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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Le pèlerinage à La Mecque : une industrie sous contrôle

En confrontant la pratique contemporaine du pèlerinage musulman à ses manifestations passées, Sylvia Chiffoleau montre comment les dispositifs de contrôle mis en place de longue date ont été renforcés et élargis par la dynastie des Saoud pour faire face à la massification des flux humains, mais aussi renforcer sa légitimité.

Au cours de l’été 2013, les autorités saoudiennes annoncent brusquement une baisse de 20 % des quotas annuels de croyants étrangers autorisés à faire le pèlerinage à La Mecque (hajj), et de 50 % pour les ressortissants saoudiens. La décision, divulguée trois mois avant la date du pèlerinage, vient déstabiliser l’important dispositif administratif, étatique et privé destiné à gérer ces quotas dans les pays d’où partent les pèlerins musulmans. Officiellement justifiée par les perturbations liées aux travaux censés agrandir la grande mosquée abritant la Kaaba et améliorer les infrastructures d’accueil à La Mecque, cette mesure répond également à des raisons politiques et sociales moins avouables. L’apparition en 2012 d’un nouveau coronavirus (MERS-CoV) dans la région représente d’abord une menace sanitaire ; les affres politiques que traverse le monde arabe, notamment la guerre en Syrie, risquent ensuite de brouiller l’image de cohésion que les autorités saoudiennes cherchent à donner de la communauté des croyants réunie au Hedjaz lors du pèlerinage.

La Mecque, important carrefour caravanier qui abritait la Kaaba, objet d’un culte immémorial, est devenue ville sainte de l’islam par la volonté du prophète Muhammad. En 632, peu de temps avant sa mort, celui-ci entreprit le pèlerinage de l’Adieu, par lequel il s’attacha à islamiser l’antique rituel en l’inscrivant dans la tradition abrahamique, ce qui constitue jusqu’à nos jours le modèle que reproduisent tous les pèlerins. Cinquième pilier de l’islam, le pèlerinage est depuis lors une obligation pour tout musulman, au moins une fois dans sa vie, s’il en possède les moyens physiques et matériels (Coran III, 97). Suscitant dès l’origine d’importantes migrations religieuses, le pèlerinage à La Mecque est devenu une institution centrale de l’islam. En s’assurant le contrôle des cités saintes et celle du voyage sacré, les souverains musulmans successifs se sont donné un surcroît de légitimité. Jusqu’au XIXe siècle, l’organisation et la sécurité des grandes caravanes, dont les principales partaient du Caire et de Damas, l’entretien des villes saintes et leur approvisionnement pour faire face à l’afflux annuel des pèlerins, réclamaient des financements colossaux, une importante mobilisation militaire, et reposaient sur l’activité d’un grand nombre d’artisans et de commerçants.

Au XIXe siècle, le pèlerinage cesse d’être une affaire strictement musulmane. La colonisation, la navigation à vapeur et la vigilance sanitaire internationale transforment en profondeur les conditions du voyage à La Mecque. Celui-ci relève dès lors de la modernité administrative qui contrôle les flux et les frontières, dénombre les individus, cherche à imposer l’identification des voyageurs et la détention de passeports. Au XXe siècle, le recul des épidémies, le reflux de l’emprise coloniale avec les indépendances, l’impact du nouveau pouvoir saoudien ont certes entraîné de nouveaux changements, mais le pèlerinage continue de s’inscrire dans ce schéma où la liberté religieuse doit composer avec la rationalité administrative et comptable. Les pèlerinages sont autant des espaces de liberté, des manifestations de la foi en marge de la religion institutionnelle et de la structure sociale habituelle que des espaces de contrainte. La récente baisse des quotas vient rappeler que celui de La Mecque est bien un événement sous contrôle.

À la merci des épidémies

Les épidémies s’attachent volontiers aux pas des hommes en mouvement. Dans les régions formant l’espace de mobilité des pèlerins, la peste et le choléra ont sévi jusqu’au début du XXe siècle. Le temps de trajet des caravanes, qui mettaient plusieurs mois pour faire le voyage, constituait autrefois une prophylaxie naturelle. Si une caravane était victime d’une épidémie, celle-ci avait le temps de s’éteindre avant le retour dans les centres urbains, laissant au passage nombre de victimes dans les sables du désert.

À partir du milieu du XIXe siècle, l’antique caravane et son système économique ont cédé la place aux navires à vapeur. À cette date, certaines régions peuplées de musulmans étaient tombées sous la domination coloniale. Les compagnies de navigation européennes, notamment anglaises et néerlandaises, ont rapidement dominé le nouveau marché du pèlerinage, réputé lucratif. Les navires dits « à pèlerins » étaient bien peu confortables, mais ils permettaient, pour un moindre coût, à un nombre bien plus important de croyants d’entreprendre le voyage sacré, notamment parmi les pèlerins d’Asie du Sud et du Sud-Est, dont le voyage en voilier dépendait jusqu’alors des vents de mousson. Le pèlerinage à La Mecque a ainsi participé pleinement à l’accélération des mouvements de population de la première mondialisation. En dilatant l’espace de circulation des pèlerins, la navigation à vapeur, puis le chemin de fer, ont favorisé le brassage des populations, les rencontres et les processus d’intégration. Mais ces nouveaux moyens de transport rapides ont aussi brutalement augmenté les risques épidémiologiques liés aux mobilités.

En 1865, le choléra, dont le foyer d’origine était situé au Bengale, éclata avec une violence inouïe pendant le pèlerinage à La Mecque, décimant un tiers des 90 000 pèlerins présents cette année-là. Au retour des pèlerins, qui empruntèrent pour beaucoup les nouveaux moyens de transport, la maladie se répandit à grande vitesse dans tout le bassin méditerranéen, puis jusqu’en Amérique. Les pèlerins furent aussitôt stigmatisés et considérés comme une menace pour la santé publique de l’Europe. Dans le cadre d’une série de conférences sanitaires internationales, les nations européennes et l’Empire ottoman élaborèrent un formidable dispositif de contrôle sanitaire du pèlerinage, dont les principes furent inscrits dans des conventions internationales. Jusqu’au début des années 1950, tous les pèlerins se rendant par mer à La Mecque en venant d’Asie, puis tous ceux qui en repartaient en se dirigeant vers le nord et l’ouest des régions musulmanes, étaient interceptés et placés en quarantaine. Le lazaret de Camaran, destiné au premier groupe, était établi à l’entrée de la mer Rouge, dans le détroit de Bab al-Mandeb ; celui de Tor, dévolu au second groupe, se trouvait à sa sortie, dans la péninsule du Sinaï, afin de bloquer le passage éventuel d’une épidémie en Europe. Chaque année, plusieurs dizaines de milliers de pèlerins, mis à nu, étaient soumis, ainsi que leurs bagages, à de sévères procédures de désinfection puis internés dans des campements pour quelques jours, ou plusieurs semaines lorsqu’une épidémie s’était déclarée au Hedjaz lors du pèlerinage, ce qui était fréquemment le cas. Aucun autre groupe de voyageurs, pas même les migrants, n’était soumis à de telles mesures, réalisées le plus souvent sans ménagement, et sans que celles-ci ne soulèvent de protestation majeure. La construction des pèlerins comme « groupe à risque » a permis en retour aux principales nations européennes d’alléger les entraves sanitaires qui pesaient jusqu’alors sur la navigation ordinaire et les flux commerciaux.

Même si ce dispositif s’est allégé à partir des années 1930, avec le recul du risque épidémique, ce n’est qu’en 1957 que l’Arabie saoudite est parvenue à évincer le contrôle international sur le pèlerinage et à obtenir l’intégralité de sa souveraineté sanitaire. Elle est désormais seule responsable de la sécurité sanitaire du pèlerinage et les mesures spéciales applicables aux pèlerins de la Mecque ont été supprimées du Règlement sanitaire international (RSI) de l’Organisation Mondiale de la Santé. Pour autant, la menace épidémique plane toujours sur le pèlerinage. Ce sont désormais la méningite et la fièvre jaune qui constituent un défi pérenne, contré par l’obligation de la vaccination. Mais le pèlerinage est aussi régulièrement mise sur la sellette dans le dossier des virus émergents, en raison de la vulnérabilité de la foule à la contagion. Le SRAS en 2003, le virus H1N1 en 2009 et le coronavirus en 2013 ont constitué autant d’alertes. Sans adopter — du moins ouvertement — de mesures restrictives, les autorités sanitaires saoudiennes ont cependant déconseillé le voyage aux personnes âgées de plus de 65 ans, aux enfants de moins de 12 ans, aux femmes enceintes et de façon générale à tous ceux qui souffrent de déficience immunitaire. En dépit des craintes, le hajj de 2013 n’a finalement pas été un vecteur de diffusion de la maladie, ce qui témoigne de l’efficacité de son encadrement médical, acquise sur le long terme. La vigilance reste bien sûr de mise, mais la stigmatisation longtemps attachée aux pèlerins s’est désormais reportée sur les migrants clandestins. Les images saisies en décembre 2013 au centre d’accueil de Lampedusa, montrant des procédures de désinfection particulièrement peu respectueuses des individus, en violation du RSI, évoquent de façon troublante la brutalité des mesures infligées jadis aux pèlerins. Du moins ne suscitent-elles plus la même indifférence.

Réguler les flux et contrôler l’industrie du pèlerinage

L’augmentation des flux du pèlerinage, liée depuis le XIXe siècle au développement de nouveaux moyens de transport, est impressionnante, notamment pour les pèlerins d’Asie. Dans les années 1850, il y avait tout au plus 2000 pèlerins venus de l’actuelle Indonésie. Ils étaient environ 10 000 à la fin des années 1930 et 200 000 aujourd’hui. Le chiffre global des pèlerins venus de l’étranger, relativement stable entre les deux guerres, explose dans les années 1960-70 avec la généralisation de l’avion et dans un contexte d’amélioration générale des conditions de vie. La demande est telle que l’Arabie saoudite décide d’imposer en 1987, avec l’aval de la l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) [1], un système de quotas. La foule n’est pas seulement une menace sanitaire potentielle, mais aussi un défi à l’ordre public, à la sécurité et aux impératifs d’une organisation efficace. Depuis lors, les pays musulmans ne sont autorisés à envoyer chaque année qu’un millier de pèlerins par million de croyants.

En raison de la croissance démographique, qui demeure sensible dans la plupart des pays musulmans, cette restriction ne peut cependant bloquer la tendance à l’augmentation continue du nombre de pèlerins. Ainsi, ils étaient un peu plus d’un million à venir de l’étranger en 1995, contre 1,8 million en 2010. En 2012, le nombre total de pèlerins présents à la Mecque [2] dépassait pour la première fois les 3 millions.

Si ces flux gigantesques posent des problèmes de logistique aux autorités saoudiennes, ils doivent aussi être gérés en amont par les pays émetteurs. Au XIXe siècle, les puissances coloniales ont non seulement participé activement au transport des pèlerins, mais elles ont également lancé la gestion administrative du voyage sacré. Dans un mouvement où se mêlaient intimement volonté de contrôle (le pèlerinage était perçu comme potentiellement subversif du point de vue politique) et souci de manifester leur tutelle bienveillante, les autorités coloniales ont encadré administrativement les flux du pèlerinage, selon des modalités plus ou moins sévères. La Grande-Bretagne était assez peu contraignante, contrairement à la Hollande et surtout à la France, laquelle prononçait fréquemment des interdictions pour des raisons sanitaires qui dissimulaient en fait des motivations politiques. Après les indépendances, la plupart des États musulmans ont fait à leur tour le choix d’une organisation étatique du pèlerinage, et ils se sont bien souvent coulés dans les systèmes bureaucratiques hérités de la colonisation. À la gestion administrative liée à la délivrance des passeports et au contrôle sanitaire (consultation médicale et vaccinations obligatoires), et à l’offre de formation pour que les pèlerins puissent aborder les rituels sans faire d’erreur, s’est bientôt ajoutée la délicate question des quotas.

La règle des mille pour un million n’a bien sûr pas les mêmes répercussions dans chacun des pays concernés. Le Maroc, dont la population s’élève à 32 millions d’habitants, doit gérer annuellement 32 000 départs, alors que l’Indonésie doit faire face à un contingent de 200 000 pèlerins. Chaque pays possède une administration ou un service gouvernemental dévolu(e) à l’organisation du pèlerinage, souvent lié(e) au ministère des Waqfs (ou Habous) [3], en étroite relation avec les autorités saoudiennes. L’une de leurs tâches principales consiste à gérer une demande qui dépasse, parfois de beaucoup, les quotas assignés chaque année par l’Arabie saoudite. Quand la demande n’est pas trop importante, comme par exemple au Sénégal, les pèlerins sont admis dans l’ordre d’inscription, jusqu’à épuisement du quota. Ailleurs, la demande est telle qu’il faut établir des listes d’attente ; en Indonésie, elles couvrent actuellement, avec 1,2 million d’inscrits, une période de six années. Ailleurs encore, comme en Tunisie et au Maroc, on pratique un tirage au sort sur la base de listes établies annuellement. De tels systèmes, qui alimentent la frustration de nombreux candidats au départ, suscitent parfois suspicion et critiques. En Indonésie, les sommes énormes constituées par les dépôts des inscrits sont réputées alimenter la corruption.

L’annonce de la réduction de 20 % des quotas de pèlerins étrangers pour l’année 2013 n’a donc rien arrangé à une situation déjà tendue. Alors que bien souvent les listes officielles avaient déjà été publiées, il a fallu qu’un certain nombre des élus renoncent à leur pèlerinage, soit par retrait volontaire, soit par tirage au sort. Reconduite pour 2014, cette mesure de restriction va sans doute continuer à affecter les flux vers le Hedjaz durant les prochaines années.

Outre l’encadrement administratif en amont, les agences nationales des États musulmans prennent en charge l’organisation matérielle du pèlerinage de ceux qui partent dans le cadre officiel. Le voyage s’effectue généralement alors sur les compagnies nationales d’aviation et le logement dans les villes saintes est négocié à un moindre coût. Par ailleurs, une partie des quotas octroyés à chaque pays est reversée à des agences de voyage privées, accréditées par les instances gouvernementales, que ce marché juteux rend de plus en plus offensives. Leur part est variable, mais désormais majoritaire dans certaines régions. Ainsi en 2013, les agences de voyage privées marocaines avaient la main sur les deux tiers des places octroyées par le quota, et au Sénégal seules 2400 personnes partaient dans le cadre gouvernemental, alors que 6000 pèlerins étaient pris en charge par les voyagistes privés. En Indonésie en revanche, 17 000 pèlerins seulement faisaient le voyage dans un cadre privé. Il est vrai que les prestations privées sont beaucoup plus coûteuses que les offres gouvernementales, ce qui est d’autant plus pénalisant pour les pèlerins d’Asie, qui viennent de très loin. De façon générale, cette augmentation de l’offre privée répond à une demande grandissante des classes moyennes, de plus en plus avides d’autonomie. Mais tous les aspirants pèlerins de condition modeste dépendent encore étroitement de l’organisation officielle mise en place par leur pays.

Les pays non musulmans, mais qui comptent sur leur sol des populations musulmanes, ne sont pas soumis à la règle des mille pour un million. Des quotas leur sont cependant octroyés par l’Arabie saoudite, dans des proportions beaucoup plus avantageuses. Ainsi la France bénéficie chaque année de 22 à 25 000 places, pour une population de musulmans estimée à 5 ou 6 millions. Les États concernés n’interviennent bien évidemment pas, et l’organisation du voyage est confiée à des agences privées qui se sont positionnées au cours des années 1990 sur ce marché alors émergent. La récurrence des scandales liés à une organisation déficiente, voire franchement malhonnête, a cependant conduit certains pays européens à tenter de réguler ce marché. Sous la pression d’associations de défense des pèlerins, la Grande-Bretagne a envoyé pour la première fois en 2000 une délégation officielle (British Hajj Delegation) [4] durant le pèlerinage, formée pour l’essentiel d’une équipe médicale et placée sous la conduite d’un Lord musulman. Depuis 2005, la France s’est mobilisée à son tour. La préparation du pèlerinage à La Mecque fait désormais l’objet d’une concertation entre le ministère des Affaires étrangères, le ministère de l’Intérieur et le Conseil français du culte musulman, avec l’aide d’associations de défense de pèlerins. Les deux ministères publient une brochure d’information mettant en garde contre les abus dont pourraient être victimes les pèlerins et l’équipe consulaire de Djeddah est renforcée durant le pèlerinage. Ces initiatives témoignent de la volonté des États européens d’améliorer les rapports avec les communautés musulmanes ; ils renouent ainsi avec un devoir de protection largement mis en avant à l’époque coloniale. Pour autant, les abus sont loin d’avoir disparu. Les quotas sont affectés à des agences en principe accréditées par l’Arabie saoudite (actuellement 53 en France, contre plus de 80 en Grande-Bretagne), mais il existe dans le sillage de celles-ci une nébuleuse de sous-traitants et de rabatteurs qui organisent toute une part informelle du pèlerinage. Faute de contrôles, ou d’une charte de bonne pratique, actuellement en préparation dans les deux pays, les arnaques continuent d’émailler la chronique annuelle du pèlerinage.

Celles-ci sont d’autant plus scandaleuses que les prestations, très coûteuses, ne cessent d’augmenter. Depuis la France, un pèlerinage d’une durée de trois semaines revient environ à 5 ou 6000 € en hôtel affiché 3 étoiles, et à 8000 € en hôtel 5 étoiles. Si l’offre hôtelière saoudienne fait miroiter des conditions luxueuses, une fois sur place, les pèlerins s’entassent souvent à plusieurs dans les chambres. Les coûts sont un peu moins élevés en Grande-Bretagne, où la concurrence entre agences est plus vive. On est loin des tarifs des prestations officielles offertes par les États musulmans. Depuis l’Indonésie, un package gouvernemental revient à 2400 €, et depuis la Tunisie à 1700 €. Cette diversité des coûts maintient une certaine mixité sociale pendant le pèlerinage, mais dans la plupart des cas celui-ci ne peut être réalisé qu’au terme de longues années d’épargne. Une partie de ces sommes bénéficie au marché du tourisme international, une autre vient alimenter de façon conséquente l’économie saoudienne.

L’Arabie saoudite, gardienne et dém
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