herr Vogt, Tome I, pp. 1 à 5.
14 Herr Vogt, Tome I, p. 105.
15 Herr Vogt, Tome I, pp. 125–126.
16 Il s’agit de l’archiduc Jean d’Autriche (1782–1859), dit aussi Jean de Habsbourg, qui dirigeait la Confédération germanique.
17 Herr Vogt, Tome I, pp. 158–159.
18 Carl Vogt avait proposé à ceux qui voulaient collaborer avec lui d’écrire « contre des honoraires convenables » (cité dans Herr Vogt, Tome II, p. 93). Marx emploie le terme avec ironie, soulignant que c’est le montant des honoraires qui est convenable, et non leur provenance.
19 Herr Vogt, Tome II, pp. 94–95.
20 Karl Marx, Lettres à Kugelmann, Editions sociales internationales, 1930, p. 163.
21 Herr Vogt, Tome III, pp. 121–122.
22 Il s’agit de la Ligue des communistes. Comme Marx l’indique : « la Ligue fut, sur ma proposition, déclarée dissoute. » (Herr Vogt, Tome I, p. 107).
23 Herr Vogt, Tome III, p. 11. Ce passage est à mettre en relation avec le fait que Marx parle dans le même texte de ses « camarades de parti » (par exemple, ici, cité p. 4) — dans l’original en allemand : « Parteigenossen ». Ici comme ailleurs, Marx parle de « parti » non pour désigner une organisation, mais simplement un ensemble de personnes de même tendance. Voir aussi sa lettre à Ferdinand Freiligrath du 29 février 1860, où il écrit notamment : « La “Ligue”, comme la “Société des Saisons” de Paris, comme cent autres sociétés, n’a été qu’un épisode dans l’histoire du parti, qui naît spontanément du sol de la société moderne. […] J’ai essayé d’écarter ce malentendu, qui me ferait comprendre par “parti” une Ligue morte depuis huit ans, ou une rédaction de journal dissoute depuis douze. J’entends le terme “parti” dans sa large acception historique. »
24 Herr Vogt, Tome III, p. 137.
Publié le 29 décembre 2008 par Critique Sociale
Il y a quelques années, quand la question des alliances avec les partis bourgeois est devenue l’objet d’un débat particulièrement animé dans nos rangs, les partisans de ces alliances politiques ont pris soin de se référer à l’exemple du Parti ouvrier belge. Ils prétendaient que son alliance avec les libéraux pendant la longue lutte pour le suffrage universel pouvait montrer comment des coalitions entre la social-démocratie et la démocratie bourgeoise pouvaient parfois se révéler nécessaires et politiquement sans danger.
Cette démonstration a d’ores et déjà échoué. Seuls ceux qui n’étaient pas conscients des changements constants d’attitudes des libéraux, et de leurs trahisons répétées envers leurs camarades de combat prolétariens, pouvaient ne pas être extrêmement pessimistes quant à l’appui que la démocratie bourgeoise apporterait à la classe ouvrière. Les résolutions de la dernière conférence du parti social-démocrate belge[1] nous fournissent aujourd’hui une contribution très importante pour répondre à cette question.
Nous savons que le prolétariat belge se trouve à un tournant dans le combat qu’il mène depuis quinze ans avec une extrême ténacité pour le suffrage universel. Il se prépare à un nouvel assaut contre la domination des cléricaux et le suffrage plural[2]. Sous la pression d’une classe ouvrière résolue, une bourgeoisie libérale bien mal en point rassemble ses forces et tend la main à la social-démocratie pour une campagne commune.
Mais cette fois-ci, l’alliance se conclut sur la base du troc : les libéraux renoncent au vote plural et acceptent le suffrage universel égalitaire (un homme, une voix). En échange, la social-démocratie accepte l’inscription du scrutin proportionnel dans la constitution et renonce à exiger le droit de vote pour les femmes et à utiliser des méthodes révolutionnaires dans la lutte pour le droit de vote. La fédération de Bruxelles du Parti ouvrier avait déjà accepté les conditions posées par les libéraux sur ces points essentiels, et la conférence de Pâques des sociaux-démocrates belges a officialisé cet arrangement politique en y donnant son accord.
Il est donc clair, et ce constat est incontestable, que l’alliance, ou plutôt le compromis passé avec les libéraux par les sociaux-démocrates a conduit à l’abandon par ceux-ci d’une des dispositions fondamentales de leur programme. Bien sûr, les camarades belges nous assurent qu’ils n’ont mis de côté l’exigence du droit de vote pour les femmes « que pour le moment », et qu’ils la reformuleront une fois acquis le suffrage universel pour les hommes. Mais, pour les sociaux-démocrates de tous les pays, c’est une nouveauté de considérer ainsi leur programme comme un menu dont les plats ne peuvent être dégustés que l’un après l’autre. Même si une situation politique particulière peut amener temporairement le parti ouvrier de chaque pays à se mobiliser davantage pour certains objectifs de son programme que pour d’autres, c’est bien la totalité de notre programme qui reste le fondement permanent de notre combat politique. Entre mettre temporairement au second plan l’un des éléments du programme et y renoncer explicitement, même temporairement, comme prix de la réalisation d’un autre élément du programme, il y a la distance qui sépare le combat fondé sur des principes de la social-démocratie des manipulations politiques des partis bourgeois.
C’est bien au sacrifice du droit de vote des femmes en Belgique que nous avons affaire. Certes, la résolution du congrès de Bruxelles est laconique : « La révision constitutionnelle se limitera au droit de vote des hommes. » On peut cependant s’attendre à ce que les cléricaux introduisent un projet de loi sur le vote des femmes au cours de la révision, pour semer la discorde entre les libéraux et les sociaux-démocrates. La résolution de Bruxelles recommande que dans ce cas les représentants du Parti ouvrier « déjouent cette manœuvre et maintiennent l’alliance des partisans du suffrage universel. » En clair, ceci signifie qu’ils devront voter contre le droit de vote des femmes !
Certainement, il n’est pas bon de ne s’en tenir qu’aux grands principes, et nous n’imaginons pas exiger d’un Parti ouvrier qu’il renonce à des avancées concrètes imminentes au nom d’un schéma programmatique abstrait. Mais, comme toujours, les principes sont ici sacrifiés pour des illusions, et non pour des avancées concrètes, réelles. En y regardant de plus près, il apparaît que comme d’habitude, c’est pure fantaisie de prétendre que la défense de nos principes politiques nous aurait privés de gains concrets.
On a dit en effet que si les sociaux-démocrates belges avaient insisté sur le droit de vote des femmes, les libéraux auraient rompu et que c’est toute la campagne qui aurait été mise en péril. Mais on peut juger du peu de cas que fait le Parti ouvrier de la coalition fédérale des libéraux et de ses conditions à la façon dont il a accepté d’un haussement d’épaule la troisième de ces conditions, l’abandon des méthodes révolutionnaires. Il est évident que la social-démocratie belge ne peut en aucune façon se laisser lier les mains quant au choix de ses méthodes de lutte. Pourtant, elle a ainsi laissé de côté sa seule conviction : que la force qu’elle peut jeter dans la bataille, la garantie solide d’une victoire ne se trouvent pas dans le soutien qu’elle peut apporter à des maires et à des sénateurs libéraux flageolants, mais dans la capacité de mobilisation des masses prolétariennes, pas au parlement, mais dans la rue.
Ce serait plutôt étrange que le Parti ouvrier belge nourrisse le moindre doute sur ce point, ayant remporté ses victoires précédentes, comme par exemple la suppression partielle du vote plural, grâce à une grève de masse mémorable et à la menace de manifestations de rue de la classe ouvrière. Comme précédemment, la mise en mouvement du prolétariat belge agira tel un coup de tonnerre sur la bourgeoisie « libérale », et on peut prévoir à quelle vitesse ces « alliés » des sociaux-démocrates se précipiteront vers leurs trous à rats parlementaires pour y trahir leurs engagements et laisser le suffrage universel entre les mains des ouvriers. Même cette belle perspective n’est rien moins qu’un mystère pour le Parti ouvrier belge.
Si malgré tout il décide de mettre discrètement sous le boisseau la troisième condition du pacte avec les libéraux et se prépare à toute éventualité, il démontrera l’importance qu’il accorde au « soutien des libéraux » : celui d’un compagnonnage de circonstance, transitoire, pour un bout de chemin sur la même route, qu’on accepte en marchant, mais pour lequel on ne se détournerait pas d’un pas du chemin qu’on s’est tracé.
Ceci prouve en toute logique que les « avancées concrètes » supposées auxquelles on a sacrifié le droit de vote des femmes ne sont que des croquemitaines. Et chaque fois qu’on nous soumet des projets inconsidérés de compromis au détriment de nos principes fondamentaux, ce qu’on observe aussi bien chez nous qu’à l’étranger, ce qui est en jeu ce ne sont pas de supposées « avancées concrètes », mais bien l’abandon d’exigences de notre programme. Pour nos « politiciens réalistes », celles-ci ne sont au fond que des Hécubes[3], un fatras formaliste qu’on a ressorti et répété si souvent qu’il n’a plus aucune signification pratique.
Non seulement le droit de vote des femmes a été continuellement et universellement reconnu par la social-démocratie belge, mais les représentants ouvriers au parlement ont également voté pour lui à l’unanimité en 1895. Il est vrai que jusqu’à maintenant cette revendication n’a eu aucune chance d’être satisfaite en Belgique ou dans les autres pays européens. Aujourd’hui, alors que pour la première fois il pourrait faire l’objet d’un débat politique, il apparaît soudain qu’il n’y a pas unanimité au sujet de cette vieille exigence programmatique dans les rangs du Parti ouvrier. Mieux, selon la déclaration faite par Dewinne[4] au congrès de Bruxelles, « tout le parti a adopté une attitude négative sur la question du vote des femmes » !
Ce spectacle surprenant nous révèle l’argumentation des sociaux-démocrates belges contre le droit de vote des femmes. C’est exactement la même que celle utilisée par le tsarisme russe, la même qu’invoquait la doctrine allemande du droit divin pour justifier l’injustice politique : « Le public n’est pas assez mûr pour exercer le droit de vote. » Comme s’il y avait une autre école de maturité politique pour les membres du public que de simplement se servir de ce droit ! Comme si la classe ouvrière mâle n’avait pas aussi appris à utiliser le bulletin de vote pour défendre ses intérêts de classe et devait toujours l’apprendre !
Au contraire, tout individu clairvoyant doit s’attendre, tôt ou tard, à la forte poussée qu’imprimerait au mouvement ouvrier l’inclusion des femmes prolétaires dans la vie politique. Cette perspective ne fait pas qu’ouvrir un immense champ d’action au travail d’agitation de la social-démocratie. L’émancipation politique des femmes ferait également souffler un vent frais, vivifiant, sur la vie politique et sociale, un vent qui dissiperait son atmosphère confinée de vie de famille philistine qui pollue même les membres de notre parti, qu’ils soient ouvriers ou dirigeants.
Il est vrai qu’au début, les conséquences politiques du droit de vote des femmes pourraient être très désagréables, comme le renforcement, en Belgique, de l’autorité des cléricaux. Toute l’organisation et le travail d’agitation du Parti ouvrier devraient être complètement remaniés. En un mot, l’égalité politique des femmes sera une expérience politique courageuse et de grande ampleur.
Pourtant, étrangement, tous ceux qui ont la plus grande admiration pour les « expériences » du genre de celle de Millerand[5] et n’ont pas assez de mots pour louer l’intrépidité de ces expériences, ne trouvent rien à dire aux camarades belges qui reculent devant le droit de vote des femmes. Oui, même Anseele[6], ce dirigeant belge qui fut si prompt à l’époque qu’il fut le premier à adresser ses félicitations au « camarade » Millerand pour son expérience ministérielle « courageuse », est aujourd’hui l’un de ceux qui est le plus résolument opposé aux efforts pour que les femmes aient le droit de vote dans son pays. Une fois de plus, nous avons la démonstration, entre autres, du genre de « courage » auquel les « politiciens réalistes » nous exhortent régulièrement. De toute évidence, il ne s’agit que du courage de se lancer dans des expériences opportunistes au détriment des principes sociaux-démocrates. Mais quand il s’agit de la mise en œuvre courageuse de nos exigences programmatiques, ces mêmes politiciens ne cherchent pas le moins du monde à nous impressionner par leur courage, et ils se mettent plutôt à chercher les prétextes pour abandonner telle ou telle de ces exigences, « temporairement » et « avec douleur ».
Rosa Luxemburg, Leipziger Volkszeitung, 4 avril 1902
Titre original : Eine taktische Frage
[1] Lors de sa conférence de Bruxelles des 30 et 31 mars 1902, le Parti ouvrier belge avait exigé l’inscription dans la constitution du principe « un homme, une voix » et de celui du scrutin proportionnel. Il avait rejeté l’extension du droit de vote aux femmes.
[2] Système en vigueur en Belgique de 1894 à 1918 : certains électeurs disposaient d’une ou deux voix supplémentaires s’ils étaient diplômés de l’enseignement secondaire ou s’ils remplissaient certaines conditions de revenu ou de patrimoine.
[3] Hécube, femme du roi de Troie Priam, est faite prisonnière après la prise de la ville par les Grecs et, comme les autres Troyennes, elle est attribuée aux vainqueurs.
[4] August Dewinne, un social-démocrate réformiste.
[5] En France, en 1899, Alexandre Millerand, un dirigeant réformiste, fut le premier socialiste à accepter un poste de ministre dans un gouvernement bourgeois. Rosa Luxemburg a écrit un article contre Millerand en juillet 1899 qui porte le même titre que le présent article (traduction en français : Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France, Belfond, 1971, pp. 63–66).
[6] Edouard Anseele ; à l’époque, député socialiste belge.
[7] Traduction d’après Gesammelte Werke tome 1 volume 2, Dietz Verlag, 1974, etThe Rosa Luxemburg reader, Monthly Review Press, 2004. Nos remerciements à Kevin Anderson.
Publié le 29 décembre 2008 par Critique Sociale
René Lefeuvre : une vie à contre-courant
La vie de René Lefeuvre (1902–1988) constitue un parcours militant à contre-courant politique du XXe
siècle. Employé de banque à 15 ans, puis apprenti maçon à 16 ans, sa formation intellectuelle d’autodidacte est le résultat de son engagement au sein du mouvement ouvrier.
Même s’il est surtout connu pour son activité d’éditeur, ayant créé et tenu à bout de bras les éditions Spartacus de 1936 jusqu’à sa mort, il a également été un militant du socialisme révolutionnaire, courant à peu près disparu aujourd’hui. C’est à cet aspect que nous nous attacherons principalement ici.
René Lefeuvre devient en 1930 secrétaire des « Amis de Monde » (Monde était une revue proche du PC, dirigée par Henri Barbusse). Il organise des groupes d’études, qui sont des groupes d’éducation populaire, avec des discussions sur des sujets politiques, économiques, culturels, ainsi que des visites d’expositions.
En janvier 1933, c’est la création du mensuel Masses, à la demande des groupes d’études. Lefeuvre n’écrit pas encore d’articles, mais finance, dirige et gère la revue, et comble les trous de mise en pages par des citations de Karl Marx et de Rosa Luxemburg.
A l’époque, René Lefeuvre participe au Cercle Communiste Démocratique (CCD) de Boris Souvarine, un groupe marxiste résolument anti-stalinien. Lorsqu’il relaie dansMasses les protestations du CCD contre l’arrestation de Victor Serge1, les sympathisants du PC quittent les groupes d’études et la revue, et L’Humanité publie une note « d’excommunication » de Masses2. Cette clarification politique était inéluctable, et permettra une critique plus libre de l’URSS dans la revue.
Les émeutes fascisantes du 6 février 1934 provoquent un électrochoc dans Masses, les drames italien et surtout allemand résonnant dès lors d’une façon particulièrement alarmante.
Le 10 février 1934, Lefeuvre figure parmi les signataires d’un tract d’intellectuels intitulé « Appel à la lutte ». Signé entre autres par Alain, André Breton, René Char, Paul Eluard, Fernand Léger, André Malraux, Pierre Monatte, Benjamin Péret, Jean Vigo, etc. On y reconnaît aussi des signatures de Masses : Louis Chavance, Michel Leiris, Jean Mitry, Aimé Patri, Henri Poulaille, Jacques Prévert.
Considérant que « les évènements de ces derniers jours nous mettent brutalement en présence du danger fasciste immédiat », le texte estime que :
L’unité d’action de la classe ouvrière n’est pas encore réalisée. Il faut qu’elle le soit sur le champ. Nous faisons appel à tous les travailleurs organisés ou non décidés à barrer la route au fascisme, sous le mot d’ordre Unité d’action. […] Nous avons tous présents à l’esprit la terrible expérience de nos camarades d’Allemagne. Elle doit servir de leçon. Vive la grève générale !3
L’appel est diffusé en tract, et adressé aux syndicats (CGT, CGTU), partis de gauche (PC, SFIO, PUP), et groupes d’extrême gauche (L’Union Communiste, Union Anarchiste, Ligue Communiste, Cercle Communiste Démocratique).
Par la suite, et toujours comme conséquence du danger fasciste, René Lefeuvre rejoint le Parti Socialiste SFIO en août 1934, et s’y rapproche notamment de Marceau Pivert.
Victime de la crise économique, René Lefeuvre perd son emploi de commis d’entreprise : cette absence de revenus entraîne l’arrêt de Masses, qu’il ne peut plus financer. Le dernier numéro, numéroté 15–16, paraît en août 19344. C’est une brochure consacrée à la révolution allemande de 1918–1919, comprenant des traductions de textes de Rosa Luxemburg (certains inédits en français). Il s’agit donc en fait du premier volume de ce qui sera « Les Cahiers Spartacus » (ancienne appellation des éditions Spartacus). D’ailleurs, les éditions Spartacus republieront ce volume, complété, en 1949 puis en 1977.
Grâce à son expérience de Masses, Lefeuvre a acquis sur le tas le savoir-faire de l’édition, et il devient alors correcteur.
Quelques mois plus tard, René Lefeuvre fait à nouveau paraître une revue, qu’il appelle cette fois Spartacus — en hommage à la Ligue Spartacus de Rosa Luxemburg. Dix numéros paraissent, du 7 décembre 1934 au 15 septembre 1935. La revue est sous-titrée « Pour la culture révolutionnaire et l’action de masse ». Comme dans Masses, les citations de Karl Marx et Rosa Luxemburg parsèment larevue.
Son premier éditorial s’intitule : « Pour la Révolution Socialiste ». Signe concret de l’internationalisme de la revue, Lefeuvre y interviewe Julian Gorkin, marxiste espagnol à l’époque membre du Bloc Ouvrier et Paysan, futur dirigeant du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM). Le deuxième numéro (14 décembre 1934) titre : « De la lutte antifasciste à l’offensive socialiste », ce qui reflète bien la préoccupation de Lefeuvre.
Autour de la revue Spartacus se forme un « Groupe Spartacus », constitué de René Lefeuvre et de militants des Jeunesses Socialistes de la région parisienne (certains étant issus comme lui du Cercle Communiste Démocratique). On y trouve Jean Meier, Daniel Bénédite, Jean Rabaut, André Cerf, Gina Bénichou (qui signe « B. Gina »), Robert Petitgand (alias « Delny »), ou encore Boris Goldenberg (exilé allemand et militant du SAP qui signe « B. Gilbert »). La référence à Rosa Luxemburg est claire, mais sans exclusive ni dogmatisme.
Le groupe, qui s’exprime essentiellement dans la revue et dans les Jeunesses Socialistes (JS), défend une orientation révolutionnaire sans pour autant adhérer aux dogmes léninistes.
Dans le numéro 8 de Spartacus, le groupe estime qu’il faut :
Substituer aux organismes de la démocratie bourgeoise, indirecte et falsifiée par la puissance du capitalisme, l’organisation de la démocratie directe des masses laborieuses. […] Pas d’illusions parlementaires : aucune classe dirigeante n’a cédé sa place de bon gré. Pas d’illusions putschistes : la révolution prolétarienne est l’œuvre des masses prolétarienne et non un coup de main d’une minorité.5
Dans un tract de 4 pages intitulé « Lettre ouverte aux camarades de Spartacus ! », daté du 23 août 1935, Fred Zeller (membre d’une autre tendance des JS, qui venait d’être exclu par la direction nationale) s’oppose au groupe Spartacus.
Les trotskystes s’opposent plus encore à ces révolutionnaires qui se situent, comme eux, à gauche des JS, mais sans se ranger derrière la « bannière » du bolchevisme. Face à leurs critiques, le groupe Spartacus répond dans le numéro 8 de la revue :
Nos désaccords sur les méthodes d’organisation et nos désaccords sur les questions de politique générale sont intimement liés. […] Nous répudions la conception militariste et dictatoriale de l’organisation centralisée par en haut et nous luttons pour des formes d’organisation qui permettent le plein épanouissement de la spontanéité révolutionnaire de la classe ouvrière. […] Nous identifions, avec Marx, la dictature du prolétariat à la démocratie directe […] Nous estimons néfaste à la classe ouvrière l’idéologie du chef infaillible, qui d’une manière autoritaire dirige la politique d’une fraction ou d’un parti6.
Dans le numéro 9, le constat global qui est fait sur les organisations de masse (PC-SFIC et PS-SFIO) est sans illusion :
La JC et le PC ne sont plus des organisations révolutionnaires. Nous pensons que le pôle révolutionnaire réside maintenant dans les éléments de gauche du Parti socialiste.7
Cette analyse — qui sera confirmée par l’attitude des uns et des autres au cours de la grève générale de juin 1936 — a comme conséquence que René Lefeuvre et le groupe Spartacus contribuent à créer en septembre/octobre 1935 la tendance « Gauche Révolutionnaire » (GR) de la SFIO, dont le porte-parole sera Marceau Pivert. Le groupe Spartacus s’intègre pleinement à la GR, et cesse donc d’exister en même temps que la revue.
La Gauche Révolutionnaire, au-delà des militants les plus à gauche de la SFIO, regroupe rapidement divers courants et individualités qui ressentaient le besoin d’une structure révolutionnaire à gauche du PC, et qui adhèrent à la SFIO pour rejoindre la GR.
La GR acquiert progressivement une audience importante au sein de la SFIO. Des contacts internationaux sont établis, contacts étroits avec les différents partis du Bureau International pour l’Unité Socialiste Révolutionnaire (dit « Bureau de Londres »8), d’autant plus facilement que certains — comme le SAP allemand (Sozialistische Arbeiterpartei) — ont leur direction en exil à Paris.
René Lefeuvre s’implique dans l’accueil des exilés du SAP qui fuient le nazisme, et aide à la parution de la presse de ce parti « socialiste de gauche » : Die Neue Frontet Das Banner der Revolutionaren Einheit. Au moment de la guerre civile espagnole, la solidarité sera active avec le POUM, des militants GR se rendant régulièrement à Barcelone, et faisant paraître en français le journal du POUM, La Batalla, sous le titre La Révolution espagnole.
Au sein de la GR, René Lefeuvre est membre du comité directeur, chargé des publications. Il s’occupe du bulletin du courant : La Gauche révolutionnaire.
Le 25 octobre 1935, il fait paraître une nouvelle série de Masses, reprenant certains articles du bulletin La Gauche révolutionnaire interne à la SFIO. Le n° 1 porte le sous-titre « Revue de Culture Socialiste et d’Action Révolutionnaire », et l’article de Une s’intitule « Pour la révolution socialiste ! ». Page 5, on remarque un entrefilet appelant à contacter le Bureau International pour l’Unité Socialiste Révolutionnaire.
Syndicaliste depuis les années 1920, Lefeuvre tient la rubrique syndicale dans La Gauche révolutionnaire. En octobre 1935, il salue la réunification entre la CGT et laCGT-U, et plaide « pour une CGT de combat » :
La CGT unique sera ce que ses militants voudront en faire. […] Le mouvement syndical doit se déterminer lui-même en pleine indépendance, sans aucune intervention de l’extérieur […] Cette indépendance du syndicalisme ne saurait être, bien entendu, l’indépendance des dirigeants syndicaux à l’égard des syndiqués […] Il faut absolument intégrer les chômeurs dans le syndicat. […] Maintenant que le premier objectif : l’unité, est atteint, il importe avant tout de mettre fin à la passivité syndicale.9
En février 1936, il observe l’émergence d’un nouveau mode d’action :
Dans certains mouvements revendicatifs qui se sont produits en France, en Angleterre, en Belgique, en Hongrie, en Suisse, etc., les ouvriers ont occupé pendant plusieurs jours les usines ou les mines. Ils ont choisi eux-mêmes en dehors et contre la bureaucratie syndicale cette forme d’action, parce qu’ils estimaient avec juste raison que cette pression serait plus sensible aux capitalistes […] La grève générale reste l’arme suprême du mouvement ouvrier organisé, pour imposer ses revendications, et conquérir sa libération.10
Voyant son observation pleinement confirmée pendant la grève générale spontanée de juin 1936, il s’enthousiasme pour l’occupation des usines :
C’est la vie elle-même qui a indiqué à la classe ouvrière cette méthode de lutte ; aucune tendance ne peut en réclamer la paternité. […] L’élan des travailleurs est magnifique. […] Espérons que les travailleurs sauront également en finir avec la bureaucratie syndicale.11
Quelques mois après ce mouvement spontané, il crée les « Cahiers Spartacus ». Il annonce en octobre et novembre 1936 une brochure qu’il doit écrire : Socialisme et action syndicale — le contrôle ouvrier, mais elle ne verra jamais le jour. Les parutions de Spartacus sont néanmoins très nombreuses, et couvrent un large champ politique, regroupant les divers courants révolutionnaires anti-staliniens (surtout marxistes non-léninistes, mais aussi dans une moindre mesure libertaires). D’abord brochures d’actualité, les « Cahiers » deviennent progressivement de vrais livres, et les « Cahiers Spartacus » deviendront les éditions Spartacus.
Lorsque, en juin 1938, la GR est poussée hors de la SFIO, ses militants créent le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan — PSOP (ce nom l’emportant face à une autre proposition, « Parti Socialiste Révolutionnaire »). Lefeuvre est un des fondateurs de ce nouveau parti.
Son orientation est affirmée dans sa Charte :
Le PSOP, entièrement au service de la défense et de l’émancipation de la personnalité humaine, proclame sa volonté de lutter contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation, qu’elles soient de classe, de sexe ou de race. […] Le PSOP est un parti de classe qui a pour but de socialiser les moyens de production et d’échange et de transformer les moyens d’échange en moyens de distribution, c’est-à-dire de substituer à la société capitaliste une société collectiviste, socialiste ou communiste […] Le PSOP constate qu’en régime capitaliste la dictature économique et politique de la classe possédante est un état permanent. Il affirme que l’édification d’une société socialiste n’est possible que si les travailleurs détiennent la totalité du pouvoir politique et économique. Le pouvoir ne peut être l’apanage d’une fraction, d’une secte ou d’un parti politique, mais l’expression des couches profondes de la population laborieuse, édifiant, sur les ruines du vieil Etat bureaucratique des oppresseurs, la libre démocratie des travailleurs assemblés dans leurs localités et dans leurs entreprises.12
René Lefeuvre est chargé de l’hebdomadaire Juin 36, qui avait été créé en février 1938 comme organe de la fédération SFIO de la Seine (dirigée par la GR), et qui devient le journal national du PSOP.
Lui-même écrit très peu, si ce n’est pour rappeler quelques principes marxistes fondamentaux : « On ne résout pas les antagonismes de classe avec des chiffons de papier, mais par la suppression du patronat et du salariat. »13
Face aux méthodes « entristes » des trotskystes au sein du PSOP, Lefeuvre affirme dans une tribune libre de Juin 36 son opposition au léninisme :
Les principes réactionnaires : caporalisme, jésuitisme et démagogie qui sont inséparables du bolchevisme de la décadence et existaient d’ailleurs en germe dans le bolchevisme primitif sont inconciliables avec la doctrine du socialisme révolutionnaire […] Nous sommes au service de la classe ouvrière et profondément convaincus que sa libération viendra d’elle-même et non d’une clique de sauveurs, chefs prédestinés et sans scrupules. […] Les moyens malhonnêtes ne sont pas des moyens libérateurs : ils remettent le but final lui-même en cause.14
Lefeuvre tient à refaire paraître Masses, ce qu’il parvient à faire en janvier 1939. Il explique ses intentions dans un tract intitulé « Masses va reparaître » :
Notre désir est de faire paraître une revue de large culture socialiste et humaine à la fois. Une grande place y sera réservée aux questions politiques et sociales envisagées du point de vue de la libération de l’homme par la révolution socialiste. […] Il est indispensable au mouvement ouvrier, s’il veut vaincre, de s’assimiler toutes les expériences passées et présentes du prolétariat international. Notre revue s’efforcera d’en tirer les leçons critiques. Beaucoup d’évènements, tant en France qu’ailleurs, sont malheureusement oubliés, quand ils ne sont pas systématiquement déformés par l’esprit de secte. […] Si l’idéal du socialisme révolutionnaire doit être, selon nous, l’inspiration essentielle d’une semblable publication, nous rejetons l’esprit de secte, de chapelle ou de parti comme plus nuisible qu’utile.15
Cette nouvelle série, structurellement indépendante du PSOP, ne comptera que 3 numéros, la guerre venant interrompre sa parution. En effet, Lefeuvre est mobilisé en septembre 1939 et ne peut faire paraître le numéro 4.
Maurice Jaquier, militant du PSOP, racontera plus tard : « René Lefeuvre, sur une dernière poignée de main, me dit : “La guerre va ruiner le pays… le prolétariat devrait hériter d’une société riche s’il veut construire le socialisme… nous allons avoir du chemin à faire.” »16
Fait prisonnier le 28 mai 1940 à Furnes, il parvient à s’évader le jour même. Il est à nouveau fait prisonnier le 4 juin 1940 à Dunkerque, et va rester cinq ans dans un stalag au nord de l’Allemagne.
En juin 1945, René Lefeuvre rentre enfin en France après cinq ans de captivité. En janvier 1946 il peut faire reparaître Masses, avec le sous-titre « Socialisme et Liberté ». La perspective clairement affichée est « la nécessité, pour le mouvement ouvrier, d’un organe socialiste révolutionnaire. »1
Dans le n° 3 de la revue, Lefeuvre dénonce « l’attitude fuyante de certains intellectuels qui se taisent devant la dictature stalinienne », et explique ses propres intentions :
Nous voulons faire de notre revue un instrument de libre investigation et de convergence de toutes les énergies créatrices nécessaires à la révolution socialiste. […] Abandonner aux pseudo-révolutionnaires staliniens la direction du combat, ce serait courir à la défaite certaine.18
En mai 1946 il publie une brochure détaillant les volte-faces du PCF : La Politique communiste, ligne et tournants. En réalité, la brochure n’est pas écrite que par lui (il l’écrit avec un autre militant SFIO, proche de la direction), mais il la signe seul19. La virulence de la brochure fait que la SFIO lui propose un garde du corps pour faire face à une éventuelle agression stalinienne, ce qu’il refuse20.
Le PCF est analysé dans cette brochure comme un parti inféodé aux dirigeants de l’URSS et « totalement dépourvu de principes révolutionnaires »21. René Lefeuvre considère que le Parti unique russe est « une bureaucratie civile et militaire » qui tend à être une « nouvelle classe dirigeante » et fait que « l’URSS n’est pas davantage le pays de l’égalité que celui de la liberté mais vit sous un régime de stricte hiérarchie sociale et de contrainte dictatoriale » ; l’URSS est « un capitalisme d’Etat »22. Le texte se conclut en préconisant « la Révolution socialiste » pour l’URSS23
En 1947, il écrit dans Masses n° 7–8 :
Nous savons fort bien ce qui se cache derrière l’anti-communisme de certains : la volonté de discréditer la grande aspiration des masses à la justice sociale en confondant intentionnellement le socialisme avec le totalitarisme qui en est la négation. Le stalinisme comme tous les totalitarismes repose sur le mépris des individus et des masses considérés comme instruments des volontés supérieures de l’état, du parti, de l’église ou de la race…24
Dans Masses n° 11, la revue affirme son orientation :
Nous ne pouvons pas imaginer le socialisme autrement qu’associé à la défense des libertés individuelles qu’il n’a pas pour mission d’interrompre mais de développer. […] Nous nous réclamons du socialisme révolutionnaire. C’est que, de même que les deux mots, socialisme et liberté, nous paraissent inséparables, l’action révolutionnaire et l’héritage humaniste nous semblent nécessairement liés. […] Si nous n’avions pas tant d’autres raisons de refuser de nous enrôler dans le camp de la dégradante dictature stalinienne et dans celui de l’impérialisme américain, il nous resterait au moins ceci : pour éviter la troisième guerre mondiale qui menace, nous avons un espoir : le sursaut vital, l’instinct de conservation qui unira internationalement les peuples sur des bases socialistes.25
Annonçant la création du Kominform, Masses titre : « L’Externationale Stalinienne sort de l’ombre : Déclaration de guerre au Socialisme »26.
René Lefeuvre et Masses sont plus ou moins liés au groupe « Socialisme et liberté », dirigé par Marceau Pivert, qui comprend de nombreux militants de la gauche de la SFIO mais aussi une personnalité comme Henri Frenay (alors membre de l’Union Démocratique et Socialiste de la Résistance). Dans cette logique, Lefeuvre participe en juin 1947 au premier congrès du Mouvement pour les États-Unis Socialistes d’Europe (constitué autour d’anciens du Bureau de Londres), dont Pivert est élu président.
Mais Masses doit s’arrêter à nouveau en 1948. L’activité politique de René Lefeuvre diminue alors largement, jusqu’à ce que l’attitude de Guy Mollet pendant la guerre d’Algérie le fasse définitivement quitter la SFIO. Il poursuit néanmoins les éditions Spartacus, avec une quinzaine d’années de quasi-interruption pour cause financière.
L’année 1968 voit la reprise des éditions de façon régulière : Lefeuvre prend sa retraite le 1er janvier 1968 et a épongé ses dettes, ce qui lui donne le temps et la possibilité matérielle de se consacrer à son œuvre éditrice. D’autre part, le mouvement de mai 68 entraîne un vif intérêt pour les textes révolutionnaires non-conformistes et anti-autoritaires qui constituent le catalogue de Spartacus.
René Lefeuvre regroupe autour de lui des militants de divers courants de l’extrême gauche non-léniniste, rejetant le sectarisme, et favorisant un libre débat d’idées. Les éditions Spartacus existent alors dans une totale indépendance politique, animées par la conviction que le développement de l’esprit critique est un élément indispensable à l’action révolutionnaire.
Il relance une revue Spartacus, sous-titrée « Socialisme et Liberté », de 1975 à 1979. Dans le n° 1, il explique son objectif : « Nous avons pour but d’apporter à nos lecteurs des éléments de connaissance qui éclaireront leur jugement et faciliteront leur participation à la lutte contre l’exploitation capitaliste et aux tâches révolutionnaires qui s’imposent aux militants »27.
La revue s’arrête en raison de ses problèmes de santé, et de l’épuisement de ses finances. Son activité d’éditeur constitue alors l’intégralité de son militantisme.
Les vingt dernières années de sa vie, de 1968 à 1988, sont ainsi les plus fécondes pour Spartacus par le nombre d’ouvrages publiés. Il s’agit de traductions de théoriciens peu ou pas publiés en français, de textes historiques originaux, ou d’essais politiques écrits par des auteurs proches de lui. Toujours enthousiasmé par les luttes révolutionnaires dans le monde, il a en particulier édité plusieurs ouvrages sur les mouvements qui se sont déroulés au Portugal et en Pologne.
René Lefeuvre a été pendant soixante ans un militant fidèle au courant socialiste révolutionnaire, s’inspirant en particulier de la marxiste Rosa Luxemburg, s’attachant à la défense de la démocratie comme base indispensable du mouvement ouvrier. Refusant tout dogmatisme, et d’une grande modestie, il consacrait son argent et son temps à faire vivre ses revues successives ainsi que les éditions Spartacus :
Dès que j’avais quatre sous, je sortais un numéro. Quand je n’avais plus rien, je m’arrêtais. J’y mettais tout ce que j’avais, aidé d’ailleurs par quelques camarades. Je me souviens d’un numéro de Massesque j’avais payé en portant à l’imprimeur le chèque que venait de me remettre mon patron : 1 500 F, ce qui correspondait à la facture. Ensuite, il ne me restait plus rien et je vivais sur la vente des numéros.28
Il meurt un an avant la destruction du mur de Berlin, symbole d’une des formes d’oppression qu’il avait combattues. Suivant son souhait, il a été incinéré et ses cendres ont été dispersées au pied du Mur des Fédérés. L’association « Les Amis de Spartacus », qu’il avait créée en 1979, poursuit depuis vingt ans l’activité des éditions Spartacus, qui a pu être décrite comme « la plus belle édition politique de France »29.
Quelques années avant sa mort, René Lefeuvre déclarait en forme de bilan : « si j’ai appris quelque chose à quelques uns, si j’ai transmis la volonté de continuer le combat révolutionnaire, je m’estime heureux. »30
Publié par les éditions Spartacus en mai 2008
Publié le 29 décembre 2008 par Critique Sociale
Nous n’avons sollicité ni “amnistie” ni pardon pour les prisonniers politiques qui ont été les victimes de l’ancien régime. Nous avons exigé notre droit à la liberté, par la lutte et la révolution, pour les centaines d’hommes et de femmes courageux et fidèles qui ont souffert dans les prisons et les forteresses, parce qu’ils ont lutté pour la liberté du peuple, pour la paix et pour le socialisme, contre la dictature sanglante des impérialistes criminels. Ils sont maintenant tous libérés. Et nous sommes à nouveau prêts pour la lutte.
Ce ne sont pas les Scheidemann[1] et leurs alliés bourgeois avec à leur tête le Prince Max von Baden qui nous ont libéré ; c’est la révolution prolétarienne qui a ouvert toutes grandes les portes de nos cellules[2].
Mais une autre catégorie d’infortunés habitants de ces lugubres demeures a été complètement oubliée. Jusqu’ici personne n’a pensé aux êtres pâles et maladifs qui souffrent derrière les murs des prisons pour expier des délits mineurs.
Cependant, eux aussi sont des victimes infortunées de l’ordre social abominable contre lequel se bat la révolution, des victimes de la guerre impérialiste qui a poussé la détresse et la misère jusqu’aux plus extrêmes limites, des victimes de cette épouvantable boucherie qui a déchaîné les instincts les plus bas. La justice de la classe bourgeoise a de nouveau opéré comme un filet laissant échapper les requins voraces tandis que le menu fretin était capturé. Les profiteurs qui ont gagné des millions pendant la guerre ont été acquittés ou s’en sont tirés avec des peines ridicules, mais les petits voleurs ont reçu des peines de prison sévères. Epuisés par la faim et le froid, dans des cellules à peine chauffées, ces enfants oubliés de la société attendent l’indulgence, le soulagement. Ils attendent en vain. Le dernier Hohenzollern[3], en bon souverain, a oublié leur souffrance au milieu du bain de sang international et de l’érosion du pouvoir impérial. Pendant quatre ans, depuis la conquête de Liège, il n’y a pas eu d’amnistie, pas même à la fête officielle des esclaves allemands, l’anniversaire du Kaiser.
La révolution prolétarienne doit maintenant éclairer la sombre vie des prisons par un petit acte de pitié, elle doit écourter les sentences draconiennes, abolir le système disciplinaire barbare (détention en chaînes, châtiment corporel), améliorer les traitements, les soins médicaux, les rations alimentaires, les conditions de travail. C’est un devoir d’honneur !
Le système pénal existant, tout imprégné de l’esprit de classe brutal et de la barbarie du capitalisme, doit être totalement aboli. Une réforme complète du système d’accomplissement des peines doit être entreprise. Un système complètement nouveau, en harmonie avec l’esprit du socialisme, ne saurait être basé que sur un nouvel ordre économique et social. Tous les crimes, tous les châtiments, ont toujours en fait leurs racines implantées dans le type d’organisation de la société. Cependant, une mesure radicale peut être mise en oeuvre sans délai. La peine capitale, la plus grande honte de l’ultra-réactionnaire code pénal allemand, doit être immédiatement abolie[4]. Pourquoi donc y a-t-il des hésitations de la part de ce gouvernement des ouvriers et des soldats ? Ledebour, Barth, Däumig[5], est-ce que Beccaria[6], qui dénonçait il y a deux cent ans l’infamie de la peine de mort, n’existe pas pour vous ? Vous n’avez pas le temps, vous avez mille soucis, mille difficultés, milles tâches à remplir. Mais calculez, montre en main, combien de temps il vous faut pour dire : « la peine de mort est abolie ». Ou est-ce que vous voulez un débat en longueur, finissant par un vote entre vous sur ce sujet ? Est-ce que vous allez encore vous fourvoyez dans des couches et des couches de formalités, des considérations de compétence, des questions de tampon approprié et autres inepties ?
Ah, que cette révolution allemande est allemande ! Comme elle est pédante, imprégnée d’arguties, manquant de fougue et de grandeur ! Cette peine de mort qu’on oublie n’est qu’un petit trait, isolé. Mais précisément c’est souvent que de tels traits trahissent l’esprit profond de l’ensemble.
Prenons n’importe quelle histoire de la grande révolution française ; prenons par exemple l’aride Mignet[7]. Quelqu’un peut-il lire ce livre sans sentir battre son coeur et son esprit s’enflammer ? Quelqu’un peut-il, après l’avoir ouvert à n’importe quelle page, le laisser de côté avant d’avoir entendu le dernier accord de cette formidable tragédie ? Elle est comme une symphonie de Beethoven portée jusqu’au gigantesque, une tempête sonnant sur les orgues du temps, grande et superbe dans ses erreurs comme dans ses exploits, dans la victoire comme dans la défaite, dans le premier cri de joie naïve comme dans son souffle final. et quelle est la situation maintenant en Allemagne ? Partout, dans les petites choses comme dans les grandes, on sent qu’on a affaire encore et toujours aux anciens et trop prudents citoyens de la vieille social-démocratie, à ceux pour lesquels la carte de membre du parti est tout, alors que les êtres humains et l’intelligence ne sont rien. Mais l’histoire du monde ne se fait pas sans grandeur de la pensée, sans élévation morale, sans nobles gestes.
Liebknecht et moi, en quittant les résidences hospitalières que nous avons récemment habitées — lui quittant ses camarades de prison dépouillés, moi mes chères pauvres voleuses et prostituées dont j’ai partagé le toit pendant 3 ans et demi — nous leur fîmes ce serment, tandis qu’ils nous suivaient de leurs yeux pleins de tristesse, que nous ne les oublierions pas !
Nous exigeons que le comité exécutif des conseils d’ouvriers et de soldats allège immédiatement le sort des prisonniers dans toutes les institutions pénales d’Allemagne !
Nous exigeons l’élimination de la peine de mort du code pénal allemand !
Des rivières de sang ont coulé en torrents pendant les quatre ans du génocide impérialiste. Aujourd’hui chaque goutte de ce précieux liquide devrait être conservée respectueusement dans du cristal. L’énergie révolutionnaire la plus constante alliée à l’humanité la plus bienveillante : cela seul est la vraie essence du socialisme. Un monde doit être renversé, mais chaque larme qui aurait pu être évitée est une accusation ; et l’homme qui, se hâtant vers une tâche importante, écrase par inadvertance même un pauvre ver de terre, commet un crime.
Rosa Luxemburg, Die Rote fahne, 18 novembre 1918.
Titre original : Eine Ehrenpflicht.
[1] Philip Scheidemann, dirigeant du SPD favorable à la guerre, avait intégré en octobre 1918 le gouvernement impérial dirigé par le prince Max von Baden.
[2] Rosa Luxemburg n’avait elle même été libérée par la révolution que le 8 novembre 1918.
[3] Les Hohenzollern était la dynastie régnant sur l’empire allemand. Il s’agit en l’occurrence de Guillaume II, le kaiser qui venait d’être chassé par la révolution.
[4] La peine de mort ne fût en fait abolie en Allemagne que bien plus tard : en 1949 pour la RFA, en 1987 pour la RDA.
[5] Georg Ledebour, Emil Barth et Ernst Däumig : membres de l’USPD qui avaient des responsabilités dans la nouvelle direction de l’Allemagne.
[6] Cesare Beccaria (1738–1794), philosophe italien.
[7] François-Auguste Mignet (1796–1884), auteur d’une Histoire de la révolution française.
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