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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Paul Frölich (1884–1953) , Spartacus textes divers

Paul Frölich (1884–1953) , Spartacus    textes divers

Paul Frö­lich est aujourd’hui prin­ci­pa­le­ment connu comme l’auteur d’une bio­gra­phie deRosa Luxem­burg. Mais il était d’abord un mili­tant révo­lu­tion­naire, et c’est dans ce cadre qu’il avait connu Rosa Luxem­burg et qu’il avait par­tagé son enga­ge­ment. Fuyant le nazisme, il a milité en exil à Paris de 1934 à 1939. Nous reve­nons briè­ve­ment sur son par­cours mili­tant, qui couvre toute la pre­mière moi­tié du XXe siècle.

Paul Frö­lich naît le 7 août 1884 à Leip­zig, dans une famille d’ouvriers socia­listes. Il adhère au SPD à l’âge de 19 ans, et devient employé à 20 ans, tout en sui­vant des cours du soir à l’université. Il devient ensuite jour­na­liste dans la presse socia­liste, en par­ti­cu­lier pour la Leip­zi­ger Volks­zei­tung. Cela l’amène à suivre les cours de Rosa Luxem­burg à l’école de Ber­lin du SPD. Il est égale­ment élu conseiller muni­ci­pal SPD de la ville d’Altona, dans la ban­lieue de Hambourg.

Lorsque la guerre éclate en 1914, il est de ceux qui condamnent l’alignement sur le pou­voir qu’adopte la direc­tion du SPD. Mobi­lisé, il est blessé, et pour cette rai­son se trouve démo­bi­lisé. Pou­vant retrou­ver l’action mili­tante, il se situe dans la mino­rité radi­cale d’opposition à la guerre. A ce titre il par­ti­cipe en avril 1916 à la Confé­rence socia­liste inter­na­tio­nale de Kien­thal (en Suisse) qui se situe dans la lignée de la Confé­rence de Zim­mer­wald tenue début sep­tembre 1915. Divers socia­listes d’Europe s’y ras­semblent pour main­te­nir l’internationalisme et le paci­fisme contre la tra­hi­son des prin­ci­paux par­tis de la Deuxième Internationale.

Membre de la Gauche radi­cale de Brême (Bre­mer Links­ra­di­ka­len), Frö­lich par­ti­cipe avec Johann Knief à la créa­tion du jour­nal Arbei­ter­po­li­tik. S’étant fait remar­quer des auto­ri­tés pour son action paci­fiste, il est par mesure de répres­sion mobi­lisé à nou­veau. Interné à l’été 1918 pour anti­mi­li­ta­risme, il est libéré par la révo­lu­tion alle­mande de novembre 1918, qui ren­verse la monar­chie et ins­taure la République.

Paul Frö­lich par­ti­cipe avec les radi­caux de Brême à la for­ma­tion des Inter­na­tio­nale Kom­mu­nis­ten Deut­schlands (IKD, Com­mu­nistes inter­na­tio­naux d’Allemagne), petit groupe qui rejoint fin décembre 1918 la Ligue spar­ta­kiste (Spar­ta­kus­bund), diri­gée par Rosa Luxem­burg et Karl Liebk­necht, pour créer le Parti com­mu­niste d’Allemagne (Kom­mu­nis­tische Par­tei Deut­schlands, KPD). Paul Frö­lich prend part fin décembre 1918 au congrès de fon­da­tion du KPD. Il y est délé­gué de Ham­bourg, et se situe dans le cou­rant « gau­chiste » du congrès qui refuse la par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions, cou­rant qui obtient la majo­rité contre la direc­tion spar­ta­kiste consti­tuée de Rosa Luxem­burg, Karl Liebk­necht, Leo Jogiches, Paul Levi, Hugo Eber­lein, etc. Frö­lich inter­vient dans le débat sur les syn­di­cats pour pré­co­ni­ser de les quit­ter et de créer des « orga­ni­sa­tions uni­taires », dont les mili­tants dans les entre­prises « forment la base »1.

Rosi Wolf­stein, née en 1888, elle aussi ex-élève de Rosa Luxem­burg à Ber­lin, est délé­guée spar­ta­kiste de Düs­sel­dorf au congrès. Paul Frö­lich devient par la suite son com­pa­gnon, et dès lors leur enga­ge­ment poli­tique sera tou­jours commun.

A la fin du congrès, Paul Frö­lich est élu à la cen­trale du KPD, de 12 membres. Il en fait par­tie jusqu’en 1920, puis de nou­veau de 1921 à 1923. Très actif pen­dant toute la période révo­lu­tion­naire alle­mande, il prend part à la Répu­blique des conseils de Bavière en 1919. Il échappe à la répres­sion contre-révolutionnaire, mais doit vivre clan­des­ti­ne­ment. Il publie en 1919, sous le pseu­do­nyme de Paul Wer­ner, un livre sur la Répu­blique des conseils de Bavière, plu­sieurs fois réédité depuis (mais tou­jours inédit en fran­çais) : Die Bay­rische Räte-Republik, tat­sa­chen und kri­tik2.

En mars 1921, il est élu député au Reichs­tag, jusqu’en 1924, puis à nou­veau de 1928 à 1930. A l’été 1921 il est délé­gué au IIIe congrès de l’Internationale com­mu­niste, et intègre son Comité exécutif.

En 1922 une bro­chure de Paul Frö­lich est publiée en fran­çais : La Ter­reur blanche en Alle­magne. Sa paru­tion est annon­cée dans L’Humanité du 20 sep­tembre 19223. Frö­lich y dénonce la pra­tique régu­lière du meurtre poli­tique par la droite natio­na­liste, « les bandes monar­chistes et leurs orga­ni­sa­tions d’assassins »4, et la pas­si­vité du gou­ver­ne­ment face à ces agis­se­ments5, et même dans cer­tains cas le fait que ce der­nier en est à l’origine. Le gou­ver­ne­ment alle­mand sus­pend par contre des jour­naux com­mu­nistes et inter­dit cer­tains des ras­sem­ble­ments du KPD.

Frö­lich men­tionne « une démons­tra­tion des trois par­tis ouvriers »6 le 26 juin 1922 à Ham­bourg, sans pré­ci­ser quels sont ces trois par­tis : les deux pre­miers ne peuvent être que le KPD et l’USPD, mais le troi­sième pour­rait être soit le KAPD soit le SPD7. Quoi qu’il en soit cela montre un mini­mum de front unique face aux réac­tion­naires, et l’absence de sim­pli­fi­ca­tion sec­taire de la part de Frö­lich – ce qui ne l’empêche évidem­ment pas de cri­ti­quer comme elle le mérite la poli­tique de la direc­tion du SPD, rap­pe­lant par exemple la res­pon­sa­bi­lité écra­sante de Noske dans l’instauration de la vio­lence poli­tique, par la créa­tion des Corps francs et l’assassinat de Rosa Luxem­burg et Karl Liebk­necht le 15 jan­vier 1919.

Frö­lich dénonce l’armement et le finan­ce­ment des groupes contre-révolutionnaires, parmi les­quels le parti nazi. Il sou­ligne en par­ti­cu­lier la gra­vité de la situa­tion en Bavière, où les contre-révolutionnaires « ont pour­suivi métho­di­que­ment l’oppression du pro­lé­ta­riat muni­chois », et où ils mènent « une pro­pa­gande intense, natio­na­liste, anti­sé­mite et sur­tout antiou­vrière. »8 Après un exposé concer­nant les grou­pe­ments de droite et d’extrême droite et leurs sources de finan­ce­ment, il conclue que « la contre-révolution n’est pas uni­que­ment l’œuvre de mili­ta­ristes impé­ni­tents et de dilet­tantes de la poli­tique ! Elle est l’œuvre entre­prise par les banques, le capi­ta­lisme indus­triel et agraire et les grandes orga­ni­sa­tions de la Droite. »9

A par­tir de 1924, l’oligarchie régnante de l’URSS impose un chan­ge­ment d’orientation du KPD. Cette reprise en main par la bureau­cra­tie fait que les opi­nions de Frö­lich deviennent mino­ri­taires. Il se consacre alors à la for­ma­tion, et à des études his­to­riques. Sur­tout, il par­ti­cipe acti­ve­ment à l’édition des textes de Rosa Luxem­burg : il écrit les pré­sen­ta­tions pour les tomes Gegen den Refor­mis­mus (1925) et Gewerk­schafts­kampf und Mas­sens­treik (1928).

La sta­li­ni­sa­tion s’accentue au cours de la deuxième moi­tié des années 1920. Elle se tra­duit dans le KPD comme par­tout ailleurs par de nom­breuses vagues d’exclusions, dont celle de Frö­lich en décembre 1928. Il par­ti­cipe alors avec d’autres exclus à la for­ma­tion du KPD-Opposition, ou KPO (Kom­mu­nis­tische Par­tei Oppo­si­tion). Le congrès de fon­da­tion se tient fin décembre 1928 à Ber­lin : exac­te­ment dix ans après le congrès de créa­tion du KPD, dans la même ville. Le nou­veau parti est notam­ment dirigé par Hein­rich Brand­ler et August Thal­hei­mer, qui étaient comme Frö­lich membres de la pre­mière cen­trale du KPD.

Ces exclu­sions marquent égale­ment l’arrêt de l’édition des œuvres de Rosa Luxem­burg. Le KPD, désor­mais poli­ti­que­ment et mora­le­ment détruit de l’intérieur par le sta­li­nisme, se dés­in­té­resse des écrits de sa fondatrice.

A sa créa­tion, le KPO compte envi­ron 5 000 adhé­rents. Conscient de l’importance du dan­ger nazi, le parti pro­pose l’unité d’action contre le fas­cisme et appelle à défendre les liber­tés fondamentales.

En 1930, le KPO impulse la créa­tion d’une Inter­na­tio­nale de l’opposition com­mu­niste avec le Parti com­mu­niste de Suède (Sve­riges Kom­mu­nis­tiska Parti, SKP), qui avait rompu avec le Komin­tern sta­li­nisé en novembre 1929. D’autres groupes com­mu­nistes d’Europe rejoignent la nou­velle structure.

Frö­lich par­ti­cipe à un ouvrage col­lec­tif consa­cré à la révo­lu­tion alle­mande de 1918–1919, mais qui couvre en fait plus lar­ge­ment la période 1914–1920 : Illus­trierte Ges­chichte der deut­schen Revo­lu­tion, qui est publié en 1929 (ce livre n’a tou­jours pas été tra­duit en français).

En 1931 est créé le Parti socia­liste ouvrier d’Allemagne (Sozia­lis­ti­schen Arbeiter-Partei Deut­schlands, SAPD, ou plus cou­ram­mentSAP). Ce nou­veau parti se consti­tue autour d’exclus du SPD et deDer Klas­sen­kampf, revue du cou­rant révo­lu­tion­naire au sein du SPD(à laquelle par­ti­ci­pèrent notam­ment Paul Levi et Max Adler). LeSAP, orga­ni­sa­tion socia­liste révo­lu­tion­naire, ras­semble 25 000 adhé­rents en 1932. Une par­tie impor­tante mais néan­moins mino­ri­taire des mili­tants du KPO, dont Frö­lich, sont pour la fusion avec leSAP. Les mino­ri­taires cri­tiquent égale­ment la direc­tion du KPO qui était insuf­fi­sam­ment cri­tique du sta­li­nisme. Exclus du KPO en jan­vier 1932, un mil­lier de mili­tants dont Frö­lich, Rosi Wolf­stein et Boris Gol­den­berg, rejoignent le SAP en février 1932.

En phase avec les prio­ri­tés de l’heure, le SAP milite pour le front unique contre les nazis, mais se heurte au refus des appa­reils sta­li­nien (KPD) et social-démocrate (SPD).

Début jan­vier 1933, le dan­ger nazi ne cesse de s’accroître. Le 29 jan­vier au cours d’une mani­fes­ta­tion socia­liste à Ber­lin, un témoin remarque « un spec­tacle nou­veau. Le SAP, formé en une colonne indé­pen­dante, arbo­rant le por­trait de Rosa Luxem­burg, appelle, dans un choeur parlé inlas­sa­ble­ment répété, au front unique :“SPD, KPD, SAP doivent mar­cher ensemble”. La gauche nous donne un espoir… »10Mais le SAP est créé depuis à peine plus d’un an, donc encore peu connu, et compte beau­coup moins de mili­tants que les SPD et KPD. L’orientation du SAP a beau être glo­ba­le­ment juste, son audience auprès des masses reste faible11. L’unité du mou­ve­ment ouvrier ne se réa­lise pas, Hit­ler est nommé chan­ce­lier le 30 jan­vier, et en quelques semaines la défaite est totale. Les nazis contrôlent désor­mais l’Etat et répriment par la ter­reur les syn­di­ca­listes, les com­mu­nistes et les socialistes.

S’étant pré­paré à l’illégalité, le SAP par­vient, mal­gré tout, à réunir un congrès clan­des­tin début mars 1933 près de Dresde. Les délé­gués décident de conti­nuer l’action poli­tique de résis­tance dans la clan­des­ti­nité. D’autre part, les diri­geants les plus connus doivent s’exiler pour échap­per à l’arrestation et pour main­te­nir une liai­son depuis l’étranger avec les groupes inté­rieurs. Frö­lich tente de pas­ser au Dane­mark avec l’aide d’un jeune mili­tant du SAP, qui se trouve être Willy Brandt (futur chan­ce­lier de la RFA). Mais l’opération échoue, Frö­lich étant reconnu12. Arrêté, il est interné fin mars 1933 au camp de concen­tra­tion de Lichtenburg.

Libéré en décembre 1933 (selon Jac­que­line Bois : « Paul Frö­lich est libéré par hasard et réus­sit à s’enfuir d’Allemagne »13), il passe en Tché­co­slo­va­quie, puis en Suisse, et arrive en France le 18 mai 1934.

Des mili­tants révo­lu­tion­naires pari­siens apportent leur aide aux exi­lés du SAP14, dontRené Lefeuvre, Daniel Gué­rin, ou encore Simone Weil. Cette der­nière, qui évoluait à l’époque dans les milieux syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires et com­mu­nistes anti-staliniens, avait connu Frö­lich et Wolf­stein à Ber­lin avant la dic­ta­ture nazie. Frö­lich fut un temps hébergé chez les parents de Simone Weil à Paris, en 1934. Il rejoi­gnit ensuite Rosi Wolf­stein qui était réfu­giée en Bel­gique, avant de reve­nir en France en octobre 1934.

Simone Weil essaya d’aider Frö­lich à trou­ver des tra­duc­teurs pour publier un livre en fran­çais15 ; le pro­jet n’aboutit pas, mais on peut se deman­der s’il ne s’agissait pas déjà du pro­jet de bio­gra­phie de Rosa Luxemburg.

Depuis Paris, Paul Frö­lich tient un rôle impor­tant dans la résis­tance alle­mande contre le nazisme. Un rap­port des Ren­sei­gne­ments géné­raux du 1er mars 1937 indique que « Fro­lich reçoit à son domi­cile de nom­breuses visites d’Allemands, et un volu­mi­neux cour­rier, pro­ve­nant géné­ra­le­ment de l’étranger. »16 Il par­ti­cipe aux revues du SAP Neue front, « Organ für proletarisch-revolutionäre samm­lung », et Mar­xis­tische tri­bune.

Selon un rap­port de la police fran­çaise, Frö­lich aurait égale­ment été membre du groupeNeu Begin­nen, mais les infor­ma­tions pro­ve­nant de cette source sont sou­vent dou­teuses (ainsi Rosi Wolf­stein est décrite en 1939 comme « mili­tante du parti com­mu­niste alle­mand », dont elle était pour­tant exclue depuis 10 ans…).

Frö­lich et Wolf­stein vivent en France dans une situa­tion semi-officielle. Ils font régu­liè­re­ment des demandes pour être auto­ri­sés à rési­der en France de façon durable, mais on leur accorde à la place des auto­ri­sa­tions de séjour de durée limi­tée, de 3 mois renou­ve­lable17.

La situa­tion de Rosi Wolf­stein est sans doute com­pli­quée par les auto­ri­tés fran­çaises, en rai­son de sa par­ti­ci­pa­tion en jan­vier 1923 à un mee­ting com­mu­niste à Paris contre le traité de Ver­sailles et contre l’occupation de la Ruhr par l’armée fran­çaise18. La police avait à l’époque essayé de l’arrêter, avec des moyens impor­tants puisque des fila­tures de com­mu­nistes fran­çais furent orga­ni­sées, mais les mili­tants furent plus astu­cieux et Wolf­stein fut exfil­trée avec suc­cès au nez et à la barbe des auto­ri­tés françaises.

Ainsi, Wolf­stein se trouve obli­gée de pas­ser clan­des­ti­ne­ment de la Bel­gique à la France en 1935, puis de nou­veau en juin 1936. Frö­lich et Wolf­stein habitent au 84 rue Jul­lien, à Vanves (en ban­lieue pari­sienne) ; plus tard ils habitent tou­jours à Vanves, au 16 ave­nue Vic­tor Hugo.

Frö­lich conti­nue de consa­crer l’essentiel de son acti­vité à la lutte contre le nazisme. La police fran­çaise note qu’il est « de natio­na­lité indé­ter­mi­née », autre­ment dit apa­tride, ce qui signi­fie sans nul doute qu’il a été déchu de sa natio­na­lité alle­mande par le régime nazi.

Il est sur­tout actif au sein du SAP, qui est à l’époque membre d’une petite Inter­na­tio­nale socia­liste révo­lu­tion­naire, dont le secré­ta­riat était assuré par le Parti tra­vailliste indé­pen­dant bri­tan­nique (ILP), d’où son appel­la­tion cou­rante de « Bureau de Londres ». La direc­tion en exil du SAP main­tient donc un contact avec les autres orga­ni­sa­tions du Bureau de Londres.

A en croire un rap­port de police, Frö­lich est aussi « cor­res­pon­dant à Paris des jour­naux à ten­dance socia­liste Fol­kets Dag­blag et Arbei­ter Zei­tung, organes sué­dois et suisses, ainsi que du quo­ti­dien radi­cal amé­ri­cain New York Post. » Tou­jours selon un rap­port de police, Wolf­stein par­ti­cipe elle aussi « à divers jour­naux anti-hitlériens parais­sant en France, en Suède, en Suisse. »

A l’initiative de Boris Sou­va­rine, Frö­lich par­ti­cipe à un pro­jet de l’Institut Inter­na­tio­nal d’Histoire Sociale (IIHS) d’Amsterdam, qui vise à récol­ter les mémoires poli­tiques de figures du mou­ve­ment ouvrier. Son manus­crit de plus de 300 pages est achevé en 1938 ; tou­jours inédit à l’heure actuelle, le texte reste conservé par l’IIHS19.

Après des années de tra­vail, c’est en 1939 que Paul Frö­lich publie sa bio­gra­phie de Rosa Luxem­burg : Rosa Luxem­burg, Gedanke und Tat. Elle est éditée en alle­mand à Paris, par une mai­son d’édition créée par des exi­lés alle­mands : les Edi­tions nou­velles inter­na­tio­nales20. C’est la pre­mière bio­gra­phie fiable de Luxem­burg, impor­tante tant comme recherche his­to­rique que poli­ti­que­ment, et elle est rapi­de­ment tra­duite en plu­sieurs langues (mais seule­ment 26 ans plus tard en fran­çais). Pour notre part, nous la consi­dé­rons encore comme la bio­gra­phie de Luxem­burg à lire en priorité.

Mais à peine le livre a-t-il paru, que la décla­ra­tion de guerre sur­vient. Le gou­ver­ne­ment fran­çais décide alors d’interner les mili­tants alle­mands anti-nazis exi­lés en France. Il faut sou­li­gner l’ignominie et la stu­pi­dité du gou­ver­ne­ment fran­çais, qui enferma des réfu­giés poli­tiques – qui plus est mili­tants aguer­ris de la lutte contre le nazisme ! – sous le pré­texte que la France était en guerre contre l’Allemagne nazie…

Paul Frö­lich et Rosi Wolf­stein sont arrê­tés le 2 sep­tembre 1939 et empri­son­nés, le pre­mier à la pri­son de la Santé, la seconde à la pri­son pour femmes de la Petite Roquette. Frö­lich est interné le 11 octobre 1939 au camp du Ver­net (dans l’Ariège), et Wolf­stein le 17 octobre 1939 au camp de Rieu­cros (en Lozère). Frö­lich aurait été libéré le 7 février 1940, mais un cour­rier du pré­fet de police du 12 février le men­tionne tou­jours comme « interné au Camp du Ver­net ». Quoi qu’il en soit, il est par la suite envoyé en mai 1940 au camp de Bas­sens (en Gironde).

On lit dans un rap­port de la police fran­çaise de sep­tembre 1940 que « Frö­lich peut être consi­déré comme sus­pect au point de vue poli­tique et dan­ge­reux pour l’ordre public et la sécu­rité natio­nale », et dans un rap­port de police de jan­vier 1941 que Wolf­stein est une « jour­na­liste et pro­pa­gan­diste com­mu­niste dan­ge­reuse pour l’ordre public ».

Grâce à l’action de l’Emer­gency Rescue Com­mit­tee de Varian Fry21, Frö­lich et Wolf­stein purent fina­le­ment se réfu­gier en 1941 à New-York.

Fin 1948, tou­jours aux Etats-Unis, Frö­lich rédige une pré­face pour la deuxième édition alle­mande de son Rosa Luxem­burg22, où il écrit que pour elle comme pour lui, « le but du socia­lisme, c’est l’homme, c’est une société sans dif­fé­rences de classes où les hommes forgent en com­mun et libre­ment leur des­tin. […] Le socia­lisme, c’est la démo­cra­tie ache­vée, le libre déve­lop­pe­ment de la per­son­na­lité indi­vi­duelle dans l’action com­mune avec tous pour le bien de tous. »23

Il rentre en Alle­magne en 1950, à Franc­fort (Alle­magne de l’Ouest), où il milite à l’aile gauche du SPD. Il conti­nue de tra­vailler à un ouvrage sur l’histoire de la Révo­lu­tion fran­çaise de 1789, qu’il n’eut pas le temps d’achever : il meurt le 16 mars 1953. Ses manus­crits sur ce sujet ont cepen­dant été publiés en 1957.

Notice sur Frö­lich parue dans la revue La Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne en mai 1953 (ce texte com­prend quelques erreurs ; mais nous le repro­dui­sons tel quel, à titre documentaire) :

« Paul Frö­lich vient de mou­rir à Francfort-sur-le-Mein. Il avait 69 ans.

Né a Leip­zig le 7 août 1883, il avait de nom­breux frères et sœurs. Famille ouvrière et de tra­di­tion socia­liste : son père appar­te­nait au mou­ve­ment et avait lutté contre « la loi anti-socialiste de Bis­marck ». Dès sa prime jeu­nesse Paul fut mêlé au mou­ve­ment. Pen­dant la pre­mière guerre mon­diale il col­la­bora au « Leip­zi­ger Volks­zei­tung », organe prin­ci­pal de la social-démocratie, au « Ham­bur­ger Echo » et au « Bre­mer Bür­ger­zei­tung » ; il fut des socia­listes qui lut­tèrent, avec ce que cela com­por­tait de risques, contre l’impérialisme wil­hel­mien, dans les grou­pe­ments de gauche ras­sem­blés autour de l’« Arbeiterpolitik ».

Dans les luttes révo­lu­tion­naires de 18–19, Paul Frö­lich appar­tint à l’avant-garde qui se bat­tit cou­ra­geu­se­ment pour une Alle­magne socia­liste. Il fut un des fon­da­teurs du mou­ve­ment com­mu­niste alle­mand : il était l’un de ses meilleurs ora­teurs, l’un de ses meilleurs écrivains.

Il connut aussi, à cette époque, les per­sé­cu­tions poli­tiques, la vie dans l’illégalité, la prison.

De 1921 à 1924 il fut député au Reichstag.

Son esprit cri­tique devait le faire entrer en conflit aigu avec le groupe diri­geant du parti com­mu­niste. Cela dura des années. Puis en 1928 il dut, avec un groupe de mili­tants influents, se sépa­rer défi­ni­ti­ve­ment du parti.

Il tenta à plu­sieurs reprises dans divers groupes oppo­si­tion­nels d’agir sur le parti en dégé­né­res­cence. Fina­le­ment, avec son groupe, il rejoi­gnit le parti social-démocrate.

En mars 33, après la prise du pou­voir par les nazis il fut arrêté et connut, jusqu’à décembre, les pri­sons et les camps de concen­tra­tion. Il émigra en France où il fut arrêté de nou­veau en 1939 et interné au tris­te­ment célèbre camp du Ver­net. A la défaite de la France, en 1940, il put gagner les U.S.A. avec un visa d’urgence. Il ren­tra en Alle­magne en 1950.

Vivant à Franc­fort depuis 1951, il y avait repris son acti­vité de jour­na­liste. Il s’intéressait par­ti­cu­liè­re­ment à la jeu­nesse, soit dans les écoles syn­di­cales, soit au sein du S.P.D. Sa culture, son expé­rience et son dévoue­ment trou­vaient à s’employer au béné­fice de la classe ouvrière.

Par ses nom­breuses bro­chures, par ses tra­vaux his­to­riques et théo­riques, P. Frö­lich a contri­bué au monu­ment de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne. Il est le véri­table héri­tier de Franz Mehring.

Parmi ses œuvres, citons : « Dix ans de guerre et de guerre civile » (1918–1928), une « His­toire illus­trée de la Révo­lu­tion alle­mande de 1848 », ses « Por­traits lit­té­raires et poli­tiques, de Dan­ton à Eugen Levine ». Paul Frö­lich était l’éditeur des œuvres de sa grande cama­rade de lutte Rosa Luxem­bourg, dont il écri­vit une bio­gra­phie tra­duite dans plu­sieurs langues et réim­pri­mée en Alle­magne en 1948. »24

Textes de Paul Frö­lich tra­duits en fran­çais :

* Paul Frö­lich, La Ter­reur blanche en Alle­magne, Petite biblio­thèque com­mu­niste, Paris, 1922, 63 pages.

* Paul Froe­lich, « Rosa Luxem­bourg et la grève géné­rale », intro­duc­tion de 6 pages dans : Rosa Luxem­bourg, Grève géné­rale, parti et syn­di­cats, Spar­ta­cus, Paris, 1947. Tra­duc­tion de la pré­sen­ta­tion de Frö­lich par Berthe Fouchère.

* Paul Frö­lich, Rosa Luxem­burg, sa vie et son œuvre, Mas­pero, Paris, 1965, 390 pages. Tra­duc­tion par Jac­que­line Bois. Réédi­tion L’Harmattan, Paris, 1991 (il s’agit d’une réim­pres­sion de l’édition de 1965 ; cette tra­duc­tion était logi­que­ment basée sur la deuxième édition alle­mande, de 1949 – mais depuis Rosi Wolf­stein a publié une troi­sième édition alle­mande, en 1967).

1 « Consti­tu­tion du Parti Com­mu­niste d’Allemagne, 30 décembre 1918 – 1er jan­vier 1919 » (procès-verbal des débats du congrès), dans : André et Dori Prud­hom­meaux, Spar­ta­cus et la Com­mune de Ber­lin, 1918–1919, Edi­tions Spar­ta­cus, Paris, 1977, pp. 53–54.

2 Le texte est daté d’août 1919. La pré­face à la deuxième édition est datée de jan­vier 1920. La bro­chure s’achève par les der­niers mots du der­nier article de Rosa Luxem­burg : « Ich war, ich bin, ich werde sein ! » (« J’étais, je suis, je serai ! »).

3 Frö­lich indique dans le texte que « quelques semaines se sont écou­lées depuis l’assassinat de Rathe­nau sans qu’une lutte sérieuse contre la réac­tion ait été entre­prise » ; Wal­ther Rathe­nau ayant été assas­siné le 24 juin 1922, cela implique que la bro­chure a pro­ba­ble­ment été ache­vée fin juillet, puis tra­duite en fran­çais en août.

4Paul Frö­lich, La Ter­reur blanche en Alle­magne, Petite biblio­thèque com­mu­niste, Paris, 1922, p. 20.

5 « un gou­ver­ne­ment tota­le­ment impuis­sant devant les menées réac­tion­naires. » (Idem, p. 57)

6 Idem, p. 22.

7 Frö­lich repro­duit un appel com­mun SPD-USPD-KPD-syndicats du 27 juin 1922 contre les menées natio­na­listes et monar­chistes (décla­ra­tion qui a pour but selon Frö­lich de « consti­tuer le front unique du pro­lé­ta­riat »), ce qui tend à pri­vi­lé­gier l’hypothèse que ce troi­sième parti est le SPD.

8 Idem, p. 29.

9 Idem, p. 54.

10Juan Rus­tico, 1933 : la tra­gé­die du pro­lé­ta­riat alle­mand, Spar­ta­cus, Paris, 2003, pp. 33–34. Ce témoi­gnage de Juan Rus­tico, pseu­do­nyme du com­mu­niste anti-stalinien Hip­po­lyte Etche­be­here, a été ori­gi­nel­le­ment publié dans la revue Masses en juin et juillet 1933.

11 Lors des élec­tions légis­la­tives de juillet 1932, le SAP ne recueille que 72 630 suf­frages, soit 0,2 % des voix (mais sans doute ne présente-t-il pas des can­di­dats dans toutes les cir­cons­crip­tions). Le SPD a 21,6 % des voix, le KPD 14,3 %.

12Willy Brandt, Mémoires, Albin Michel, Paris, 1990, p. 83.

13 « Pré­face de la tra­duc­trice », dans Rosa Luxem­burg, sa vie et son œuvre, Mas­pero, Paris, 1965, p. 9.

14 Les exi­lés du SAP sont alors appe­lés les « sapistes ».

15 Voir : Simone Pétre­ment, La Vie de Simone Weil, Fayard, Paris, 1997.

16 Archives de la Pré­fec­ture de police, rue de la Montagne-Geneviève à Paris, dos­sier Ba2002 consa­cré à Rose Wolf­stein et Paul Frö­lich. L’ensemble des rap­ports de police cités dans notre article sont extraits de ce dossier.

17 Déci­sion du Pré­fet de police, 18 sep­tembre 1936.

18 Voir L’Humanité du 4 jan­vier 1923 : « Une com­mu­niste alle­mande vient affir­mer la soli­da­rité des deux pro­lé­ta­riats » en page 1, et le résumé de l’intervention de Wolf­stein en page 2. Dans L’Humanité du 5 jan­vier est publiée une photo du mee­ting, et dans le numéro du 6 jan­vier une photo de Rosi Wolfstein.

19 Cf : www.iisg.nl/archives/nl/files/f/11016215.php ainsi que les pré­ci­sions qui nous ont été com­mu­ni­quées par l’IIHS, e-mail du 21 jan­vier 2011.

20 L’ouvrage sor­tit des presses de l’imprimerie Ber­stein, 3 impasse Cro­za­tier (dans le 12e arrondissement).

21 Sur l’action de Fry, voir : Varian Fry, Livrer sur demande, Agone, Mar­seille, 2008, pré­face de Charles Jacquier.

22 Qui est donc la pre­mière édition publiée en Alle­magne, en l’occurrence à Hambourg.

23 Paul Frö­lich, Rosa Luxem­burg, sa vie et son œuvre, op.cit., pp. 19–20.

24 La Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne n° 373, n° 72 de la nou­velle série, mai 1953, p. 21. Le texte n’est pas signé.

90 ans après le Congrès de Tours

Publié le 1 décembre 2010 par Critique Sociale

En décembre 1920, le Congrès de Tours du Parti Socia­liste (Sec­tion Fran­çaise de l’Internationale Ouvrière) adop­tait à une large majo­rité une réso­lu­tion du Comité de la 3e Inter­na­tio­nale, et créait ainsi la Sec­tion Fran­çaise de l’Internationale Com­mu­niste (SFIC), plus tard appe­lée Parti Com­mu­niste. Le Comité de la 3eInter­na­tio­nale avait été fondé en france en mai 1919 par des révo­lu­tion­naires qui s’étaient oppo­sés à la Guerre mon­diale : à sa tête se trou­vaient Fer­nand Loriot, Boris Sou­va­rine et Pierre Monatte.

Mais rapi­de­ment le déve­lop­pe­ment du nou­veau parti a été entravé par les dérives auto­ri­taires des bol­ché­viks (dérives qui avaient été dénon­cées depuis long­temps par la révo­lu­tion­naire com­mu­niste Rosa Luxem­burg). Par la suite, l’aggravation de ces dérives par le sta­li­nisme en URSS puis dans tout le Komin­tern a détruit de l’intérieur les par­tis « com­mu­nistes », et les sta­li­niens ont exclu la plu­part des prin­ci­paux fon­da­teurs : Sou­va­rine et Monatte furent exclus dès 1924, Loriot conti­nua à com­battre de l’intérieur la sta­li­ni­sa­tion du parti puis fut poussé à la démis­sion en 1926. Ces mili­tants et bien d’autres ont pour­suivi leur lutte à l’extérieur du parti sta­li­nisé, en ani­mant les revues La Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne et le Bul­le­tin com­mu­niste, et en créant des groupes com­mu­nistes anti-staliniens comme le Cercle Com­mu­niste Démocratique.

Il faut rap­pe­ler que le sta­li­nisme nais­sant a été dénoncé dès les années 1920 par des mili­tants com­mu­nistes, qui furent pour cela exclus par la bureau­cra­tie. La dic­ta­ture capi­ta­liste d’Etat exer­cée en URSS contre les tra­vailleurs a été cri­ti­quée comme telle par de nom­breux com­mu­nistes, par des fon­da­teurs du parti comme Loriot, Sou­va­rine et Monatte, par des com­mu­nistes anti-staliniens de tous pays, par des luxem­bur­gistes, des conseillistes, d’autres mar­xistes, des socia­listes révo­lu­tion­naires, des com­mu­nistes démo­cra­tiques, etc.

À l’inverse, le parti sta­li­nien a eu des posi­tions oppo­sées aux inté­rêts des tra­vailleurs et oppo­sées aux prin­cipes du com­mu­nisme, en par­ti­cu­lier en renon­çant à toute pers­pec­tive révo­lu­tion­naire (comme on l’a vu en 1936, 1945 et 1968), en sou­te­nant le pacte Hitler-Staline au début de la Seconde guerre mon­diale, en votant les pleins pou­voirs au « socia­liste » Guy Mol­let pour écra­ser la révolte algé­rienne dans les années cin­quante, pour finir par adhé­rer au Pro­gramme com­mun de ges­tion du capi­ta­lisme avec le PS dans les années 1970, jusqu’au gou­ver­ne­ment Jospin.

Même après la fin de l’URSS en 1991, en l’absence d’un bilan de fond et d’une véri­table remise en cause poli­tique et his­to­rique, il n’y a pas eu de retour pos­sible du PCF vers le com­mu­nisme qui était porté par ses véri­tables fon­da­teurs, les mili­tants du Comité de la 3e Inter­na­tio­nale. Il ne reste donc pour ainsi dire rien du Congrès de Tours.

Mais l’objectif d’auto-émancipation des tra­vailleurs, d’un monde libéré du capi­ta­lisme, de l’exploitation par le tra­vail sala­rié et des Etats, reste plei­ne­ment d’actualité : à l’opposé du sta­li­nisme, le pro­jet com­mu­niste reste celui d’une com­mu­nauté humaine mon­diale, d’« une asso­cia­tion où le libre déve­lop­pe­ment de cha­cun est la condi­tion du libre déve­lop­pe­ment de tous »1.

Pour y arri­ver, « l’émancipation des tra­vailleurs doit être l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes »2, et non celle d’un parti auto­ri­taire, séparé des masses par la pro­fes­sion­na­li­sa­tion et la confis­ca­tion des tâches politiques.

1 Karl Marx, Mani­feste com­mu­niste, 1848.

2 Sta­tuts de l’Association Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs (Pre­mière Internationale).

-> Le n° 13 de Cri­tique Sociale en PDF.

-> Ce texte en tract : 90 ans après, que reste-t-il du Congrès de Tours ?

Retour sur la « réception » de Rosa Luxemburg en france

Publié le 17 octobre 2010 par Critique Sociale

Nous avons publié dans notre numéro pré­cé­dent un article inti­tulé « La lente “récep­tion” de Rosa Luxem­burg en france »1. Avec cette seconde par­tie, nous sou­hai­tons le com­plé­ter et le prolonger.

Un cer­tain nombre des dis­cours de Congrès pro­non­cés par Rosa Luxem­burg étaient dis­po­nibles en fran­çais de son vivant. L’impor­tance qu’avait le parti socia­liste d’Allemagne, le SPD, fait que des comptes-rendus de ses congrès figurent dans des revues socia­listes en france, et men­tionnent par­fois des inter­ven­tions de Rosa Luxem­burg. Ainsi, La Revue Socia­liste repro­duit en 1900 une inter­ven­tion qu’elle fit au congrès du SPD de sep­tembre 1900, dans le débat à pro­pos de « la poli­tique des trans­ports et la poli­tique commerciale » :

« Cal­wer2 estime, déclara Rosa Luxem­bourg3, que nous ne sommes pas encore en état de suivre une poli­tique libre-échangiste parce que l’Amérique ne veut pas entendre par­ler de libre-échange. C’est là le point de vue qui occupe tou­jours le gou­ver­ne­ment dans les ques­tions de pro­tec­tion ouvrière, c’est un point de vue pure­ment bour­geois. Quant à nous, nous disons : Si nous jugeons qu’une mesure est bonne en prin­cipe, nous devons com­men­cer par l’appliquer dans notre propre pays. Cal­wer se trouve en com­plète oppo­si­tion avec le point de vue de notre parti. On ne peut par­ler ainsi que lorsqu’on se trouve, dans la poli­tique doua­nière, au point de vue natio­nal, non au point de vue inter­na­tio­nal. Nous avons le devoir de prendre en consi­dé­ra­tion, non seule­ment les inté­rêts ouvriers natio­naux, mais les inté­rêts ouvriers inter­na­tio­naux, si les décla­ra­tions du Mani­feste Com­mu­niste ne doivent pas demeu­rer une simple phrase. Nous devons nous deman­der ce qui est utile aux ouvriers de tous les pays ; nous devons com­battre les taxes amé­ri­caines non seule­ment dans l’intérêt de notre indus­trie tex­tile, mais aussi dans l’intérêt des ouvriers amé­ri­cains, car ils ont à en souf­frir autant que nous. Les ouvriers amé­ri­cains savent très bien que l’ère pro­tec­tion­niste est liée à l’impérialisme et à la réac­tion. Ainsi, dans l’intérêt com­mun, nous devons com­battre les droits pro­tec­teurs en Amé­rique et en Alle­magne. »4

De plus, Rosa Luxem­burg inter­ve­nait fré­quem­ment lors des Congrès de la Deuxième Inter­na­tio­nale. Ce fut en par­ti­cu­lier le cas au Congrès socia­liste inter­na­tio­nal de Paris, en sep­tembre 1900. Elle s’y exprima, en fran­çais, au nom du cou­rant des « socia­listes pure­ment inter­na­tio­na­listes » contre ses adver­saires du PPS (« socia­listes » natio­na­listes polo­nais) qui cher­chaient à pri­ver son cou­rant de par­ti­ci­pa­tion au Congrès : « Fidèles au prin­cipe de la poli­tique jésui­tique, que le but consacre et légi­time les moyens, ils cherchent à nous frap­per dans le dos […] citoyens, je vous prie de vali­der à l’unanimité tous les cinq man­dats contes­tés, qui se trouvent entre les mains de socia­listes sin­cères. Vous mon­tre­rez ainsi à ces socia­listes que l’idéal de notre cause n’est pas seule­ment l’égalité écono­mique et la liberté poli­tique, mais qu’il est fait encore des prin­cipes essen­tiels de la bonne foi, de la jus­tice et de la fra­ter­nité ! »5

Dans un autre domaine, le 21 jan­vier 1912 L’Humanitépublie un article de son cor­res­pon­dant à Ber­lin rela­tant un entre­tien avec Rosa Luxem­burg, à pro­pos des élec­tions au Reichs­tag. En voici de larges extraits :

« C’est de Rosa Luxem­bourg, la vaillante cama­rade qui déjà au prin­temps de sa vie occupe une place si pré­émi­nente non seule­ment dans le mou­ve­ment alle­mand, mais aussi inter­na­tio­nal, que j’ai voulu connaître la signi­fi­ca­tion de notre vic­toire et quels pou­vaient être nos espoirs pour le futur Reichstag.

Je la trou­vai dans son agréable petit appar­te­ment de Sudende, alors qu’elle s’apprêtait à par­tir pour les pro­vinces rhé­nanes pour conti­nuer la cam­pagne jusqu’au jour du ballotage. […]

- Et quel est selon vous le sens de notre victoire ?

- Tout d’abord la défaite du gou­ver­ne­ment. Oh ! Natu­rel­le­ment défaite morale seule­ment, étant don­née notre forme de gou­ver­ne­ment. Cela chan­gera un peu l’aspect du Reichs­tag, mais si les cou­plets sont renou­ve­lés, les par­le­men­taires bour­geois chan­te­ront tou­jours la même chan­son. Nous serons pro­ba­ble­ment comme nombre le parti le plus impor­tant. […] Mais soyez convaincu que quelques dépu­tés socia­listes de plus ou de moins au Reichs­tag cela n’a pas une grande impor­tance, car dans le vote du bud­get impé­rial nous aurons tous les par­tis bour­geois contre nous. […]

- Mais cette poli­tique néga­tive du socia­lisme au Reichs­tag ne donnera-t-elle pas nais­sance à l’antiparlementarisme en Allemagne ?

- Je ne le crois pas, parce que la Social-Démocratie n’a pas com­mis la faute de faire du Par­le­ment le centre de la pro­pa­gande et de l’effort socia­listes. Les pro­lé­taires alle­mands ont appris à ne consi­dé­rer le Reichs­tag que commeun des moyens dans la lutte contre la société actuelle. Ils savent bien que tant que nous n’aurons pas la majo­rité ils ne pour­ront rien tenir. Mais la satis­fac­tion de voir chaque année le parti gran­dir et ses man­dats aug­men­ter n’est pas la seule qu’ils aient. Notre pres­sion au par­le­ment a fait obte­nir le peu de légis­la­tion et de pro­tec­tion ouvrières qui existe aujourd’hui. Notre oeuvre est donc loin d’être négative.

- Et les efforts en dehors du Reichstag ?

- Nom­breux, mais le plus impor­tant et celui auquel nous don­nons le plus d’attention en ce moment, c’est l’éducation théo­rique de notre pro­lé­ta­riat. […] »6

L’hebdomadaire La Vague publie le 31 octobre 1918 un des­sin repré­sen­tant Rosa Luxem­burg comme « por­trait de la semaine »7 – rubrique qui était réser­vée à des mili­tants paci­fistes issus des divers pays d’Europe. Le 16 jan­vier 1919, avant que son assas­si­nat ne soit connu, le même heb­do­ma­daire publie le texte « Que veut la Ligue Spar­ta­cus ? »8, sans que Luxem­burg ne soit indi­quée comme en étant la rédac­trice. De plus, et contrai­re­ment à ce qui est indi­qué, le texte n’est pas com­plet mais for­te­ment résumé.

Un an plus tard, « Que veut la Ligue Spar­ta­cus ? » est édité cette fois inté­gra­le­ment, par la revue suisse Le Phare, sous le titre « Les buts de l’Union spar­ta­cienne »9.

Ce même texte est édité en 1922 en bro­chure, avec le « Dis­cours sur le pro­gramme » pro­noncé par Rosa Luxem­burg en décembre 1918 lors du Congrès de fon­da­tion du Parti com­mu­niste d’Allemagne (KPD), ici sous le titre « Le Pro­gramme com­mu­niste ». Cette bro­chure est éditée par la Petite Biblio­thèque Com­mu­niste10, et le texte « Que veut la Ligue Spar­ta­cus ? », cette fois clai­re­ment attri­bué à son auteure, y porte le titre « Que veut l’Union de Spar­ta­cus ? »11.

La revue Spar­ta­cus, créée par André Prud­hom­meaux, publie le 1er juin 1931 la pre­mière tra­duc­tion en fran­çais du der­nier article écrit par Rosa Luxem­burg : « L’ordre règne à Ber­lin »12. Le 1er juillet 1931, la revue publie une nou­velle tra­duc­tion de « Que veut la Ligue Spar­ta­cus ? », inté­grale, sous le titre « Que veut Spar­ta­cus ? »13.

En jan­vier 1935 une autre revue Spar­ta­cus, « pour la culture révo­lu­tion­naire et l’action de masse » (créée par René Lefeuvre), publie quelques unes des lettres de pri­son, et sur­tout la pre­mière tra­duc­tion en fran­çais du dis­cours pro­noncé par Rosa Luxem­burg lors de son pro­cès à Franc­fort en février 1914 pour des pro­pos anti­mi­li­ta­ristes14.

Dans son numéro d’avril-mai 1935, Spar­ta­cus publie la pré­face de Mar­cel Olli­vier à sa tra­duc­tion du pre­mier tome de L’Accumulation du capi­tal, qui paraî­tra en 1936 à la Librai­rie du Tra­vail (cette pre­mière édition du pre­mier tome ne sera com­plé­tée par la paru­tion du second tome que… 31 ans plus tard !). Olli­vier constate le retard dans l’édition fran­co­phone de textes majeurs de Rosa Luxem­burg, qu’il attri­bue notam­ment au « peu d’empressement que les bol­che­viks et tous ceux qui sont à leur solde, montrent à faire connaître les idées » de Luxem­burg15.

En avril 1936, la revue Le Com­bat mar­xiste publie une tra­duc­tion d’un texte polo­nais de Rosa Luxem­burg, ce qui est un cas très rare à l’époque. Le texte tra­duit est une bro­chure publiée en 1906 à Var­so­vie : « Que voulons-nous ? ». Le Com­bat mar­xiste en publie le pre­mier cha­pitre, « Ce que veut le socia­lisme ». On peut y lire les extraits sui­vants :

« Le capi­ta­lisme est un fléau inter­na­tio­nal de l’humanité. Par consé­quent, les ouvriers de tous les pays doivent lut­ter côte à côte contre l’exploitation. Mais la sup­pres­sion du capi­ta­lisme et de la pro­priété pri­vée ne pourra pas s’effectuer dans un seul pays, indé­pen­dam­ment des autres. Les tra­vailleurs doivent réa­li­ser la révo­lu­tion socia­liste d’un com­mun effort par­tout où fument les che­mi­nées d’usines et où la misère est l’hôte habi­tuel des demeures ouvrières.

K. Marx et F. Engels ter­mi­nèrent en 1847 le Mani­feste Com­mu­niste par l’appel : “Pro­lé­taires de tous les pays, unissez-vous !” D’accord avec cet appel, la social-démocratie16 est un parti inter­na­tio­nal. Elle pour­suit l’unité des ouvriers de tous les pays dans la lutte pour un meilleur ave­nir de l’humanité. Or, le régime socia­liste met­tra fin à l’inégalité entre les hommes, à l’exploitation de l’homme par l’homme, à l’oppression d’un peuple par un autre ; il libé­rera la femme de l’assujettissement à l’homme, il ne tolé­rera plus les per­sé­cu­tions reli­gieuses, les délits d’opinion. […]

A l’heure actuelle la révo­lu­tion socia­liste est le but lumi­neux vers lequel tend le pro­grès social avec une force invin­cible. C’est de la classe ouvrière inter­na­tio­nale que dépend l’accélération de ce mou­ve­ment. Elle doit donc, avant tout, prendre conscience de sa tâche et s’approprier les moyens qui lui per­met­tront de l’accomplir. »17

Mal­gré ces efforts de rares jour­naux et éditeurs, la mécon­nais­sance des idées fon­da­men­tales de Rosa Luxem­burg en france a per­duré pen­dant long­temps. Par exemple, les années 1919–1920 ont été des années d’effervescence dans le mou­ve­ment socia­liste et révo­lu­tion­naire : mal­heu­reu­se­ment les idées de Rosa Luxem­burg étaient pour ainsi dire absentes en france. Quelques rares textes de sa plume étaient dis­po­nibles, mais de façon confi­den­tielle, et avec de graves manques concer­nant des textes fon­da­men­taux.

Quand Rosa Luxem­burg écri­vait en Alle­magne dans des jour­naux comme la Leip­zi­ger Volks­zei­tung ou la Säch­sische Arbei­ter­zei­tung, elle était lue par une large base popu­laire de tra­vailleurs et de sym­pa­thi­sants socia­listes. Ce ne fut pas le cas en france, ou de façon raris­sime.

Ainsi le mar­xiste anti-stalinien Mau­rice Pineau pouvait-il écrire en jan­vier 1934 : « jusqu’à ces der­nières années, Rosa Luxem­bourg était à peu près incon­nue du pro­lé­ta­riat fran­çais. »18 Mal­gré des publi­ca­tions assez consé­quentes dans les années 1930 puis dans les années 1960–1970, on peut affir­mer que c’est, hélas, pra­ti­que­ment tou­jours le cas aujourd’hui.

1Cri­tique Sociale n° 11, août 2010, pages 3 à 8. Consul­table (gra­tui­te­ment) sur notre site internet.

2 Richard Cal­wer (1868–1927), rap­por­teur au congrès sur la ques­tion, à l’époque député et membre de l’aile droite du SPD [note de Cri­tique Sociale].

3 Pen­dant long­temps, le nom de Rosa Luxem­burg a été « adapté » en france avec l’ajout d’un « o ». Dans cette cita­tion, comme dans le reste de cet article, nous res­pec­tons l’orthographe employée dans les docu­ments originaux.

4 Edgard Mil­haud, « Le Congrès Socia­liste de Mayence », La Revue Socia­liste n° 191, novembre 1900, p. 522.

5 Inter­ven­tion du 24 sep­tembre 1900. « Compte rendu sté­no­gra­phique non offi­ciel de la ver­sion fran­çaise du cin­quième Congrès Socia­liste Inter­na­tio­nal, tenu à Paris du 23 au 27 sep­tembre 1900 », Cahiers de la Quin­zaine, 1901, pp. 44–46 ; réim­primé dans His­toire de la IIe Inter­na­tio­nale, tome 13, Min­koff, 1980, pp. 203–205.

6 Edmond Peluso, « Les élec­tions alle­mandes. La Vic­toire Socia­liste jugée par Rosa Luxem­bourg », L’Humanité n° 2835, p. 1. Sou­li­gné dans l’original.

7 La Vague n° 44, p. 1. Ega­le­ment repro­duit à côté d’un por­trait de Karl Liebk­necht, une fois leur assas­si­nat connu, dans La Vague n° 56, 23 jan­vier 1919, p. 1. La Vague était un jour­nal opposé à la guerre, se reven­di­quant du paci­fisme, du socia­lisme et du fémi­nisme, dirigé par Pierre Bri­zon (1878–1923).

8 « Le Pro­gramme de Spar­ta­cus », La Vague n° 55, p. 2.

9 Le Phare n° 5–6, janvier-février 1920, pp. 256–265. Le Phare était une revue d’« éducation et docu­men­ta­tion socia­listes » diri­gée par Jules Humbert-Droz, à l’époque proche du Comité de la Troi­sième Inter­na­tio­nale de Fer­nand Loriot et Boris Souvarine.

10 Edi­tions créées par le Comité de la Troi­sième Inter­na­tio­nale (avant la créa­tion du Parti com­mu­niste SFIC), puis inté­grées comme col­lec­tion à la Librai­rie de l’Humanité lors de la dis­so­lu­tion du Comité en novembre 1921.

11 Rosa Luxem­bourg, Le Pro­gramme com­mu­niste, suivi de Que veut l’Union de Spar­ta­cus ?, Petite Biblio­thèque Com­mu­niste, Librai­rie de l’Humanité, 1922.

12 Sous le titre « La “Vic­toire” de l’Ordre », « par R. Luxem­bourg »,Spar­ta­cus n° 2, pp. 1–2. Cette revue, qui est la pre­mière en france à prendre le nom « Spar­ta­cus » en hom­mage à la Ligue Spar­ta­cus, se reven­dique du com­mu­nisme des conseils, et défend glo­ba­le­ment une orien­ta­tion « ultra-gauche ».

13 Rosa Luxem­burg n’est pas spé­ci­fi­que­ment dési­gnée comme auteure du texte (pp. 2–4). Dans le même numéro, la revue se pro­nonce pour « les conseils d’usine tels qu’ils se sont mani­fes­tés en Alle­magne pen­dant la révo­lu­tion de novembre [1918], et tels que l’Etat bol­ché­vik les a sup­pri­més en Rus­sie » (p. 1).

14 Rosa Luxembourg, « Dis­cours devant le Tri­bu­nal », Spar­ta­cus n° 5–6, 18 jan­vier 1935, pp. 4–5. Tra­duc­tion de Mar­cel Olli­vier. Dans le même numéro, ce der­nier écrit qu’avec l’assassinat de Luxem­burg le pro­lé­ta­riat a perdu « un théo­ri­cien au cer­veau puis­sant – le plus puis­sant peut-être depuis Marx », qui était capable « d’apporter un contre-poids utile à l’influence de Lénine et des bol­che­viks, dont sa dis­pa­ri­tion allait faire les guides exclu­sifs du pro­lé­ta­riat révo­lu­tion­naire. Ce qui ne devait pas aller – la suite des évène­ments l’a sur­abon­dam­ment prouvé – sans de graves incon­vé­nients. » (Mar­cel Olli­vier, « L’enseignement de Rosa Luxembourg », p. 6).

15 Mar­cel Olli­vier, « Sur un livre de Rosa Luxem­bourg. Rosa Luxem­bourg contre Lénine », Spar­ta­cus n° 8, p. 8.

16 Le mot a radi­ca­le­ment changé de sens depuis : il désigne à l’époque pour Rosa Luxem­burg l’ensemble des orga­ni­sa­tions regrou­pées dans la Deuxième Inter­na­tio­nale, dont la sec­tion fran­çaise (SFIO) par exemple se pro­cla­mait « parti de lutte de classe et de révo­lu­tion ». [note de Cri­tique Sociale]

17Le Com­bat mar­xisten° 30, avril 1936, pp. 20–22 (Czego chcemy ? Komen­tarz do pro­gramu Soc­jal­de­mo­kracji Kró­lestwa Pols­kiego i Litwy). Cette tra­duc­tion, effec­tuée par Lucienne Rey, n’a jamais été réédi­tée depuis.

18Mau­rice Pineau, « Le double assas­si­nat de Rosa Luxem­bourg », Le Com­bat mar­xiste n° 4, 15 jan­vier 1934, p. 11. Plus loin, il pré­cise : « La classe ouvrière fran­çaise ne connais­sait d’elle que le sou­ve­nir de son tré­pas héroïque aux côtés de Karl Liebk­necht. » D’ailleurs, cet article est publié à l’occasion des 15 ans de leur mort.

Article publié dans Cri­tique Sociale numéro 12 (octobre 2010).

La lente réception de Rosa Luxemburg en france

Publié le 7 août 2010 par Critique Sociale

Les tra­duc­tions des textes de Rosa Luxem­burg ont été assez tar­dives en france – d’ailleurs, 91 ans après sa mort de nom­breux textes ne sont tou­jours pas tra­duits en fran­çais. Ce retard est d’autant plus remar­quable que Rosa Luxem­burg lisait et écri­vait le fran­çais, qu’elle avait briè­ve­ment vécu en france1, et qu’elle y avait des amis.

Il semble que le pre­mier article de Rosa Luxem­burg publié en fran­çais soit une tra­duc­tion, par la revue Le Mou­ve­ment Socia­liste, d’un article écrit en alle­mand contre les concep­tions réfor­mistes : « Démo­cra­tie indus­trielle et démo­cra­tie poli­tique : cri­tique de Bern­stein »2. Il s’agit d’un seul des dix articles for­mant son ouvrageRéforme sociale ou révo­lu­tion ? (seconde par­tie, cha­pitre 2 : « Syn­di­cats, coopé­ra­tives et démo­cra­tie poli­tique »3). Au cours des trente années sui­vantes, le reste de son livre ne fut pas tra­duit en français.

Il est à noter que le der­nier para­graphe de l’article publié en 1899 ne figure pas dans les tra­duc­tions fran­çaises du livre ; peut-être que ce pas­sage a été sup­primé par Rosa Luxem­burg lors de la réédi­tion de son ouvrage en 19084. Voici cette conclu­sion : « Bern­stein déclare à la fin de sa “réponse” à Kautsky dans le Vor­waertsqu’il est com­plè­te­ment d’accord avec la par­tie pra­tique du pro­gramme de la démo­cra­tie socia­liste et que s’il a quelque objec­tion à faire, c’est uni­que­ment contre la par­tie théo­rique. Mal­gré tout cela il croit encore pou­voir mar­cher à bon droit dans les rangs du Parti, “car, pour lui, quelle impor­tance y a-t-il, à ce que dans la par­tie théo­rique il y ait une phrase qui ne soit pas à l’unisson de sa concep­tion ?” Cette décla­ra­tion prouve tout au plus com­bien Bern­stein a perdu le sens de la connexité entre l’action pra­tique de la démo­cra­tie socia­liste et ses prin­cipes géné­raux, com­bien les mêmes mots ont cessé d’exprimer les mêmes choses pour le “Parti” et pour “Bern­stein”. En réa­lité, les théo­ries propres à Bern­stein conduisent à cette concep­tion socia­liste très élémen­taire que, sans les prin­cipes fon­da­men­taux, toute la lutte pra­tique devient inutile et sans valeur, qu’avec l’abandon du but final le mou­ve­ment lui-même doit som­brer. »5

En 1903, elle publie dans Le Mou­ve­ment Socia­liste une des contri­bu­tions à une « enquête sur l’anticléricalisme et le socia­lisme »10.

De son vivant un seul de ses ouvrages est inté­gra­le­ment tra­duit en fran­çais, sa bro­chure sur la grève de masse qui est publiée par des socia­listes belges : La Grève en masse, le parti et les syn­di­cats, Volks­druk­ke­rij, Gand, 1909. Cette tra­duc­tion a été effec­tuée par Alexandre Bracke-Desrousseaux – un mar­xiste fran­çais qui connais­sait Rosa Luxem­burg – à la demande de cette der­nière11.

Pen­dant la guerre, les cen­sures alle­mandes et fran­çaises ne faci­li­tèrent évidem­ment pas la dif­fu­sion de ses textes contre la guerre – d’ailleurs sou­vent publiés sous pseu­do­nyme – qui res­tèrent donc incon­nus du lec­to­rat francophone.

En décembre 1918 et jan­vier 1919, alors que les évène­ments révo­lu­tion­naires en Alle­magne font sou­vent les gros titres de L’Humanité, Rosa Luxem­burg y est pour­tant rare­ment men­tion­née – on y lit plu­tôt « les par­ti­sans de Liebk­necht », « le groupe Liebk­necht », etc., ce qui montre que Karl Liebk­necht était plus connu qu’elle à l’époque. Le 6 jan­vier 1919, un article inti­tulé « Ce que repré­sente le groupe Spar­ta­cus. Ses prin­cipes et ses ten­dances »12, ne men­tionne pas une seule fois Rosa Luxem­burg ! De façon géné­rale, les orien­ta­tions des spar­ta­kistes (par­fois appe­lés « spar­ta­ciens ») y sont décrites avec le plus grand flou, voire de façon fran­che­ment erro­née, et en tout cas de façon majo­ri­tai­re­ment hos­tile (glo­ba­le­ment,L’Humanité sou­tient les orien­ta­tions de l’USPD13).

Le 17 jan­vier 1919, on relègue en seconde page un article au titre hési­tant : « Karl Liebk­necht et Rosa Luxem­burg. Leur arres­ta­tion à Ber­lin. Ont-ils été tués ? »14. Le len­de­main enfin, « Com­ment furent assas­si­nés Karl Liebk­necht et Rosa Luxem­burg » fait la une. Après un bref article plu­tôt favo­rable d’Amédée Dunois, le quo­ti­dien reprend la ver­sion men­son­gère de l’assassinat issue de la pro­pa­gande des assas­sins eux-mêmes15. Rien n’est indi­qué concer­nant ses idées politiques.

Cepen­dant, le 21 jan­vier un article de Bracke-Desrousseaux est enfin consa­cré à « Rosa Luxem­bourg », en pre­mière page. En voici l’essentiel :

« A des­sein, je conserve au nom pris par celle que les ouvriers socia­listes d’Allemagne appe­laient jadis unsere Rose, notre Rose, la forme fran­çaise qu’elle aimait à trou­ver dans nos jour­naux. “Les cama­rades de France ont rai­son d’écrire ce pseu­do­nyme comme ils en ont l’habitude, me disait-elle la der­nière fois que je pas­sai quelques moments avec elle : il me semble ainsi qu’ils m’adoptent mieux pour l’une des leurs.” […]

Je n’ai pas l’intention de faire ici une notice bio­gra­phique. Les don­nées me manquent et le temps de les rechercher.

Je ne me pro­mets même pas d’apprécier exac­te­ment son rôle depuis le début de la guerre et la place prise par elle aux côtés de Liebk­necht – jusqu’à la mort – dans la révo­lu­tion alle­mande. Nous sommes si mal renseignés ! […]

Elle par­lait au moins six langues. Elle aimait et connais­sait à fond, entre autres, la lit­té­ra­ture et la phi­lo­so­phie fran­çaises, aux­quelles elle aimait à reve­nir dans les courts loi­sirs qu’elle trouvait.

Rosa Luxem­bourg offre l’un des rares exemples d’une socia­liste qui put mili­ter dans les rangs de deux sec­tions à la fois. Elle comp­tait pour l’un des lea­ders de la social­dé­mo­cra­tie polo­naise et col­la­bo­rait assi­du­ment à son jour­nal. En même temps, elle bataillait avec la démo­cra­tie socia­liste alle­mande, par la plume, par la parole, par son action ardente et inlas­sable. Je ne crois pas qu’elle ait man­qué, depuis plus de vingt ans, un des Congrès – sauf pour cause de prison.

Tou­jours à la “gauche” du Parti, avec son amie Clara Zet­kin, elle était redou­tée, dans les dis­cus­sions, de ceux qui se trou­vaient ses adver­saires du moment. Son éloquence, nour­rie de faits, était mor­dante et sarcastique.

Elle s’était vouée à l’étude du mar­xisme. Lorsque le Parti socia­liste alle­mand fonda cette “Ecole socia­liste” de Ber­lin, qui devait être une pépi­nière de jour­na­listes et de pro­pa­gan­distes, c’est à elle que l’on confia les leçons d’économie poli­tique mar­xiste. C’est en pré­pa­rant ses cours, et aussi un livre d’introduction popu­laire à l’économie poli­tique qu’elle trouva le sujet d’un de ses ouvrages impor­tants : L’Accumulation du Capi­tal. Elle y étudiait un pro­blème qui se rat­ta­chait aux théo­ries expo­sées dans le deuxième volume du Capi­tal et s’y trou­vait conduite à expli­quer le lien néces­saire qui unit à la pro­duc­tion capi­ta­liste le mili­ta­risme et l’”impérialisme”, c’est-à-dire la poli­tique d’expansion colo­niale et de conquête.

C’est avec la méthode mar­xiste, qu’elle cher­chait à étendre en même temps qu’à éluci­der par les faits contem­po­rains, qu’elle avait étudié, dans sa thèse de doc­to­rat, l’Evo­lu­tion indus­trielle de la Pologne. […]

Dans l’Internationale, elle exer­çait la même action que dans l’organisation alle­mande. Une bro­chure inti­tu­lée Réforme ou révo­lu­tion ? résume quelques-uns des points sur les­quels elle avait com­battu le “révi­sion­nisme” et tout ce qui res­sem­blait à un “oppor­tu­nisme” cher­chant à entraî­ner le pro­lé­ta­riat dans la voie des alliances avec la démo­cra­tie bourgeoise. […]

Nul plus qu’elle, dans la démo­cra­tie socia­liste alle­mande, ne tra­vaillait à secouer la pesan­teur qui enchaî­nait les tra­vailleurs dans le cadre impé­rial. Une bro­chure, dont j’avais fait la tra­duc­tion fran­çaise, expo­sait, au len­de­main de la révo­lu­tion russe de 1905, la signi­fi­ca­tion nou­velle que pre­naient les actions de grève en masse, à mesure que la vieille notion de grève géné­rale fai­sant l’économie de la révo­lu­tion dis­pa­rais­sait. (La grève en masse, le Parti et les syn­di­cats, bro­chure publiée à Gand en 191016 par la librai­rie “Germinal”.)

Là encore, c’était dans la méthode mar­xiste qu’elle cher­chait le fil conduc­teur au milieu des évène­ments variés.

La révo­lu­tion alle­mande pour­sui­vra son des­tin. Soyons sûrs qu’après les ter­ribles oura­gans qui l’attendent peut-être encore, la mémoire de Rosa Luxem­bourg res­tera, pour le pro­lé­ta­riat de tous les pays, celle d’une com­bat­tante, en même temps que d’une éduca­trice. »17

Au moment de cet hom­mage, le lec­teur fran­co­phone ne peut en fait trou­ver aucun livre de Rosa Luxem­burg en librai­rie. Si son assas­si­nat sus­cite un cer­tain nombre d’hommages, aucune édition ne paraît durant les deux années sui­vantes. A par­tir de 1921, cer­taines lettres écrites par Rosa Luxem­burg en pri­son sont tra­duites, et en 1922 Bracke-Desrousseaux tra­duit sa bro­chure sur La Révo­lu­tion russe peu après sa publi­ca­tion en alle­mand : La Révo­lu­tion russe, exa­men cri­tique, éditions du Parti Socia­liste (SFIO), avec un avant-propos de Bracke (non-signé).

En 1922 le Bul­le­tin Com­mu­niste, fondé par Boris Sou­va­rine en 1920 et devenu en 1921 l’hebdomadaire du Parti Com­mu­niste SFIC, rend hom­mage à Rosa Luxem­burg pour la troi­sième année de se mort en la met­tant en cou­ver­ture. Alix Guillain tra­duit un de ses articles sous le titre « La Paix par la Révo­lu­tion seule » ; il s’agit en réa­lité de la qua­trième par­tie d’un article de Rosa Luxem­burg d’août 1917 : « Brû­lantes ques­tions d’actualité »18. En mai 1923, Mar­cel Olli­vier y tra­duit un large extrait du pre­mier cha­pitre du texte Cri­tique des cri­tiques, sous le titre : « L’accumulation du capi­tal et l’impérialisme »19, suivi d’un com­men­taire écrit par Lucien Lau­rat (sous le pseu­do­nyme Lucien Révo) : « Rosa Luxem­bourg conti­nua­trice de Marx ». Cet inté­rêt du PC, déjà réduit, ne dura pas : Boris Sou­va­rine, Mar­cel Olli­vier et Lucien Lau­rat, tous com­mu­nistes anti-staliniens, étant pour cette rai­son exclus ou pous­sés au départ à par­tir de 1924.

Il faut attendre les années 1930 pour de nou­velles publi­ca­tions de textes impor­tants : des articles sont tra­duits par les revues Spar­ta­cus (créée en 1931) puis la Cor­res­pon­dance Ouvrière Inter­na­tio­nale fon­dées par André Prud­hom­meaux, et à par­tir de 1933 par les revues Masses et Spar­ta­cus (créée en 1934) diri­gées par René Lefeuvre. Cer­tains de ses livres sont égale­ment tra­duits à cette période – Réforme sociale ou révo­lu­tion ?, La Crise de la social-démocratie (sous le titre La Crise de la démo­cra­tie socia­liste), et la pre­mière par­tie de L’Accumulation du Capi­tal – prin­ci­pa­le­ment par les éditions Nou­veau Pro­mé­thée20, les éditions Spar­ta­cus, et La Librai­rie du tra­vail21.

Article de René Lefeuvre dans Masses, février 1939

Après la seconde guerre mon­diale, seules les éditions Spar­ta­cus publient des ouvrages de Rosa Luxem­burg – mais de façon inten­sive : en deux ans, 1946 et 1947, sont publiés : La Révo­lu­tion russe, Mar­xisme contre dic­ta­ture (un recueil d’articles), Réforme ou révo­lu­tion ?, et Grève géné­rale, parti et syn­di­cats.

Par la suite, il y a eu au cours des années 1960 et 1970 net­te­ment plus de textes dis­po­nibles, notam­ment du fait des éditions Mas­pero et des éditions Spartacus.

Même si quelques nou­velles tra­duc­tions ont depuis été publiées, il reste que la majo­rité des articles et des dis­cours publiés de Rosa Luxem­burg res­tent encore inac­ces­sibles au lec­teur francophone.

[Nous revien­drons sur ce sujet dans notre pro­chain numéro]

1 Voir « Hom­mage à Rosa Luxem­burg à Paris », Cri­tique Sociale n° 10, mai 2010.

2Le Mou­ve­ment Socia­liste n° 11, 15 juin 1899, pp. 641 à 656, tra­duc­tion de J. Rivière.

3 Cf : Rosa Luxem­burg, Réforme sociale ou révo­lu­tion ?, et autres textes poli­tiques, Spar­ta­cus, 1997, pp. 74 à 83. Une note publiée en 1899 reprend égale­ment un extrait de la pre­mière par­tie, cha­pitre 3 (cf Spar­ta­cus, 1997, pp. 48 à 50).

4 C’est sur cette seconde édition alle­mande de 1908, revue par rap­port à celle de 1899, que sont basées les tra­duc­tions fran­çaises. Mais la tra­duc­tion de l’article en fran­çais en 1899 était peut-être basée sur le texte publié comme article dans le Leip­zi­ger Volks­zei­tung, et il est égale­ment pos­sible que Luxem­burg ait modi­fié son article d’origine lors de la pre­mière publi­ca­tion du livre.

5 Pages 655–656. Il y a égale­ment un court pas­sage, d’une seule phrase, qui s’insérerait dans l’édition Spar­ta­cus, 1997, p. 80 (p. 66 dans Mas­pero, 1969), entre « … de la lutte ouvrière. » et « D’après Bern­stein, par exemple … » : « Mais ce qui est impor­tant, ce n’est pas ce que Bern­stein pense en se fon­dant sur les assu­rances orales et écrites de ses amis sur la durée de la réac­tion, mais c’est le rap­port objec­tif interne entre la démo­cra­tie et le déve­lop­pe­ment social réel. » (p. 650).

6 Numéro 14, pp. 132–137, tra­duc­tion de J. Rivière. L’article a été retra­duit par Daniel Gué­rin dans : Rosa Luxem­burg, Le Socia­lisme en France (1898–1912), Bel­fond, 1971.

7Cahiers de la Quin­zaine onzième cahier pre­mière série, juillet 1900, pp. 76–82 (les Cahiers de la Quin­zaine étaient la revue de Charles Péguy, à l’époque drey­fu­sard et socia­liste). Repro­duit, sans l’introduction, dans Le Socia­lisme en France (1898–1912), op. cit., pp. 81–85 (« Affaire Drey­fus et cas Mil­le­rand »). Gué­rin indique par erreur 1899 comme date de publi­ca­tion, erreur sui­vie par Nettl (1972, p. 875) et Badia (1975, p. 844).

8 Rosa Luxem­burg, « Au conseil natio­nal du Parti Ouvrier fran­çais »,Le Socia­liste n° 18, 5 mai 1901, p. 1. Rosa Luxem­burg, « Dans la tem­pête », Le Socia­liste n° 81, 1er mai 1904, p. 1. Rosa Luxem­burg, « Du mar­xisme », Le Socia­lisme n° 18, 15 mars 1908, p. 3 (à l’occasion des 25 ans de la mort de Karl Marx). Rosa Luxem­bourg, « Un qui­pro­quo amu­sant », Le Socia­lisme n° 195, 9 sep­tembre 1911, pp. 4–5.

Le Socia­liste était le jour­nal du Parti Ouvrier (cou­rant « mar­xiste » du socia­lisme en france), puis du Parti Socia­liste de France (Unité Socia­liste Révo­lu­tion­naire) formé par la fusion du Parti Ouvrier avec le Parti Socia­liste Révo­lu­tion­naire et l’Alliance Com­mu­niste Révo­lu­tion­naire. Le Parti Socia­liste de France fusionna avec d’autres socia­listes en 1905 pour for­mer la Sec­tion Fran­çaise de l’Internationale Ouvrière (SFIO) ; Le Socia­lisme était l’un des jour­naux liés à la SFIO.

9 Le Socia­lisme n° 74, pp. 1–2. Elle écrit dans le même article que la lutte de classes « ne se ter­mi­nera que par la ruine com­plète du monde capi­ta­liste ».

10 Les réponses sont numé­ro­tées en chiffres romains : celle de Rosa Luxem­burg, « rédac­trice à la Leip­zi­ger Volks­zei­tung », porte le numéro X. Le Mou­ve­ment Socia­liste n° 111, 1er jan­vier 1903, pp. 28–37.Repro­duit dans Le Socia­lisme en France (1898–1912), op. cit., pp. 209–214.

11 Lettre de Bracke à René Lefeuvre, 6 sep­tembre 1946, p. 3 (lettre inédite, archives des éditions Spartacus).

12L’Humanité n° 5377, p. 1.

13Unabhän­gige Sozial­de­mo­kra­tische Par­tei Deut­schlands, Parti social-démocrate indé­pen­dant, cou­rant socia­liste « cen­triste », situé entre les révo­lu­tion­naires du KPD (Ligue Spar­ta­cus), et les « droi­tiers » du SPD au pouvoir.

14 L’Humanité n° 5388, p. 2.

15 On peut com­prendre cette cré­du­lité dans les jours sui­vant l’assassinat. Par contre, la réa­lité fut clai­re­ment dévoi­lée au cours des semaines sui­vantes : il est frap­pant de consta­ter que mal­gré cela la ver­sion des assas­sins a été, par igno­rance, repro­duite par L’Humanité au cours des années sui­vantes : n° 5746 du 15 jan­vier 1920 et n° 6869 du 15 jan­vier 1923.

16 La bro­chure men­tionne en fait deux années : 1909 et 1910. Bracke en a expli­qué plus tard la rai­son : « J’ai fait cette tra­duc­tion en 1909 pour nos cama­rades belges qui la publièrent dans leur col­lec­tion “Ger­mi­nal”. Si la cou­ver­ture de cette bro­chure, impri­mée à Gand par la coopé­ra­tive “Volks­druk­ke­rij” porte la date de 1910, c’est qu’on était aux der­niers mois de l’année et que, selon un usage de librai­rie, on anti­cipa le mil­lé­sime sui­vant. » (« Avant-propos », 19 mai 1947, dans : Rosa Luxem­bourg, Grève géné­rale, parti et syn­di­cats, Spar­ta­cus, 1947, p. 3).

17 Bracke (A.-M. Des­rous­seaux), « Rosa Luxem­bourg », L’Humanité n° 5392, 21 jan­vier 1919, p. 1.

18 Cela n’est pas signalé par A. Guillain (Bul­le­tin Com­mu­niste n° 3, 3e année, 19 jan­vier 1922, pp. 52–53). Tra­duc­tion inté­grale de l’article en ques­tion dans : Rosa Luxem­bourg, Contre la guerre par la révo­lu­tion, lettres de Spar­ta­cus et tracts, Spar­ta­cus, 1973 – le pas­sage « tra­duit » (ou plu­tôt adapté) en 1922 cor­res­pond à la par­tie « L’alternative », pp. 109–114. On trouve dans le même numéro du Bul­le­tin Com­mu­niste un article bourré d’erreurs sur la vie de Rosa Luxem­burg. Karl Liebk­necht est en cou­ver­ture du numéro de la semaine précédente.

19Bul­le­tin Com­mu­niste n° 21, 4e année, 24 mai 1923, pp. 251–257 (cor­res­pond au pas­sage de Cri­tique des cri­tiques tra­duit dans : Rosa Luxem­burg, L’Accumulation du Capi­tal, Mas­pero, 1967, tome II, pp. 140–154).

20 Créées par des mili­tants du « Com­bat Mar­xiste », cou­rant issu du Cercle Com­mu­niste Démo­cra­tique – ce qui est égale­ment le cas deRené Lefeuvre, fon­da­teur des éditions Spartacus.

21 Nous ne citons ici que les revues ou éditeurs qui ont publié plu­sieurs textes de Luxem­burg. Pour plus de détails voir « Œuvres de Rosa Luxem­burg en langue fran­çaise : paru­tions détaillées par ordre chro­no­lo­gique », sur le site inter­net du col­lec­tif Smolny : www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=508

Article publié dans Cri­tique Socialenuméro 11 (août 2010).

Claude Lefort à propos des dérives bureaucratiques

Publié le 1 août 2010 par Critique Sociale

Claude Lefort a été dans les années 1940 mili­tant trots­kiste, au sein du « Parti Com­mu­niste Inter­na­tio­na­liste » (PCI), avant de par­ti­ci­per à une scis­sion qui rom­pit avec le trots­kisme, créant une nou­velle orga­ni­sa­tion d’extrême-gauche : Socia­lisme ou Bar­ba­rie. Le texte qui suit est un extrait d’un article qu’il a publié en 1958 dans la revue de ce groupe : « Orga­ni­sa­tion et parti », Socia­lisme ou bar­ba­rie n° 26, novembre-décembre 19581.

« Le P.C.I., dans lequel j’avais milité jusqu’en 1948, ne par­ti­ci­pait en rien au sys­tème d’exploitation. Ses cadres ne tiraient aucun pri­vi­lège de leur acti­vité dans le parti. On ne trou­vait en son sein que des éléments ani­més d’une « bonne volonté révo­lu­tion­naire » évidente, et conscients du carac­tère contre-révolutionnaire des grandes orga­ni­sa­tions tra­di­tion­nelles. For­mel­le­ment une grande démo­cra­tie régnait. Les orga­nismes diri­geants étaient régu­liè­re­ment élus lors des assem­blées géné­rales ; celles-ci étaient fré­quentes, les cama­rades avaient toute liberté de se ras­sem­bler dans des ten­dances et de défendre leurs idées dans les réunions et les congrès (ils purent même s’exprimer dans des publi­ca­tions du parti). Pour­tant le P.C.I. se com­por­tait comme une micro-bureaucratie et nous appa­rais­sait comme telle. Sans doute faisait-il place à des pra­tiques condam­nables (tru­quage des man­dats lors des congrès, manoeuvres effec­tuées par la majo­rité en place pour assu­rer au maxi­mum la dif­fu­sion de ses idées et réduire celle des mino­ri­taires, calom­nies diverses pour dis­cré­di­ter l’adversaire, chan­tage à la des­truc­tion du parti chaque fois qu’un mili­tant se trou­vait en désac­cord sur cer­tains points impor­tants du pro­gramme, culte de la per­son­na­lité de Trotsky, etc.). Mais l’essentiel n’était pas là. Le P.C.I. se consi­dé­rait comme le parti du pro­lé­ta­riat, sa direc­tion irrem­pla­çable ; il jugeait la révo­lu­tion à venir comme le simple accom­plis­se­ment de son pro­gramme. A l’égard des luttes ouvrières, le point de vue de l’organisation pré­do­mi­nait abso­lu­ment. En consé­quence de quoi celles-ci étaient tou­jours inter­pré­tées selon ce cri­tère : dans quelles condi­tions seront-elles favo­rables au ren­for­ce­ment du parti ? S’étant iden­ti­fié une fois pour toutes avec la Révo­lu­tion mon­diale, le parti était prêt à bien des manoeuvres pour peu qu’elles fussent utiles à son développement.

Bien qu’on ne puisse faire cette com­pa­rai­son qu’avec beau­coup de pré­cau­tions, car elle n’est valide que dans une cer­taine pers­pec­tive, le P.C.I. comme le P.C.2 voyait dans le pro­lé­ta­riat une masse à diri­ger. Il pré­ten­dait seule­ment la bien diri­ger. Or cette rela­tion que le parti entre­te­nait avec les tra­vailleurs – ou plu­tôt qu’il aurait sou­haité entre­te­nir, car en fait il ne diri­geait rien du tout – se retrou­vait, trans­po­sée à l’intérieur de l’organisation entre l’appareil de direc­tion et la base. La divi­sion entre diri­geants et simples mili­tants était une norme. Les pre­miers atten­daient des seconds qu’ils écoutent, qu’ils dis­cutent des pro­po­si­tions, qu’ils votent, dif­fusent le jour­nal et collent les affiches. Les seconds, per­sua­dés qu’il fal­lait à la tête du parti des cama­rades com­pé­tents, fai­saient ce qu’on atten­dait d’eux. La démo­cra­tie était fon­dée sur le prin­cipe de la rati­fi­ca­tion. Consé­quence : de même que dans la lutte de classe, le point de vue de l’organisation pré­do­mi­nait, dans la lutte à l’intérieur du parti, le point de vue du contrôle de l’organisation était déci­sif. De même que la lutte révo­lu­tion­naire se confon­dait avec la lutte du parti, celle-ci se confon­dait avec la lutte menée par la bonne équipe. Le résul­tat était que les mili­tants se déter­mi­naient sur chaque ques­tion selon ce cri­tère : le vote renforce-t-il ou au contraire ne risque-t-il pas d’affaiblir la bonne équipe ? Ainsi cha­cun obéis­sant à un souci d’efficacité immé­diate, la loi d’inertie régnait comme dans toute bureau­cra­tie. Le trots­kysme était une des formes du conser­va­tisme idéologique.

La cri­tique que je fais du trots­kysme n’est pas d’ordre psy­cho­lo­gique : elle est socio­lo­gique. Elle ne porte pas sur des conduites indi­vi­duelles, elle concerne un modèle d’organisation sociale, dont le carac­tère bureau­cra­tique est d’autant plus remar­quable qu’il n’est pas déter­miné direc­te­ment par les condi­tions maté­rielles de l’exploitation. Sans doute ce modèle n’est-il qu’un sous-produit du modèle social domi­nant ; la micro-bureaucratie trots­kiste n’est pas l’expression d’une couche sociale, mais seule­ment l’écho au sein du mou­ve­ment ouvrier des bureau­cra­ties régnantes à l’échelle de la société glo­bale. Mais l’échec du trots­kysme nous montre l’extraordinaire dif­fi­culté qu’il y a à échap­per aux normes sociales domi­nantes, à ins­ti­tuer au niveau même de l’organisation révo­lu­tion­naire un mode de regrou­pe­ment, de tra­vail et d’action qui soient effec­ti­ve­ment révo­lu­tion­naires et non pas mar­qués du sceau de l’esprit bour­geois ou bureaucratique.

Les ana­lyses de Socia­lisme ou Bar­ba­rie, l’expérience que cer­tains tiraient, comme moi-même, de leur ancienne action dans un parti condui­saient natu­rel­le­ment à voir sous un jour nou­veau la lutte de classe et le socia­lisme. Il est inutile de résu­mer les posi­tions que la revue fut ame­née à prendre. Il suf­fira de dire que l’autonomie devint à nos yeux le cri­tère de la lutte et de l’organisation révo­lu­tion­naires. La revue n’a cessé d’affirmer que les ouvriers devaient prendre en main leur propre sort et s’organiser eux-mêmes indé­pen­dam­ment des par­tis et des syn­di­cats qui se pré­ten­daient les dépo­si­taires de leurs inté­rêts et de leur volonté. Nous jugions que l’objectif de la lutte ne pou­vait être que la ges­tion de la pro­duc­tion par les tra­vailleurs, car toute autre solu­tion n’aurait fait que consa­crer le pou­voir d’une nou­velle bureau­cra­tie ; nous cher­chions en consé­quence à déter­mi­ner des reven­di­ca­tions qui témoi­gnaient, dans l’immédiat, d’une conscience anti­bu­reau­cra­tique ; nous accor­dions une place cen­trale à l’analyse des rap­ports de pro­duc­tion et de leur évolu­tion, de manière à mon­trer que la ges­tion ouvrière était réa­li­sable et qu’elle ten­dait à se mani­fes­ter spon­ta­né­ment, déjà, au sein du sys­tème d’exploitation ; enfin nous étions ame­nés à défi­nir le socia­lisme comme une démo­cra­tie des conseils. »

1 Repris dans Claude Lefort, Elé­ments d’une cri­tique de la bureau­cra­tie, Gal­li­mard, 1979, pp. 99–102. Numé­ri­sa­tion par­tielle par le site inter­net « La Bataille Socia­liste » : bataillesocialiste.wordpress.com

2 Il s’agit du PCF, à l’époque inté­gra­le­ment sta­li­nien [note de Cri­tique Sociale].

Un livre de D. Muhlmann sur Rosa Luxemburg

Publié le 26 juin 2010 par Critique Sociale

David Muhl­mann vient de publier un livre sur Rosa Luxem­burg, inti­tulé « Récon­ci­lier mar­xisme et démo­cra­tie » (nous igno­rions qu’ils étaient fâchés – sauf, natu­rel­le­ment, si l’on parle des usages fal­la­cieux du mot « mar­xisme », et des usages fal­la­cieux du mot « démo­cra­tie »). Il est tou­jours bon de rap­pe­ler l’intérêt de la pen­sée de Rosa Luxem­burg, cet ouvrage est donc bienvenu.

La seconde par­tie du livre, la plus ori­gi­nale, est consti­tuée de la retrans­crip­tion de dis­cus­sions de l’auteur avec dif­fé­rentes per­sonnes de par le monde. Cer­taines de ces dis­cus­sions sont dis­pen­sables, d’autres très inté­res­santes – en par­ti­cu­lier les dis­cus­sions avec Nari­hiko Ito1 et Michael Krätke. Ito déclare notam­ment que « le socia­lisme de Rosa Luxem­burg com­mence par la lutte des masses popu­laires pour la démo­cra­tie. C’est parce que cette lutte révo­lu­tion­naire est démo­cra­tique dans ses méthodes et qu’elle est menée par le plus grand nombre que la démo­cra­tie peut deve­nir le contenu même du socia­lisme. » « La spon­ta­néité des masses à la place de la contrainte d’Etat, l’espace public plu­tôt que l’enfermement gou­ver­ne­men­tal, la diver­sité contre la fer­me­ture des élites, le déve­lop­pe­ment des ins­tincts sociaux face aux ins­tincts égoïstes, la créa­tion et l’initiative popu­laires au lieu du décret, tels étaient les signes dis­tinc­tifs du socia­lisme de Rosa Luxem­burg. […] Ce qui est cer­tain, c’est que la non-violence est une autre dimen­sion inté­grante du socia­lisme de Rosa Luxem­burg. » Ito pré­cise que la non-violence était « pour elle un prin­cipe de la révo­lu­tion socia­liste ». Muhl­mann ajoute que « pen­dant la pre­mière guerre mon­diale, son paci­fisme reste révo­lu­tion­naire au sens où elle appelle le pro­lé­ta­riat à conti­nuer son com­bat socia­liste et inter­na­tio­na­liste pré­ci­sé­ment pour arrê­ter le conflit inter-impérialiste. »2

La pre­mière par­tie de l’ouvrage retrace les débats aux­quels Rosa Luxem­burg a par­ti­cipé tout au long de sa vie mili­tante. Il s’agit d’une vision heu­reu­se­ment débar­ras­sée des car­cans idéo­lo­giques, qui a déjà été expri­mée dans divers autres textes et ouvrages sur Luxem­burg – par exemple en fran­çais et assez récem­ment, par Alain Guillerm dans Rosa Luxem­burg, la rose rouge (Picol­lec, 2002), ou encore – plus modes­te­ment – dans le numéro 4 de Cri­tique Sociale (jan­vier 2009), qui est inté­gra­le­ment consa­cré à Rosa Luxemburg.

Selon l’auteur, l’Allemagne était en 1918 « mûre pour le socia­lisme »3 ; c’est en soi contes­table, et cela ne prend pas en compte la situa­tion du reste de l’Europe et du monde. Par contre, David Muhl­mann a rai­son de sou­li­gner que le déve­lop­pe­ment écono­mique de l’Allemagne était beau­coup plus avancé qu’en Rus­sie, ce qui est effec­ti­ve­ment impor­tant. Il a égale­ment par­fai­te­ment rai­son de rap­pe­ler que l’URSSétait un capi­ta­lisme d’Etat ; il cite entre autres ana­lystes l’ayant écrit dans les années 1930–1940 Ante Ciliga, Anton Pan­ne­koek, et le groupe Socia­lisme ou Bar­ba­rie. Cette ana­lyse était aussi, entre autres, celle de Boris Sou­va­rine dès la fin des années 1920 dans le Bul­le­tin Com­mu­niste4, et des luxem­bur­gistes comme René Lefeuvre, Alain Guillerm, etc.5 On notera égale­ment que l’auteur ne men­tionne pas les situa­tion­nistes, sur les­quels l’influence de Luxem­burg est pour­tant importante.

Mais cette pre­mière par­tie « décalque » par­fois de près la bio­gra­phie écrite par Paul Frö­lich6. Il est regret­table que des pas­sages du texte de Frö­lich se retrouvent dans le texte de Muhl­mann sou­vent sans guille­mets et sans que l’origine ne soit indi­quée ; par exemple on lit dans l’ouvrage de Frö­lich : « la police prus­sienne modi­fia la com­po­si­tion du corps pro­fes­so­ral en mena­çant d’expulsion l’Autrichien Hil­fer­ding au cas où il pour­sui­vrait son ensei­gne­ment, et c’est ainsi qu’à par­tir de 1907 Rosa assuma l’enseignement de l’économie poli­tique, c’est-à-dire l’introduction aux théo­ries écono­miques de Karl Marx. » (Frö­lich, 1965, p. 187), et dans celui de Muhl­mann : « La police alle­mande modi­fia la com­po­si­tion du corps pro­fes­so­ral en mena­çant d’expulser Hil­fer­ding vers son pays d’origine au cas où il pour­sui­vrait son ensei­gne­ment, et c’est ainsi qu’à par­tir de 1907 Rosa Luxem­burg assuma l’enseignement de l’économie poli­tique, c’est-à-dire l’introduction aux théo­ries écono­miques de Marx. » (Muhl­mann, 2010, p. 75). Muhl­mann « amende » par­fois le texte de Frö­lich, par­fois en l’améliorant, par­fois l’inverse. Ainsi : « la res­tau­ra­tion de la Pologne resta pour eux un pos­tu­lat de la poli­tique démo­cra­tique et pro­lé­ta­rienne. » (Frö­lich, p. 46) devient « la res­tau­ra­tion de la Pologne resta pour eux un pos­tu­lat de base de toute poli­tique pro­gres­siste. » (Muhl­mann, p. 85). De la même façon : « Cepen­dant le pro­gramme spar­ta­kiste n’était pas un simple décalque du Mani­feste Com­mu­niste, il tirait le bilan de la situa­tion pré­sente de la lutte […] » (Frö­lich, p. 333) devient « Cepen­dant, le pro­gramme spar­ta­kiste n’était pas un simple décalque du Mani­feste com­mu­niste, il tirait le bilan de la situa­tion pré­sente […] » (Muhl­mann, p. 165)7.

Il aurait été beau­coup plus inté­res­sant que David Muhl­mann cite Frö­lich, pour ensuite dis­cu­ter tel ou tel terme employé par ce der­nier – tant il est vrai que mal­gré la grande valeur géné­rale de sa bio­gra­phie, Frö­lich n’est pas au-dessus de toute cri­tique sur cer­taines de ses conclusions.

On trouve égale­ment quelques emprunts à la bio­gra­phie de J. P. Nettl8. Là aussi, ni guille­mets ni indi­ca­tion de la pro­ve­nance du texte, mais par­fois de légères modi­fi­ca­tions curieuses : « Cepen­dant, pour les Russes, il y avait aussi un aspect posi­tif à ce deuil : avec Rosa Luxem­burg et Leo Jogiches dis­pa­rais­saient deux adver­saires réso­lus de la domi­na­tion bol­che­vique sur le socia­lisme inter­na­tio­nal. Désor­mais, il était plus facile aux Russes d’imposer leur volonté au parti alle­mand ; » (Nettl, 1972, p. 765) devient : « Cepen­dant, pour les Russes, il y avait aussi un aspect posi­tif à ce deuil : avec Rosa Luxem­burg et Karl Liebk­necht dis­pa­rais­saient deux cri­tiques de gauche et adver­saires réso­lus de la domi­na­tion bol­che­vique sur le socia­lisme inter­na­tio­nal. Désor­mais, il était plus facile aux nou­veaux maîtres du Krem­lin d’imposer leur volonté au jeune Parti alle­mand ; » (Muhl­mann, 2010, p. 182)9.

Il reste que l’on se trouve en accord avec David Muhl­mann à la fois quand à l’intérêt tou­jours actuel de l’oeuvre de Rosa Luxem­burg, et quand il parle d’un « dépas­se­ment révo­lu­tion­naire du capi­ta­lisme », en pré­ci­sant : « Aujourd’hui, la révo­lu­tion doit être l’oeuvre du pro­lé­ta­riat, c’est-à-dire de la majo­rité de la popu­la­tion, dans la pers­pec­tive de bri­ser l’appareil d’Etat. »10

1 Dont le nom est ortho­gra­phié « Nahi­riko Ito » dans ce livre.

2 David Muhl­mann, Récon­ci­lier mar­xisme et démo­cra­tie, Seuil, 2010, pp. 306, 308 et 309.

3 Muhl­mann, op. cit., à deux reprises dans l’ouvrage : pp. 162 et 179.

4 Voir « Les vies de Boris Sou­va­rine », Cri­tique Sociale n° 2, novembre 2008.

5 De plus, Lénine a dès le début voulu mettre en place un capi­ta­lisme d’Etat et l’a expli­ci­te­ment annoncé à de nom­breuses reprises : voir cer­taines de ces cita­tions dans « Le léni­nisme et la révo­lu­tion russe», Cri­tique Sociale n° 1, octobre 2008.

6 Paul Frö­lich, Rosa Luxem­burg, sa vie et son oeuvre, Mas­pero, 1965 (réédi­tion L’Harmattan, 1991 – nous nous basons pour notre part sur l’édition de 1965). Cette bio­gra­phie a été publiée pour la pre­mière fois en 1939, en alle­mand, au cours de l’exil pari­sien de Frö­lich. Ce der­nier, qui fut un cama­rade de Rosa Luxem­burg, était à l’époque mili­tant du SAP (Sozia­lis­tische Arbei­ter­Par­tei), orga­ni­sa­tion socia­liste révo­lu­tion­naire membre du Bureau de Londres ; son équi­va­lent en france était lePSOP (Parti Socia­liste Ouvrier et Paysan).

7 Ega­le­ment : « Rosa Luxem­burg ne se repré­sen­tait pas l’insurrection comme une attaque fron­tale contre l’armée. Selon elle, l’insurrection avait pour condi­tion préa­lable une pro­fonde désa­gré­ga­tion des troupes, pré­pa­rée par l’agitation et par­ache­vée dans la lutte elle-même. La vic­toire de l’insurrection dépen­dait du pas­sage d’importantes frac­tions de l’armée dans les rangs du peuple révo­lu­tion­naire. » (Frö­lich, pp. 142–143) devient « Rosa Luxem­burg ne se repré­sen­tait donc pas l’insurrection popu­laire comme rele­vant d’une attaque fron­tale contre l’armée ; la vic­toire du camp socia­liste a pour condi­tion préa­lable la désa­gré­ga­tion des troupes, pré­pa­rée par l’agitation et par­ache­vée dans la lutte elle-même, et dépend du pas­sage d’importantes frac­tions de l’armée légale dans les rangs de l’armée révo­lu­tion­naire. » (Muhl­mann, p. 73). Pour­quoi le « peuple révo­lu­tion­naire », expres­sion tout à fait juste de Frö­lich, est-il ainsi rem­placé de façon si inexacte ? Voir aussi Frö­lich pp. 63–64 → Muhl­mann p. 30, Frö­lich p. 88 → Muhl­mann p. 38, Frö­lich p. 93 → Muhl­mann pp. 39–40, Frö­lich p. 113 → Muhl­mann p. 52, etc.

8 J. P. Nettl, La Vie et l’oeuvre de Rosa Luxem­burg, Mas­pero, 1972.

9 De même : « Une alter­na­tive mar­xiste révo­lu­tion­naire aurait pu être offerte par Rosa Luxem­burg si elle avait vécu. » (Nettl, p. 767) devient : « Une alter­na­tive mar­xiste révo­lu­tion­naire au bol­che­visme aurait pu être conduite par Rosa Luxem­burg si elle avait vécu […] » (Muhl­mann, p. 183).

10 Muhl­mann, op. cit., pp. 189 et 166.

Les luttes sociales sur l’île de Pâques

Publié le 1 juin 2010 par Critique Sociale

L’île de Pâques, long­temps sans pré­sence humaine du fait de son iso­le­ment géo­gra­phique, a été décou­verte par des poly­né­siens il y a envi­ron mille ans.

Plu­sieurs siècles plus tard, les pre­miers occi­den­taux met­taient à leur tour le pied sur l’île : une expé­di­tion hol­lan­daise trouva l’île le dimanche de Pâques 1722, lui don­nant ainsi son nom usuel – les habi­tants autoch­tones de l’île, pour leur part, appellent l’île du nom poly­né­sien Rapa Nui (ou Rapa­nui) ; de ce fait, on les appelle soit « pas­cuans » d’après le nom de l’île en espa­gnol (Isla de Pas­cua), soit « rapa­nuis »1.

Quelques autres navires d’explorateurs pas­sèrent par l’île au cours du XVIIIe siècle : des espa­gnols, des bri­tan­niques, et des fran­çais. Mais après les explo­ra­teurs, vinrent les colo­ni­sa­teurs, les reli­gieux, et les mar­chands. Au cours de la seconde moi­tié du XIXe siècle, leurs actions et exac­tions entraî­nèrent la désor­ga­ni­sa­tion de la société de l’île de Pâques. Le colo­nia­lisme et l’esclavagisme, ainsi que les mala­dies qu’ils appor­tèrent, tuèrent au cours des années 1860 au moins 90 % de la popu­la­tion de l’île.

Main­te­nus sous dic­ta­ture mili­taire chi­lienne et sous occu­pa­tion com­mer­ciale, les rapa­nuis ne purent pen­dant des décen­nies se sor­tir de cette situa­tion pro­vo­quée par des inter­ven­tions exté­rieures – moti­vées prin­ci­pa­le­ment par la cupi­dité. C’est par une lutte qu’ils ont menée au milieu des années 1960 qu’ils ont enfin obtenu le retour de leur liberté.

La civi­li­sa­tion des moaïs

La civi­li­sa­tion de l’île de Pâques est une par­tie de la civi­li­sa­tion poly­né­sienne. Grands navi­ga­teurs, les poly­né­siens peu­plèrent pro­gres­si­ve­ment les îles du Paci­fique. Ils arri­vèrent sur cette petite terre iso­lée qu’est l’île de Pâques et s’y ins­tal­lèrent à une date incer­taine, il y a envi­ron un mil­lier d’années2. Ils intro­dui­sirent de nom­breux végé­taux, notam­ment ali­men­taires comme la canne à sucre et la patate douce, ainsi que quelques espèces ani­males, et créèrent sur l’île un sys­tème déve­loppé d’agriculture.

La popu­la­tion était répar­tie sur l’île en une dizaine de « matas », autre­ment dit des clans, cha­cun étant consti­tué de quelques lignages3 (« familles élar­gies », ou « gentes »4). Chaque mata ou clan avait à sa dis­po­si­tion une par­tie du ter­ri­toire de l’île, cha­cune étant à peu près égale, et toutes don­nant sur la mer5. Les clans établis­saient près du rivage des vil­lages com­po­sés de quelques mai­sons communes.

On ignore com­bien étaient les rapa­nuis durant ces siècles ; au moins deux ou trois mil­liers vers les XVe–XVIIIe siècles, voire jusqu’à cinq ou dix mil­liers selon cer­tains auteurs (des chiffres allant jusqu’à 15 000 voire 20 000 habi­tants ont été avan­cés, mais ils paraissent actuel­le­ment très peu crédibles).

L’île est prin­ci­pa­le­ment connue pour ses sta­tues en pierre vol­ca­nique, les moaïs. D’une taille moyenne de 4 mètres, cer­tains moaïs atteignent jusqu’à 10 mètres de hau­teur. Ils étaient sculp­tés dans les flancs du vol­can Rano Raraku, puis trans­por­tés par chaque clan vers sa zone d’habitation, où ils étaient érigés sur un ahu (autel de pierre). Il est aujourd’hui cer­tain qu’il y avait sur l’île les res­sources suf­fi­santes pour trans­por­ter les moaïs, même s’il n’y a pas encore de consen­sus sur la méthode exacte qui était employée. Peut-être les moaïs étaient-ils trans­por­tés debout – cette théo­rie a le mérite de s’accorder avec la tra­di­tion orale, qui dit que les moaïs « mar­chaient » jusqu’aux ahus6. Ces moaïs étaient par­fois sur­mon­tés d’une « coiffe » de pierre appe­lée pukao7. Les pukaos étaient sculp­tés dans une autre car­rière, Puna Pau, choi­sie pour la cou­leur rouge de sa pierre. Ces « cha­peaux » de pierre repré­sen­te­raient des che­veux noués, ou seraient des coiffes dis­tinc­tives d’une appar­te­nance sociale, sans qu’il y ait pour le moment de cer­ti­tude sur ce sujet.

Les rapa­nuis réa­li­saient égale­ment des sculp­tures sur bois, de taille plus réduite, ce qui est com­mun chez les poly­né­siens. Ils pra­ti­quaient aussi la pein­ture, qui s’est sou­vent mal conser­vée, et dont une par­tie a été pillée. Ega­le­ment, les moaïs étaient par­fois peints.

Dans la vie quo­ti­dienne des anciens rapa­nuis, les moaïs et les construc­tions de pierre sur les­quels ils sont posés (les ahus) forment une fron­tière entre le vil­lage et l’océan. C’est une sorte de « pro­tec­tion » face à la toute puis­sance du Paci­fique. C’est aussi une marque tou­jours visible de civi­li­sa­tion, une déli­mi­ta­tion du ter­ri­toire qui a été construite par les humains, sym­bo­li­que­ment et phy­si­que­ment ras­su­rante (une borne oppo­sée à un hori­zon sans limite, voire aussi une source d’ombre). Il s’agit d’un élément archi­tec­tu­ral impor­tant, car les ahus sont par­fois vastes et assez élevés. Les visages des moaïs sont tour­nés vers le vil­lage : c’est la pro­tec­tion sym­bo­lique des anciens chefs, les moaïs étant très pro­ba­ble­ment des repré­sen­ta­tion d’ancêtres, d’anciens chefs du clan. A l’inverse, on peut égale­ment dire que les moaïs dominent les vil­la­geois, et ils sont égale­ment le sym­bole de la supé­rio­rité des classes diri­geantes – ainsi, phy­si­que­ment, les morts dominent les vivants. Les moaïs ont un double rôle de légi­ti­ma­tion : domi­na­tion du clan sur le ter­ri­toire (« terre des ancêtres »), et domi­na­tion des diri­geants actuels, des­cen­dants ou « héri­tiers » des anciens chefs, sur les autres membres du clan.

De nom­breuses res­sources font l’objet d’une uti­li­sa­tion col­lec­tive au sein de chaque vil­lage : les habi­ta­tions, les terres culti­vées, l’élevage des poules, le ou les bateaux de pêche, etc. Il y a quelques mai­sons col­lec­tives par vil­lage, peut-être une mai­son par lignage, qui ne sont uti­li­sées que pour dormir.

Il semble qu’il règne une cer­taine égalité entre clans, avec une répar­ti­tion ration­nelle du ter­ri­toire de l’île en par­ties à peu près égales. De plus, il y a une uti­li­sa­tion com­mune à tous les clans de cer­taines res­sources rares voire uniques sur l’île, comme le vol­can Rano Raraku (car­rière des moaïs), le Puna Pau (car­rière des pukaos), et peut-être égale­ment les plus vastes grottes de l’île, qui pou­vaient ser­vir de pro­tec­tion com­mune en cas de longue pluie ou de tem­pête. De même, alors qu’on ne trouve des gise­ments d’obsidienne que sur les ter­ri­toires de quelques clans, les outils d’obsidienne étaient pour­tant uti­li­sés en quan­tité impor­tante par tous les clans. Cette civi­li­sa­tion fonc­tion­nait sans mon­naie, sys­tème qui est resté inconnu jusqu’à son intro­duc­tion il y a un peu plus d’un siècle.

Evo­lu­tions de l’île et de la société rapanuie

Il y a quelques siècles, l’île de Pâques a subi la dis­pa­ri­tion de ses grands arbres. On évoque comme cause de cette catas­trophe écolo­gique le rôle impor­tant des périodes de séche­resse qui ont frappé l’île au cours de la pre­mière moi­tié du XVIIesiècle. « Le déclin puis la dis­pa­ri­tion de la plu­part des arbres et arbustes de l’île est sans aucun doute la consé­quence de nom­breux fac­teurs dont l’homme n’est qu’une des com­po­santes. […] l’île de Pâques a vrai­sem­bla­ble­ment été gra­ve­ment per­tur­bée au cours du XVIe et du XVIIe siècle par d’importantes fluc­tua­tions cli­ma­tiques »8. Le plus grand arbre de l’île était un pal­mier, jadis lar­ge­ment pré­sent et aujourd’hui tota­le­ment dis­paru : « pour­quoi le pal­mier a-t-il dis­paru ? Le coup de grâce a pu lui être asséné par les mou­tons et les chèvres, intro­duits aux XIXe et XXe siècles, mais l’espèce était évidem­ment clair­se­mée aupa­ra­vant […] il semble vrai­sem­blable que l’introduction du rat poly­né­sien empê­cha la régé­né­ra­tion du pal­mier de l’île de Pâques et, à terme, contri­bua à son extinc­tion. »9 Si le chan­ge­ment envi­ron­ne­men­tal a lar­ge­ment contri­bué à la défo­res­ta­tion, l’arrivée des humains et des ani­maux ame­nés avec eux a égale­ment par­ti­cipé à la dis­pa­ri­tion de cer­tains arbres et d’autres espèces végé­tales (inver­se­ment, les poly­né­siens ont intro­duit sur l’île de nom­breuses varié­tés végé­tales). La tra­di­tion de cré­ma­tion des morts a égale­ment été pré­ju­di­ciable, et fut d’ailleurs aban­don­née quand les arbres ont com­mencé à manquer.

Le déclin des grands arbres a empê­ché la construc­tion de grandes embar­ca­tions pou­vant par­cou­rir plu­sieurs mil­liers de kilo­mètres. Des migra­tions suite à une chan­ge­ment du cli­mat sont très cou­rantes dans l’histoire humaine, mais l’isolement et l’exiguïté de l’île ont joué contre ses habi­tants en empê­chant toute migration.

Le pro­blème pour les rapa­nuis ne se limi­tait pas à la quasi-disparition des grands arbres. Il s’agissait d’une modi­fi­ca­tion plus pro­fonde de l’écosystème de l’île, leur pro­blème prin­ci­pal se situant au niveau de la nour­ri­ture – pro­blème sur lequel la fin des grands arbres a cepen­dant une influence directe : presque plus de noix de pal­miers à consom­mer, et un pro­blème de construc­tion des bateaux entraî­nant des consé­quences néfastes pour une par­tie de la pêche10. Les rapa­nuis pro­cèdent alors à une adap­ta­tion de l’agriculture, avec les rares res­sources à leur dis­po­si­tion. L’utilisation de pierres leur per­met de lut­ter contre l’érosion, des paillis de pierres retiennent l’humidité, et des murets cir­cu­laires sont construits afin de culti­ver à l’abri du vent.

Cette époque coïn­cide avec la fin du culte des moaïs. L’arrêt de leur construc­tion est cer­tai­ne­ment une déci­sion consciente prise par les rapa­nuis, suite à un chan­ge­ment de leur orga­ni­sa­tion sociale. Les moaïs dres­sés sur les ahus sont ren­ver­sés volon­tai­re­ment, à l’aide de cor­dages, chaque clan ren­ver­sant ses moaïs. Les sta­tues des vil­lages sont toutes abat­tues face contre terre, et les yeux des sta­tues, siège du « mana » selon la tra­di­tion orale – c’est-à-dire siège de leur pou­voir –, sont bri­sés afin de neu­tra­li­ser les moaïs.

Plus encore que pour le ren­ver­se­ment des moaïs des vil­lages, seul un chan­ge­ment radi­cal de l’organisation de la société peut expli­quer l’arrêt du jour au len­de­main du tra­vail de construc­tion sur les moaïs en cours d’achèvement. Une ving­taine de pukaos ache­vés sont égale­ment lais­sés en vrac, avec d’autres en cours d’achèvement. S’il n’y a pas eu d’abandon des moaïs, pour­quoi ces pukaos prêts à l’emploi auraient-ils été lais­sés à l’autre bout de l’île ? Si les moaïs avaient conservé leur rôle mais qu’il y avait seule­ment une impos­si­bi­lité de trans­port due au manque de bois, pour­quoi ne pas les avoir tous ache­vés en les dres­sant sur place, au pied du vol­can Rano Raraku ? L’explication la plus logique est que les moaïs avaient cessé d’avoir un rôle sym­bo­lique, en rai­son d’un chan­ge­ment réel dans les struc­tures sociales. De plus, le fait que les yeux des moaïs aient été bri­sés montre qu’il n’y a pas eu une simple désaf­fec­tion, mais bien une volonté de bri­ser les sym­boles du pou­voir antérieur.

Cepen­dant, cer­tains des moaïs étaient peut-être fait pour res­ter sur place, le Rano Raraku étant alors en lui-même un lieu sacré pour l’ensemble des rapa­nuis (cepen­dant aucun des moaïs du Rano Raraku n’a d’oeil ni de pukao). Quoi qu’il en soit, cela ne concer­nait pas les 400 moaïs – ache­vés ou non – lais­sés au Rano Raraku, ce qui repré­sente presque la moi­tié de l’ensemble des moaïs sculp­tés. Cer­tains ont été aban­don­nés en cours de réa­li­sa­tion en rai­son d’une bri­sure ou d’un défaut de la pierre, d’autres étaient peut-être des­ti­nés à res­ter là, et enfin tous les autres ont été aban­don­nés du fait de la fin du culte des moaïs, alors qu’ils étaient soit en cours de sculp­ture, soit ache­vés et en attente de trans­port vers un ahu.

Il y a donc bien eu aban­don de la car­rière : arrêt de la réa­li­sa­tion de nom­breux moaïs en cours de sculp­ture, arrêt de la fina­li­sa­tion de moaïs déjà extraits de la roche, et arrêt du trans­port de moaïs ache­vés vers les ahus.

Il est établi que toutes les sta­tues de l’île n’ont pas été ren­ver­sées en même temps, ce qui pour­rait mon­trer qu’il ne s’agissait pas d’un « coup de colère » mais bien d’une néces­sité : enle­ver toute légi­ti­mité même sym­bo­lique à l’ancienne caste diri­geante (dont les membres ont pu vou­loir reprendre le pou­voir, par exemple). Les ahus, socles des moaïs, ne sont par contre pas tou­chés, et sont en quelque sorte « recy­clés » pour ser­vir d’ossuaires.

La popu­la­tion s’en prend donc non à l’ensemble de la construc­tion qui se trouve entre leur vil­lage et l’océan, mais aux seuls moaïs, qui sans leur ren­ver­se­ment auraient conti­nué de domi­ner le vil­lage. De même, il faut remar­quer que les sculp­tures sur bois sont épar­gnées – il ne s’agit donc pas d’une fré­né­sie des­truc­trice ; mais les moaïs dominent, contrai­re­ment aux sculp­tures sur bois qui sont conser­vées. C’est parce qu’ils sont la marque de la domi­na­tion pas­sée et d’un culte aban­donné que les moaïs doivent être mis à bas11.

Les rapa­nuis mettent fin au règne de la classe domi­nante, qui exi­geait des moaïs de plus en plus grands, ainsi qu’aux croyances qui lui ser­vait de jus­ti­fi­ca­tion. Selon l’anthropologue Chris­to­pher Ste­ven­son, les tra­vailleurs ont refusé de conti­nuer à entre­te­nir les diri­geants, ce qui est la source des chan­ge­ments12. Peut-être que cette évolu­tion ne fut pas simul­ta­née dans tous les clans, mais elle fut menée à terme du fait de l’espace réduit et de la sym­biose englo­bant l’île ; de plus il est logique qu’il y ait ali­gne­ment sur le sys­tème le plus ration­nel et effi­cace vu la situa­tion. Le chan­ge­ment envi­ron­ne­men­tal entraîne une baisse de la pro­duc­ti­vité du sol, ce qui abou­tit à un accrois­se­ment du tra­vail néces­saire pour la nour­ri­ture, d’où la solu­tion de libé­rer le tra­vail qui était employé à faire et trans­por­ter les moaïs. Ainsi, « dans la mesure où la classe domi­nante des socié­tés agraires exerce son pou­voir en par­tie par des moyens reli­gieux (en pré­ten­dant que ses prières et ses offrandes per­mettent de garan­tir de bonnes récoltes), il est conce­vable qu’un défi­cit grave au niveau de la pro­duc­tion agri­cole, dû à un chan­ge­ment cli­ma­tique par exemple, trans­croisse en crise poli­tique et ins­ti­tu­tion­nelle. »13 Cette « révo­lu­tion » a pro­ba­ble­ment lieu au début ou au milieu du XVIIIe siècle. Elle est mar­quée par la fin du règne de la classe diri­geante théo­cra­tique14, et par d’importantes modi­fi­ca­tions dans la culture rapa­nuie. Cette trans­for­ma­tion des struc­tures sociales est l’aboutissement d’un « conflit entre l’élite et la popu­la­tion sans-grade »15.

L’organisation ter­ri­to­riale en clans semble être main­te­nue telle quelle, « cepen­dant les fron­tières se mélan­geaient et se che­vau­chaient ; les membres d’un clan s’installaient fré­quem­ment parmi d’autres. »16 La nou­velle orga­ni­sa­tion sociale se débar­rasse de cer­tains anciens dogmes, et crée un nou­veau culte unis­sant l’ensemble de l’île : l’épreuve annuelle de l’homme-oiseau.

A la fin de l’hiver aus­tral, d’importantes céré­mo­nies reli­gieuses en l’honneur du dieu Make-Make se dérou­laient dans un vil­lage réservé à cet effet, Orongo, situé sur les bords du cra­tère du Rano Kau. Des mai­sons spé­ci­fiques construites sur ce site étaient uni­que­ment uti­li­sées à cette occa­sion ; il semble que chaque lignage avait sa mai­son (une qua­ran­taine au total). Signe peut-être d’une cer­taine conti­nuité, un seul moaï était pré­sent à Orongo. Il est dif­fi­cile de se rendre compte pré­ci­sé­ment de ce qu’il repré­sen­tait, car ce moaï a été emporté en 1868 et son contexte a été détruit : le moaï, rela­ti­ve­ment petit (2 mètres et demi), était à l’intérieur d’une mai­son, ce qui consti­tue un cas unique ; il était de plus par­tiel­le­ment enterré, tour­nait le dos à l’entrée et était recou­vert de repré­sen­ta­tions de l’homme-oiseau17. De même, l’homme-oiseau exis­tait sans doute déjà dans le « pan­théon » rapa­nui du temps de la civi­li­sa­tion des moaïs mais il n’avait, par contre, sans doute pas la même impor­tance symbolique.

Le point d’orgue des céré­mo­nies d’Orongo était l’épreuve annuelle de l’homme-oiseau, à laquelle chaque clan envoyait un par­ti­ci­pant. Il s’agissait de rejoindre à la nage un îlot, d’y attendre qu’un oiseau vienne y pondre le pre­mier oeuf de l’année, puis de le rame­ner à la nage. Le vain­queur deve­nait l’homme-oiseau et « diri­geait » l’île pour une année (en fait soit le vain­queur, soit le chef du clan du vain­queur : par­fois les par­ti­ci­pants concour­raient pour un autre18). En pra­tique son rôle était prin­ci­pa­le­ment sym­bo­lique, il semble qu’il ne fai­sait que régler des pro­blèmes ponc­tuels. Il ne retour­nait pas habi­ter avec son clan, mais vivait à l’écart dans une mai­son à Rano Raraku, ce qui le pla­çait « au des­sus » des clans. La der­nière épreuve de l’homme-oiseau s’est dérou­lée en 1867, en pleine période d’évangélisation, qui a été le coup de grâce dans le contexte d’une société déjà très fra­gi­li­sée et numé­ri­que­ment réduite.

A la construc­tion des moaïs, les rapa­nuis sub­sti­tuent égale­ment la gra­vure de bas-reliefs d’hommes-oiseaux, que l’on retrouve sur de très nom­breuses pierres de l’île. Il s’agit d’une forme sym­bo­lique et artis­tique dif­fé­rente, uti­li­sant moins de temps de tra­vail. Cette époque de l’histoire des rapa­nuis ne cor­res­pond nul­le­ment à une « déca­dence », mais sim­ple­ment à un chan­ge­ment inter­venu par leur propre volonté, tout en étant une adap­ta­tion suite à une modi­fi­ca­tion de leur environnement.

En effet, au cours de cette période les rapa­nuis pro­cèdent à des adap­ta­tions pour répondre aux modi­fi­ca­tions écolo­giques. Elles sont effi­caces, puisque d’après une obser­va­tion en 1804 encore « chaque mai­son est entou­rée de plan­ta­tions de bananes et de cannes à sucre. »19 D’autres obser­va­tions au cours de la pre­mière moi­tié du XIXe siècle décrivent une île lar­ge­ment culti­vée avec de « très belles plan­ta­tions »20, confir­mant que les rapa­nuis des XVIIIe et XIXe siècles ont su déve­lop­per avec suc­cès une agri­cul­ture adap­tée à leur envi­ron­ne­ment difficile.

Une évolu­tion sociale a ainsi créé la « seconde » civi­li­sa­tion rapa­nuie, qui est res­tée en place jusqu’aux drames de la fin du XIXe siècle. Cette civi­li­sa­tion inventa une forme ori­gi­nale d’écriture, ce qui confirme que cette période ne consti­tue pas une phase déca­dente de l’histoire des rapa­nuis (nous revien­drons plus loin sur cette écri­ture, dite « rongo-rongo »)

Pre­miers contacts avec des européens

Le début du XVIIIe siècle voit l’arrivée des pre­miers euro­péens. Ce sont des explo­ra­teurs qui viennent avec un ou plu­sieurs voi­liers, et ne res­tent qu’une jour­née ou quelques jours tout au plus. A chaque fois, des rapa­nuis viennent à leur ren­contre en pirogue ou à la nage (par­fois sur plu­sieurs kilo­mètres), montent sur les bateaux, dansent et chantent, saluant avec gaieté ces incon­nus. Les rapa­nuis apportent de la nour­ri­ture aux arri­vants, pour la don­ner ou l’échanger. Ils exa­minent avec atten­tion les bateaux, voire les mesurent à l’aide de cordes, inté­res­sés par une tech­no­lo­gie inconnue.

La pre­mière de ces expé­di­tions est celle du néer­lan­dais Jakob Rog­ge­veen, qui trouve l’île en avril 1722. D’après les divers témoi­gnages de cette expé­di­tion, il semble que ce soit encore l’époque de la civi­li­sa­tion des moaïs. Un des membres de l’expédition, Carl Beh­rens, remarque l’existence de prêtres, mais ne voit pas de chefs21. Il écrit : « Les habi­tants de cette île ne portent point d’armes, du moins n’en avons-nous vu aucune »22. Le capi­taine Cor­ne­lis Bou­man écrit égale­ment : « Les habi­tants n’avaient abso­lu­ment aucune arme d’aucune sorte, ils se sont appro­chés de nous très nom­breux avec leurs mains nues pour nous accueillir, sau­tant de joie. »23 Beh­rens indique que sur l’île « tout y est cultivé et labouré »24. Rog­ge­veen ajoute : « On peut clai­re­ment conclure que tous les indiens se servent de leurs pos­ses­sions en com­mun »25.

La deuxième expé­di­tion connue est diri­gée par l’espagnol Felipe Gon­zales y Haedo, en novembre 1770. Il donne à l’île le nom d’« île de San Car­los », en réfé­rence au roi d’Espagne de l’époque, mais ce nom ne resta pas. Les rapa­nuis les accueillent avec joie, leur apportent de la nour­ri­ture, et les accom­pagnent dans l’île. Un offi­cier de la Santa Rosa­lia note qu’il n’y a chez eux « pas la moindre appa­rence d’hostilité »26. Les deux navires res­tent six jours, et de très nom­breux rapa­nuis montent à bord au fil des jours. Les visi­teurs remarquent les moaïs, écrivent que les rapa­nuis « semblent leur vouer une grande véné­ra­tion »27, et il leur semble dis­tin­guer des prêtres. Les espa­gnols leur montrent des armes (arc, cou­teau, cou­te­las), mais les rapa­nuis n’en com­prennent pas l’usage. Il semble « qu’entre eux les biens sont pos­sé­dés en com­mun. »28

Les espa­gnols prennent pos­ses­sion de l’île, et y dressent trois croix chré­tiennes. Ils demandent à cer­tains des rapa­nuis pré­sents de signer un docu­ment attes­tant la sou­ve­rai­neté espa­gnole : sans com­prendre le sens de cette signa­ture, deux d’entre eux tracent quelques signes29, et un troi­sième des­sine une repré­sen­ta­tion de l’homme-oiseau.

Une expé­di­tion diri­gée par James Cook visite l’île en mars 1774. Des rapa­nuis viennent à leur ren­contre en pirogue, et leur offrent des fruits. Le contact se passe sans pro­blème, et un rapa­nui passe même la nuit sur le bateau.

Le len­de­main, les euro­péens débarquent sur l’île. Cook écrit : « Nous débar­quâmes sur la plage de sable, où étaient ras­sem­blés quelques cen­taines de natu­rels qui étaient si impa­tients de nous voir que beau­coup d’entre eux se mirent à la nage pour venir au-devant de nos cha­loupes. Pas un seul d’entre eux n’avait en main la moindre arme, pas même un bâton. […] Le pays sem­blait aride et dépourvu de bois ; il y avait néan­moins plu­sieurs plan­ta­tions de pommes de terre, de bana­niers, de cannes à sucre »30. Des échanges ont lieu, et les rapa­nuis offrent des pou­lets cuits.

Le scien­ti­fique William Wales explore l’île à pied avec un groupe d’une tren­taine d’européens. Il remarque l’hospitalité des rapa­nuis ren­con­trés à divers endroits de l’île, qui leur dis­tri­buent de la nour­ri­ture et de l’eau. Il note que de nom­breux moaïs sont ren­ver­sés et bri­sés par leur chute, et que les rapa­nuis ne semblent prê­ter aucune atten­tion à ces sta­tues. Il indique égale­ment n’avoir vu « aucune arme d’aucune sorte »31.

Le jeune Georg Fors­ter cir­cule égale­ment dans l’île avec une petite expé­di­tion. Il écrit à pro­pos des rapa­nuis : « il y a dans leur carac­tère une dou­ceur, une com­pas­sion, une bonté qui les rendent si dociles et, pour autant que le leur per­met leur misé­rable pays, si géné­reux, envers les étran­gers. »32 Il lui semble remar­quer quelques armes ; son père, le natu­ra­liste Johann Rein­hold Fors­ter, écrit : « mais ces armes n’étaient que des bâtons munis d’une pointe en lave noire vitri­fiée et soi­gneu­se­ment enve­lop­pés dans de petits mor­ceaux de tis­sus. »33 Georg Fors­ter note qu’il n’y a chez les pas­cuans pas « le moindre geste d’hostilité »34. Il pré­cise à pro­pos de l’attitude des rapa­nuis vis-à-vis des moaïs : « nous ne pou­vions les tenir pour des idoles. »35

La qua­trième visite d’européens sur l’île est celle de l’expédition La Pérouse en avril 1786. Comme tou­jours, des rapa­nuis abordent les bateaux : « ils mon­tèrent à bord avec un air riant et une sécu­rité qui me don­nèrent la meilleure opi­nion de leur carac­tère. […] ils étaient au milieu de nous, nus et sans aucune arme »36. Lors du pre­mier débar­que­ment, « Quatre ou cinq cent Indiens nous atten­daient sur le rivage ; ils étaient sans armes, quelques uns cou­verts de pièces d’étoffe blanches ou jaunes ; mais le plus grand nombre était nu […] leurs cris et leur phy­sio­no­mie expri­maient la joie ; ils s’avancèrent pour nous don­ner la main et faci­li­ter notre des­cente. »37Après avoir visité l’île, La Pérouse écrit : « je suis per­suadé que trois jours de tra­vail suf­fisent à chaque Indien pour se pro­cu­rer la sub­sis­tance d’une année. Cette faci­lité de pour­voir aux besoins de la vie m’a fait croire que les pro­duc­tions de la terre étaient en com­mun ; d’autant que je suis à peu près cer­tain que les mai­sons sont com­munes au moins à tout un vil­lage ou dis­trict. »38 Il ne remarque pas de hié­rar­chie. Des échanges de nour­ri­ture et d’autres objets ont lieu, et les rapa­nuis pro­cèdent aussi à des lar­cins, volant des cha­peaux et des mou­choirs. Ils mesurent le bateau de La Pérouse : « ils ont exa­miné nos câbles, nos ancres, notre bous­sole, notre roue de gou­ver­nail ; et ils sont venus le len­de­main avec une ficelle pour en reprendre la mesure, ce qui m’a fait croire qu’ils avaient eu quelques dis­cus­sions à terre à ce sujet »39.

Il semble à De Langle – le second de La Pérouse – qui a exploré l’île, « que les pro­duc­tions de la terre sont com­munes à tous les habi­tants du même dis­trict »40. Il note, sans plus de pré­ci­sions, que cer­tains moaïs sont ren­ver­sés et d’autres encore « debout, leur plate-forme à moi­tié rui­née. »41

Au XVIIIe siècle, les visites des euro­péens sont donc rares et brèves, et ne semblent pas avoir d’influence néga­tive sur la société rapa­nuie, ni pro­vo­quer de chan­ge­ments – sauf peut-être, et c’est très impor­tant, l’invention de l’écriture.

En effet, comme les autres poly­né­siens, la civi­li­sa­tion des moaïs ne connais­sait pas l’écriture. Il est pro­bable que ce soit après avoir vu une écri­ture, en 1770, que les rapa­nuis inven­tèrent la leur en se basant sur les signes qu’ils uti­li­saient pour la sculp­ture sur bois et pour les bas-reliefs : « Le fait que l’écriture pas­cuane ait pour base de la pic­to­gra­phie déjà exis­tante sur cette île est évident »42. L’écriture rongo-rongo est consti­tuée de hié­ro­glyphes, et n’a pas encore été déchif­frée, le savoir de cette langue s’étant perdu dans les catas­trophes de la fin du XIXe siècle, et la majo­rité de ses traces ayant été détruites. Il est pos­sible que les tablettes rongo-rongo aient eu un contenu sacré, et cer­taines d’entre elles au moins paraissent conte­nir des chants rituels. Au milieu des années 1860, du fait des raids escla­va­gistes et des pan­dé­mies, tous ceux qui savaient lire et écrire le rongo-rongo étaient morts. Peu après, la conver­sion au chris­tia­nisme fit son oeuvre : « le frère Eyraud avait fait un auto­dafé des moai Kava­kava [les sta­tuettes en bois] et des tablettes Ron­go­rongo parce qu’ils incar­naient la paga­nité à élimi­ner. »43 Mais quelques années plus tard, c’est grâce à l’intérêt de l’évêque de Tahiti pour ces tablettes qu’elles ont com­mencé à être ras­sem­blées et conser­vées. Il ne reste aujourd’hui dans le monde que 24 objets com­por­tant des ins­crip­tions rongo-rongo44, et aucun sur l’île de Pâques.

Il sem­ble­rait d’après les obser­va­tions de 1770 d’une part, et de 1774 d’autre part, que la fin de la civi­li­sa­tion des moaïs se soit pro­duite pen­dant cet inter­valle ; mais ces témoi­gnages sont à prendre avec pré­cau­tion, les espa­gnols n’ayant vu qu’une petite par­tie de l’île. Mal­gré la fai­blesse des don­nées, situer ce bou­le­ver­se­ment social entre 1770 et 1774 est une pos­si­bi­lité sérieuse45. Quoi qu’il en soit, ce chan­ge­ment a en tout cas com­mencé avant 1774.

Le temps des catastrophes

L’île de Pâques, ses habi­tants et sa culture, ont été vio­lem­ment mal­me­nés au cours des XIXe et XXe siècles. Au XIXe siècle, « il n’y avait rien sur l’île que l’on pût voler ou vendre, sauf le corps de ses habi­tants. »46 L’année 1805 voit la pre­mière offen­sive escla­va­giste contre l’île de Pâques : des chas­seurs de phoques états-uniens abordent l’île, tirent sur ses habi­tants, et enlèvent 22 rapa­nuis pour leur ser­vir de main d’oeuvre gra­tuite. De telles exac­tions vont se pour­suivre pen­dant plus d’un demi-siècle. Les bateaux de chas­seurs de baleines et de chas­seurs de phoques font des raids sur l’île ; ceux qui ont besoin d’esclaves se « servent » sur place, d’autres cap­turent des femmes qui sont vio­lées puis jetées à la mer.

Les rapa­nuis deviennent logi­que­ment beau­coup plus méfiants après ces exac­tions, et n’hésitent pas à repous­ser des visi­teurs pour les empê­cher de sévir, sou­vent avec suc­cès. Mais, pour se pro­té­ger col­lec­ti­ve­ment si les inten­tions des visi­teurs étaient pré­ju­di­ciables (ce qui était sou­vent le cas), tout en pou­vant obte­nir des objets amé­lio­rant leur situa­tion, lors de l’arrivée de bateaux des rapa­nuis allaient à leur ren­contre (soit en pirogue soit en nageant), et les abor­daient char­gés d’objets ou de nour­ri­ture à échan­ger avec les équi­pages. En effet, cer­tains des bateaux à cette période passent sur l’île uni­que­ment pour se ravi­tailler en nour­ri­ture, qu’ils échangent avec les rapa­nuis contre quelques objets. Pour éviter de nou­veaux drames, les rapa­nuis jettent par­fois des pierres contre les cha­loupes qui veulent abor­der l’île, pré­fé­rant des échanges hors de l’île afin d’éviter des rafles escla­va­gistes. Cer­tains visi­teurs réus­sissent cepen­dant à accos­ter, mais res­tent peu de temps et ne par­courent pas l’île. Entre plu­sieurs cen­taines et plus d’un mil­lier d’objets ont été empor­tés de l’île par les visi­teurs entre 1722 et 186247. Ils étaient soit échan­gés contre des objets appor­tés par les visi­teurs, soit don­nés par les rapa­nuis, soit pris par la force.

La pire des catas­trophes qu’ait connue l’île de Pâques s’est dérou­lée en 1862–1863. Des escla­va­gistes mènent plu­sieurs raids sur l’île, tirent sur les rapa­nuis, viennent dans le sang à bout de leur résis­tance, et cap­turent des cen­taines d’entre eux. Cette mise en escla­vage mas­sive a été un drame irré­pa­rable pour les habi­tants, ainsi que pour la culture et la mémoire de l’île : « envi­ron 2000 insu­laires ont été empor­tés au Pérou comme esclaves »48, aux­quels s’ajoutent ceux qui furent tués sur l’île pen­dant les raids.

Suite à la dénon­cia­tion inter­na­tio­nale de ces crimes, les rares sur­vi­vants purent ren­trer. Par­qués dans la soute d’un navire, seuls une poi­gnée de rapa­nuis malades sur­vé­curent jusqu’au retour sur leur île, et entraî­nèrent bien mal­gré eux une épidé­mie tragique.

A par­tir de l’exaction des escla­va­gistes de 1862–1863, la société est désor­ga­ni­sée, dis­lo­quée. Les rapa­nuis ne sont plus alors que quelques cen­taines, ce qui était encore le cas dans la pre­mière moi­tié du XXe siècle (le mini­mum fut atteint dans les années 1870 avec 110 rapa­nuis sur l’île après le départ – ou la dépor­ta­tion – de cer­tains d’entre eux vers Tahiti et les îles Gam­bier). C’est une époque de misère – ce qui d’ailleurs montre bien que le pro­blème n’était pas le rap­port entre le nombre d’habitants et la sur­face de l’île ou ses res­sources (puisque la popu­la­tion était alors dix fois infé­rieure à ce qu’elle était lors de l’apogée pas­cuane), mais bien l’organisation sociale, alors bri­sée49. C’est une société trau­ma­ti­sée, même si elle conserve tou­jours une capa­cité d’adaptation.

Pierre Loti, visi­tant l’île en 1872, écrit que « ce sont les civi­li­sés qui ont mon­tré, vis-à-vis des sau­vages, une sau­va­ge­rie ignoble. »50 Selon Alfred Métraux, l’île a été au milieu du XIXe siècle « le théâtre d’un des atten­tats les plus affreux que les blancs com­mirent dans les Mers du Sud. »51

L’île de Pâques fut annexée par le Chili en 1888. Par la suite, pen­dant plu­sieurs décen­nies l’île fut confis­quée par des mar­chands de bétail et de laine de mou­ton. C’est cette uti­li­sa­tion pro­duc­ti­viste de l’île qui a fait dis­pa­raître l’arbre toro­miro52 auXXe siècle ; cette exploi­ta­tion d’un bétail très nom­breux « est à l’origine de l’extinction de nom­breuses espèces végé­tales. »53

Avant l’intervention des euro­péens, la popu­la­tion était repar­tie tout autour de l’île. A la fin du XIXe siècle les rares sur­vi­vants ont été regrou­pés de force en un seul lieu, Hanga Roa. Aujourd’hui encore il s’agit de la seule ville de l’île, même si l’on ren­contre désor­mais quelques habi­ta­tions à d’autres endroits de l’île. Cette concen­tra­tion de la popu­la­tion est une consé­quence his­to­rique de la des­truc­tion de la civi­li­sa­tion vivante, puis de l’interdiction pen­dant des décen­nies de vivre en dehors de l’unique ville, le reste de l’île étant réservé aux mou­tons (c’est-à-dire : étant réservé à la fabri­ca­tion de pro­fit pour les mar­chands de mou­tons). Les rapa­nuis sur­vi­vants ont ainsi été chas­sés de leurs vil­lages et des terres qu’ils culti­vaient54.

Dans les années 1890, l’île est louée à des indus­triels. A par­tir de 1903, la William­son, Bal­four and Com­pany, entre­prise de Grande-Bretagne, crée la Com­pañía Explo­ta­dora de la Isla de Pas­cua (CEDIP). Moyen­nant un loyer versé au gou­ver­ne­ment chi­lien, cette entre­prise contrôle l’île, qui est ainsi pra­ti­que­ment pri­va­ti­sée. L’île n’est uti­li­sée pen­dant des décen­nies que pour ser­vir à l’élevage de dizaines de mil­liers de mou­tons. Les rapa­nuis sont mis au tra­vail forcé, puisqu’ils repré­sentent une main d’oeuvre déjà pré­sente sur place, et exploi­tée sans vergogne.

L’ensemble de ces inter­ven­tions néfastes subies par les rapa­nuis sont loin d’être des faits iso­lés à la même période : selon Rosa Luxem­burg, le com­merce mon­dial et les conquêtes colo­niales « ont pris leur plus grand essor sur­tout au XIXe siècle […]Ils mettent les pays indus­triels capi­ta­listes d’Europe en contact avec toutes sortes de formes de société dans d’autres par­ties du monde, avec des formes d’économie et de civi­li­sa­tion plus anciennes […] Le com­merce auquel ces écono­mies sont entraî­nées les décom­pose et les désa­grège rapi­de­ment. La fon­da­tion de com­pa­gnies com­mer­ciales colo­niales en terre étran­gère fait pas­ser le sol, base la plus impor­tante de la pro­duc­tion, ainsi que les trou­peaux de bétail quand il en existe, dans les mains des Etats euro­péens ou des com­pa­gnies com­mer­ciales. Cela détruit par­tout les rap­ports sociaux natu­rels et le mode d’économie indi­gène, des peuples entiers sont pour une part exter­mi­nés, et pour le reste pro­lé­ta­ri­sés et pla­cés, sous une forme ou sous l’autre, comme esclaves ou comme tra­vailleurs sala­riés, sous les ordres du capi­tal indus­triel et com­mer­cial. »55 C’est cela qui a été subi par l’île de Pâques et ses habitants.

Alfred Métraux, arrivé sur l’île en 1934, note que l’île « appar­te­nait » à la com­pa­gnie Williamson-Balfour56 ; l’administrateur anglais de l’île lui déclare d’ailleurs direc­te­ment : « L’Ile de Pâques appar­tient au Chili, mais est en fait la pro­priété pri­vée de la Com­pa­gnie William­son et Bal­four »57. Les rapa­nuis sont par­qués à Hanga Roa, cette zone réduite étant même entou­rée d’un mur et de fils de fer bar­be­lés (les colons vivant, eux, à l’extérieur de cette zone de pri­va­tion). Les rapa­nuis sont trai­tés « comme du bétail humain »58, pri­son­niers der­rière cette muraille qui leur inter­dit l’accès aux neuf dixièmes de leur île.

Le Chili a connu plu­sieurs périodes tra­giques de dic­ta­ture mili­taire, et l’île de Pâques en a connu encore plus. L’île a servi comme lieu de relé­ga­tion d’opposants pen­dant les dic­ta­tures mili­taires des années 1920 et 1930 : furent par exemple exi­lés de force les socia­listes Car­los Char­lin, Mar­ma­duque Grove et Euge­nio Matte, ou encore Car­los Vicuña Fuentes.

Les révoltes des rapanuis

Face à la façon inique dont ils sont trai­tés, les rapa­nuis réagissent : « Le colo­nia­lisme patro­nal a connu de forts mou­ve­ments de résis­tance rapa­nui, qui ont été écra­sés par les troupes que l’armée envoyait régu­liè­re­ment sur l’île. »59 En juin 1914, un sou­lè­ve­ment débute : les rapa­nuis remettent une lettre à l’administrateur de l’île, récla­mant leurs droits sur les terres et les ani­maux. Ils se réap­pro­prient du bétail, qu’ils consomment en de grands repas col­lec­tifs. Les rapa­nuis offrent égale­ment une par­tie de cette nour­ri­ture à l’expédition anglaise alors pré­sente sur l’île, menée par Kathe­rine Routledge.

Mais le bateau annuel de l’armée de mer arrive le 4 août 1914 sur l’île. Quatre meneurs de la révolte sont arrê­tés et empri­son­nés ; l’un d’eux est envoyé sur le conti­nent, où il meurt en pri­son60. Cette répres­sion sonne la fin de la révolte.

Les rapa­nuis res­tent donc « enfer­més, pri­son­niers sur leur propre terre. »61 Néan­moins, « des grèves moti­vées par des reven­di­ca­tions sala­riales ont eu lieu tout au long du siècle. »62 Les contes­ta­taires étaient par­fois arbi­trai­re­ment décla­rés « lépreux »63 — mala­die arri­vée sur l’île à la fin du XIXe siècle. Ces gêneurs étaient pla­cés dans la lépro­se­rie, donc mis à l’écart. Cette mesure avait une fonc­tion de répres­sion, ainsi que de dis­sua­sion sur les autres rapa­nuis sou­hai­tant agir pour amé­lio­rer leur sort.

C’est aussi l’époque des pre­mières recherches appro­fon­dies sur l’île, et d’autre part du redres­se­ment de cer­tains moaïs sur des ahus. Le pre­mier redres­se­ment d’un moaï date des années 1930, et la pre­mière res­tau­ra­tion com­plète d’un ahu avec redres­se­ment de tous ses moaïs date de 1960. Mais ces « res­tau­ra­tions » n’ont pas tou­jours été menées avec la plus grande rigueur, les moaïs n’étant pas for­cé­ment sur leur ahu d’origine. A la même période, sur ordre d’un mili­taire des chiffres ont été peints un peu par­tout sur les sta­tues, mar­quages qui aujourd’hui encore défi­gurent de nom­breux tré­sors archéo­lo­giques64.

A par­tir des années 1940, cer­tains rapa­nuis partent sur de petites embar­ca­tions, sou­vent construites clan­des­ti­ne­ment. Il s’agit de véri­tables évasions pour rejoindre Tahiti : ils partent à cause de la misère, « exploi­tés pour une paye déri­soire, tyran­ni­sés, bat­tus pour des péca­dilles, enfer­més »65, et pour faire connaître leur situa­tion à l’extérieur, afin qu’un chan­ge­ment inter­vienne. Huit expé­di­tions quittent l’île de 1944 à 1958 : la moi­tié font nau­frage, mais trois d’entre elles réus­sissent l’exploit nau­tique d’arriver jusqu’à des îles poly­né­siennes situées à des mil­liers de kilo­mètres, sur des embar­ca­tions de for­tune66. Cepen­dant, ces expé­di­tions très dan­ge­reuses sont glo­ba­le­ment un échec, puisque aucune amé­lio­ra­tion de la situa­tion des rapa­nuis n’en résulte.

En 1953, la dic­ta­ture mar­chande est rem­pla­cée par la dic­ta­ture mili­taire exer­cée par la marine chi­lienne. Les pleins pou­voirs sur l’île passent à un gou­ver­neur mili­taire.L’île reste très iso­lée, seul un bateau par an est envoyé par le Chili pour le ravi­taille­ment, et sur­tout pour empor­ter la laine de mou­ton. Quelques rapa­nuis obtiennent l’autorisation excep­tion­nelle de quit­ter pro­vi­soi­re­ment l’île pour aller étudier au Chili.

Au début des années 1960, il y a sur l’île « 1000 sur­vi­vants Pas­cuans vivant dans la plus incroyable misère et le manque de liberté »67. Ils ne sont en pra­tique pas recon­nus comme des citoyens, et vivent sous la main de fer de l’armée : « les châ­ti­ments arbi­traires et moyen­âgeux per­durent sur l’île »68. Les hommes de 18 à 45 ans sont obli­gés de tra­vailler gra­tui­te­ment un jour par semaine69.

Les rapa­nuis vont déclen­cher une révolte déci­sive lors des années 1964–1965. Début décembre 1964, des rapa­nuis écrivent une lettre ouverte au nou­veau pré­sident chi­lien, avec un fort contenu social et poli­tique. Les reven­di­ca­tions com­prennent la fin de la dic­ta­ture mili­taire sur l’île, la liberté de cir­cu­la­tion dans l’île et en dehors, l’augmentation des salaires, la fin de la jour­née de tra­vail non-payé, l’obtention des droits de citoyens pour les rapa­nuis (dont le droit de vote aux élec­tions chi­liennes), le droit de se ras­sem­bler – autre­ment dit la liberté de réunion, l’abolition du couvre-feu, un déve­lop­pe­ment écono­mique de l’île, etc70.

Le 18 décembre 1964, les rapa­nuis élisent par un scru­tin popu­laire auto-organisé un maire pour l’île, le jeune rapa­nui Alfonso Rapu (22 ans). Le gou­ver­neur chi­lien refuse de recon­naître cette élec­tion « sau­vage » puis menace Rapu, qui doit se dis­si­mu­ler dans les grottes de l’île pour échap­per à l’arrestation. Une grève géné­rale est déclen­chée pour défendre les reven­di­ca­tions de la lettre ouverte. Le doc­teur chi­lien de l’île, qui avait pris parti pour les rapa­nuis, est arrêté sur le bateau qui le ramène sur le conti­nent. L’Etat chi­lien réplique par l’envoi d’un navire de guerre pour « étouf­fer la rébel­lion »71. Les mili­taires cherchent à décou­vrir qui sont les auteurs de la lettre ouverte, et com­ment ils ont réussi à la faire par­ve­nir à la presse chi­lienne. Le 8 jan­vier 1965, Rapu sort de son maquis pour venir négo­cier. La répres­sion pré­vue par les mili­taires, qui avaient le pro­jet de tuer Rapu72, est empê­chée grâce aux femmes rapa­nuies qui entourent Rapu pour le pro­té­ger et per­mettent sa fuite jusqu’au cam­pe­ment de la mis­sion scien­ti­fique cana­dienne qui était alors sur l’île. La pré­sence de cette mis­sion scien­ti­fique a été déter­mi­nante, d’autant plus qu’elle était accom­pa­gnée de jour­na­listes, ce qui aurait fait beau­coup de témoins gênants d’une répres­sion féroce – voire d’un assas­si­nat du lea­der du mou­ve­ment. Les chi­liens orga­nisent alors une nou­velle élec­tion du maire afin d’annuler la pré­cé­dente, mais Alfonso Rapu est de nou­veau très lar­ge­ment élu. Ce vote marque un sou­tien mas­sif aux reven­di­ca­tions dont Rapu était devenu le porte-parole.

La lutte des rapa­nuis porta ses fruits. Ils avaient brisé le mur, à tous les sens du terme : le mur entou­rant Hanga Roa fut détruit, et l’île passa du régime mili­taire à un régime civil.

Ainsi, la deuxième moi­tié du XXe siècle marque enfin pour les rapa­nuis le retour de la liberté, et la pos­si­bi­lité d’une ouver­ture au monde. Ils deviennent réel­le­ment des citoyens chi­liens en 1966, puis de 1970 à 1973 c’est le gou­ver­ne­ment de l’Unidad popu­lar dirigé par Sal­va­dor Allende. Avec la géné­ra­li­sa­tion des ser­vices publics, ces années voient l’introduction pour les rapa­nuis de l’eau cou­rante puis de l’électricité. La créa­tion et le déve­lop­pe­ment d’une piste d’avion dans les années 1960–1970 désen­clave l’île, et entraîne le début du tou­risme : les pre­miers vols com­mer­ciaux datent de la fin des années 1960, et ils deviennent bi-hebdomadaires vers Tahiti et San­tiago à par­tir de 1971. C’est à cette époque que Pierre Kast peut tour­ner sur l’île le film « Les soleils de l’île de Pâques ».

Mal­heu­reu­se­ment, d’autres dis­po­si­tions pro­gres­sistes pré­vues par le gou­ver­ne­ment Allende n’eurent pas le temps d’être appli­quées : elles furent annu­lées suite au coup d’Etat mili­taire du 11 sep­tembre 1973 qui ins­taura la dic­ta­ture diri­gée par Augusto Pino­chet. La dic­ta­ture mit égale­ment fin aux coopé­ra­tives créées par les rapa­nuis73.

Des pro­tes­ta­tions des rapa­nuis se sont pour­sui­vies, notam­ment en 1988 à l’occasion du cen­te­naire de l’annexion de l’île par le Chili.

A par­tir du retour de la démo­cra­tie au Chili en 1990 la situa­tion des rapa­nuis s’est amé­lio­rée, en par­ti­cu­lier au tra­vers de la loi du 27 sep­tembre 1993 sur la pro­tec­tion et le déve­lop­pe­ment des peuples indi­gènes du Chili.

Lors du recen­se­ment chi­lien de 2002, 4647 per­sonnes se sont décla­rées « rapa­nui ». 56,7 % vivaient dans la région de Val­pa­raíso (qui com­prend l’île de Pâques), 26,1 % vivant dans la région de San­tiago, et 17,2 % dans les autres régions du Chili. Ces chiffres ne semblent pas tenir compte des rapa­nuis vivant hors du Chili (Poly­né­sie fran­çaise, Nouvelle-Zélande, conti­nent amé­ri­cain, etc.). Sur les 2637 rapa­nuis vivant dans la région de Val­pa­raíso, 2269 vivaient sur l’île de Pâques. La popu­la­tion de l’île était égale­ment com­po­sée de 1500 autres habi­tants (chi­liens et autres natio­na­li­tés), soit un total de 3800 habi­tants sur l’île en 2002 – chiffre qui est aujourd’hui dépassé (8 ans après ce recen­se­ment, on parle de 4000 à 5000 habi­tants sur l’île)74.

Le tou­risme a connu un fort déve­lop­pe­ment récent : on est passé de 4 961 tou­ristes en 199075 à plus de 65 000 moins de vingt ans plus tard76, soit près de quinze fois plus.

Des mobi­li­sa­tions se pour­suivent, des grèves et mani­fes­ta­tions ont été menées pour une res­ti­tu­tion de cer­taines terres culti­vables aux familles rapa­nuies. Sur un autre sujet, le 16 août 1995 ce sont 500 mani­fes­tants qui ont pro­testé sur l’île contre la reprise des essais nucléaires fran­çais à Mururoa.

En 2005, le taux de chô­mage sur l’île était de 18 %77, soit deux fois plus que la moyenne sur l’ensemble du Chili cette année-là. De plus, « l’écart entre les riches et les pauvres s’accroît sur l’île. »78 Les res­sources écono­miques actuelles sont trop exclu­si­ve­ment dépen­dantes du seul tou­risme ; l’agriculture ne paraît pas avoir retrouvé son ampleur d’avant les années 1860. Par­fai­te­ment conscients du pro­blème, des rapa­nuis se sont mobi­li­sés en 2009 contre le pro­duc­ti­visme tou­ris­tique79.

Conclu­sion

Il n’y a pas encore de consen­sus ou de cer­ti­tudes sur de nom­breux points de l’histoire des rapa­nuis et de leur île. Cela mène à la modes­tie concer­nant des inter­pré­ta­tions pro­vi­soires, dont il faut espé­rer qu’elles seront confir­mées ou infir­mées par de futures études.

Nous pro­po­sons une pério­di­sa­tion de l’histoire de l’île (en adop­tant le Xe siècle comme date « moyenne » de l’arrivée des poly­né­siens) : la société rapa­nuie pro­pre­ment dite du Xe siècle jusqu’à la moi­tié du XIXe, puis une société « occi­den­ta­li­sée » depuis la fin du XIXe siècle. L’histoire de la société rapa­nuie tra­di­tion­nelle peut elle-même se divi­ser en trois périodes :

- Du Xe au XIIIe siècle, une société poly­né­sienne clas­sique (pour autant que l’on puisse le sup­po­ser). Cette époque est mar­quée par l’installation du groupe des décou­vreurs, puis par une très forte crois­sance de la popu­la­tion, au moins mul­ti­pliée par dix. Consé­quence de cette exten­sion, des lignages deve­nus trop impor­tants deviennent des clans auto­nomes, et peuplent pro­gres­si­ve­ment le rivage tout autour de l’île. Une culture spé­ci­fique se développe.

- Du XIVe au début du XVIIIe siècle (voire jusqu’à la seconde moi­tié du XVIIIe siècle), c’est la civi­li­sa­tion des moaïs – les pre­miers ont peut-être été sculp­tés avant cette période, mais c’est « l’âge d’or » des moaïs. La répar­ti­tion ter­ri­to­riale en une dizaine de clans est établie.

- Du XVIIIe jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’est la civi­li­sa­tion de l’homme-oiseau. Cette civi­li­sa­tion a été inter­rom­pue vio­lem­ment, alors qu’elle n’était appa­rue que depuis un siècle ou un siècle et demi tout au plus. Entre 1862 et 1867 c’est la fin de cette société, puis jusqu’à la fin du siècle c’est la société rapa­nuie elle-même qui est désa­gré­gée. La langue par­lée sur­vit, ainsi qu’une cen­taine d’individus. Après plu­sieurs grèves et révoltes, c’est fina­le­ment en 1965 que les rapa­nuis réus­sirent à bri­ser cette chape de plomb qui était tom­bée sur eux un siècle aupa­ra­vant, avec les raids escla­va­gistes de 1862–1863.

La construc­tion des moaïs et des ahus n’a rien de mys­té­rieuse. Elle découle logi­que­ment d’une conjonc­tion de fac­teurs : la culture poly­né­sienne qui com­pre­nait la réa­li­sa­tion de sta­tues anthro­po­morphes, la géo­gra­phie de l’île et la pré­sence de pierre vol­ca­nique favo­rable à la sculp­ture de grandes sta­tues, l’emplacement des vil­lages et le désir de déli­mi­ta­tion face à l’immensité de l’océan, le type de pro­duc­tion et d’organisation sociale.

Pen­dant très long­temps, il y a eu un mépris des occi­den­taux vis-à-vis des rapa­nuis et de leur culture. Or, outre les ves­tiges archéo­lo­giques qui montrent l’inventivité que pos­sé­dait cette culture, il faut sou­li­gner l’importance des révoltes des rapa­nuis dans l’histoire de l’île. Il était, par contre, maté­riel­le­ment irréa­li­sable pour eux de lut­ter avec suc­cès contre les escla­va­gistes de la seconde moi­tié du XIXe siècle, leurs agres­seurs dis­po­sant et fai­sant usage d’un arme­ment moderne contre lequel il était impos­sible de se défendre.

Bien que les rapa­nuis ne soient pas des indiens d’Amérique mais des poly­né­siens, leur rela­tive proxi­mité avec l’Amérique du sud a fait d’eux des vic­times de l’impérialisme euro­péen sur les Amé­riques, et a fait de leurs mal­heurs un des épisodes de la des­truc­tion des civi­li­sa­tions pré­co­lom­biennes par les colons euro­péens. Le ter­ri­toire qui était géré col­lec­ti­ve­ment, et qui est aujourd’hui patri­moine mon­dial de l’humanité80, fut usurpé par la pri­va­ti­sa­tion puis par l’étatisation sous régime dictatorial.

L’île a actuel­le­ment une den­sité infé­rieure à un dépar­te­ment rural fran­çais comme le Gers. Sa plus haute den­sité a peut-être été légè­re­ment supé­rieure ; quoi qu’il en soit, l’île n’a cer­tai­ne­ment jamais connu de situa­tion de sur­po­pu­la­tion. Les rapa­nuis ne peuvent pas être accu­sés d’inconscience vis-à-vis de leur envi­ron­ne­ment. Ils vivaient dans un espace limité et peu favo­rable : « la faune et la flore d’origine sont pauvres »81. L’île était – et est tou­jours – un écosys­tème fra­gile. Selon Cathe­rine et Michel Orliac, « la bio­di­ver­sité y a […] tou­jours été faible », et « la dis­pa­ri­tion des arbres n’est pas impu­table à l’homme »82.

Lors de la prin­ci­pale catas­trophe de leur his­toire, en 1862–1863, les rapa­nuis ont été « vic­times d’enjeux écono­miques »83. C’est le mode de pro­duc­tion qui domine actuel­le­ment sur toute la pla­nète, basé sur la pro­duc­tion pour les pro­fits et non pour les besoins, et repo­sant sur l’exploitation d’un tra­vail contraint, qui a atteint l’île de Pâques au XIXe siècle, entraî­nant direc­te­ment ou indi­rec­te­ment la mort de la majo­rité des rapa­nuis et l’agonie de leur culture. Récem­ment, ce même mode de pro­duc­tion a entraîné des disettes et des famines. Cette crise du capi­ta­lisme qui sévit depuis bien­tôt 3 ans montre avec acuité les souf­frances humaines pro­vo­quées aujourd’hui encore par ce mode de pro­duc­tion, qui conti­nue de n’exister que par l’exploitation de la nature et des êtres humains.

L’avenir appor­tera cer­tai­ne­ment des pré­ci­sions et de nou­veaux éléments sur l’histoire des rapa­nuis. Mais, tout aussi cer­tai­ne­ment, des lacunes per­sis­te­ront dans la connais­sance de cette his­toire d’une civi­li­sa­tion détruite, qui fait par­tie de la grande his­toire de l’humanité.

Biblio­gra­phie sélective

Il existe de très nom­breux ouvrages et articles sur l’île de Pâques, mais cette abon­dance est trom­peuse84. A l’inverse, il y a un manque de tra­duc­tions de cer­tains textes impor­tants. L’historiographie de l’île de Pâques nous semble donc mar­quée à la fois par un nombre très impor­tant de textes, allant de mono­gra­phies sérieuses à des publi­ca­tions fan­tai­sistes (cer­tains ouvrages sérieux com­portent encore des éléments fan­tai­sistes85), par des lacunes dans la connais­sance de cer­tains faits, et pour le moment par le manque d’une syn­thèse his­to­rique rigou­reuse et complète.

- Rapa Nui Jour­nal, revue publiée par la Eas­ter Island Foun­da­tion depuis 1988 (pre­nant la suite des Rapa Nui Notes), désor­mais semes­trielle (ISSN : 1040–1385).

- The Voyage of cap­tain Don Felipe Gon­za­lez to Eas­ter Island, 1770–1, Kraus Reprint, 1991.

- Cercle d’études sur l’île de Pâques et la Poly­né­sie, Les Mys­tères réso­lus de l’île de Pâques, Step, 1993.

- James Cook, The Jour­nals of cap­tain James Cook on his voyages of dis­co­very, II : The Voyage of the Reso­lu­tion and Adven­ture, tome II, Kraus Reprint, 1988.

- Georg Fors­ter, Voyage autour du monde : Antarc­tique, île de Pâques, îles Mar­quises, Société des Ecri­vains, 2004.

- Ale­jan­dra Grif­fe­ros, « El paraíso per­dido : un movi­miento anti­co­lo­nia­lista en Rapa­nui (Isla de Pas­cua 1964) », Revista Wer­kén n° 3, 2002.

- Sonia Haoa Car­di­nali et Chris­to­pher Ste­ven­son, Pre­his­to­ric Rapa Nui : land­scape and set­tle­ment archaeo­logy at Hanga Ho´onu, Eas­ter Island Foun­da­tion, 2008.

- Alberto Hotus, « Histó­rica vio­la­ción de dere­chos huma­nos del pue­blo Rapa Nui »,Revista Española del Pací­fico n° 8, 1998.

- Terry Hunt et Carl Lipo, « Late colo­ni­za­tion of Eas­ter Island », Science volume 311 n° 5767, 17 mars 2006.

— Rosa­lind Hunter-Anderson, « Human vs Cli­ma­tic impacts at Rapa Nui : did the people really cut down all those trees ? », dans : Chris­to­pher Ste­ven­son, Geor­gia Lee, Frank Morin (dir.), Eas­ter Island in Paci­fic context, Eas­ter Island Foun­da­tion, 1998.

- Jean-François de Lapé­rouse, Voyage autour du monde sur l’Astrolabe et la Bous­sole (1785–1788), La Décou­verte, 2008.

- Urey Lisiansky, « L’île de Pâques d’après la rela­tion de Lisiansky », Bul­le­tin de la Société des Études Océa­niennes n° 62 (tome VI n° 1), mars 1938.

- Pierre Loti, L’Ile de Pâques, jour­nal d’un aspi­rant de La Flore, Pirot, 2006.

- Grant McCall, Rapa­nui, tra­di­tion and sur­vi­val on Eas­ter Island, Uni­ver­sity of Hawaii Press, 1994.

- Alfred Métraux, L’Ile de Pâques, Gal­li­mard, 1980.

- Cathe­rine Orliac, « Des arbres à l’île de Pâques entre le XIVe et le XVIIe siècle de notre ère », L’Archéologue n° 51, décembre 2000-janvier 2001.

- Cathe­rine et Michel Orliac, Tré­sors de l’Île de Pâques, Edi­tions D et Louise Lei­ris, 2008.

- Cathe­rine et Michel Orliac, « La flore dis­pa­rue de l’île de Pâques », Les Nou­velles de l’archéologie n° 102, 4e tri­mestre 2005.

- Marie-Françoise Peteuil, Les Eva­dés de l’île de Pâques : loin du Chili, vers Tahiti (1944–1958), L’Harmattan, 2004.

- José Miguel Rami­rez, Eas­ter Island, Rapa Nui, a land of rocky dreams, Car­los Huber, 2000.

- José Miguel Rami­rez, « Cro­no­logía y fuentes de la his­to­ria Rapa­nui : 1722–1966 », Archi­vum volume 6 n° 7, 2006.

- Helen Reid, A World away, a Cana­dian adven­ture on Eas­ter Island, Ryer­son Press, 1965.

- Kathe­rine Rout­ledge, The Mys­tery of Eas­ter Island, Adven­tures Unli­mi­ted Press, 1998.

1 Nous avons choisi d’utiliser ces mots spé­ci­fiques à l’île de Pâques (rapa­nui, moaï, ahu, pukao, mata…) comme des noms com­muns fran­çais : pas d’italique, pas de majus­cule, et un « s » au pluriel.

2 Il n’y a pas actuel­le­ment de consen­sus scien­ti­fique concer­nant l’époque de l’arrivée des pre­miers humains sur l’île : entre 800 et 1000 selon Cathe­rine et Michel Orliac (L’Ile de Pâques, des dieux regardent les étoiles, Gal­li­mard, 2004, p. 30), vers 1200 selon Terry Hunt (« Rethin­king the Fall of Eas­ter Island », Ame­ri­can Scien­tist volume 94 n° 5, septembre-octobre 2006), entre 800 et 1100 selon Nico­las Cauwe (« Ile de Pâques, vers une nou­velle his­toire », Archéo­lo­gia n° 454, avril 2008, p. 37), pour ne citer que quelques esti­ma­tions parmi les plus récentes et les plus cré­dibles. Glo­ba­le­ment, les esti­ma­tions les plus larges oscil­lent entre le IVe et leXVe siècle de notre ère.

3 Sur les lignages, voir par exemple : Mau­rice Gode­lier, Méta­mor­phoses de la parenté, Fayard, 2004, pp. 601–602, et Robert Deliège, Anthro­po­lo­gie de la parenté, Armand Colin, 1996, p. 10.

4 D’après la « gens » romaine, terme uti­lisé par l’anthropologue Lewis Mor­gan et repris par Frie­drich Engels dans L’Origine de la famille, de la pro­priété pri­vée et de l’Etat.

5 Voir une carte du ter­ri­toire des 11 clans du XVIe siècle dans : Sonia Haoa Car­di­nali et Chris­to­pher Ste­ven­son, Pre­his­to­ric Rapa Nui : land­scape and set­tle­ment archaeo­logy at Hanga Ho´onu, Eas­ter Island Foun­da­tion, 2008, p. 10.

6 Sur les dif­fé­rentes théo­ries concer­nant le trans­port des sta­tues, voir « Rocking or rol­ling : How were the sta­tues moved ? », cha­pitre 7 de : Paul Bahn et John Flen­ley, The Enig­mas of Eas­ter Island, Oxford Uni­ver­sity Press, 2003 (pp. 121 à 133). A pro­pos des che­mins emprun­tés pour le trans­port des moaïs, voir : Terry Hunt et Carl Lipo, « Map­ping pre­his­to­ric sta­tue roads on Eas­ter Island », Anti­quity volume 79 n° 303, 2005. Cer­tains moaïs se bri­saient pen­dant leur trans­port (cette pierre vol­ca­nique étant assez fra­gile), et plu­sieurs sont aujourd’hui encore aban­don­nés le long de ces che­mins. Cepen­dant, cer­tains moaïs étaient peut-être des­ti­nés à être érigés là.

7 Ces pukaos peuvent être rap­pro­chés des coiffes en bois que l’on observe sur des sta­tues mapuches ; voir par exemple les sta­tues « che­mamülls » expo­sées au musée d’art pré­co­lom­bien de San­tiago du Chili.

8Cathe­rine Orliac, « Le toro­miro, l’arbre des dieux », dans : Cercle d’études sur l’île de Pâques et la Poly­né­sie, Les Mys­tères réso­lus de l’île de Pâques, Step, 1993, p. 391.

9John Flen­ley, « La paléo­éco­lo­gie de l’île de Pâques et son désastre écolo­gique », dans : Les Mys­tères réso­lus de l’île de Pâques, op. cit., pp. 344–345.

10 Il semble cepen­dant que la pêche au thon, tra­di­tion ancienne sur l’île comme le montrent des pétro­glyphes, n’ait jamais vrai­ment cessé. De nos jours, des rapa­nuis la pra­tiquent encore sur de petites barques à moteur, sans qu’il leur soit néces­saire de s’aventurer en haute mer.

11 On peut faire un paral­lèle avec la mise à bas de la colonne Ven­dôme par la Com­mune de Paris en 1871.

12 Inter­ven­tion de Chris­to­pher Ste­ven­son dans « La mémoire per­due de l’île de Pâques », docu­men­taire de Thierry Rago­bert, 2001.

13 Daniel Tanuro, « Catas­trophes écolo­giques d’hier et d’aujourd’hui : la fausse méta­phore de l’île de Pâques », europe-solidaire.org, 2007.

14 Cette classe domi­nante aurait pu cor­res­pondre aux « longues oreilles » dont parle la tra­di­tion orale, des hommes qui étiraient leurs oreilles comme signe de supé­rio­rité sociale. Cette carac­té­ris­tique phy­sique est clai­re­ment pré­sente sur de nom­breux moaïs, et a encore été obser­vée sur cer­tains rapa­nuis au XIXe siècle. Mais il semble en fait que cette oppo­si­tion pas­sée entre « longues oreilles » et « courtes oreilles » ne soit qu’un mythe tar­dif – c’est ce qu’indique Alfred Métraux (L’Ile de Pâques, Gal­li­mard, 1980, pp. 62–63) – et qu’à une époque tous les rapa­nuis étiraient leurs oreilles. Cepen­dant cette légende est encore très sou­vent citée.

15 Sonia Haoa Car­di­nali et Chris­to­pher Ste­ven­son, Pre­his­to­ric Rapa Nui…, op. cit., p. 176 (tra­duit par nous).

16 Kathe­rine Rout­ledge, The Mys­tery of Eas­ter Island, Adven­tures Unli­mi­ted Press, 1998, p. 221 (tra­duit par nous).

17 Ce moaï est depuis exposé à Londres, au Bri­tish Museum. Peut-être était-il érigé sur un ahu près d’Orongo avant que n’existe la céré­mo­nie de l’homme-oiseau, et qu’il a alors été réuti­lisé dans ce nou­veau contexte.

18 Cette pos­si­bi­lité d’envoyer un autre concou­rir à sa place est pro­ba­ble­ment « une adjonc­tion tar­dive » (Alan Drake, Eas­ter Island, the cere­mo­nial cen­ter of Orongo, Eas­ter Island Foun­da­tion, 1992, p. 30 – tra­duit par nous).

19 Urey Lisiansky, « L’île de Pâques d’après la rela­tion de Lisiansky », Bul­le­tin de la Société des Études Océa­niennes n° 62 (tome VI n° 1), mars 1938, p. 25.

20 Rhys Richards, Eas­ter island 1793 to 1861 : obser­va­tions by early visi­tors before the slave raids, Eas­ter Island Foun­da­tion, 2008, p. 23 (tra­duit par nous).

21 Carl Frie­drich Beh­rens, His­toire de l’expédition de trois vais­seaux envoyés par la Com­pa­gnie des Indes orien­tales des Provinces-Unies aux terres aus­trales, La Haye, 1739, tome I, pp. 135 et 137. Il est pro­bable que ces prêtres étaient jus­te­ment les chefs des clans à cette époque.

22 Carl Frie­drich Beh­rens, His­toire de l’expédition de trois vais­seaux…, op. cit., p. 134.

23 « The Com­plete Jour­nal of Cap­tain Cor­ne­lis Bou­man… », Rapa Nui Jour­nalvolume 8 n° 4, décembre 1994, p. 99 (tra­duit par nous).

24 Carl Frie­drich Beh­rens, His­toire de l’expédition de trois vais­seaux…, op. cit., p. 138.

25 « Extract from the offi­cial log of Mr Jacob Rog­ge­veen, rela­ting to his dis­co­very of Eas­ter Island », dans The Voyage of cap­tain Don Felipe Gon­za­lez to Eas­ter Island, 1770–1, Kraus Reprint, 1991, p. 19 (tra­duit par nous).

26 The Voyage of cap­tain Don Felipe Gon­za­lez to Eas­ter Island, 1770–1, op. cit., p. 93 (tra­duit par nous).

27 The Voyage of cap­tain Don Felipe Gon­za­lez…, op. cit., p. 95 (tra­duit par nous).

28 The Voyage of cap­tain Don Felipe Gon­za­lez…, op. cit., p. 99 (tra­duit par nous).

29 Ces signes ne semblent pas être de l’écriture rongo-rongo, en tout cas par rap­port aux rares tablettes conser­vées. Voir ces « signa­tures » dans The Voyage of cap­tain Don Felipe Gon­za­lez…, op. cit., entre les pages 48 et 49, ainsi que dans Ste­ven Fischer, Ron­go­rongo, the Eas­ter Island script : his­tory, tra­di­tions, texts, Cla­ren­don Press, 1997, p. 5.

30 James Cook, Rela­tions de voyages autour du monde, Mas­pero, 1982, tome I, pp. 224–225.

31 Dans The Jour­nals of cap­tain James Cook on his voyages of dis­co­very, II : The Voyage of the Reso­lu­tion and Adven­ture, tome II, Kraus Reprint, 1988, p. 821 (tra­duit par nous).

32 Georg Fors­ter, Voyage autour du monde : Antarc­tique, île de Pâques, îles Mar­quises, Société des Ecri­vains, 2004, p. 49. Fors­ter donne un exemple de cette géné­ro­sité : lorsqu’ils explorent l’île, ils voient « dix ou douze habi­tants autour d’un petit feu sur lequel ils fai­saient cuire quelques patates. C’était là leur sou­per. Et quand nous pas­sâmes près d’eux, ils nous en offrirent. Cette géné­ro­sité était inat­ten­due dans un pays aussi pauvre. Que l’on com­pare avec les habi­tudes des peuples civi­li­sés, qui ont su se défaire de presque tous les sen­ti­ments envers leurs sem­blables ! » (op. cit., p. 43).

33 Dans : Georg Fors­ter, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 51.

34 Georg Fors­ter, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 34.

35 Georg Fors­ter, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 60.

36 Jean-François de Lapé­rouse, Voyage autour du monde sur l’Astrolabe et la Bous­sole (1785–1788), La Décou­verte, 2008, p. 59.

37 Jean-François de Lapé­rouse, Voyage autour du monde…, op. cit., pp. 64–65.

38 Jean-François de Lapé­rouse, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 70.

39 Jean-François de Lapé­rouse, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 75.

40 Le Voyage de Lapé­rouse, 1785–1788, tome II, Impri­me­rie natio­nale, 1985, p. 83. L’édition de La Décou­verte com­porte une coquille dans cette cita­tion (op. cit., p. 80).

41 Jean-François de Lapé­rouse, Voyage autour du monde…, op. cit., p. 78.

42Irina Fédo­rova, « Les textes Kohau Rongo Rongo », dans : Les Mys­tères réso­lus de l’île de Pâques, op. cit., p. 309.

43 Pierre Branche, L’Ile de Pâques, la mémoire retrou­vée, Cas­ter­man, 1994, p. 23. De même, selon Alan Drake la déper­di­tion de tablettes rongo-rongo est en par­tie « due au zèle des mis­sion­naires ; dans le but d’éliminer l’ancienne reli­gion, la plu­part furent détruites. » (Alan Drake, Eas­ter Island, the cere­mo­nial cen­ter of Orongo, op. cit., p. 26 – tra­duit par nous)

44 Il n’en reste bel et bien que 24, et non 25 comme on le lit par­fois – en effet, une tablette a été détruite en Europe au cours de la pre­mière guerre mondiale.

45 Ste­ven Fischer pré­sente cette pos­si­bi­lité comme un fait avéré dans Island at the end of the world : the tur­bu­lent his­tory of Eas­ter Island (Reak­tion books, 2005, p. 64).

46 Luis Mizón, Pas­sion de l’île de Pâques, La Manu­fac­ture, 1988, p. 32.

47 Cathe­rine et Michel Orliac, Bois sculp­tés de l’île de Pâques, Paren­thèses / Louise Lei­ris, 1995, p. 42.

48 José Miguel Rami­rez, Eas­ter Island, Rapa Nui, a land of rocky dreams, Car­los Huber, 2000, p. 10 (tra­duit par nous).

49 Il est à noter que des récits recueillis sur l’île au cours de la pre­mière moi­tié duXXe siècle font cer­tai­ne­ment réfé­rence à des faits qui datent en fait de cette période, et qui ont pu être extra­po­lés de façon abusive.

50Pierre Loti, L’Ile de Pâques, jour­nal d’un aspi­rant de La Flore, Pirot, 2006, p. 95.

51 Alfred Métraux, L’Ile de Pâques, op. cit., p. 29.

52 Le Sophora toro­miro, arbre ori­gi­naire de l’île de Pâques, était sou­vent uti­lisé par les rapa­nuis pour leurs sculp­tures sur bois. Des graines recueillies par des scien­ti­fiques sur les der­niers spé­ci­mens, peu avant leur dis­pa­ri­tion, ont per­mis de récentes ten­ta­tives de réin­tro­duc­tion du toro­miro sur l’île (Cathe­rine Orliac, « Le toro­miro, l’arbre des dieux », op. cit., pp. 393–394).

53 Erik Pear­three, « Iden­ti­fi­ca­tion des restes car­bo­ni­sés de plantes non-ligneuses décou­verts sur trois sites d’habitat à l’île de Pâques », dans : Cathe­rine Orliac (dir.),Archéo­lo­gie en Océa­nie insu­laire : peu­ple­ment, socié­tés et pay­sages, Art­com, 2003, p. 178.

54 Les rapa­nuis ont ainsi été vic­times de méthodes aupa­ra­vant employées en Europe : « Pour trans­for­mer les terres arables en pâtu­rages à mou­tons, on chassa les pay­sans de leurs terres et de leurs fermes. Cela dura en Angle­terre du XVe auXIXe siècle. Dans les années 1814–1820, sur les domaines de la com­tesse de Suther­land, par exemple, quinze mille habi­tants furent expul­sés, leurs vil­lages incen­diés et leurs champs trans­for­més en pâtu­rages dans les­quels cent trente et un mille mou­tons rem­pla­cèrent les pay­sans. » (Rosa Luxem­burg, Intro­duc­tion à l’économie poli­tique, Smolny, 2008, p. 375).

55 Rosa Luxem­burg, Intro­duc­tion à l’économie poli­tique, op. cit., cha­pitre 6 : « Les ten­dances de l’économie mon­diale », p. 380. Voir égale­ment p. 318.

56 Alfred Métraux, L’Ile de Pâques, op. cit., p. 14.

57 Dans : Alfred Métraux, L’Ile de Pâques, op. cit., pp. 16–17.

58 Ste­ven Fischer, Island at the end of the world…, op. cit., p. 152 (tra­duit par nous).

59 Ale­jan­dra Grif­fe­ros, « El paraíso per­dido : un movi­miento anti­co­lo­nia­lista en Rapa­nui (Isla de Pas­cua 1964) », Revista Wer­kén n° 3, 2002 (tra­duit par nous).

60 Riet Del­sing, « Colo­nia­lism and Resis­tance in Rapa Nui », Rapa Nui Jour­nalvolume 18 n° 1, mai 2004, p. 27.

61 Marie-Françoise Peteuil, Les Eva­dés de l’île de Pâques : loin du Chili, vers Tahiti (1944–1958), L’Harmattan, 2004, p. 20.

62Grant McCall, « Riro, Rapu and Rapa­nui: Refoun­da­tions in Eas­ter Island Colo­nial His­tory », Rapa Nui Jour­nal volume 11 n° 3, sep­tembre 1997, p. 117 (tra­duit par nous).

63 « tout gêneur, tout meneur, tout contes­ta­taire pou­vait être déclaré lépreux. » (Marie-Françoise Peteuil, Les Eva­dés de l’île de Pâques…, op. cit., p. 147).

64 Grant McCall, Rapa Nui Jour­nal volume 15 n° 2, octobre 2001, p. 79.

65 Marie-Françoise Peteuil, Les Eva­dés de l’île de Pâques…, op. cit., p. 114.

66 Voir : Marie-Françoise Peteuil, Les Eva­dés de l’île de Pâques…, op. cit., en par­ti­cu­lier pp. 86 à 151.

67 Fran­cis Mazière, Fan­tas­tique île de Pâques, Laf­font, 1965, p. 33.

68 Marie-Françoise Peteuil, Les Eva­dés de l’île de Pâques…, op. cit., p. 166.

69 Informe Comi­sión Ver­dad Histó­rica y Nuevo Trato 2003, Volu­men I, His­to­ria de los Pue­blos Indí­ge­nas de Chile y su rela­ción con el Estado, El Pue­blo Rapa Nui, 8 : « La admi­nis­tra­ción de la Armada (1953–1965) ».

70 Helen Reid, A World away, a Cana­dian adven­ture on Eas­ter Island, Ryer­son Press, 1965, pp. 36–37, Ale­jan­dra Grif­fe­ros, « El paraíso per­dido : un movi­miento anti­co­lo­nia­lista en Rapa­nui (Isla de Pas­cua 1964) », op. cit., et Marie-Françoise Peteuil, Les Eva­dés de l’île de Pâques…, op. cit., pp. 160–161.

71 Témoi­gnage de Bene­dicto Tuki, dans : Ale­jan­dra Grif­fe­ros, « El paraíso per­dido : un movi­miento anti­co­lo­nia­lista en Rapa­nui… », op. cit. (tra­duit par nous).

72 Riet Del­sing, « Colo­nia­lism and Resis­tance in Rapa Nui », op. cit., p. 29.

73 Informe Comi­sión Ver­dad Histó­rica y Nuevo Trato 2003, op. cit., El Pue­blo Rapa Nui, 9 : « El Gobierno civil a par­tir de 1965 ».

74 Ajou­tons qu’en 2002 plus de la moi­tié des rapa­nuis avaient moins de 25 ans, et près de 95 % moins de 60 ans, la moyenne d’âge étant de 26,6 ans (la plus faible de tous les groupes indi­gènes du Chili). Ins­ti­tuto Nacio­nal de Estadís­ti­cas, Estadís­ti­cas Sociales de los pue­blos indí­ge­nas en Chile, Censo 2002, INE, San­tiago, 2005, pp. 12, 15, 17, 23, 25, 120 et 138.

75 Rapa Nui Jour­nal volume 14 n° 4, décembre 2000, p. 121.

76 Chris­tine Legrand, « L’île de Pâques veut se pro­té­ger du tou­risme de masse »,Le Monde n° 20191, 24 décembre 2009, p. 4.

77 Rapa Nui Jour­nal volume 19 n° 2, octobre 2005, p. 150.

78 Fran­cesco di Cas­tri, « Towards the auto­nomy of Rapa Nui ? », Rapa Nui Jour­nalvolume 17 n° 2, octobre 2003, p. 127 (tra­duit par nous).

79 Chris­tine Legrand, « L’île de Pâques veut se pro­té­ger du tou­risme de masse », art. cit., pp. 1 et 4.

80 Suite à une déci­sion de l’UNESCO en décembre 1995, enté­ri­née le 22 mars 1996.

81 William Ayres, Becky Saleeby et Can­dace Levy, « Late prehistoric-early his­to­ric Eas­ter Island sub­sis­tence pat­terns », dans : Chris­to­pher Ste­ven­son et William Ayres (dir.), Eas­ter Island archaeo­logy, research on early Rapa­nui culture, Eas­ter Island Foun­da­tion, 2000, p. 193 (tra­duit par nous).

82 Cathe­rine et Michel Orliac, Rapa Nui, l’Île de Pâques, Louise Lei­ris, 2008, p. 7 et 11.

83 Cathe­rine et Michel Orliac, Tré­sors de l’Île de Pâques, Edi­tions D et Louise Lei­ris, 2008, p. 52.

84 En 1934, Etienne Loppé pré­fa­çant un ouvrage de Ste­phen Chau­vet le qua­li­fiait de « syn­thèse défi­ni­tive » ! (dans : Ste­phen Chau­vet, L’Ile de Pâques et ses mys­tères, Tel, 1935, p. 6). Le texte de Chau­vet, qui n’était pas allé sur l’île, est aujourd’hui com­plè­te­ment dépassé.

85 Un petit détail parmi d’autres : on trouve men­tionné dans des ouvrages récents que les tor­tues, repré­sen­tées dans de nom­breux bas-reliefs, ne pas­se­raient plus près de l’île. C’est tota­le­ment faux : il suf­fit de s’y rendre ou d’interroger des habi­tants pour s’en rendre compte. Voir des tor­tues sur les plages de l’île ou dans le petit port de pêche n’étonne que les touristes…

« Marx et Keynes », de Paul Mattick

Publié le 12 novembre 2009 par Critique Sociale

La réédi­tion du livre Marx et Keynes de Paul Mat­tick1 a été annon­cée, mais pour le moment Gal­li­mard ne semble pas don­ner de date de paru­tion. Cet ouvrage, publié en 1969 en anglais et en 1972 en tra­duc­tion fran­çaise, est en effet épuisé depuis long­temps, alors que la crise du capi­ta­lisme que nous vivons sou­ligne l’actualité de son pro­pos2.

Il s’agit essen­tiel­le­ment d’une cri­tique mar­xiste des idées écono­miques de John May­nard Keynes, même si le sujet traité est en fait plus large, comme Paul Mat­tick l’écrit lui-même dans son intro­duc­tion : « La thèse cen­trale de ce livre, c’est qu’aux pro­blèmes écono­miques assaillant le monde capi­ta­liste, Keynes n’a pu pro­po­ser qu’une solu­tion toute pro­vi­soire et que les condi­tions qui ren­daient cette solu­tion effi­cace sont en voie de dis­pa­ri­tion. C’est aussi la rai­son pour laquelle la cri­tique del’économie poli­tique, telle que Marx l’a conçue, loin d’avoir perdu sa vali­dité, trouve un sur­croît de per­ti­nence grâce à la faculté qui la carac­té­rise de com­prendre et de dépas­ser à la fois les “anciennes” et les “nou­velles” théo­ries écono­miques. On va donc sou­mettre la théo­rie et la pra­tique key­né­siennes à une cri­tique mar­xiste. En outre, on s’efforcera d’élucider à l’aide de la méthode d’analyse mar­xienne le cours des évène­ments et les grandes ten­dances poli­tiques et écono­miques. »3

Mat­tick explique que les théo­ries de Keynes sont une mani­fes­ta­tion du fait que l’économie poli­tique « clas­sique » peut chan­ger de visage en fonc­tion des cir­cons­tances et des périodes. Mais l’objectif reste la per­pé­tua­tion du capi­ta­lisme, donc de l’exploitation de la majo­rité des êtres humains.

Ainsi, Mat­tick cite Keynes qui écri­vait : « la lutte des classes me trou­vera du côté de la bour­geoi­sie ins­truite. » Keynes affirme ainsi, en réa­lité, son appar­te­nance à la « classe capi­ta­liste », qui est « une classe sociale déter­mi­née, ayant inté­rêt à la per­pé­tua­tion du sala­riat. »4 L’analyse mar­xiste du capi­ta­lisme établit que c’est le sys­tème du sala­riat qui per­met l’exploitation des tra­vailleurs au pro­fit de la classe capi­ta­liste ; « le capi­tal sup­pose le tra­vail sala­rié et réci­pro­que­ment : il s’agit là des deux aspects néces­saires des rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­listes. […] que le capi­tal cesse de dépendre du tra­vail sala­rié, et c’en est fini du capi­ta­lisme. »5 Selon Mat­tick, Keynes veut conser­ver le capi­ta­lisme « sans rien chan­ger à sa struc­ture sociale de base. »6

Mat­tick ne manque pas de sou­li­gner les dif­fé­rences fon­da­men­tales et irré­con­ci­liables qui existent entre Keynes et Marx. Keynes veut l’action d’une élite éclai­rée, par des inter­ven­tions moné­taires. Marx veut l’action auto­nome des tra­vailleurs asso­ciés, et l’abolition du sys­tème capi­ta­liste dans son intégralité.

L’un repré­sente le main­tien du capi­ta­lisme, autre­ment dit la pro­duc­tion pour le capi­tal, alors que l’autre repré­sente la néces­sité de rem­pla­cer le capi­ta­lisme par le socia­lisme, autre­ment dit la pro­duc­tion pour l’usage.

Pour Mat­tick, il y a trois types de capi­ta­lisme : capi­ta­lisme du laissez-faire, écono­mie mixte, et capi­ta­lisme d’Etat. Pour lui aucun ne repré­sente de solu­tion durable, ce qu’ont ample­ment mon­tré les 40 années écou­lées depuis la paru­tion de son ouvrage.

Paul Mat­tick montre d’abord les limites de l’économie mixte, puisqu’il s’agit de la variante du capi­ta­lisme asso­ciée à Keynes, lequel croit par ce moyen pal­lier aux failles du laissez-faire (qui est fré­quem­ment appelé très impro­pre­ment « libé­ra­lisme écono­mique »7). Keynes « son­geait uni­que­ment à écar­ter les dan­gers pesant en temps de crise sur les rap­ports sociaux actuels, non point à modi­fier ces der­niers. »8

L’analyse de Mat­tick montre que Keynes a tort, et que les « libé­raux » ont égale­ment tort : en réa­lité le capi­ta­lisme par son exis­tence pro­voque des crises, il ne peut pas faire autre­ment. Recher­cher com­ment empê­cher les crises sans mettre fin au capi­ta­lisme, c’est la vaine recherche d’une chi­mère, c’est la pierre phi­lo­so­phale de l’économie politique.

Mat­tick revient égale­ment sur les éléments fon­da­men­taux de la cri­tique mar­xienne du capi­ta­lisme, et montre à quel point Keynes en est éloigné.

Selon lui, le key­né­sia­nisme a plus fourni une jus­ti­fi­ca­tion à l’idéologie domi­nante qu’il n’a réel­le­ment pro­vo­qué le chan­ge­ment ; selon Mat­tick les poli­tiques sui­vies pen­dant la deuxième guerre mon­diale étaient équi­va­lentes à celles menées pen­dant la pre­mière, soit avant l’apparition du key­né­sia­nisme. Il rap­pelle égale­ment qu’au cours de la crise de 1929, « Les gou­ver­ne­ments capi­ta­listes se sont vus contraints d’intervenir dans l’économie pour des rai­sons par­fai­te­ment étran­gères à leur volonté. »9

Pour Mat­tick, les périodes de crises montrent la réa­lité du capi­ta­lisme. Même si chaque crise « paraît un simple pro­blème de mar­ché », il n’en est rien ; mais « Un capi­ta­liste n’acceptera jamais d’aller au-delà, car attri­buer la crise au jeu des rap­ports de valeur sous-jacents à la pro­duc­tion du capi­tal signi­fie­rait, pour lui, endos­ser la res­pon­sa­bi­lité de la crise en tant qu’elle consti­tue l’expression sur le plan écono­mique des rap­ports d’exploitation capital-travail. »10

D’autre part, la crise « met en lumière le degré d’interdépendance sociale auquel est par­venu le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, en dépit des rap­ports de pro­priété pri­vée qui le régissent. »11

Mat­tick rap­pelle que « Marx ne pré­voyait pas, quant à lui, un effon­dre­ment “auto­ma­tique” ou “écono­mique” du sys­tème capi­ta­liste. Seule la puis­sance des actions révo­lu­tion­naires de la classe ouvrière était apte, selon lui, à mon­trer si la crise du sys­tème à un moment donné en consti­tuait ou non la “crise finale”. »12

Il aborde égale­ment d’autres ques­tions, comme l’aide aux pays sous-développés, qui a en réa­lité pour but de per­mettre l’extraction de plus-value depuis ces ter­ri­toires. De plus, « la concen­tra­tion de la richesse, fon­dée sur la pro­priété pri­vée a pour effet de divi­ser la pla­nète en régions riches et en régions pauvres en capi­tal, exac­te­ment comme elle sus­cite dans chaque pays une pola­ri­sa­tion des classes : capi­ta­listes, d’une part, sala­riées, de l’autre. »13

Ana­ly­sant l’état du capi­ta­lisme aux Etats-Unis, Mat­tick annonce ce qu’on a vu se pro­duire fin 2008 : « Le capi­tal amé­ri­cain a atteint un degré de concen­tra­tion tel que la sur­vie de l’économie glo­bale est désor­mais liée au main­tien et à la crois­sance des grandes entre­prises. Que ce capi­tal, extrê­me­ment concen­tré, employant la grande masse de la popu­la­tion active, ait une défaillance tant soit peu accen­tuée, et l’on irait au-devant d’une catas­trophe natio­nale. Sa puis­sance est énorme, mais si elle dimi­nuait ou se trou­vait mena­cée, les pou­voirs publics se ver­raient contraints, pour éviter l’effondrement écono­mique, de le ren­flouer. »14

Les limites de la réa­li­sa­tion de capi­tal ont leur base dans les rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­listes : « ce sont les rap­ports de classes et d’exploitation qui font du capi­ta­lisme un sys­tème écono­mi­que­ment limité et un obs­tacle au pro­grès tech­no­lo­gique. »15

Mat­tick s’intéresse ensuite au capi­ta­lisme d’Etat, sys­tème qui domi­nait à l’époque une par­tie impor­tante de la pla­nète, à com­men­cer par l’URSS16. Il iden­ti­fie l’intégralité du bloc de l’Est comme étant com­posé de « nations capi­ta­listes d’Etat»17. Du fait de l’intervention étatique dans l’économie, Mat­tick note une proxi­mité entre le key­né­sia­nisme et le capi­ta­lisme d’Etat : « le capi­ta­lisme d’Etat peut être consi­déré comme comme le plus consé­quent et le plus achevé des sys­tèmes key­né­siens. »18

Il démontre que ce sys­tème n’est ni socia­liste ni com­mu­niste, et que « Tous les sys­tèmes capi­ta­listes d’Etat s’apparentent à l’économie de mar­ché du fait que les rap­ports capital-travail s’y trouvent per­pé­tués. »19 Il ajoute que « For­mel­le­ment, il n’y a pas grande dif­fé­rence de l’un à l’autre sys­tème, si ce n’est, dans le cas de l’étatisation, un contrôle plus cen­tra­lisé du sur­pro­duit. » Dans l’économie capi­ta­liste d’Etat, « l’exploitation de l’homme par l’homme se pour­suit au moyen d’un échange inégal au niveau de la pro­duc­tion comme à celui de la consom­ma­tion. Cette inéga­lité a pour effet tant de per­pé­tuer la concur­rence, sous forme de lutte pour les situa­tions les plus lucra­tives et les emplois les mieux payés, que de repor­ter au sein du capi­ta­lisme d’Etat des anta­go­nismes sociaux inhé­rents au capi­ta­lisme dit clas­sique. »20

Se recou­vrant d’un men­songe idéo­lo­gique, « le capi­ta­lisme d’Etat refuse de s’avouer ce qu’il est en réa­lité : un sys­tème d’exploitation fondé sur la domi­na­tion directe d’une mino­rité diri­geante sur la majo­rité diri­gée. »21 Dans le capi­ta­lisme d’Etat, « le sys­tème du sala­riat reste intact, la bureau­cra­tie d’Etat consti­tue désor­mais une nou­velle classe diri­geante, et ce sont ses membres qui “per­son­ni­fient” le capi­tal. »22 De plus, « La hié­rar­chi­sa­tion des reve­nus, fruit d’une poli­tique déli­bé­rée, entre­tient un cli­mat social de concur­rence ne dif­fé­rant guère de celui du capi­ta­lisme tra­di­tion­nel. »23

Après avoir cri­ti­qué les deux sys­tèmes écono­miques divi­sant le monde à l’époque, capi­ta­lisme d’économie mixte et capi­ta­lisme d’Etat, Mat­tick annonce le retour­ne­ment qui eut lieu dans les années 1970–1980 avec l’abandon du key­né­sia­nisme par la classe domi­nante, aban­don du à ses limites : « On s’apercevra alors que les solu­tions key­né­siennes étaient fac­tices, aptes à dif­fé­rer, mais non à faire dis­pa­raître défi­ni­ti­ve­ment les effets contra­dic­toires de l’accumulation du capi­tal, tels que Marx les avait pré­dits. »24

Le livre est pour par­tie com­posé de divers textes ras­sem­blés, parus au fil du temps ; il en découle un cer­tain manque d’homogénéité, de plus les dates de chaque texte ne sont pas indi­quées, et le style est par­fois aride. Mais, bien que l’ouvrage ait été publié en période de « pros­pé­rité » capi­ta­liste, il n’en reste pas moins adapté à la période de crise actuelle, grâce à la luci­dité de Mat­tick qui ne s’est pas laissé prendre par les idéo­lo­gies domi­nantes de l’époque. Sa pro­chaine réédi­tion se jus­ti­fie donc amplement.

1 Paul Mat­tick (1904–1981), ouvrier et théo­ri­cien mar­xiste, a par­ti­cipé encore ado­les­cent à la révo­lu­tion alle­mande, et a milité au sein du cou­rant com­mu­niste des conseils (extrême-gauche anti-léniniste). Il a rejoint les Etats-Unis en 1926, où il a vécu jusqu’à sa mort. Il a écrit de nom­breux articles et plu­sieurs ouvrages.

2 Signa­lons que le fils de Paul Mat­tick, qui écrit égale­ment sous ce nom, vient de publier : Le Jour de l’addition, aux sources de la crise, L’Insomniaque, 2009 (pré­face de Charles Reeve).

Sur la crise du capi­ta­lisme et ses diverses impli­ca­tions, voir égale­ment les numé­ros1, 2, 3, 5 et 7 de Cri­tique Sociale.

3 Paul Mat­tick, Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte, tra­duc­tion de Serge Bri­cia­ner, Gal­li­mard, 1972, p. 8.

4 Paul Mat­tick, op. cit., p. 362. La cita­tion de J. M. Keynes se trouve dans Essais de per­sua­sion, Gal­li­mard, 1933, p. 233.

5 Paul Mat­tick, op. cit., p. 235.

6 Paul Mat­tick, op. cit., p. 33.

7Voir : « L’absurdité du “libé­ra­lisme écono­mique”», Cri­tique Sociale n° 3, décembre 2008.

8 Paul Mat­tick, op. cit., p. 164. La dif­fé­rence de fond avec Marx est évidente, puisque Keynes vou­lait conser­ver les rap­ports sociaux capitalistes.

9 Paul Mat­tick, op. cit., p. 164.

10 Paul Mat­tick, op. cit., p. 92.

11 Paul Mat­tick, op. cit., p. 107.

12 Paul Mat­tick, op. cit., p. 126.

13 Paul Mat­tick, op. cit., p. 102.

14 Paul Mat­tick, op. cit., p. 177.

15 Paul Mat­tick, op. cit., p. 236.

16 Sur la nature capi­ta­liste de l’URSS, voir : « Le léni­nisme et la révo­lu­tion russe», Cri­tique Sociale n° 1, octobre 2008.

17 Paul Mat­tick, op. cit., p. 305.

18 Paul Mat­tick, op. cit., p. 336.

19 Paul Mat­tick, op. cit., p. 347.

20 Paul Mat­tick, op. cit., p. 348.

21 Paul Mat­tick, op. cit., p. 384.

22 Paul Mat­tick, op. cit., p. 366.

23 Paul Mat­tick, op. cit., p. 387.

24 Paul Mat­tick, op. cit., p. 200. Page 399, il ajoute à pro­pos du key­né­sia­nisme : « de par sa nature comme de par celle du sys­tème, il ne peut avoir qu’une uti­lité tem­po­raire. »

Friedrich Engels contre le « préjugé national »

Publié le 11 novembre 2009 par Critique Sociale

Voici la fin d’un texte d’Engels écrit en 1845 à des­ti­na­tion des tra­vailleurs de Grande-Bretagne. Il figure au début de son ouvrage : La Situa­tion des classes labo­rieuses en Angle­terre. Nous le repu­blions au cas où la classe domi­nante serait, par extra­or­di­naire, ten­tée – un siècle et demi après la rédac­tion de ce texte – de refaire le coup du « pré­jugé natio­nal », afin de détour­ner l’attention des ravages actuel­le­ment pro­vo­qués par le capi­ta­lisme au sein de la classe tra­vailleuse du monde entier. « Les tra­vailleurs n’ont pas de patrie »1, comme l’écrivait Marx dans le Mani­feste communiste.

« Pas un tra­vailleur en Angle­terre – ni en France, soit dit en pas­sant – ne m’a jamais traité en étran­ger. Avec le plus grand plai­sir j’ai remar­qué que vous êtes libé­rés de ce ter­rible mal­heur que sont le pré­jugé natio­nal et l’orgueil natio­nal : ce qui, après tout, ne signi­fie qu’égoïsme col­lec­tif. J’ai remar­qué que vous sym­pa­thi­sez avec qui­conque met sérieu­se­ment ses forces au ser­vice du pro­grès humain – qu’il soit anglais ou non ; que vous admi­rez tout ce qui est grand et bon, qu’il ait été nourri sur votre sol natal ou non. J’ai trouvé que vous étiez plus que de simples citoyens anglais membres d’une seule nation iso­lée ; j’ai trouvé que vous étiez des Hommes, membres de la grande famille uni­ver­selle de l’Humanité, qui savent que leur inté­rêt et celui de toute la race humaine sont le même. Et comme tels, comme membres de cette famille de l’Humanité « Une et Indi­vi­sible », comme Etres humains dans le sens le plus large du mot, moi-même, et beau­coup d’autres sur le Conti­nent, saluons vos pro­grès dans toutes les direc­tions et vous sou­hai­tons prompt suc­cès. – Allez donc de l’avant, comme vous avez fait jusqu’ici.

Bien des épreuves res­tent à subir ; soyez fermes, soyez indomp­tés, votre suc­cès est cer­tain ; pas un des pas que vous ferez dans votre marche en avant ne sera perdu pour notre cause com­mune, la cause de l’Humanité !

Frie­drich Engels, Bar­men (Prusse rhé­nane), 15 mars 1845. »2

1 Karl Marx, Mani­feste com­mu­niste, dans : Karl Marx, Phi­lo­so­phie, Gal­li­mard, 1994, p. 422.

2 Frie­drich Engels, « To the wor­king class of Great-Britain », La Situa­tion des classes labo­rieuses en Angle­terre, Costes, 1933, pp. XLV-XLVI. Tra­duc­tion de Bracke (A. M. Des­rous­seaux) et P.-J. Ber­thaud. Ce pas­sage se trouve égale­ment dans la réédi­tion très par­tielle du livre par les éditions Mille et une nuits, février 2009, pp. 9–10.

Une réponse de Victor Serge à Trotsky

Publié le 4 septembre 2009 par Critique Sociale

Vic­tor Serge (1890–1947), écri­vain et mili­tant d’extrême-gauche, par­ti­cipa en URSS à l’opposition contre Sta­line dès 1923, et fut dans les années 1930 détenu plu­sieurs années par le pou­voir stalinien.

Ce texte du 12 mars 1939 a été publié pour la pre­mière fois le 21 avril 1939 dans Juin 36, l’organe du Parti Socia­liste Ouvrier et Pay­san (PSOP), sous le titre : « Leur morale et la nôtre », avec une intro­duc­tion de Vic­tor Serge (que nous repro­dui­sons ci-dessous). Le texte a été repu­blié en 1973 par les éditions Spar­ta­cus (diri­gées par René Lefeuvre, ancien du PSOP) sous le titre : « Réponse à Léon Trotsky », en annexe à la pre­mière édition fran­co­phone de « Les Soviets tra­his par les bol­che­viks », ouvrage de Rudolf Rocker.

« La Lutte ouvrière du Bori­nage, « organe de la sec­tion belge de la IVe Inter­na­tio­nale » (mais oui !) ayant publié un article de Léon-Davidovitch Trotsky me concer­nant, je lui adres­sai, le 12 mars, la réponse qu’on va lire – et que cette feuille n’a pas cru devoir publier. J’avais donc tort de croire à sa loyauté. D’autres publi­ca­tions de la « IVe » m’ont atta­qué depuis. Je ne leur répon­drai pas. J’accepterais volon­tiers, et même avec joie, la dis­cus­sion des faits et des idées – pen­sée mar­xiste ou his­toire de la révo­lu­tion russe – mais je ne vois vrai­ment aucune uti­lité à rele­ver des asser­tions sys­té­ma­ti­que­ment fausses qui ne tra­duisent en défi­ni­tive que l’esprit de secte et un sin­gu­lier manque de cama­ra­de­rie. La mise au point sui­vante suf­fit à faire res­sor­tir la nature de notre désac­cord et à sug­gé­rer à ce sujet des réflexions pro­fi­tables… Je ne veux y sou­li­gner qu’un point : c’est qu’un grand nombre des der­niers com­bat­tants de l’opposition de gauche du P.C. de l’U.R.S.S. de 1923, dite par la suite trots­kyste, sont – s’il en sur­vit dans les geôles de Sta­line – de mon avis sur ces ques­tions essen­tielles ; et que j’ai dès lors la cer­ti­tude intime de demeu­rer en com­plète unité d’esprit avec eux, fidèle aux fins libé­ra­trices de l’opposition de 1923, qui ne se bat­tait certes pas pour sub­sti­tuer à un bureau­cra­tisme étran­gleur un sec­ta­risme étouffant…

V.S. [avril 1939]

Chers cama­rades,

J’attends de votre loyauté que vous publiiez les quelques lignes de réponse que voici à un article de Trotsky, dans lequel je suis nommé, – paru dans vos colonnes le 11 mars – inti­tulé « Les ex-révolutionnaires et la réac­tion mondiale ».

Léon Trotsky semble, pour autant que je puis m’en rendre compte, vou­loir répondre à une étude que j’ai publiée aux Etats-Unis, dans Par­ti­san Review et qui paraî­tra sous peu en fran­çais : « Puis­sance et limites du mar­xisme »1, mais il est tout à fait évident qu’il y répond sans l’avoir lue… Et cela c’est déplo­rable. Comme on l’a tant de fois fait à son égard, en Rus­sie, à l’époque où je le défen­dais de mon mieux, il m’impute des idées que je n’exprime pas et que je n’ai pas, tout en igno­rant d’autre part celles que j’exprime. Méthode de dis­cus­sion insen­sée, qui appar­tient au bol­che­visme de la déca­dence comme à tous les sec­ta­rismes : car le propre du sec­ta­risme est d’aveugler. Et il est plus facile d’excommunier sans cher­cher à com­prendre que de dis­cu­ter fraternellement.

Jugez-en :

Trotsky écrit :

« Vic­tor Serge, par exemple, a récem­ment annoncé que le bol­che­visme passe par une crise pré­sa­geant une “crise du mar­xisme”. Dans son inno­cence théo­rique, Vic­tor Serge s’imagine être le pre­mier à faire cette décou­verte… »

(C’est tout à fait à tort que Trotsky s’imagine que je me l’imagine… Mais la chose n’a guère d’importance.)

« Cepen­dant, à chaque moment de réac­tion, des dizaines et des cen­taines de révo­lu­tion­naires hési­tants se sont levés pour annon­cer la crise finale, cru­ciale et mor­telle du mar­xisme. Que le vieux parti bol­che­vik se soit épuisé ; qu’il ait dégé­néré et qu’il ait péri, cela ne se dis­cute même plus. Mais la fin d’un parti his­to­rique qui, pen­dant une cer­taine période s’est basé sur la doc­trine mar­xiste, n’est pas la fin de cette doc­trine. La défaite d’une armée n’infirme pas les prin­cipes fon­da­men­taux de la stra­té­gie. Un artilleur peut tirer loin de sa cible, cela n’infirme pas la balis­tique, c’est-à-dire la science de l’artillerie. Et si l’armée du pro­lé­ta­riat essuie une défaite ou si son parti dégé­nère, cela n’infirme pas le mar­xisme qui est la science de la révo­lu­tion. Que Vic­tor Serge lui-même tra­verse “une crise”, que ses idées s’embrouillent déses­pé­ré­ment, cela se voit. Mais la crise de Vic­tor Serge n’est pas la crise du mar­xisme. »

Je ne relève pas l’inutile attaque per­son­nelle conte­nue dans ces lignes et qui ne consti­tue, certes, pas une défense du mar­xisme. J’avais conclu mon étude par ces mots :

« La lutte des classes conti­nue : on entend dis­tinc­te­ment cra­quer, en dépit des replâ­trages tota­li­taires, la char­pente du vieil édifice social. Le mar­xisme connaî­tra encore bien des for­tunes diverses, peut-être même des éclipses. Sa puis­sance, condi­tion­née par les cir­cons­tances his­to­riques, n’en appa­raît pas moins indé­fec­tible en défi­ni­tive, puisqu’elle est celle du savoir alliée à la néces­sité révolutionnaire. »

Plus haut, j’avais écrit :

« Par suite de son écla­tante vic­toire spi­ri­tuelle et poli­tique, dans la révo­lu­tion russe, le mar­xisme est aujourd’hui menacé d’un immense dis­cré­dit et, dans le mou­ve­ment ouvrier, d’une démo­ra­li­sa­tion sans nom » – car tels sont bien les effets du sta­li­nisme, et Trotsky les a sou­vent dénon­cés lui-même en des termes ana­logues. Seule­ment, je précisais :

« Est-il besoin de sou­li­gner une fois de plus que le mar­xisme obs­curci, fal­si­fié et ensan­glanté des fusilleurs de Mos­cou, n’est plus du mar­xisme ?… Les masses, par mal­heur, met­tront du temps à s’en apercevoir… »

Il est vrai que je suis – de même que cer­tai­ne­ment bon nombre de cama­rades de l’opposition de gauche de l’ancien P.C. de l’U.R.S.S., s’ils sur­vivent dans les pri­sons de Sta­line – en désac­cord avec Trotsky sur des ques­tions essen­tielles. Vous voyez par cette lettre que nous avons même des façons dif­fé­rentes de conce­voir la dis­cus­sion : j’estime qu’on doit lire ce que l’on réfute. (J’estime de même que l’on doit, ceci étant à mes yeux un prin­cipe de morale révo­lu­tion­naire, éviter dans les polé­miques entre mili­tants, au sein du mou­ve­ment ouvrier, les expres­sions inju­rieuses ou bles­santes…) Dans l’article en ques­tion, j’adressais direc­te­ment à Trotsky, le reproche sui­vant, auquel il a pré­féré ne pas répondre, ce qui me confirme dans l’idée qu’il n’a pas pris la peine de me lire :

« Les chefs du bol­che­visme des grandes années n’ont man­qué ni de savoir ni d’intelligence, ni d’énergie : ils ont man­qué d’audace révo­lu­tion­naire toutes les fois qu’il eût fallu cher­cher (après 1918) des solu­tions dans la liberté des masses et non dans la contrainte gou­ver­ne­men­tale. Ils ont sys­té­ma­ti­que­ment bâti non l’Etat-Commune qu’ils avaient annoncé, mais un Etat fort, au sens vieux du mot, fort de sa police, de sa cen­sure, de ses mono­poles, de ses bureaux tout-puissants… »

En une autre cir­cons­tance, fin avril 1938, dans une lettre àThe New Inter­na­tio­nal, j’avais demandé : « Quand et com­ment le bol­ché­visme a-t-il com­mencé à dégé­né­rer ? ». Cette ques­tion fait le fond du débat qui me sépare de Trotsky et de son ortho­doxie, trop encline à reprendre et conti­nuer aujourd’hui les méthodes qui ont contri­bué à la dégé­né­res­cence du bol­che­visme, c’est-à-dire à la cor­rup­tion du mar­xisme. J’avais notam­ment posé une ques­tion tout à fait pré­cise sur laquelle j’aimerais que Trotsky s’expliquât, car elle trouble pas mal de consciences dans le mou­ve­ment ouvrier et pré­sente beau­coup plus d’intérêt que les varia­tions faciles sur le décou­ra­ge­ment des intel­lec­tuels, même appli­quées à de vieux mili­tants ouvriers qui ne sont point de son avis. Voici :

« Le moment n’est-il pas venu de consta­ter que le jour de l’année glo­rieuse 1918 où le Comité Cen­tral du parti décida de per­mettre à des com­mis­sions extra­or­di­naires d’appliquer la peine de mort sur pro­cé­dure secrète, sans entendre des accu­sés qui ne pou­vaient pas se défendre, est un jour noir ? Ce jour-là, le Comité Cen­tral pou­vait réta­blir ou ne pas réta­blir une pro­cé­dure d’inquisition oubliée de la civi­li­sa­tion euro­péenne. Il com­mit en tout cas une faute. Il n’appartenait pas néces­sai­re­ment à un parti socia­liste vic­to­rieux de com­mettre cette faute-là. La révo­lu­tion pou­vait se défendre à l’intérieur – et même impi­toya­ble­ment – sans cela. Elle se serait mieux défen­due sans cela. »

Elle n’aurai pas, en tout cas, créé les armes qui ont servi à fusiller ses partisans.

Je ne m’attendais pas à voir Trotsky reprendre le vieux pro­cédé tant de fois employé contre lui – contre nous – et qui consiste à sub­sti­tuer, dans la dis­cus­sion, des désac­cords ima­gi­naires aux désac­cords réels… Je ne m’attendais pas non plus à le voir reve­nir au vieil idéa­lisme hégé­lien, que le mar­xisme dut sur­mon­ter pour naître, en affir­mant : « Tout ce qui est ration­nel, est réel… » au moment pré­cis où, dans la lutte sociale, le bar­bare et l’absurde l’emportent, par le fer et par le feu, sur le ration­nel. Voyez l’Espagne ouvrière assas­si­née pour avoir tenté un pro­di­gieux effort vers le ration­nel dans l’organisation de la société moderne, c’est-à-dire vers le socialisme.

Salut fra­ter­nel.

Vic­tor Serge. [mars 1939] »

1 La lettre ori­gi­nale à La Lutte ouvrière com­prend ici une paren­thèse : « (sitôt qu’elle sera parue, je vous l’enverrai) ». Cette étude de Vic­tor Serge a été publiée dansMasses n° 3, mars 1939 (revue diri­gée par René Lefeuvre) ; elle est réédi­tée dans Vic­tor Serge, 16 fusillés à Mos­cou, Spar­ta­cus, 1972, pp. 133–142. Le site inter­net « La Bataille socia­liste » l’a numé­ri­sée :bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1939–03-puissance-et-limites-du-marxisme-serge

Le problème des nationalités dans le Caucase (Rosa Luxemburg, 1908)

Publié le 1 avril 2009 par Critique Sociale

Extrait de la Sec­tion III de “La nation et l’autonomie”, publié en 1908 en polo­nais. Tra­duc­tion de Clau­die Weill dans Rosa Luxem­burg La ques­tion natio­nale et l’autonomie, Le Temps de Cerises, 2001 (mis en ligne en août 2008 par le site La Bataille socia­liste avec l’aimable auto­ri­sa­tion de l’éditeur).

On trouve dans le Cau­case un autre exemple remar­quable des dif­fi­cul­tés aux­quelles se heurte le pro­blème de l’autonomie natio­nale dans la pratique.

Aucun coin de la terre n’offre un tableau de natio­na­li­tés aussi imbri­quées les unes dans les autres que le Cau­case, antique piste his­to­rique des grandes migra­tions de peuples entre l’Asie et l’Europe, jon­chée de frag­ments et d’éclats de ces peuples. La popu­la­tion de cette région, comp­tant plus de neuf mil­lions de per­sonnes se com­pose (selon le recen­se­ment de 1897) des groupes raciaux et natio­naux sui­vants : (en milliers)

  • Russes : 2 192,3 ;
  • Alle­mands : 21,5 ;
  • Grecs : 57,3 ;
  • Armé­niens : 975,0 ;
  • Ossètes : 157,1 ;
  • Kurdes : 100,0
  • Mon­ta­gnards cau­ca­siens : Tchét­chènes : 243,4 ; Tcher­kesses : 111,5 ; Abkhazes : 72,4 ; Lez­guiens: 613,8
  • Kart­ve­liens : Géor­giens, Imé­ri­tiens, Min­gré­liens, etc. : 1 201,2 ;
  • Juifs : 43,4
  • Turco-tatars : Tatars : 1 139,6 ; Kou­myks : 100,8 ; Turcs : 70,2 ; Nogays : 55,4 ; Karatches : 22,0
  • Kal­mouks : 11,8
  • Esto­niens, Mordves : 1,4.

Les prin­ci­pales natio­na­li­tés concer­nées sont repar­ties ter­ri­to­ria­le­ment comme suit: les Russes qui consti­tuent le groupe le plus nom­breux du Cau­case sont concen­trés au nord, dans les dis­tricts du Kuban et de la Mer Noire et dans la par­tie nord-ouest du Terek. Les Kart­ve­liens se situent plus au sud, dans la par­tie occi­den­tale du Cau­case ; ils occupent le gou­ver­ne­ment de Kutais et la par­tie sud-est du gou­ver­ne­ment de Tiflis. Encore plus au sud, le ter­ri­toire cen­tral est occupé par les Armé­niens dans la par­tie méri­dio­nale du gou­ver­ne­ment de Tiflis, la par­tie orien­tale du gou­ver­ne­ment de Kars et la par­tie sep­ten­trio­nale du gou­ver­ne­ment d’Erevan, coin­cés entre les Géor­giens au nord, les Turcs à l’ouest, les Tatars à l’est et au sud, dans les gou­ver­ne­ments de Bakou, Eli­za­vet­pol et Ere­van. A l’est et dans les mon­tagnes se situent les tri­bus mon­ta­gnardes alors que d’autres groupes mineurs tels que les Juifs et les Alle­mands vivent entre­mê­lés avec la popu­la­tion autoch­tone prin­ci­pa­le­ment dans les villes. La com­plexité du pro­blème des natio­na­li­tés appa­raît par­ti­cu­liè­re­ment dans la ques­tion lin­guis­tique parce qu’au Cau­case, il y a à côté du russe, de l’ossète et de l’arménien envi­ron une demi-douzaine de langues tatares, quatre dia­lectes lez­guiens, plu­sieurs tchét­chènes, plu­sieurs tcher­kesses, min­gré­liens, géor­giens, svanes et un cer­tain nombre d’autres. Et ce ne sont aucu­ne­ment des dia­lectes mais pour la plu­part des langues indé­pen­dantes, incom­pré­hen­sibles pour le reste de la population.

Du point de vue du pro­blème de l’autonomie, seules trois natio­na­li­tés entrent mani­fes­te­ment en consi­dé­ra­tion : les Géor­giens, les Armé­niens et les Tatars parce que les Russes qui résident dans la par­tie sep­ten­trio­nale du Cau­case se situent natio­na­le­ment par­lant en conti­nuité avec le ter­ri­toire de l’État ori­gi­nel­le­ment russe.

Le groupe natio­nal le plus nom­breux à coté des Russes est celui des Géor­giens si l’on inclut parmi eux toutes les varié­tés de Kart­ve­liens. Le ter­ri­toire his­to­rique des Géor­giens se com­pose des gou­ver­ne­ments de Tiflis et de Kutais, des dis­tricts de Sukhumi et de Saka­tali, soit une popu­la­tion de 2 110 490 per­sonnes. Cepen­dant, la natio­na­lité géor­gienne ne compte que pour un peu plus de la moi­tié de ce chiffre, soit 1,2 mil­lion, le reste se com­po­sant d’Arméniens à hau­teur d’environ 220 000, concen­trés prin­ci­pa­le­ment dans le dis­trict d’Akhalkalaki du gou­ver­ne­ment de Tiflis où ils repré­sentent plus de 70% de la popu­la­tion ; les Tatars à hau­teur de 100 000; les Ossètes, plus de 70 000 ; les Lez­guiens consti­tuent la moi­tie de la popu­la­tion du dis­trict de Saka­tali et les Abkhazes dominent dans le dis­trict de Sukhumi alors que dans le dis­trict de Bort­cha­lou du gou­ver­ne­ment de Tiflis un mélange de natio­na­li­tés diverses détient la majo­rité par rap­port à la popu­la­tion géorgienne.

Compte tenu de ces chiffres, le pro­jet d’autonomie natio­nale géor­gienne pré­sente de mul­tiples dif­fi­cul­tés. Le ter­ri­toire his­to­rique de la Géor­gie pris dans son ensemble com­porte une popu­la­tion numé­ri­que­ment si insi­gni­fiante — à peine 2,1 mil­lions — qu’il semble insuf­fi­sant comme base d’une vie auto­nome propre dans le sens moderne du terme, avec ses exi­gences cultu­relles et ses fonc­tions socio-économiques. Dans une Géor­gie auto­nome dotée de ses fron­tières his­to­riques, une natio­na­lité qui compte pour à peine plus de la moi­tié de la popu­la­tion glo­bale serait appe­lée à domi­ner dans les ins­ti­tu­tions publiques, les écoles, la vie poli­tique. L’impossibilité de cette situa­tion est si bien per­çue par les natio­na­listes géor­giens à colo­ra­tion révo­lu­tion­naire qu’a priori, ils renoncent aux fron­tières his­to­riques et pro­jettent de tailler le ter­ri­toire auto­nome sur un espace cor­res­pon­dant à la pré­do­mi­nance réelle de la natio­na­lité géorgienne.

Selon ce plan, seuls seize des dis­tricts géor­giens for­me­raient la base de l’autonomie géor­gienne alors que le sort des quatre autres où pré­do­minent d’autres natio­na­li­tés serait décidé par un « plé­bis­cite de ces natio­na­li­tés ». Ce plan a une appa­rence très démo­cra­tique et révo­lu­tion­naire ; mais comme la plu­part des plans d’inspiration anar­chiste qui cherchent à résoudre toutes les dif­fi­cul­tés his­to­riques au moyen de « la volonté des nations », il a un défaut qui consiste en ce que le plan du plé­bis­cite est en pra­tique encore plus dif­fi­cile à mettre en œuvre que l’autonomie de la Géor­gie his­to­rique. La zone tra­cée sur le plan géor­gien com­pren­drait à peine 1,4 mil­lion de per­sonnes c’est-à-dire un chiffre cor­res­pon­dant à la popu­la­tion d’une grande ville moderne. Cette zone décou­pée tout à fait arbi­trai­re­ment, en dehors du cadre tra­di­tion­nel de la Géor­gie et de son sta­tut socio-économique actuel est non seule­ment une base extrê­me­ment mince pour une vie auto­nome mais ne repré­sente en outre aucune entité orga­nique, aucune sphère de vie maté­rielle et d’intérêts écono­miques et cultu­rels, à part les inté­rêts abs­traits de la natio­na­lité géorgienne.

Cepen­dant, même dans cette zone, les inté­rêts natio­naux géor­giens ne peuvent être inter­pré­tés comme une expres­sion active de la vie auto­nome, compte tenu du fait que leur pré­do­mi­nance numé­rique est liée à leur carac­tère majo­ri­tai­re­ment agraire.

Au cœur même de la Géor­gie, l’ancienne capi­tale, Tiflis, et un cer­tain nombre de villes plus petites ont un carac­tère éminem­ment inter­na­tio­nal avec pour élément pré­do­mi­nant les Armé­niens qui repré­sentent la couche bour­geoise. Sur une popu­la­tion de 160 000 per­sonnes à Tiflis, les Armé­niens en comptent 55 000, les Géor­giens et les Russes 20 000 cha­cun ; le reste se com­pose de Tatars, de Per­sans, de Juifs, de Grecs, etc. Les centres natu­rels de la vie poli­tique et admi­nis­tra­tive de même que de l’éducation et de la culture spi­ri­tuelle sont ici comme en Litua­nie les fiefs de natio­na­li­tés étran­gères. Le fait qui rend inso­luble le pro­blème de l’autonomie natio­nale de la Géor­gie se greffe simul­ta­né­ment sur un autre pro­blème cau­ca­sien : la ques­tion de l’autonomie des Arméniens.

L’exclusion de Tiflis et d’autres villes du ter­ri­toire géor­gien auto­nome est tout aussi impos­sible du point de vue des condi­tions socio-économiques de la Géor­gie que l’est leur inclu­sion à ce ter­ri­toire du point de vue de la natio­na­lité armé­nienne. Si on prend comme base la pré­do­mi­nance numé­rique des Armé­niens dans la popu­la­tion, on obtient un ter­ri­toire bri­colé arti­fi­ciel­le­ment à par­tir de quelques frag­ments : deux dis­tricts méri­dio­naux du gou­ver­ne­ment de Tiflis, la par­tie sep­ten­trio­nale du gou­ver­ne­ment d’Erevan, la par­tie nord-est du gou­ver­ne­ment de Kars c’est-à-dire un ter­ri­toire coupé des prin­ci­pales villes où résident les Armé­niens, ce qui est absurde à la fois du point de vue his­to­rique et du point de vue de la situa­tion écono­mique actuelle alors que les dimen­sions de cette zone auto­nome puta­tive se limi­te­raient a quelques 800 000 per­sonnes. Si l’on va au-delà des dis­tricts où les Armé­niens sont pré­do­mi­nants, on les trou­vera inex­tri­ca­ble­ment mêlés aux Géor­giens au Nord ; aux Tatars au Sud, dans les gou­ver­ne­ments de Bakou et d’Elizavetpol ; aux Turcs à l’Ouest, dans le gou­ver­ne­ment de Kars. Par rap­port à la popu­la­tion tatare essen­tiel­le­ment agraire qui vit dans des condi­tions plu­tôt retar­da­taires, les Armé­niens jouent en par­tie le rôle d’élément bourgeois.

Ainsi, tra­cer des fron­tières entre les prin­ci­pales natio­na­li­tés du Cau­case est une tâche inso­luble. Mais le pro­blème de l’autonomie est encore plus com­pli­qué en ce qui concerne les autres mul­tiples natio­na­li­tés de mon­ta­gnards cau­ca­siens. A la fois leur imbri­ca­tion ter­ri­to­riale et les faibles dimen­sions numé­riques de chaque natio­na­lité et enfin les condi­tions socio-économiques qui res­tent en grande par­tie au niveau du pas­to­ra­lisme nomade exten­sif ou de l’agriculture pri­mi­tive, sans vie urbaine propre et sans créa­ti­vité lit­té­raire dans leur langue natio­nale rendent le fonc­tion­ne­ment de l’autonomie moderne tout à fait inapplicable.

Tout comme en Litua­nie, la seule méthode pour résoudre la ques­tion natio­nale au Cau­case dans un esprit démo­cra­tique, assu­rant à toutes les natio­na­li­tés la liberté de l’existence cultu­relle sans qu’aucune d’entre elles ne domine les autres et pour satis­faire en même temps l’exigence d’un déve­lop­pe­ment social moderne est d’ignorer les fron­tières eth­no­gra­phiques et d’introduire une large auto-administration locale — com­mu­nale, urbaine, de dis­trict et pro­vin­ciale — sans carac­tère natio­nal défini, c’est-à-dire sans confé­rer de pri­vi­lèges à une natio­na­lité quel­conque. Seule une telle auto-administration per­met­tra d’unir les diverses natio­na­li­tés pour qu’elles veillent ensemble aux inté­rêts écono­miques et sociaux locaux et qu’elles prennent par ailleurs natu­rel­le­ment en consi­dé­ra­tion la répar­ti­tion dif­fé­ren­ciée des natio­na­li­tés dans chaque dis­trict et dans chaque commune.

L’auto-administration com­mu­nale, de dis­trict, pro­vin­ciale per­met­tra à chaque natio­na­lité, au moyen de déci­sions prises à la majo­rité par les organes de l’administration locale, de créer ses écoles et ses ins­ti­tu­tions cultu­relles dans les dis­tricts ou les com­munes où elle dis­pose de la pré­pon­dé­rance numé­rique. En même temps, une loi lin­guis­tique sépa­rée, à l’échelle de l’Etat, sau­ve­gar­dant les inté­rêts de la mino­rité, peut établir une norme en vertu de laquelle les mino­ri­tés natio­nales, à par­tir d’un mini­mum numé­rique, peuvent consti­tuer la base de créa­tion obli­ga­toire d’écoles dans leurs langues natio­nales dans la com­mune, le dis­trict ou la pro­vince ; et leur langue peut être intro­duite dans les ins­ti­tu­tions locales publiques et admi­nis­tra­tives, dans les tri­bu­naux etc., à coté de la langue de la natio­na­lité pré­do­mi­nante et de la langue de l’Etat. Cette solu­tion serait plau­sible, à sup­po­ser qu’une solu­tion soit pos­sible dans le cadre du capi­ta­lisme et compte tenu des condi­tions his­to­riques. Elle com­bi­ne­rait les prin­cipes géné­raux de l’auto-administration locale avec des mesures légis­la­tives spé­ciales pour garan­tir le déve­lop­pe­ment cultu­rel et l’égalité en droit des natio­na­li­tés en les ame­nant à coopé­rer étroi­te­ment et non en les sépa­rant les unes par rap­port aux autres par les bar­rières de l’autonomie nationale.

Herr Vogt, de Karl Marx

Publié le 14 mars 2009 par Critique Sociale

Herr Vogt est un livre de Karl Marx publié à Londres en décembre 1860, en alle­mand. L’existence même de ce texte est sou­vent ignorée.

Il s’agit à l’origine d’un ouvrage polé­mique. Depuis la lec­ture d’un livre de Carl Vogt1en 1859, Marx avait « la convic­tion abso­lue que Vogt était de conni­vence avec la pro­pa­gande bona­par­tiste. »2 Cela ne sera établi avec cer­ti­tude qu’une décen­nie plus tard, après la chute de Napo­léon III et la décou­verte de docu­ments – comme Meh­ring le signale ci-après.

Vogt ayant calom­nié Marx3 par écrit, ce der­nier entre­prit avec Herr Vogt de répondre pour démon­trer le carac­tère men­son­ger de ces allé­ga­tions. Dans ce but, Marx sol­li­cita de nom­breuses per­sonnes pou­vant témoi­gner et réta­blir les faits réels.

Mais dans sa réponse, Marx s’en prend égale­ment aux juge­ments poli­tiques de Vogt : « Marx prend sous la loupe cha­cun des argu­ments de Vogt, en démontre la faus­seté et l’inanité : il fait à son adver­saire un cours d’histoire […] enfin il démo­lit la construc­tion idyl­lique d’un Napo­léon III “libé­ra­teur des natio­na­li­tés”. »4

Au tra­vers de Vogt, Marx s’attaque en effet à Napo­léon III, « celui qui, tel Mac­beth, a bar­boté dans le sang humain pour conqué­rir une cou­ronne. »5 Marx, repla­çant l’empereur dans la pers­pec­tive his­to­rique, a un juge­ment plus radi­cal que celui de Hugo : « Lorsque Vic­tor Hugo appela le neveu “Napo­léon le Petit”, il recon­nut la gran­deur de l’oncle. Le titre de son célèbre pam­phlet exprima une anti­thèse et, à un cer­tain degré, il s’est asso­cié à ce culte de Napo­léon sur lequel le fils d’Hortense de Beau­har­nais réus­sit à édifier le sys­tème san­glant de sa for­tune. Il serait plus utile de faire admettre à la géné­ra­tion actuelle que Napo­léon le Petit repré­sente en réa­lité la peti­tesse de Napo­léon le Grand. »6

Franz Meh­ring écri­vait dans sa bio­gra­phie de Marx publiée en 1918, à pro­pos deHerr Vogt : « C’est le seul de ses livres qui n’ait pas encore à ce jour été réédité et dont il ne reste peut-être plus que de rares exem­plaires ; cela s’explique par le fait que cet ouvrage, déjà volu­mi­neux par lui-même […] néces­si­te­rait par-dessus le mar­ché un très long com­men­taire pour rendre intel­li­gible au lec­teur d’aujourd’hui toutes les allu­sions, tous les tenants et abou­tis­sants de l’affaire. Cela n’en vaut nul­le­ment la peine. […]

Dans les docu­ments publiés à par­tir des archives des Tui­le­ries par le gou­ver­ne­ment de Défense natio­nale, après la chute du Second Empire, se trouve le reçu de 40 000 francs tou­chés par Vogt sur les fonds secrets de l’homme du 2 Décembre […]

l’histoire n’a pas retenu Mon­sieur Vogt parmi les ouvrages polé­miques les plus impor­tants de Marx. Au contraire, il est de plus en plus tombé dans l’oubli, tan­dis que le 18 bru­maire, ou même le pam­phlet contre Prou­dhon [Misère de la phi­lo­so­phie], ont avec le temps retenu une atten­tion gran­dis­sante. Cela tient en par­tie au sujet même, car le cas Vogt n’était en défi­ni­tive qu’une péri­pé­tie rela­ti­ve­ment secon­daire »7.

Ajou­tons que l’ouvrage com­prend de très nom­breux extraits de textes divers (nous repu­blions une par­tie de l’un de ces extraits), qui lui servent à établir sa démonstration.

Ce texte de cir­cons­tance montre effec­ti­ve­ment un des traits de carac­tère de Marx : une fois qu’il s’intéressait à un sujet, il ne pou­vait s’empêcher de l’étudier dans les moindres détails.

L’unique tra­duc­tion fran­çaise de Herr Vogt a été publiée par les éditions Costes, en trois tomes, en 1927 et 1928 (tra­duc­tion de Jacques Molitor).

L’ouvrage devait figu­rer dans le tome V des Œuvres de Karl Marx dans la Biblio­thèque de la Pléiade, mais ce volume n’est jamais paru, du fait de la mort de Maxi­mi­lien Rubel en 1996.

Herr Vogtétant donc très dif­fi­ci­le­ment trou­vable en fran­çais, nous en publions quelques extraits8 — nous avons ajouté quelques notes de bas de page pour faci­li­ter la compréhension.

« Avant-propos

Sous la date : Londres, le 6 février 1860, j’ai publié, dans la Volks­zei­tung de Ber­lin, la Reform de Ham­bourg et d’autres jour­naux alle­mands une décla­ra­tion dont voici les pre­mières lignes :

“Je fais connaître par la pré­sente que j’ai fait les démarches pré­pa­ra­toires néces­saires à l’introduction d’une plainte en dif­fa­ma­tion contre la National-Zeitung de Ber­lin à pro­pos des articles de fond n° 37 et n° 41 sur le pam­phlet de Vogt : “Mein Pro­zess gegen die All­ge­meine Zei­tung9″. Je me réserve de faire à Vogt plus tard une réponse écrite.”

Pour quelles rai­sons me suis-je décidé à tra­duire la Natio­nal­zei­tung devant les tri­bu­naux et à faire à Karl Vogt une réponse écrite ? C’est ce que dira le pré­sent écrit.

Dans le cou­rant du mois de février 1860, j’introduisis, contre la Natio­nal­zei­tung, la plainte en dif­fa­ma­tion. Après que le pro­cès eut passé par quatre ins­tances pré­pa­ra­toires, je reçus, le 23 octobre, la déci­sion du tri­bu­nal supé­rieur prus­sien, me déniant en der­nière ins­tance le droit de por­ter plainte. Le pro­cès fut donc étouffé, avant d’avoir connu les débats publics. Si l’affaire était venue en audience publique, comme je pou­vais m’y attendre, j’aurais écono­misé le pre­mier tiers de ce tra­vail. Je n’aurais eu qu’à repro­duire le compte-rendu sté­no­gra­phique des débats judi­ciaires et j’aurais de la sorte évité la tâche exces­si­ve­ment déplai­sante de répondre à des accu­sa­tions contre ma propre per­sonne, c’est-à-dire de par­ler de moi-même. J’ai tou­jours mis un tel sou­cis à ne pas me mettre en cause que Vogt pou­vait espé­rer quelque suc­cès pour ses inven­tions men­son­gères. Mais sunt certi denique fines10. Dans son fac­tum, que la Natio­nal­zei­tung a résumé à sa façon, Vogt m’a repro­ché toute une série d’actes infa­mants qui, la réfu­ta­tion publique devant les tri­bu­naux m’étant défi­ni­ti­ve­ment inter­dite, réclament une réfu­ta­tion écrite. En dehors de cette consi­dé­ra­tion, qui ne me lais­sait pas le choix, j’avais d’autres rai­sons de trai­ter en détail, puisqu’il le fal­lait, les his­toires de chasse répan­dues par Vogt sur mes cama­rades de parti et moi-même : d’une part, les cris de triomphe presque una­nimes avec les­quels la presse alle­mande dite libé­rale accueillit ses pré­ten­dues révé­la­tions ; et d’autre part l’occasion que l’analyse de ce fac­tum m’offrait de tra­cer le carac­tère de cet indi­vidu, repré­sen­ta­tif de toute une tendance.

En répon­dant à Vogt, j’ai dû par-ci, par-là, décou­vrir une « par­tie hon­teuse »11 de l’histoire de l’émigration12. Ce fai­sant, j’use tout sim­ple­ment du droit de légi­time défense. Tout ce que l’on peut d’ailleurs, excep­tion faite pour quelques per­sonnes, repro­cher à l’émigration, ce sont des illu­sions, plus ou moins jus­ti­fiées par les cir­cons­tances, et des folies décou­lant néces­sai­re­ment des condi­tions extra­or­di­naires créées à l’improviste. Je ne parle ici, cela va de soi, que des pre­mières années de l’émigration. Eta­blir une com­pa­rai­son entre l’histoire des gou­ver­ne­ments et de la société bour­geoise, met­tons de 1849 à 1859, et l’histoire de l’émigration pen­dant cette même période, ce serait écrire l’apologie la plus brillante que l’on puisse faire de cette émigration.

Je le sais d’avance, les hommes d’expérience qui, lors de la publi­ca­tion du fac­tum de Vogt, eurent des hoche­ments de tête inquiets devant l’importance de ces “révé­la­tions”, ne com­pren­dront pas du tout que j’aie pu gas­piller mon temps à la réfu­ta­tion de pareils enfan­tillages, et les écri­vailleurs “libé­raux” qui, avec une joie maligne, n’avaient eu rien de plus pressé que de col­por­ter dans la presse alle­mande, suisse, fran­çaise et amé­ri­caine les plates infa­mies et les men­songes éhon­tés de Vogt, trou­ve­ront révol­tante et scan­da­leuse ma manière de les “érein­ter”, eux et leur héros. But never mind !

[…]

Londres, le 17 novembre 1860

Karl Marx »13

« A Bruxelles, où je fus relé­gué par Gui­zot, je fon­dai avec Engels, W. Wolff et quelques autres l’association ouvrière alle­mande d’instruction, qui existe encore. Nous publiions en même temps une série de pam­phlets impri­més ou litho­gra­phiés. […] nous y établis­sions que seule l’étude scien­ti­fique de la struc­ture écono­mique de la société bour­geoise pou­vait four­nir une solide base théo­rique ; et nous y expo­sions enfin, sous une forme popu­laire, qu’il ne s’agissait pas de mettre en vigueur un sys­tème uto­pique, mais d’intervenir, en connais­sance de cause, dans le pro­cès de bou­le­ver­se­ment his­to­rique qui s’opérait dans la société. »14

« Techow “se figure” donc que j’ai com­posé un “caté­chisme du pro­lé­taire”. Il veut par­ler du Mani­feste, où l’utopisme socia­liste et cri­tique de toute espèce est cri­ti­qué et, si Techow le veut, “raillé”. Mais cette “raille­rie” ne fut pas aussi simple qu’il se le “figure”, mais exi­gea une bonne somme de tra­vail, comme il a pu le voir par ma bro­chure contre Prou­dhon : Misère de la phi­lo­so­phie (1847). Techow “se figure” en outre, que j’ai “taillé un sys­tème”, alors que j’ai tout au contraire, même dans leMani­feste, direc­te­ment des­tiné aux ouvriers, rejeté tous les sys­tèmes et mis à leur place “l’examen cri­tique des condi­tions, de la marche et des résul­tats géné­raux du mou­ve­ment social réel”. Mais un tel exa­men ne se laisse pas répé­ter machi­na­le­ment ni tailler à la façon d’une car­tou­chière. »15

Pen­dant la révo­lu­tion alle­mande de 1848–1849, Vogt avait été membre du par­le­ment de Franc­fort. Marx lui reproche cer­taines de ses prises de posi­tion, et en par­ti­cu­lier son manque de pug­na­cité. Or, Whi­lelm Wolff, ami de Marx et membre de la rédac­tion de la Neue rhei­nische Zei­tung (Nou­velle Gazette Rhé­nane), fut briè­ve­ment membre de cette assem­blée et, à titre d’exemple face à Vogt, Marx reco­pie le compte-rendu offi­ciel de la pre­mière et unique inter­ven­tion de Wolff à la tri­bune de ce par­le­ment, le 26 mai 1849 :

« WOLFF (Bres­lau) : […] Si vous tenez abso­lu­ment à lan­cer une pro­cla­ma­tion, publiez-en une où vous met­trez hors la loi le pre­mier traître au peuple, le vicaire de l’empire16. (Cris : à l’ordre ! — Vifs applau­dis­se­ments aux gale­ries). De même tous les ministres ! (Nou­veaux mou­ve­ments). Oh ! Je ne me laisse pas trou­bler ; c’est le pre­mier traître au peuple.

LE PRESIDENT : Je crois que M. Wolff a dépassé et violé toutes les limites. Il n’a pas le droit, devant ce Par­le­ment, d’appeler traître au peuple l’archiduc vicaire de l’empire ; et je me vois donc forcé de le rap­pe­ler à l’ordre. En même temps et pour la der­nière fois j’invite les gale­ries à ne plus inter­ve­nir de cette façon dans tous les débats.

WOLFF : J’accepte, pour ma part, le rap­pel à l’ordre et je déclare que j’ai voulu vio­ler l’ordre, et je répète que le vicaire de l’empire et ses ministres sont des traîtres. (Sur tous les bancs on crie : A l’ordre ! C’est de la gros­siè­reté !)

LE PRESIDENT : Je suis forcé de vous reti­rer la parole.

WOLFF : Bien ! Je pro­teste ; j’ai voulu par­ler ici au nom du peuple et dire ce que l’on pense dans le peuple. […]

LE PRESIDENT : […] Mes­sieurs, l’incident qui vient de se pro­duire, je puis dire que c’est le pre­mier depuis que le Par­le­ment siège ici. »

Et Marx ajoute : « C’était en effet le pre­mier et ce fut le seul inci­dent de ce club de dis­cou­reurs. »17

Vogt avait annoncé publi­que­ment qu’il dis­po­sait de fonds pour des per­sonnes qui vou­draient écrire dans le même sens que lui. Marx, en com­pa­rant les divers écrits de Vogt, note à quel point ce der­nier varie dans ses décla­ra­tions écrites quand à la pro­ve­nance et la des­ti­na­tion de ces fonds :

« “Il s’agit de l’Italie”, tout sim­ple­ment […] (Pro­gramme, p. 34). Non, “il ne s’agit pas de l’Italie” (Lettre à Loe­ning, p. 34). “Il s’agit de la Hon­grie” (Lettre à M. H. à N.) . Non, il ne s’agit pas de la Hon­grie. “Il s’agit… de choses que je ne puis com­mu­ni­quer” (Haupt­buch, Docu­mente, p. 36).

Tout aussi contra­dic­toire que la chose dont il s’agit est la source d’où pro­viennent les fonds “conve­nables“18. C’est “un coin éloi­gné de la Suisse fran­çaise” (Haupt­buch, p. 210). Non, “ce sont des femmes hon­groises de l’Ouest” (Lettre à Karl Blind. Sup­plé­ment du n° 44 de l’All­ge­meine Zei­tung, 13 février 1860). Tout au contraire, ce sont des hommes, “des pays sou­mis à la police alle­mande et sur­tout autri­chienne” (Cen­tral­fest, p. 17). Tout autant que le but et la source, la quan­tité des fonds prend des allures de camé­léon. Ce sont “quelques francs” (Haupt­buch, p. 110). Ce sont “de petits fonds” (Cen­tral­fest, p. 17). Ce sont des fonds suf­fi­sants pour rétri­buer conve­na­ble­ment tous les gens qui tra­vaillent dans le sens de Vogt, dans la presse et les bro­chures alle­mandes. Enfin, pour mettre le comble, la consti­tu­tion même des fonds est en par­tie double. Vogt les a ramas­sés “avec bien du mal et bien des peines” (Haupt­buch, p. 110). Mais non “on les a mis à sa dis­po­si­tion” (Haupt­buch, Docu­mente, p. 36). »19

Le fin mot de l’histoire fut connu 11 ans plus tard, comme Marx l’écrivit à L. Kugel­mann le 12 avril 1871 : « La publi­ca­tion offi­cielle des noms de ceux qui ont reçu direc­te­ment des sub­sides de la cas­sette de Louis Bona­parte révèle que Vogt a tou­ché 40.000 francs en août 1859 ! »20

Comme il l’a indi­qué, Marx avait été expulsé de France par le régime monar­chique, en 1845. Après la révo­lu­tion de février 1848, le gou­ver­ne­ment de la nou­velle Répu­blique revint sur ce ban­nis­se­ment. Marx publie dans les annexes la lettre qu’il reçut en ce sens :

« Gou­ver­ne­ment pro­vi­soire. — Répu­blique Fran­çaise. — Liberté, égalité, fraternité.

Au nom du peuple français

Paris, 1er mars 1848.

Brave et loyal Marx,

Le sol de la répu­blique fran­çaise est un champ d’asile pour tous les amis de la liberté. La tyran­nie vous a banni, la France libre vous rouvre ses portes, à vous et à tous ceux qui com­battent pour la cause sainte, la cause fra­ter­nelle de tous les peuples. Tout agent du gou­ver­ne­ment fran­çais doit inter­pré­ter sa mis­sion dans ce sens. Salut et fraternité.

Fer­di­nand Flocon

Membre du Gou­ver­ne­ment pro­vi­soire »21

« Après avoir été expulsé de Prusse au prin­temps 1849 et de France à la fin de l’été de la même année, je me ren­dis à Londres où, depuis la dis­so­lu­tion de la Ligue22 (1852) et le départ de la plu­part de mes amis, je vis abso­lu­ment à l’écart de toutes les socié­tés publiques ou secrètes et même de toute société, me conten­tant de faire de temps à autre, devant un cercle choisi d’ouvriers […] des confé­rences gra­tuites sur l’économie poli­tique. »23

« L’imagination popu­laire créa­trice de mythes a de tout temps fait ses preuves en inven­tant de “grand hommes”. L’exemple le plus frap­pant de cette espèce, c’est indis­cu­ta­ble­ment Simon Boli­var. Quand à Kos­suth, on le célèbre par exemple comme l’homme qui détruit la féo­da­lité en Hon­grie. Et cepen­dant, il n’est pour rien dans les trois grandes mesures : impôt géné­ral [Marx pré­cise plus loin : « la noblesse était exemp­tée jusque là »], abo­li­tion des charges féo­dales pesant sur les pay­sans, sup­pres­sion, sans indem­nité, des dîmes ecclé­sias­tiques. »24

Som­maire de la tra­duc­tion fran­çaise de Herr Vogt

Tome I :

Avant-propos

Cha­pitre I : La « Schwefelbande »

Cha­pitre II : Les « Buerstenheimer »

Cha­pitre III : His­toires de police

      1. Aveux spon­ta­nés
      2. La jour­née révo­lu­tion­naire de Morat
      3. Cher­val
      4. Le pro­cès des com­mu­nistes à Cologne
      5. Fête cen­trale des asso­cia­tions ouvrières alle­mandes d’instruction
      6. Varié­tés

Cha­pitre IV : La lettre de Techow

Cha­pitre V : Régent de l’empire et comte palatin

Cha­pitre VI : Vogt et la Neue rhei­nische Zeitung

Cha­pitre VII : La cam­pagne d’Augsbourg

Tome II :

Cha­pitre VIII : Dada Vogt et ses « Etudes »

Cha­pitre IX : Agence

Cha­pitre X : Patrons et com­pères ou canailles et compagnie

Tome III :

Cha­pitre XI : Un procès

Cha­pitre XII : Annexes

      1. L’expulsion de Schily de Suisse
      2. La jour­née révo­lu­tion­naire de Morat
      3. Cher­val
      4. Le pro­cès com­mu­niste de Cologne
      5. Calom­nies
      6. Batra­cho­myo­ma­chie
      7. La poli­tique Palmerston
      8. La décla­ra­tion de M. Scherzer
      9. Article de Blind dans la Freie Press du 22 mai 1859
      10. Lettres de M. Orges
      11. Cir­cu­laire contre K. Blind
      12. L’affidavit de Voegele
      13. L’affidavit de Wiche
      14. Quelques pièces du procès
      15. Les pam­phlets Dentu
      16. Sup­plé­ment

(ce der­nier tome com­prend égale­ment une tra­duc­tion du18 bru­maire de Louis Bona­parte)

1 Carl Vogt – ou Karl Vogt – (1817–1895), était un scien­ti­fique, méde­cin et bio­lo­giste alle­mand. C’est dans le cadre de ses acti­vi­tés poli­tiques qu’il entra en conflit à dis­tance avec Marx. A l’époque de la polé­mique, il était natu­ra­lisé suisse et sié­geait au conseil des Etats suisses.

2 Herr Vogt, tome I, p. 173.

3 Ainsi que cer­tains de ses amis et cama­rades, dont Wil­helm Liebk­necht, le père de Karl Liebknecht.

4 Maxi­mi­lien Rubel, Karl Marx devant le bona­par­tisme [1960], réédité dans Les Luttes de classes en France, Gal­li­mard, 2002, p. 421.

5 Karl Marx, « The War Pros­pect in France », New-York Daily Tri­bune, 31 mars 1859, tra­duit par Maxi­mi­lien Rubel dans Karl Marx devant le bona­par­tisme [1960], réédité dans Les Luttes de classes en France, op. cit., p. 390.

6 Karl Marx, « The French Trials in Lon­don », New-York Daily Tri­bune, 27 avril 1858, tra­duit par Maxi­mi­lien Rubel dans Karl Marx devant le bona­par­tisme [1960], réédité dans Les Luttes de classes en France, op. cit., p. 627.

7 Franz Meh­ring, Karl Marx, his­toire de sa vie, Mes­si­dor, 1983, pp. 333–335.

8 Nous avons pré­cé­dem­ment publié : « Entre­tien de Karl Marx avec J. Hamann » (Cri­tique Sociale n° 1, octobre 2008) et « Les manus­crits de Marx sur la Com­mune de 1871 » (Cri­tique Sociale n° 3, décembre 2008).

9 Mon pro­cès contre l’All­ge­meine Zei­tung (Note du traducteur).

10 Locu­tion latine, extraite des Satires de Horace, livre I (Ser­mo­num liber pri­mus). Ce que veut dire Marx est à peu près : « Il y a fina­le­ment des limites à tout ».

11 En fran­çais dans le texte (Note du traducteur).

12 Il s’agit des émigrés alle­mands au XIXe siècle, qui émigraient essen­tiel­le­ment vers d’autres pays d’Europe, pour des rai­sons poli­tiques ou écono­miques. Marx et Vogt étaient tous deux du nombre.

13 Herr Vogt, Tome I, pp. 1 à 5.

14 Herr Vogt, Tome I, p. 105.

15 Herr Vogt, Tome I, pp. 125–126.

16 Il s’agit de l’archiduc Jean d’Autriche (1782–1859), dit aussi Jean de Habs­bourg, qui diri­geait la Confé­dé­ra­tion germanique.

17 Herr Vogt, Tome I, pp. 158–159.

18 Carl Vogt avait pro­posé à ceux qui vou­laient col­la­bo­rer avec lui d’écrire « contre des hono­raires conve­nables » (cité dans Herr Vogt, Tome II, p. 93). Marx emploie le terme avec iro­nie, sou­li­gnant que c’est le mon­tant des hono­raires qui est conve­nable, et non leur provenance.

19 Herr Vogt, Tome II, pp. 94–95.

20 Karl Marx, Lettres à Kugel­mann, Edi­tions sociales inter­na­tio­nales, 1930, p. 163.

21 Herr Vogt, Tome III, pp. 121–122.

22 Il s’agit de la Ligue des com­mu­nistes. Comme Marx l’indique : « la Ligue fut, sur ma pro­po­si­tion, décla­rée dis­soute. » (Herr Vogt, Tome I, p. 107).

23 Herr Vogt, Tome III, p. 11. Ce pas­sage est à mettre en rela­tion avec le fait que Marx parle dans le même texte de ses « cama­rades de parti » (par exemple, ici, cité p. 4) — dans l’original en alle­mand : « Par­tei­ge­nos­sen ». Ici comme ailleurs, Marx parle de « parti » non pour dési­gner une orga­ni­sa­tion, mais sim­ple­ment un ensemble de per­sonnes de même ten­dance. Voir aussi sa lettre à Fer­di­nand Frei­li­grath du 29 février 1860, où il écrit notam­ment : « La “Ligue”, comme la “Société des Sai­sons” de Paris, comme cent autres socié­tés, n’a été qu’un épisode dans l’histoire du parti, qui naît spon­ta­né­ment du sol de la société moderne. […] J’ai essayé d’écarter ce mal­en­tendu, qui me ferait com­prendre par “parti” une Ligue morte depuis huit ans, ou une rédac­tion de jour­nal dis­soute depuis douze. J’entends le terme “parti” dans sa large accep­tion historique. »

24 Herr Vogt, Tome III, p. 137.

Une question de tactique, par Rosa Luxemburg

Publié le 29 décembre 2008 par Critique Sociale

Il y a quelques années, quand la ques­tion des alliances avec les par­tis bour­geois est deve­nue l’objet d’un débat par­ti­cu­liè­re­ment animé dans nos rangs, les par­ti­sans de ces alliances poli­tiques ont pris soin de se réfé­rer à l’exemple du Parti ouvrier belge. Ils pré­ten­daient que son alliance avec les libé­raux pen­dant la longue lutte pour le suf­frage uni­ver­sel pou­vait mon­trer com­ment des coa­li­tions entre la social-démocratie et la démo­cra­tie bour­geoise pou­vaient par­fois se révé­ler néces­saires et poli­ti­que­ment sans danger.

Cette démons­tra­tion a d’ores et déjà échoué. Seuls ceux qui n’étaient pas conscients des chan­ge­ments constants d’attitudes des libé­raux, et de leurs tra­hi­sons répé­tées envers leurs cama­rades de com­bat pro­lé­ta­riens, pou­vaient ne pas être extrê­me­ment pes­si­mistes quant à l’appui que la démo­cra­tie bour­geoise appor­te­rait à la classe ouvrière. Les réso­lu­tions de la der­nière confé­rence du parti social-démocrate belge[1] nous four­nissent aujourd’hui une contri­bu­tion très impor­tante pour répondre à cette question.

Nous savons que le pro­lé­ta­riat belge se trouve à un tour­nant dans le com­bat qu’il mène depuis quinze ans avec une extrême téna­cité pour le suf­frage uni­ver­sel. Il se pré­pare à un nou­vel assaut contre la domi­na­tion des clé­ri­caux et le suf­frage plu­ral[2]. Sous la pres­sion d’une classe ouvrière réso­lue, une bour­geoi­sie libé­rale bien mal en point ras­semble ses forces et tend la main à la social-démocratie pour une cam­pagne commune.

Mais cette fois-ci, l’alliance se conclut sur la base du troc : les libé­raux renoncent au vote plu­ral et acceptent le suf­frage uni­ver­sel égali­taire (un homme, une voix). En échange, la social-démocratie accepte l’inscription du scru­tin pro­por­tion­nel dans la consti­tu­tion et renonce à exi­ger le droit de vote pour les femmes et à uti­li­ser des méthodes révo­lu­tion­naires dans la lutte pour le droit de vote. La fédé­ra­tion de Bruxelles du Parti ouvrier avait déjà accepté les condi­tions posées par les libé­raux sur ces points essen­tiels, et la confé­rence de Pâques des sociaux-démocrates belges a offi­cia­lisé cet arran­ge­ment poli­tique en y don­nant son accord.

Il est donc clair, et ce constat est incon­tes­table, que l’alliance, ou plu­tôt le com­pro­mis passé avec les libé­raux par les sociaux-démocrates a conduit à l’abandon par ceux-ci d’une des dis­po­si­tions fon­da­men­tales de leur pro­gramme. Bien sûr, les cama­rades belges nous assurent qu’ils n’ont mis de côté l’exigence du droit de vote pour les femmes « que pour le moment », et qu’ils la refor­mu­le­ront une fois acquis le suf­frage uni­ver­sel pour les hommes. Mais, pour les sociaux-démocrates de tous les pays, c’est une nou­veauté de consi­dé­rer ainsi leur pro­gramme comme un menu dont les plats ne peuvent être dégus­tés que l’un après l’autre. Même si une situa­tion poli­tique par­ti­cu­lière peut ame­ner tem­po­rai­re­ment le parti ouvrier de chaque pays à se mobi­li­ser davan­tage pour cer­tains objec­tifs de son pro­gramme que pour d’autres, c’est bien la tota­lité de notre pro­gramme qui reste le fon­de­ment per­ma­nent de notre com­bat poli­tique. Entre mettre tem­po­rai­re­ment au second plan l’un des éléments du pro­gramme et y renon­cer expli­ci­te­ment, même tem­po­rai­re­ment, comme prix de la réa­li­sa­tion d’un autre élément du pro­gramme, il y a la dis­tance qui sépare le com­bat fondé sur des prin­cipes de la social-démocratie des mani­pu­la­tions poli­tiques des par­tis bourgeois.

C’est bien au sacri­fice du droit de vote des femmes en Bel­gique que nous avons affaire. Certes, la réso­lu­tion du congrès de Bruxelles est laco­nique : « La révi­sion consti­tu­tion­nelle se limi­tera au droit de vote des hommes. » On peut cepen­dant s’attendre à ce que les clé­ri­caux intro­duisent un pro­jet de loi sur le vote des femmes au cours de la révi­sion, pour semer la dis­corde entre les libé­raux et les sociaux-démocrates. La réso­lu­tion de Bruxelles recom­mande que dans ce cas les repré­sen­tants du Parti ouvrier « déjouent cette manœuvre et main­tiennent l’alliance des par­ti­sans du suf­frage uni­ver­sel. » En clair, ceci signi­fie qu’ils devront voter contre le droit de vote des femmes !

Cer­tai­ne­ment, il n’est pas bon de ne s’en tenir qu’aux grands prin­cipes, et nous n’imaginons pas exi­ger d’un Parti ouvrier qu’il renonce à des avan­cées concrètes immi­nentes au nom d’un schéma pro­gram­ma­tique abs­trait. Mais, comme tou­jours, les prin­cipes sont ici sacri­fiés pour des illu­sions, et non pour des avan­cées concrètes, réelles. En y regar­dant de plus près, il appa­raît que comme d’habitude, c’est pure fan­tai­sie de pré­tendre que la défense de nos prin­cipes poli­tiques nous aurait pri­vés de gains concrets.

On a dit en effet que si les sociaux-démocrates belges avaient insisté sur le droit de vote des femmes, les libé­raux auraient rompu et que c’est toute la cam­pagne qui aurait été mise en péril. Mais on peut juger du peu de cas que fait le Parti ouvrier de la coa­li­tion fédé­rale des libé­raux et de ses condi­tions à la façon dont il a accepté d’un haus­se­ment d’épaule la troi­sième de ces condi­tions, l’abandon des méthodes révo­lu­tion­naires. Il est évident que la social-démocratie belge ne peut en aucune façon se lais­ser lier les mains quant au choix de ses méthodes de lutte. Pour­tant, elle a ainsi laissé de côté sa seule convic­tion : que la force qu’elle peut jeter dans la bataille, la garan­tie solide d’une vic­toire ne se trouvent pas dans le sou­tien qu’elle peut appor­ter à des maires et à des séna­teurs libé­raux fla­geo­lants, mais dans la capa­cité de mobi­li­sa­tion des masses pro­lé­ta­riennes, pas au par­le­ment, mais dans la rue.

Ce serait plu­tôt étrange que le Parti ouvrier belge nour­risse le moindre doute sur ce point, ayant rem­porté ses vic­toires pré­cé­dentes, comme par exemple la sup­pres­sion par­tielle du vote plu­ral, grâce à une grève de masse mémo­rable et à la menace de mani­fes­ta­tions de rue de la classe ouvrière. Comme pré­cé­dem­ment, la mise en mou­ve­ment du pro­lé­ta­riat belge agira tel un coup de ton­nerre sur la bour­geoi­sie « libé­rale », et on peut pré­voir à quelle vitesse ces « alliés » des sociaux-démocrates se pré­ci­pi­te­ront vers leurs trous à rats par­le­men­taires pour y tra­hir leurs enga­ge­ments et lais­ser le suf­frage uni­ver­sel entre les mains des ouvriers. Même cette belle pers­pec­tive n’est rien moins qu’un mys­tère pour le Parti ouvrier belge.

Si mal­gré tout il décide de mettre dis­crè­te­ment sous le bois­seau la troi­sième condi­tion du pacte avec les libé­raux et se pré­pare à toute éven­tua­lité, il démon­trera l’importance qu’il accorde au « sou­tien des libé­raux » : celui d’un com­pa­gnon­nage de cir­cons­tance, tran­si­toire, pour un bout de che­min sur la même route, qu’on accepte en mar­chant, mais pour lequel on ne se détour­ne­rait pas d’un pas du che­min qu’on s’est tracé.

Ceci prouve en toute logique que les « avan­cées concrètes » sup­po­sées aux­quelles on a sacri­fié le droit de vote des femmes ne sont que des cro­que­mi­taines. Et chaque fois qu’on nous sou­met des pro­jets incon­si­dé­rés de com­pro­mis au détri­ment de nos prin­cipes fon­da­men­taux, ce qu’on observe aussi bien chez nous qu’à l’étranger, ce qui est en jeu ce ne sont pas de sup­po­sées « avan­cées concrètes », mais bien l’abandon d’exigences de notre pro­gramme. Pour nos « poli­ti­ciens réa­listes », celles-ci ne sont au fond que des Hécubes[3], un fatras for­ma­liste qu’on a res­sorti et répété si sou­vent qu’il n’a plus aucune signi­fi­ca­tion pratique.

Non seule­ment le droit de vote des femmes a été conti­nuel­le­ment et uni­ver­sel­le­ment reconnu par la social-démocratie belge, mais les repré­sen­tants ouvriers au par­le­ment ont égale­ment voté pour lui à l’unanimité en 1895. Il est vrai que jusqu’à main­te­nant cette reven­di­ca­tion n’a eu aucune chance d’être satis­faite en Bel­gique ou dans les autres pays euro­péens. Aujourd’hui, alors que pour la pre­mière fois il pour­rait faire l’objet d’un débat poli­tique, il appa­raît sou­dain qu’il n’y a pas una­ni­mité au sujet de cette vieille exi­gence pro­gram­ma­tique dans les rangs du Parti ouvrier. Mieux, selon la décla­ra­tion faite par Dewinne[4] au congrès de Bruxelles, « tout le parti a adopté une atti­tude néga­tive sur la ques­tion du vote des femmes » !

Ce spec­tacle sur­pre­nant nous révèle l’argumentation des sociaux-démocrates belges contre le droit de vote des femmes. C’est exac­te­ment la même que celle uti­li­sée par le tsa­risme russe, la même qu’invoquait la doc­trine alle­mande du droit divin pour jus­ti­fier l’injustice poli­tique : « Le public n’est pas assez mûr pour exer­cer le droit de vote. » Comme s’il y avait une autre école de matu­rité poli­tique pour les membres du public que de sim­ple­ment se ser­vir de ce droit ! Comme si la classe ouvrière mâle n’avait pas aussi appris à uti­li­ser le bul­le­tin de vote pour défendre ses inté­rêts de classe et devait tou­jours l’apprendre !

Au contraire, tout indi­vidu clair­voyant doit s’attendre, tôt ou tard, à la forte pous­sée qu’imprimerait au mou­ve­ment ouvrier l’inclusion des femmes pro­lé­taires dans la vie poli­tique. Cette pers­pec­tive ne fait pas qu’ouvrir un immense champ d’action au tra­vail d’agitation de la social-démocratie. L’émancipation poli­tique des femmes ferait égale­ment souf­fler un vent frais, vivi­fiant, sur la vie poli­tique et sociale, un vent qui dis­si­pe­rait son atmo­sphère confi­née de vie de famille phi­lis­tine qui pol­lue même les membres de notre parti, qu’ils soient ouvriers ou dirigeants.

Il est vrai qu’au début, les consé­quences poli­tiques du droit de vote des femmes pour­raient être très désa­gréables, comme le ren­for­ce­ment, en Bel­gique, de l’autorité des clé­ri­caux. Toute l’organisation et le tra­vail d’agitation du Parti ouvrier devraient être com­plè­te­ment rema­niés. En un mot, l’égalité poli­tique des femmes sera une expé­rience poli­tique cou­ra­geuse et de grande ampleur.

Pour­tant, étran­ge­ment, tous ceux qui ont la plus grande admi­ra­tion pour les « expé­riences » du genre de celle de Mil­le­rand[5] et n’ont pas assez de mots pour louer l’intrépidité de ces expé­riences, ne trouvent rien à dire aux cama­rades belges qui reculent devant le droit de vote des femmes. Oui, même Anseele[6], ce diri­geant belge qui fut si prompt à l’époque qu’il fut le pre­mier à adres­ser ses féli­ci­ta­tions au « cama­rade » Mil­le­rand pour son expé­rience minis­té­rielle « cou­ra­geuse », est aujourd’hui l’un de ceux qui est le plus réso­lu­ment opposé aux efforts pour que les femmes aient le droit de vote dans son pays. Une fois de plus, nous avons la démons­tra­tion, entre autres, du genre de « cou­rage » auquel les « poli­ti­ciens réa­listes » nous exhortent régu­liè­re­ment. De toute évidence, il ne s’agit que du cou­rage de se lan­cer dans des expé­riences oppor­tu­nistes au détri­ment des prin­cipes sociaux-démocrates. Mais quand il s’agit de la mise en œuvre cou­ra­geuse de nos exi­gences pro­gram­ma­tiques, ces mêmes poli­ti­ciens ne cherchent pas le moins du monde à nous impres­sion­ner par leur cou­rage, et ils se mettent plu­tôt à cher­cher les pré­textes pour aban­don­ner telle ou telle de ces exi­gences, « tem­po­rai­re­ment » et « avec douleur ».

Rosa Luxem­burg, Leip­zi­ger Volks­zei­tung, 4 avril 1902

Titre ori­gi­nal : Eine tak­tische Frage

Tra­duit par J. M. Kay pour Cri­tique Sociale[7]

[1] Lors de sa confé­rence de Bruxelles des 30 et 31 mars 1902, le Parti ouvrier belge avait exigé l’inscription dans la consti­tu­tion du prin­cipe « un homme, une voix » et de celui du scru­tin pro­por­tion­nel. Il avait rejeté l’extension du droit de vote aux femmes.

[2] Sys­tème en vigueur en Bel­gique de 1894 à 1918 : cer­tains élec­teurs dis­po­saient d’une ou deux voix sup­plé­men­taires s’ils étaient diplô­més de l’enseignement secon­daire ou s’ils rem­plis­saient cer­taines condi­tions de revenu ou de patrimoine.

[3] Hécube, femme du roi de Troie Priam, est faite pri­son­nière après la prise de la ville par les Grecs et, comme les autres Troyennes, elle est attri­buée aux vainqueurs.

[4] August Dewinne, un social-démocrate réformiste.

[5] En France, en 1899, Alexandre Mil­le­rand, un diri­geant réfor­miste, fut le pre­mier socia­liste à accep­ter un poste de ministre dans un gou­ver­ne­ment bour­geois. Rosa Luxem­burg a écrit un article contre Mil­le­rand en juillet 1899 qui porte le même titre que le pré­sent article (tra­duc­tion en fran­çais : Rosa Luxem­burg, Le Socia­lisme en France, Bel­fond, 1971, pp. 63–66).

[6] Edouard Anseele ; à l’époque, député socia­liste belge.

[7] Tra­duc­tion d’après Gesam­melte Werke tome 1 volume 2, Dietz Ver­lag, 1974, etThe Rosa Luxem­burg rea­der, Monthly Review Press, 2004. Nos remer­cie­ments à Kevin Anderson.

René Lefeuvre, socialiste révolutionnaire

Publié le 29 décembre 2008 par Critique Sociale

René Lefeuvre : une vie à contre-courant

La vie de René Lefeuvre (1902–1988) consti­tue un par­cours mili­tant à contre-courant poli­tique du XXe

siècle. Employé de banque à 15 ans, puis apprenti maçon à 16 ans, sa for­ma­tion intel­lec­tuelle d’autodidacte est le résul­tat de son enga­ge­ment au sein du mou­ve­ment ouvrier.

Même s’il est sur­tout connu pour son acti­vité d’éditeur, ayant créé et tenu à bout de bras les éditions Spar­ta­cus de 1936 jusqu’à sa mort, il a égale­ment été un mili­tant du socia­lisme révo­lu­tion­naire, cou­rant à peu près dis­paru aujourd’hui. C’est à cet aspect que nous nous atta­che­rons prin­ci­pa­le­ment ici.

René Lefeuvre devient en 1930 secré­taire des « Amis de Monde » (Monde était une revue proche du PC, diri­gée par Henri Bar­busse). Il orga­nise des groupes d’études, qui sont des groupes d’éducation popu­laire, avec des dis­cus­sions sur des sujets poli­tiques, écono­miques, cultu­rels, ainsi que des visites d’expositions.

En jan­vier 1933, c’est la créa­tion du men­suel Masses, à la demande des groupes d’études. Lefeuvre n’écrit pas encore d’articles, mais finance, dirige et gère la revue, et comble les trous de mise en pages par des cita­tions de Karl Marx et de Rosa Luxemburg.

A l’époque, René Lefeuvre par­ti­cipe au Cercle Com­mu­niste Démo­cra­tique (CCD) de Boris Sou­va­rine, un groupe mar­xiste réso­lu­ment anti-stalinien. Lorsqu’il relaie dansMasses les pro­tes­ta­tions du CCD contre l’arrestation de Vic­tor Serge1, les sym­pa­thi­sants du PC quittent les groupes d’études et la revue, et L’Humanité publie une note « d’excommunication » de Masses2. Cette cla­ri­fi­ca­tion poli­tique était iné­luc­table, et per­met­tra une cri­tique plus libre de l’URSS dans la revue.

Les émeutes fas­ci­santes du 6 février 1934 pro­voquent un élec­tro­choc dans Masses, les drames ita­lien et sur­tout alle­mand réson­nant dès lors d’une façon par­ti­cu­liè­re­ment alarmante.

Le 10 février 1934, Lefeuvre figure parmi les signa­taires d’un tract d’intellectuels inti­tulé « Appel à la lutte ». Signé entre autres par Alain, André Bre­ton, René Char, Paul Eluard, Fer­nand Léger, André Mal­raux, Pierre Monatte, Ben­ja­min Péret, Jean Vigo, etc. On y recon­naît aussi des signa­tures de Masses : Louis Cha­vance, Michel Lei­ris, Jean Mitry, Aimé Patri, Henri Pou­laille, Jacques Prévert.

Consi­dé­rant que « les évène­ments de ces der­niers jours nous mettent bru­ta­le­ment en pré­sence du dan­ger fas­ciste immé­diat », le texte estime que :

L’unité d’action de la classe ouvrière n’est pas encore réa­li­sée. Il faut qu’elle le soit sur le champ. Nous fai­sons appel à tous les tra­vailleurs orga­ni­sés ou non déci­dés à bar­rer la route au fas­cisme, sous le mot d’ordre Unité d’action. […] Nous avons tous pré­sents à l’esprit la ter­rible expé­rience de nos cama­rades d’Allemagne. Elle doit ser­vir de leçon. Vive la grève géné­rale !3

L’appel est dif­fusé en tract, et adressé aux syn­di­cats (CGT, CGTU), par­tis de gauche (PC, SFIO, PUP), et groupes d’extrême gauche (L’Union Com­mu­niste, Union Anar­chiste, Ligue Com­mu­niste, Cercle Com­mu­niste Démocratique).

Par la suite, et tou­jours comme consé­quence du dan­ger fas­ciste, René Lefeuvre rejoint le Parti Socia­liste SFIO en août 1934, et s’y rap­proche notam­ment de Mar­ceau Pivert.

Vic­time de la crise écono­mique, René Lefeuvre perd son emploi de com­mis d’entreprise : cette absence de reve­nus entraîne l’arrêt de Masses, qu’il ne peut plus finan­cer. Le der­nier numéro, numé­roté 15–16, paraît en août 19344. C’est une bro­chure consa­crée à la révo­lu­tion alle­mande de 1918–1919, com­pre­nant des tra­duc­tions de textes de Rosa Luxem­burg (cer­tains inédits en fran­çais). Il s’agit donc en fait du pre­mier volume de ce qui sera « Les Cahiers Spar­ta­cus » (ancienne appel­la­tion des éditions Spar­ta­cus). D’ailleurs, les éditions Spar­ta­cus repu­blie­ront ce volume, com­plété, en 1949 puis en 1977.

Grâce à son expé­rience de Masses, Lefeuvre a acquis sur le tas le savoir-faire de l’édition, et il devient alors correcteur.

Quelques mois plus tard, René Lefeuvre fait à nou­veau paraître une revue, qu’il appelle cette fois Spar­ta­cus — en hom­mage à la Ligue Spar­ta­cus de Rosa Luxem­burg. Dix numé­ros paraissent, du 7 décembre 1934 au 15 sep­tembre 1935. La revue est sous-titrée « Pour la culture révo­lu­tion­naire et l’action de masse ». Comme dans Masses, les cita­tions de Karl Marx et Rosa Luxem­burg par­sèment larevue.

Son pre­mier édito­rial s’intitule : « Pour la Révo­lu­tion Socia­liste ». Signe concret de l’internationalisme de la revue, Lefeuvre y inter­viewe Julian Gor­kin, mar­xiste espa­gnol à l’époque membre du Bloc Ouvrier et Pay­san, futur diri­geant du Parti Ouvrier d’Unification Mar­xiste (POUM). Le deuxième numéro (14 décembre 1934) titre : « De la lutte anti­fas­ciste à l’offensive socia­liste », ce qui reflète bien la pré­oc­cu­pa­tion de Lefeuvre.

Autour de la revue Spar­ta­cus se forme un « Groupe Spar­ta­cus », consti­tué de René Lefeuvre et de mili­tants des Jeu­nesses Socia­listes de la région pari­sienne (cer­tains étant issus comme lui du Cercle Com­mu­niste Démo­cra­tique). On y trouve Jean Meier, Daniel Béné­dite, Jean Rabaut, André Cerf, Gina Béni­chou (qui signe « B. Gina »), Robert Petit­gand (alias « Delny »), ou encore Boris Gol­den­berg (exilé alle­mand et mili­tant du SAP qui signe « B. Gil­bert »). La réfé­rence à Rosa Luxem­burg est claire, mais sans exclu­sive ni dogmatisme.

Le groupe, qui s’exprime essen­tiel­le­ment dans la revue et dans les Jeu­nesses Socia­listes (JS), défend une orien­ta­tion révo­lu­tion­naire sans pour autant adhé­rer aux dogmes léninistes.

Dans le numéro 8 de Spar­ta­cus, le groupe estime qu’il faut :

Sub­sti­tuer aux orga­nismes de la démo­cra­tie bour­geoise, indi­recte et fal­si­fiée par la puis­sance du capi­ta­lisme, l’organisation de la démo­cra­tie directe des masses labo­rieuses. […] Pas d’illusions par­le­men­taires : aucune classe diri­geante n’a cédé sa place de bon gré. Pas d’illusions put­schistes : la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne est l’œuvre des masses pro­lé­ta­rienne et non un coup de main d’une mino­rité.5

Dans un tract de 4 pages inti­tulé « Lettre ouverte aux cama­rades de Spar­ta­cus ! », daté du 23 août 1935, Fred Zel­ler (membre d’une autre ten­dance des JS, qui venait d’être exclu par la direc­tion natio­nale) s’oppose au groupe Spartacus.

Les trots­kystes s’opposent plus encore à ces révo­lu­tion­naires qui se situent, comme eux, à gauche des JS, mais sans se ran­ger der­rière la « ban­nière » du bol­che­visme. Face à leurs cri­tiques, le groupe Spar­ta­cus répond dans le numéro 8 de la revue :

Nos désac­cords sur les méthodes d’organisation et nos désac­cords sur les ques­tions de poli­tique géné­rale sont inti­me­ment liés. […] Nous répu­dions la concep­tion mili­ta­riste et dic­ta­to­riale de l’organisation cen­tra­li­sée par en haut et nous lut­tons pour des formes d’organisation qui per­mettent le plein épanouis­se­ment de la spon­ta­néité révo­lu­tion­naire de la classe ouvrière. […] Nous iden­ti­fions, avec Marx, la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat à la démo­cra­tie directe […] Nous esti­mons néfaste à la classe ouvrière l’idéologie du chef infaillible, qui d’une manière auto­ri­taire dirige la poli­tique d’une frac­tion ou d’un parti6.

Dans le numéro 9, le constat glo­bal qui est fait sur les orga­ni­sa­tions de masse (PC-SFIC et PS-SFIO) est sans illusion :

La JC et le PC ne sont plus des orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires. Nous pen­sons que le pôle révo­lu­tion­naire réside main­te­nant dans les éléments de gauche du Parti socia­liste.7

Cette ana­lyse — qui sera confir­mée par l’attitude des uns et des autres au cours de la grève géné­rale de juin 1936 — a comme consé­quence que René Lefeuvre et le groupe Spar­ta­cus contri­buent à créer en septembre/octobre 1935 la ten­dance « Gauche Révo­lu­tion­naire » (GR) de la SFIO, dont le porte-parole sera Mar­ceau Pivert. Le groupe Spar­ta­cus s’intègre plei­ne­ment à la GR, et cesse donc d’exister en même temps que la revue.

La Gauche Révo­lu­tion­naire, au-delà des mili­tants les plus à gauche de la SFIO, regroupe rapi­de­ment divers cou­rants et indi­vi­dua­li­tés qui res­sen­taient le besoin d’une struc­ture révo­lu­tion­naire à gauche du PC, et qui adhèrent à la SFIO pour rejoindre la GR.

La GR acquiert pro­gres­si­ve­ment une audience impor­tante au sein de la SFIO. Des contacts inter­na­tio­naux sont établis, contacts étroits avec les dif­fé­rents par­tis du Bureau Inter­na­tio­nal pour l’Unité Socia­liste Révo­lu­tion­naire (dit « Bureau de Londres »8), d’autant plus faci­le­ment que cer­tains — comme le SAP alle­mand (Sozia­lis­tische Arbei­ter­par­tei) — ont leur direc­tion en exil à Paris.

René Lefeuvre s’implique dans l’accueil des exi­lés du SAP qui fuient le nazisme, et aide à la paru­tion de la presse de ce parti « socia­liste de gauche » : Die Neue Frontet Das Ban­ner der Revo­lu­tio­na­ren Ein­heit. Au moment de la guerre civile espa­gnole, la soli­da­rité sera active avec le POUM, des mili­tants GR se ren­dant régu­liè­re­ment à Bar­ce­lone, et fai­sant paraître en fran­çais le jour­nal du POUM, La Batalla, sous le titre La Révo­lu­tion espa­gnole.

Au sein de la GR, René Lefeuvre est membre du comité direc­teur, chargé des publi­ca­tions. Il s’occupe du bul­le­tin du cou­rant : La Gauche révo­lu­tion­naire.

Le 25 octobre 1935, il fait paraître une nou­velle série de Masses, repre­nant cer­tains articles du bul­le­tin La Gauche révo­lu­tion­naire interne à la SFIO. Le n° 1 porte le sous-titre « Revue de Culture Socia­liste et d’Action Révo­lu­tion­naire », et l’article de Une s’intitule « Pour la révo­lu­tion socia­liste ! ». Page 5, on remarque un entre­fi­let appe­lant à contac­ter le Bureau Inter­na­tio­nal pour l’Unité Socia­liste Révolutionnaire.

Syn­di­ca­liste depuis les années 1920, Lefeuvre tient la rubrique syn­di­cale dans La Gauche révo­lu­tion­naire. En octobre 1935, il salue la réuni­fi­ca­tion entre la CGT et laCGT-U, et plaide « pour une CGT de combat » :

La CGT unique sera ce que ses mili­tants vou­dront en faire. […] Le mou­ve­ment syn­di­cal doit se déter­mi­ner lui-même en pleine indé­pen­dance, sans aucune inter­ven­tion de l’extérieur […] Cette indé­pen­dance du syn­di­ca­lisme ne sau­rait être, bien entendu, l’indépendance des diri­geants syn­di­caux à l’égard des syn­di­qués […] Il faut abso­lu­ment inté­grer les chô­meurs dans le syn­di­cat. […] Main­te­nant que le pre­mier objec­tif : l’unité, est atteint, il importe avant tout de mettre fin à la pas­si­vité syn­di­cale.9

En février 1936, il observe l’émergence d’un nou­veau mode d’action :

Dans cer­tains mou­ve­ments reven­di­ca­tifs qui se sont pro­duits en France, en Angle­terre, en Bel­gique, en Hon­grie, en Suisse, etc., les ouvriers ont occupé pen­dant plu­sieurs jours les usines ou les mines. Ils ont choisi eux-mêmes en dehors et contre la bureau­cra­tie syn­di­cale cette forme d’action, parce qu’ils esti­maient avec juste rai­son que cette pres­sion serait plus sen­sible aux capi­ta­listes […] La grève géné­rale reste l’arme suprême du mou­ve­ment ouvrier orga­nisé, pour impo­ser ses reven­di­ca­tions, et conqué­rir sa libé­ra­tion.10

Voyant son obser­va­tion plei­ne­ment confir­mée pen­dant la grève géné­rale spon­ta­née de juin 1936, il s’enthousiasme pour l’occupation des usines :

C’est la vie elle-même qui a indi­qué à la classe ouvrière cette méthode de lutte ; aucune ten­dance ne peut en récla­mer la pater­nité. […] L’élan des tra­vailleurs est magni­fique. […] Espé­rons que les tra­vailleurs sau­ront égale­ment en finir avec la bureau­cra­tie syn­di­cale.11

Quelques mois après ce mou­ve­ment spon­tané, il crée les « Cahiers Spar­ta­cus ». Il annonce en octobre et novembre 1936 une bro­chure qu’il doit écrire : Socia­lisme et action syn­di­cale — le contrôle ouvrier, mais elle ne verra jamais le jour. Les paru­tions de Spar­ta­cus sont néan­moins très nom­breuses, et couvrent un large champ poli­tique, regrou­pant les divers cou­rants révo­lu­tion­naires anti-staliniens (sur­tout mar­xistes non-léninistes, mais aussi dans une moindre mesure liber­taires). D’abord bro­chures d’actualité, les « Cahiers » deviennent pro­gres­si­ve­ment de vrais livres, et les « Cahiers Spar­ta­cus » devien­dront les éditions Spartacus.

Lorsque, en juin 1938, la GR est pous­sée hors de la SFIO, ses mili­tants créent le Parti Socia­liste Ouvrier et Pay­san — PSOP (ce nom l’emportant face à une autre pro­po­si­tion, « Parti Socia­liste Révo­lu­tion­naire »). Lefeuvre est un des fon­da­teurs de ce nou­veau parti.

Son orien­ta­tion est affir­mée dans sa Charte :

Le PSOP, entiè­re­ment au ser­vice de la défense et de l’émancipation de la per­son­na­lité humaine, pro­clame sa volonté de lut­ter contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation, qu’elles soient de classe, de sexe ou de race. […] Le PSOP est un parti de classe qui a pour but de socia­li­ser les moyens de pro­duc­tion et d’échange et de trans­for­mer les moyens d’échange en moyens de dis­tri­bu­tion, c’est-à-dire de sub­sti­tuer à la société capi­ta­liste une société col­lec­ti­viste, socia­liste ou com­mu­niste […] Le PSOP constate qu’en régime capi­ta­liste la dic­ta­ture écono­mique et poli­tique de la classe pos­sé­dante est un état per­ma­nent. Il affirme que l’édification d’une société socia­liste n’est pos­sible que si les tra­vailleurs détiennent la tota­lité du pou­voir poli­tique et écono­mique. Le pou­voir ne peut être l’apanage d’une frac­tion, d’une secte ou d’un parti poli­tique, mais l’expression des couches pro­fondes de la popu­la­tion labo­rieuse, édifiant, sur les ruines du vieil Etat bureau­cra­tique des oppres­seurs, la libre démo­cra­tie des tra­vailleurs assem­blés dans leurs loca­li­tés et dans leurs entre­prises.12

René Lefeuvre est chargé de l’hebdomadaire Juin 36, qui avait été créé en février 1938 comme organe de la fédé­ra­tion SFIO de la Seine (diri­gée par la GR), et qui devient le jour­nal natio­nal du PSOP.

Lui-même écrit très peu, si ce n’est pour rap­pe­ler quelques prin­cipes mar­xistes fon­da­men­taux : « On ne résout pas les anta­go­nismes de classe avec des chif­fons de papier, mais par la sup­pres­sion du patro­nat et du sala­riat. »13

Face aux méthodes « entristes » des trots­kystes au sein du PSOP, Lefeuvre affirme dans une tri­bune libre de Juin 36 son oppo­si­tion au léninisme :

Les prin­cipes réac­tion­naires : capo­ra­lisme, jésui­tisme et déma­go­gie qui sont insé­pa­rables du bol­che­visme de la déca­dence et exis­taient d’ailleurs en germe dans le bol­che­visme pri­mi­tif sont incon­ci­liables avec la doc­trine du socia­lisme révo­lu­tion­naire […] Nous sommes au ser­vice de la classe ouvrière et pro­fon­dé­ment convain­cus que sa libé­ra­tion vien­dra d’elle-même et non d’une clique de sau­veurs, chefs pré­des­ti­nés et sans scru­pules. […] Les moyens mal­hon­nêtes ne sont pas des moyens libé­ra­teurs : ils remettent le but final lui-même en cause.14

Lefeuvre tient à refaire paraître Masses, ce qu’il par­vient à faire en jan­vier 1939. Il explique ses inten­tions dans un tract inti­tulé « Masses va reparaître » :

Notre désir est de faire paraître une revue de large culture socia­liste et humaine à la fois. Une grande place y sera réser­vée aux ques­tions poli­tiques et sociales envi­sa­gées du point de vue de la libé­ra­tion de l’homme par la révo­lu­tion socia­liste. […] Il est indis­pen­sable au mou­ve­ment ouvrier, s’il veut vaincre, de s’assimiler toutes les expé­riences pas­sées et pré­sentes du pro­lé­ta­riat inter­na­tio­nal. Notre revue s’efforcera d’en tirer les leçons cri­tiques. Beau­coup d’évènements, tant en France qu’ailleurs, sont mal­heu­reu­se­ment oubliés, quand ils ne sont pas sys­té­ma­ti­que­ment défor­més par l’esprit de secte. […] Si l’idéal du socia­lisme révo­lu­tion­naire doit être, selon nous, l’inspiration essen­tielle d’une sem­blable publi­ca­tion, nous reje­tons l’esprit de secte, de cha­pelle ou de parti comme plus nui­sible qu’utile.15

Cette nou­velle série, struc­tu­rel­le­ment indé­pen­dante du PSOP, ne comp­tera que 3 numé­ros, la guerre venant inter­rompre sa paru­tion. En effet, Lefeuvre est mobi­lisé en sep­tembre 1939 et ne peut faire paraître le numéro 4.

Mau­rice Jaquier, mili­tant du PSOP, racon­tera plus tard : « René Lefeuvre, sur une der­nière poi­gnée de main, me dit : “La guerre va rui­ner le pays… le pro­lé­ta­riat devrait héri­ter d’une société riche s’il veut construire le socia­lisme… nous allons avoir du che­min à faire.” »16

Fait pri­son­nier le 28 mai 1940 à Furnes, il par­vient à s’évader le jour même. Il est à nou­veau fait pri­son­nier le 4 juin 1940 à Dun­kerque, et va res­ter cinq ans dans un sta­lag au nord de l’Allemagne.

En juin 1945, René Lefeuvre rentre enfin en France après cinq ans de cap­ti­vité. En jan­vier 1946 il peut faire repa­raître Masses, avec le sous-titre « Socia­lisme et Liberté ». La pers­pec­tive clai­re­ment affi­chée est « la néces­sité, pour le mou­ve­ment ouvrier, d’un organe socia­liste révo­lu­tion­naire. »1

Dans le n° 3 de la revue, Lefeuvre dénonce « l’attitude fuyante de cer­tains intel­lec­tuels qui se taisent devant la dic­ta­ture sta­li­nienne », et explique ses propres intentions :

Nous vou­lons faire de notre revue un ins­tru­ment de libre inves­ti­ga­tion et de conver­gence de toutes les éner­gies créa­trices néces­saires à la révo­lu­tion socia­liste. […] Aban­don­ner aux pseudo-révolutionnaires sta­li­niens la direc­tion du com­bat, ce serait cou­rir à la défaite cer­taine.18

En mai 1946 il publie une bro­chure détaillant les volte-faces du PCF : La Poli­tique com­mu­niste, ligne et tour­nants. En réa­lité, la bro­chure n’est pas écrite que par lui (il l’écrit avec un autre mili­tant SFIO, proche de la direc­tion), mais il la signe seul19. La viru­lence de la bro­chure fait que la SFIO lui pro­pose un garde du corps pour faire face à une éven­tuelle agres­sion sta­li­nienne, ce qu’il refuse20.

Le PCF est ana­lysé dans cette bro­chure comme un parti inféodé aux diri­geants de l’URSS et « tota­le­ment dépourvu de prin­cipes révo­lu­tion­naires »21. René Lefeuvre consi­dère que le Parti unique russe est « une bureau­cra­tie civile et mili­taire » qui tend à être une « nou­velle classe diri­geante » et fait que « l’URSS n’est pas davan­tage le pays de l’égalité que celui de la liberté mais vit sous un régime de stricte hié­rar­chie sociale et de contrainte dic­ta­to­riale » ; l’URSS est « un capi­ta­lisme d’Etat »22. Le texte se conclut en pré­co­ni­sant « la Révo­lu­tion socia­liste » pour l’URSS23

En 1947, il écrit dans Masses n° 7–8 :

Nous savons fort bien ce qui se cache der­rière l’anti-communisme de cer­tains : la volonté de dis­cré­di­ter la grande aspi­ra­tion des masses à la jus­tice sociale en confon­dant inten­tion­nel­le­ment le socia­lisme avec le tota­li­ta­risme qui en est la néga­tion. Le sta­li­nisme comme tous les tota­li­ta­rismes repose sur le mépris des indi­vi­dus et des masses consi­dé­rés comme ins­tru­ments des volon­tés supé­rieures de l’état, du parti, de l’église ou de la race…24

Dans Masses n° 11, la revue affirme son orientation :

Nous ne pou­vons pas ima­gi­ner le socia­lisme autre­ment qu’associé à la défense des liber­tés indi­vi­duelles qu’il n’a pas pour mis­sion d’interrompre mais de déve­lop­per. […] Nous nous récla­mons du socia­lisme révo­lu­tion­naire. C’est que, de même que les deux mots, socia­lisme et liberté, nous paraissent insé­pa­rables, l’action révo­lu­tion­naire et l’héritage huma­niste nous semblent néces­sai­re­ment liés. […] Si nous n’avions pas tant d’autres rai­sons de refu­ser de nous enrô­ler dans le camp de la dégra­dante dic­ta­ture sta­li­nienne et dans celui de l’impérialisme amé­ri­cain, il nous res­te­rait au moins ceci : pour éviter la troi­sième guerre mon­diale qui menace, nous avons un espoir : le sur­saut vital, l’instinct de conser­va­tion qui unira inter­na­tio­na­le­ment les peuples sur des bases socia­listes.25

Annon­çant la créa­tion du Komin­form, Masses titre : « L’Externationale Sta­li­nienne sort de l’ombre : Décla­ra­tion de guerre au Socia­lisme »26.

René Lefeuvre et Masses sont plus ou moins liés au groupe « Socia­lisme et liberté », dirigé par Mar­ceau Pivert, qui com­prend de nom­breux mili­tants de la gauche de la SFIO mais aussi une per­son­na­lité comme Henri Fre­nay (alors membre de l’Union Démo­cra­tique et Socia­liste de la Résis­tance). Dans cette logique, Lefeuvre par­ti­cipe en juin 1947 au pre­mier congrès du Mou­ve­ment pour les États-Unis Socia­listes d’Europe (consti­tué autour d’anciens du Bureau de Londres), dont Pivert est élu président.

Mais Masses doit s’arrêter à nou­veau en 1948. L’activité poli­tique de René Lefeuvre dimi­nue alors lar­ge­ment, jusqu’à ce que l’attitude de Guy Mol­let pen­dant la guerre d’Algérie le fasse défi­ni­ti­ve­ment quit­ter la SFIO. Il pour­suit néan­moins les éditions Spar­ta­cus, avec une quin­zaine d’années de quasi-interruption pour cause financière.

L’année 1968 voit la reprise des éditions de façon régu­lière : Lefeuvre prend sa retraite le 1er jan­vier 1968 et a épongé ses dettes, ce qui lui donne le temps et la pos­si­bi­lité maté­rielle de se consa­crer à son œuvre éditrice. D’autre part, le mou­ve­ment de mai 68 entraîne un vif inté­rêt pour les textes révo­lu­tion­naires non-conformistes et anti-autoritaires qui consti­tuent le cata­logue de Spartacus.

René Lefeuvre regroupe autour de lui des mili­tants de divers cou­rants de l’extrême gauche non-léniniste, reje­tant le sec­ta­risme, et favo­ri­sant un libre débat d’idées. Les éditions Spar­ta­cus existent alors dans une totale indé­pen­dance poli­tique, ani­mées par la convic­tion que le déve­lop­pe­ment de l’esprit cri­tique est un élément indis­pen­sable à l’action révolutionnaire.

Il relance une revue Spar­ta­cus, sous-titrée « Socia­lisme et Liberté », de 1975 à 1979. Dans le n° 1, il explique son objec­tif : « Nous avons pour but d’apporter à nos lec­teurs des éléments de connais­sance qui éclai­re­ront leur juge­ment et faci­li­te­ront leur par­ti­ci­pa­tion à la lutte contre l’exploitation capi­ta­liste et aux tâches révo­lu­tion­naires qui s’imposent aux mili­tants »27.

La revue s’arrête en rai­son de ses pro­blèmes de santé, et de l’épuisement de ses finances. Son acti­vité d’éditeur consti­tue alors l’intégralité de son militantisme.

Les vingt der­nières années de sa vie, de 1968 à 1988, sont ainsi les plus fécondes pour Spar­ta­cus par le nombre d’ouvrages publiés. Il s’agit de tra­duc­tions de théo­ri­ciens peu ou pas publiés en fran­çais, de textes his­to­riques ori­gi­naux, ou d’essais poli­tiques écrits par des auteurs proches de lui. Tou­jours enthou­siasmé par les luttes révo­lu­tion­naires dans le monde, il a en par­ti­cu­lier édité plu­sieurs ouvrages sur les mou­ve­ments qui se sont dérou­lés au Por­tu­gal et en Pologne.

René Lefeuvre a été pen­dant soixante ans un mili­tant fidèle au cou­rant socia­liste révo­lu­tion­naire, s’inspirant en par­ti­cu­lier de la mar­xiste Rosa Luxem­burg, s’attachant à la défense de la démo­cra­tie comme base indis­pen­sable du mou­ve­ment ouvrier. Refu­sant tout dog­ma­tisme, et d’une grande modes­tie, il consa­crait son argent et son temps à faire vivre ses revues suc­ces­sives ainsi que les éditions Spartacus :

Dès que j’avais quatre sous, je sor­tais un numéro. Quand je n’avais plus rien, je m’arrêtais. J’y met­tais tout ce que j’avais, aidé d’ailleurs par quelques cama­rades. Je me sou­viens d’un numéro de Massesque j’avais payé en por­tant à l’imprimeur le chèque que venait de me remettre mon patron : 1 500 F, ce qui cor­res­pon­dait à la fac­ture. Ensuite, il ne me res­tait plus rien et je vivais sur la vente des numé­ros.28

Il meurt un an avant la des­truc­tion du mur de Ber­lin, sym­bole d’une des formes d’oppression qu’il avait com­bat­tues. Sui­vant son sou­hait, il a été inci­néré et ses cendres ont été dis­per­sées au pied du Mur des Fédé­rés. L’association « Les Amis de Spar­ta­cus », qu’il avait créée en 1979, pour­suit depuis vingt ans l’activité des éditions Spar­ta­cus, qui a pu être décrite comme « la plus belle édition poli­tique de France »29.

Quelques années avant sa mort, René Lefeuvre décla­rait en forme de bilan : « si j’ai appris quelque chose à quelques uns, si j’ai trans­mis la volonté de conti­nuer le com­bat révo­lu­tion­naire, je m’estime heu­reux. »30

Julien Chu­ze­ville

Publié par les éditions Spar­ta­cus en mai 2008

Un Devoir d’honneur, par Rosa Luxemburg

Publié le 29 décembre 2008 par Critique Sociale

Nous n’avons sol­li­cité ni “amnis­tie” ni par­don pour les pri­son­niers poli­tiques qui ont été les vic­times de l’ancien régime. Nous avons exigé notre droit à la liberté, par la lutte et la révo­lu­tion, pour les cen­taines d’hommes et de femmes cou­ra­geux et fidèles qui ont souf­fert dans les pri­sons et les for­te­resses, parce qu’ils ont lutté pour la liberté du peuple, pour la paix et pour le socia­lisme, contre la dic­ta­ture san­glante des impé­ria­listes cri­mi­nels. Ils sont main­te­nant tous libé­rés. Et nous sommes à nou­veau prêts pour la lutte.

Ce ne sont pas les Schei­de­mann[1] et leurs alliés bour­geois avec à leur tête le Prince Max von Baden qui nous ont libéré ; c’est la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne qui a ouvert toutes grandes les portes de nos cel­lules[2].

Mais une autre caté­go­rie d’infortunés habi­tants de ces lugubres demeures a été com­plè­te­ment oubliée. Jusqu’ici per­sonne n’a pensé aux êtres pâles et mala­difs qui souffrent der­rière les murs des pri­sons pour expier des délits mineurs.

Cepen­dant, eux aussi sont des vic­times infor­tu­nées de l’ordre social abo­mi­nable contre lequel se bat la révo­lu­tion, des vic­times de la guerre impé­ria­liste qui a poussé la détresse et la misère jusqu’aux plus extrêmes limites, des vic­times de cette épou­van­table bou­che­rie qui a déchaîné les ins­tincts les plus bas. La jus­tice de la classe bour­geoise a de nou­veau opéré comme un filet lais­sant échap­per les requins voraces tan­dis que le menu fre­tin était cap­turé. Les pro­fi­teurs qui ont gagné des mil­lions pen­dant la guerre ont été acquit­tés ou s’en sont tirés avec des peines ridi­cules, mais les petits voleurs ont reçu des peines de pri­son sévères. Epui­sés par la faim et le froid, dans des cel­lules à peine chauf­fées, ces enfants oubliés de la société attendent l’indulgence, le sou­la­ge­ment. Ils attendent en vain. Le der­nier Hohen­zol­lern[3], en bon sou­ve­rain, a oublié leur souf­france au milieu du bain de sang inter­na­tio­nal et de l’érosion du pou­voir impé­rial. Pen­dant quatre ans, depuis la conquête de Liège, il n’y a pas eu d’amnistie, pas même à la fête offi­cielle des esclaves alle­mands, l’anniversaire du Kaiser.

La révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne doit main­te­nant éclai­rer la sombre vie des pri­sons par un petit acte de pitié, elle doit écour­ter les sen­tences dra­co­niennes, abo­lir le sys­tème dis­ci­pli­naire bar­bare (déten­tion en chaînes, châ­ti­ment cor­po­rel), amé­lio­rer les trai­te­ments, les soins médi­caux, les rations ali­men­taires, les condi­tions de tra­vail. C’est un devoir d’honneur !

Le sys­tème pénal exis­tant, tout impré­gné de l’esprit de classe bru­tal et de la bar­ba­rie du capi­ta­lisme, doit être tota­le­ment aboli. Une réforme com­plète du sys­tème d’accomplissement des peines doit être entre­prise. Un sys­tème com­plè­te­ment nou­veau, en har­mo­nie avec l’esprit du socia­lisme, ne sau­rait être basé que sur un nou­vel ordre écono­mique et social. Tous les crimes, tous les châ­ti­ments, ont tou­jours en fait leurs racines implan­tées dans le type d’organisation de la société. Cepen­dant, une mesure radi­cale peut être mise en oeuvre sans délai. La peine capi­tale, la plus grande honte de l’ultra-réactionnaire code pénal alle­mand, doit être immé­dia­te­ment abo­lie[4]. Pour­quoi donc y a-t-il des hési­ta­tions de la part de ce gou­ver­ne­ment des ouvriers et des sol­dats ? Lede­bour, Barth, Däu­mig[5], est-ce que Bec­ca­ria[6], qui dénon­çait il y a deux cent ans l’infamie de la peine de mort, n’existe pas pour vous ? Vous n’avez pas le temps, vous avez mille sou­cis, mille dif­fi­cul­tés, milles tâches à rem­plir. Mais cal­cu­lez, montre en main, com­bien de temps il vous faut pour dire : « la peine de mort est abo­lie ». Ou est-ce que vous vou­lez un débat en lon­gueur, finis­sant par un vote entre vous sur ce sujet ? Est-ce que vous allez encore vous four­voyez dans des couches et des couches de for­ma­li­tés, des consi­dé­ra­tions de com­pé­tence, des ques­tions de tam­pon appro­prié et autres inepties ?

Ah, que cette révo­lu­tion alle­mande est alle­mande ! Comme elle est pédante, impré­gnée d’arguties, man­quant de fougue et de gran­deur ! Cette peine de mort qu’on oublie n’est qu’un petit trait, isolé. Mais pré­ci­sé­ment c’est sou­vent que de tels traits tra­hissent l’esprit pro­fond de l’ensemble.

Pre­nons n’importe quelle his­toire de la grande révo­lu­tion fran­çaise ; pre­nons par exemple l’aride Mignet[7]. Quelqu’un peut-il lire ce livre sans sen­tir battre son coeur et son esprit s’enflammer ? Quelqu’un peut-il, après l’avoir ouvert à n’importe quelle page, le lais­ser de côté avant d’avoir entendu le der­nier accord de cette for­mi­dable tra­gé­die ? Elle est comme une sym­pho­nie de Bee­tho­ven por­tée jusqu’au gigan­tesque, une tem­pête son­nant sur les orgues du temps, grande et superbe dans ses erreurs comme dans ses exploits, dans la vic­toire comme dans la défaite, dans le pre­mier cri de joie naïve comme dans son souffle final. et quelle est la situa­tion main­te­nant en Alle­magne ? Par­tout, dans les petites choses comme dans les grandes, on sent qu’on a affaire encore et tou­jours aux anciens et trop pru­dents citoyens de la vieille social-démocratie, à ceux pour les­quels la carte de membre du parti est tout, alors que les êtres humains et l’intelligence ne sont rien. Mais l’histoire du monde ne se fait pas sans gran­deur de la pen­sée, sans éléva­tion morale, sans nobles gestes.

Liebk­necht et moi, en quit­tant les rési­dences hos­pi­ta­lières que nous avons récem­ment habi­tées — lui quit­tant ses cama­rades de pri­son dépouillés, moi mes chères pauvres voleuses et pros­ti­tuées dont j’ai par­tagé le toit pen­dant 3 ans et demi — nous leur fîmes ce ser­ment, tan­dis qu’ils nous sui­vaient de leurs yeux pleins de tris­tesse, que nous ne les oublie­rions pas !

Nous exi­geons que le comité exé­cu­tif des conseils d’ouvriers et de sol­dats allège immé­dia­te­ment le sort des pri­son­niers dans toutes les ins­ti­tu­tions pénales d’Allemagne !

Nous exi­geons l’élimination de la peine de mort du code pénal allemand !

Des rivières de sang ont coulé en tor­rents pen­dant les quatre ans du géno­cide impé­ria­liste. Aujourd’hui chaque goutte de ce pré­cieux liquide devrait être conser­vée res­pec­tueu­se­ment dans du cris­tal. L’énergie révo­lu­tion­naire la plus constante alliée à l’humanité la plus bien­veillante : cela seul est la vraie essence du socia­lisme. Un monde doit être ren­versé, mais chaque larme qui aurait pu être évitée est une accu­sa­tion ; et l’homme qui, se hâtant vers une tâche impor­tante, écrase par inad­ver­tance même un pauvre ver de terre, com­met un crime.

Rosa Luxem­burg, Die Rote fahne, 18 novembre 1918.

Titre ori­gi­nal : Eine Ehrenpflicht.

[1] Phi­lip Schei­de­mann, diri­geant du SPD favo­rable à la guerre, avait inté­gré en octobre 1918 le gou­ver­ne­ment impé­rial dirigé par le prince Max von Baden.

[2] Rosa Luxem­burg n’avait elle même été libé­rée par la révo­lu­tion que le 8 novembre 1918.

[3] Les Hohen­zol­lern était la dynas­tie régnant sur l’empire alle­mand. Il s’agit en l’occurrence de Guillaume II, le kai­ser qui venait d’être chassé par la révolution.

[4] La peine de mort ne fût en fait abo­lie en Alle­magne que bien plus tard : en 1949 pour la RFA, en 1987 pour la RDA.

[5] Georg Lede­bour, Emil Barth et Ernst Däu­mig : membres de l’USPD qui avaient des res­pon­sa­bi­li­tés dans la nou­velle direc­tion de l’Allemagne.

[6] Cesare Bec­ca­ria (1738–1794), phi­lo­sophe italien.

[7] François-Auguste Mignet (1796–1884), auteur d’une His­toire de la révo­lu­tion fran­çaise.

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