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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

L’économie sociale et solidaire n’existe pas par Matthieu Hély ,

Derrière la promotion du monde associatif et de « l’économie sociale et solidaire », Matthieu Hély décèle le désengagement de la fonction publique et la dérégulation programmée du travail. Il faut en finir avec l’enchantement d’un monde associatif pris pour ce qu’il n’est pas (un compromis entre plusieurs logiques antagonistes) pour l’aborder comme ce qu’il est devenu : un marché du travail dont les acteurs précarisés ont perdu le statut naguère garanti par la fonction publique.

« Jusqu’à présent les hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations qu’ils se faisaient de Dieu, de l’homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu’à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées, des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s’étiolent. Révoltons-nous contre la domination de ces idées. », Karl Marx, Avant-propos,L’idéologie allemande in Œuvres, vol.3, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982

L’institutionnalisation, sans réel débat, de la notion « d’économie sociale et solidaire », utilisée comme concept du monde académique et définie comme une catégorie administrative faisant l’objet d’interventions publiques par le monde politique, soulève plusieurs questions qui n’ont jamais été abordées dans le vaste ensemble de publications consacrées à ce thème depuis son émergence. Chargée de répondre tour à tour « à l’étranglement financier du développement, à la dérégulation de l’économie et à la libéralisation des mouvements de capitaux, qui provoquent partout le chômage de masse, les faillites en chaîne, la marginalisation croissante des chômeurs de longue durée et de ceux qui savent qu’ils n’ont pas la possibilité de retrouver un emploi à cause de leur âge, de leur manque de qualification ou d’expérience professionnelle, de leur appartenance ethnique, de leur sexe, etc. » [1] par les fondateurs de cet oxymore, l’économie solidaire serait également « présente partout où l’on promeut la recherche du bien commun, l’emploi des plus défavorisés » [2]selon les signataires du manifeste pour l’économie solidaire publié pendant la dernière campagne présidentielle. C’est sans doute beaucoup attendre d’une notion dont les valeurs et les pratiques qu’elle est censée circonscrire varient considérablement d’un acteur à l’autre : faut-il, par exemple, inclure dans la définition polysémique de « l’économie sociale et solidaire », la promotion du « bénévolat de compétences » [3] par des entreprises comme « The Walt Disney Company » qui mettent leur personnel à disposition de causes associatives dans le cadre de leur temps de travail (ou sur leur temps hors travail en contraignant fortement la participation « volontaire ») pour donner une âme et une morale à l’activité capitaliste ? Dans les rares textes où les auteurs se risquent à donner une définition, on reste sceptique et perplexe face à son caractère normatif et performatif : « composante spécifique de l’économie aux côtés des sphères publiques et marchandes, l’économie solidaire peut-être définie comme l’ensemble des activités économiques soumis à la volonté d’un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l’intérêt individuel ou le profit matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens ». Suffisamment imprécise pour être revendiquée par une multitude d’acteurs allant des « entrepreneurs de morale » du monde associatif aux entrepreneurs « sociaux et citoyens » du monde capitaliste et suffisamment performative pour laisser penser que les pratiques qu’elle regrouperait sont autonomes, l’« économie solidaire » semble ainsi avoir été élaborée pour donner une illusoire homogénéité à un champ aussi hétérogène qu’hétéronome.

Parce que le secteur associatif est souvent invoqué par les thuriféraires de l’économie sociale et solidaire comme l’un des espaces privilégiés de développement de pratiques de « démocratisation de l’économie », cette contribution [4] a ainsi pour objectif principal de réinscrire le développement du travail associatif dans le contexte social et historique de la remise en cause démographique, idéologique et juridique des fondements de l’emploi statutaire de droit public. En effet, contrairement à l’illusion selon laquelle l’essor des activités associatives permettrait de dépasser les antagonismes entre l’Etat et le marché, il est urgent de rappeler que cet essor n’est que le résultat d’une politique de brouillage des frontières entre privé et public, mais qu’en aucun cas il n’incarne un dépassement des contractions séculaires entre la dynamique historique du capitalisme et les institutions du salariat [5]. Le développement croissant du travail associatif (salarié, bénévole et celui plus particulier des « volontaires associatifs » [6]) n’est au fond que le fruit du double processus de la « privatisation » du public et de la « publicisation » du privé : la « privatisation » du public, au sens que lui donnent les juristes en termes d’affaiblissement du droit administratif, s’observe depuis une vingtaine d’années en particulier dans la transformation du statut des agents de la fonction publique et dans les attentes des citoyens à l’égard de l’action publique. Depuis le début des années 1980, les institutions publiques sont en effet sommées de faire la preuve de l’efficacité des mesures qu’elles élaborent et ne peuvent plus fonder leur légitimité sur la seule invocation de valeurs universelles. En outre, la loi organique relative aux lois de finance (LOLF) consacre, depuis 2005, le principe d’une évaluation systématique des effets des politiques publiques. Du point de vue du statut des agents publics, l’alignement des régimes de retraite du secteur public sur le secteur privé en 2003 est sans aucun doute la transformation la plus frappante. D’autres sont plus discrètes mais non moins significatives : ainsi l’application de la directive européenne du 28 juin 1999 par la loi du 25 juillet 2005, soit près de deux mois après le refus de la France d’adopter le traité instituant une constitution pour l’Europe, autorise désormais l’administration à recruter ses agents en CDD renouvelable une fois, puis convertible en CDI [7]. Cette application de la norme communautaire est conforme à l’esprit de la Commission Européenne qui proclame que « les fonctionnaires et les agents du secteur public sont des travailleurs au sens de l’article 39 CE » [8]. Certains spécialistes du droit de la fonction publique s’inquiètent de voir ainsi consacrer par le droit l’existence d’une fonction publique dualisée entre titulaires d’un emploi de droit public et contractuels en CDD ou en CDI (sans parler des non-titulaires dont le nombre s’est accru significativement sur les 10 dernières années selon la Direction Général de l’Administration et de la Fonction publique (DGAFP) [9]).

A l’inverse, la « publicisation » du privé est une dynamique impulsée par les discours de promotion de « l’entreprise citoyenne » et des politiques dites de « responsabilité sociale ». Cette idéologie vise à remettre en cause l’idée que l’Etat dispose du monopole de l’intérêt général. Elle se traduit par le développement du mécénat financier par le biais des fondations d’entreprises et par la mise à disposition (sur leur temps de travail ou non) des compétences des salariés d’une entreprise au service d’un projet à but non lucratif dans le cadre de partenariats entre associations et entreprises. Cette nouvelle rhétorique de légitimation du capitalisme, patiemment décortiquée par Sabine Rozier dans sa thèse de doctorat [10], est ainsi promue depuis le début des années 1990 par dans les milieux patronaux, en particulier les organisations de sensibilité chrétienne comme le Centre des Jeunes Dirigeants de l’économie sociale. Elle s’incarne aujourd’hui à travers l’ensemble de politiques menées dans les grandes entreprises au nom de leur « responsabilité sociale » que des agences de notation « indépendantes » sont chargées d’évaluer.

Or, ce brouillage des frontières est le fruit, non pas d’une « hybridation » des différentes sphères de l’économie, mais bien d’un travail historique de délégitimation des missions de l’Etat social et de légitimation de l’entreprise dans sa contribution à la production des biens publics. Se contenter de penser le monde associatif comme un « tiers secteur », c’est à dire comme un secteur dominé, c’est annihiler sa capacité à subvertir l’économie marchande. Il faut donc en finir avec l’enchantement d’un monde associatif pris pour ce qu’il n’est pas et ne peut être (c’est à dire un compromis entre plusieurs logiques antagonistes) pour pouvoir enfin l’aborder comme ce qu’il est devenu : c’est-à-dire un monde du travail. Car tant que le travail associatif sera défini négativement par les politiques de l’emploi (en particulier les mesures de contrats aidés qui définissent leurs titulaires comme des « bénéficiaires » d’une prestation et sommés de rechercher un « vrai » emploi) et dévalorisé du point de vue des rémunérations versées, ceux qui l’occupent n’auront d’autre choix que de « faire nécessité vertu » pour ne pas perdre la face. Si la notion « d’économie sociale et solidaire » connaît actuellement du succès c’est sans doute en raison de sa faculté à dissimuler les stratégies d’adaptation les plus diverses au processus de privatisation du public et de publicisation du privé. Mobilisée comme totem, « l’économie sociale et solidaire » offre ainsi, aux jeunes diplômés de l’université, une alternative, provisoire ou durable, à la diminution des postes de titulaires dans la fonction publique et, aux cadres en reconversion professionnelle, un espace de réajustement de leurs aspirations avec leurs perspectives réelles de carrière. Si l’on souhaite dépasser cette aporie, il est nécessaire de prendre au sérieux la constitution d’une forme spécifique de salariat subordonné à l’utilité sociale irréductible aux autres catégories de travailleurs du public et du privé. Ce qui supposerait de dépasser le registre de l’incantation apologétique sur la participation solidaire et citoyenne pour entreprendre une véritable sociologie du travail associatif.

La condition de travailleur associatif et les conditions de sa genèse

S’il est impératif de se défaire des illusions de « l’économie sociale et solidaire » c’est tout d’abord parce que ceux qui la prônent font « l’économie » d’une analyse conjointe des transformations morphologiques de la fonction publique et de la conversion des entrepreneurs et des managers au « capitalisme éthique » comme nouvelle variante de l’esprit du capitalisme. En pensant « l’économie sociale et solidaire » comme un secteur constitué et unifié, on s’oblige à décrire les trajectoires professionnelles qui s’y développent de façon statique en les réifiant, car la négation de l’hétérogénéité, qu’impose de fait l’usage de ce faux concept (qui fait tout le contraire d’un concept en instituant ce qu’il est censé expliquer au lieu d’expliquer ce qui est institué), produit, par le niveau d’abstraction qu’il implique, une représentation désincarnée du monde associatif. Parler « d’économie sociale et solidaire » c’est parler de la partie émergée d’un iceberg en laissant les véritables causes de son développement dans les profondeurs des eaux troubles des transformations de la société française. Tout se passe effectivement comme si l’invocation des valeurs « solidaires » qui imprègnent systématiquement le discours des travailleurs associatifs, venait en fait justifier un désajustement entre des aspirations initialement contrariées par rapport aux chances objectives d’occuper une position que la structure de leurs ressources ne leur permettait pas ou plus d’espérer. C’est le cas en particulier du cadre quinquagénaire qui à la suite d’un licenciement décide de fonder une épicerie sociale, en utilisant pour les besoins de la cause le carnet d’adresses constitué pendant sa carrière dans le privé, pour être « utile à la société » mais aussi pour trouver une forme honorable de reconversion professionnelle [11]. C’est également la situation des cadres associatifs, initialement fonctionnaires de l’éducation nationale nommés dans les années de croissance de l’Etat social et aujourd’hui quinquagénaires ou sexagénaires, pour lesquels le domaine de l’animation et de l’éducation populaire [12] a incarné un espace de promotion sociale que leur corps d’origine (la catégorie modale étant celle d’instituteurs de l’éducation nationale) ne leur aurait certainement jamais permis d’espérer. Mis à disposition ou détachés au sein de grandes fédérations instituées dans le prolongement du service public et la mise en œuvre d’activités d’intérêt général, ces cadres ont ainsi, en dépit d’un capital scolaire limité, fait l’expérience d’une mobilité sociale ascendante à la fin des années 1970 et durant les années 1980.

Il faut dire ici que jamais dans l’histoire de la société française le nombre d’agents du service public n’a été aussi élevé qu’en ce début du xxième siècle. Les effectifs de la fonction publique ont ainsi connu durant les deux derniers siècles une croissance, certes soumise à certaines variations conjoncturelles comme l’ont mis en évidence Alain Darbel et Dominique Schnapper [13], mais globalement régulière, à tel point d’ailleurs qu’elle semblait inexorable. L’année 2002 marque un tournant historique puisque les effectifs des agents de l’État (titulaires et non titulaires compris) ont amorcé leur diminution (confirmée depuis deux ans par l’INSEE [14]), diminution que les nombreux départs en retraite des fonctionnaires nommés dans les années de croissance de l’État social, vont selon toute vraisemblance, accélérer. Si actuellement environ 100 000 fonctionnaires partent en retraite par an (contre 60 000 départs en 1995), la tendance devrait être de 130 000 par an à partir de 2010 selon les estimations de la DGAFP [15]. Si cette onde de choc démographique était jusqu’ici imperceptible sur l’ensemble des effectifs de la fonction publique, c’est comme le souligne Louis Chauvel, que l’on a préféré réguler le flux d’entrées plutôt que d’agir sur les titulaires en place : « malgré un sacrifice constant de la jeunesse qui a vu depuis vingt ans se réduire de plus de la moitié les places dans la fonction publique, le nombre de fonctionnaires demeure rigoureusement le même depuis 1984. Ici comme ailleurs, on a préféré traiter le flux des nouveaux entrants, qui ont été sacrifiés, faute de pouvoir prendre position sur le stock, inexpugnable » [16]. Et c’est paradoxalement à une époque où le désir de devenir fonctionnaire n’a jamais été aussi prégnant que les places disponibles vont être de plus en plus rares. On sait que le souhait d’être fonctionnaire a toujours été très élevé notamment en période de crise du marché du travail où la fonction publique représente des valeurs de sécurité et de stabilité fortement prisées [17]. Mais, on sait également, depuis les analyses d’Alain Darbel et Dominique Schnapper menées dans les années 1960, que la fonction publique se caractérise par un taux d’hérédité professionnelle parmi les plus élevés de la population active occupée : un fils de fonctionnaire a deux fois plus de chances qu’un autre de devenir lui-même fonctionnaire [18]. Le nombre de fils et de filles de fonctionnaires n’ayant jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui, nombre d’aspirations à servir la collectivité devront s’épanouir au delà de la fonction publique.

Cette inversion brutale d’une dynamique de croissance pluriséculaire de l’emploi public pose donc une question politique et sociologique redoutable : que vont devenir les individus qui se destinaient à devenir fonctionnaires sachant qu’ils sont socialisés dans un contexte historique qui s’avère de plus en plus défavorable à leurs aspirations ? Il y a de grandes chances pour que les nouvelles cohortes d’actifs occupés, caractérisées par une forte aspiration à intégrer la fonction publique [19], soient désabusées, abusées par une conjoncture incompatible avec des espérances abusives elles aussi. Il est bien entendu impossible, sous peine de sombrer dans une tentation prophétique dont le sociologue n’est jamais exempté, de prévoir l’ampleur de ce décalage et les ajustements qu’il devra nécessairement engendrer. Mais, il y a fort à parier que cette situation de désajustement soit l’occasion d’une transformation radicale de la structure sociale par l’émergence de nouvelles professions. En effet, les situations de décalage entre aspirations subjectives et chances objectives sont généralement propices à l’élaboration de nouvelles catégories sociales [20]. Tout se passe actuellement comme si les détenteurs de « titres dévalués » qui, dans un contexte historique plus favorable auraient pu prétendre accéder aux postes offerts par la fonction publique, s’en trouvaient aujourd’hui écartés du fait à la fois d’une restriction de l’offre et d’une intensification de la compétition scolaire entre les prétendants aux postes (compétition d’ailleurs largement inégale dans un système d’enseignement supérieur dualisé entre universités sous dotées et grandes écoles sur dotées).

Si la cohorte des salariés du secteur associatif des années 1970 constituait une fraction marginale de ce que les sociologues ont désigné comme les « nouvelles classes moyennes salariées » composées de professions dites « intermédiaires » selon la nomenclature des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE (éducateurs spécialisés, professions de la santé, formateurs etc.), il faut maintenant s’interroger sur ce que représente l’emploi associatif pour les générations qui entrent actuellement sur le marché du travail [21]. Le programme « emploi-jeune » mis en œuvre à partir de 1997 a ainsi entraîné la création de 100 000 emplois dans le secteur associatif et l’on peut estimer qu’un poste sur deux a été pérennisé [22]. L’absence d’évaluation statistique officielle par les services de l’emploi des sorties des contrats créés dans le cadre du programme « nouveaux emplois nouveaux services » dans la Police et l’Éducation nationales [23] laisse en outre penser que la proportion d’individus titularisés sur des emplois statutaires de droit public doit être très faible en comparaison du taux de pérennisation dans le secteur associatif. Cet effet d’une politique publique de l’emploi est de plus prolongé par le dispositif des « emplois tremplins », mis en œuvre par les conseils régionaux socialistes élus en 2004, dont la vocation affichée est de soutenir la création d’emplois associatifs auprès d’un public qui ressemble, par ses caractéristiques sociodémographiques, à celui du programme « nouveaux emplois nouveaux services ». L’hypothèse que nous avançons est que l’emploi associatif pourrait bien représenter une alternative de plus en plus sérieuse à la raréfaction des postes de fonctionnaires, en particulier parmi les sortants de formation initiale ayant des parents fonctionnaires dont la socialisation primaire reste empreinte d’une culture du service public et du souci d’être utile aux autres. Les données statistiques observées à partir des enquêtes annuelles sur l’emploi de l’INSEE (cf. graphique 1) révèlent déjà une augmentation significative des chances d’être travailleur associatif plutôt que fonctionnaire titulaire de l’État pour les nouvelles générations âgées de moins de 40 ans entre 1993 et 2002.

Ratio du nombre de travailleurs associatifs sur le nombre de fonctionnaires titulaires de l’Etat selon l’âge

Une version plus lisible du graphique est disponible en téléchargement au format pdf :

Le non-renouvellement d’un fonctionnaire partant en retraite sur deux, annoncé comme l’un des points clés du programme de réformes du nouveau gouvernement, risque donc de conduire, notamment pour les plus jeunes, à l’augmentation des chances d’être travailleur associatif plutôt que fonctionnaire statutaire. S’il est donc totalement hors de propos de considérer que la « société civile » peut, à elle seule, résoudre les tensions séculaires qui opposent les formes historiques du capitalisme aux institutions du salariat, la genèse de la catégorie impensée du « travailleur associatif » ne doit donc ni être comprise comme le signe apocalyptique de la fin des fonctionnaires, ni servir de caution à l’abandon des principes universels du service public au profit d’une action associative incomplète, arbitraire et davantage régie par la morale que par le droit. Autrement dit, l’invocation de l’idéologie de l’économie sociale et solidaire par les travailleurs associatifs leur permet de ne pas perdre la face en dissimulant derrière le folklore de la « démocratisation de l’économie », des modifications structurelles telles que la raréfaction des postes dans la fonction publique et la discontinuité des carrières salariales multipliant les situations de reconversion professionnelle (dans l’humanitaire, l’entreprenariat social ou l’insertion par l’activité économique par exemple [24]). Mais il ne faudrait pas que la réinscription de la condition de travailleur associatif dans le contexte des transformations dont il est le produit soit interprétée comme la négation de la spécificité du salariat qu’il incarne. Pour saisir cette spécificité, il convient d’accepter de penser le monde associatif comme un monde du travail.

Penser le monde associatif comme un monde du travail

Si le travail associatif poursuit son développement sous la bannière consensuelle de l’économie sociale et solidaire en se contentant d’invoquer l’hybridation des sphères économiques, il va diluer sa spécificité pour accroître sa docilité à l’égard de ses partenaires institutionnels. Il sera ainsi l’instrument idéal pour apporter une caution morale à un capitalisme décomplexé, dans le cadre des politiques de « responsabilité sociale » développées par les entreprises, et d’armée de réserve à une fonction publique en déclin, en palliant les carences croissantes de l’intervention étatique. Une telle situation comporte également la menace d’une occultation des rapports de production qui sont pourtant devenus une dimension indéniable de ce secteur bien que les salariés associatifs restent, dans leur grande majorité, des travailleurs invisibles. Or, la thèse que je défends consiste à prendre acte que le salariat associatif représente une forme subversive d’activité productive puisqu’il s’agit d’un travail non marchand pour lequel la valeur produite n’est pas mesurée strictement sur la base de ce qu’elle a coûté à la collectivité pour être produite (contrairement au travail des agents des administrations publiques). Elle est subversive parce que, si l’on en croit la convention capitaliste : seuls sont socialement reconnus comme porteurs d’une valeur économique les produits définis par un prix de marché. Or, depuis l’instruction de 1998 et confirmée par celle de 2006 [25] qui soumettent, selon une méthode particulièrement contestable, les associations exerçant des activités économiques aux impôts commerciaux (i.e TVA, taxe professionnelle, impôt sur les sociétés), « l’utilité sociale » fait désormais l’objet d’une valorisation monétaire par l’administration fiscale. Ces procédures prévoient ainsi que les services de l’Etat accordent une exonération fiscale aux associations ayant une activité économique au motif que leur action génère une « utilité sociale ». Par cette procédure, l’administration fiscale attribue ainsi implicitement (car dans les écritures comptables ce montant n’est qu’une charge en moins mais pas un produit en plus) une valeur monétaire à l’utilité sociale produite. Le travail associatif se distinguerait donc par sa capacité à produire une « utilité sociale » désormais dotée d’une valeur monétaire. Ce constat rejoint par ailleurs des réflexions actuelles plus générales menées par les partisans d’une approche constructiviste du salariat notamment par Bernard Friot pour lequel « la valeur attribuée au travail est une convention sociale qui change considérablement d’une période ou d’un lieu à l’autre » [26] et également par François Eymard-Duvernay pour qui « la valeur n’est fondée ni en nature, ni même anthropologiquement. Elle est socio-historiquement instituée » [27]. C’est aussi pourquoi la formalisation des principes et des critères qui organisent le protocole d’évaluation de l’utilité sociale des associations devient un enjeu fondamental pour la reconnaissance et l’attribution d’une valeur monétaire à l’emploi associatif. A cet égard, la publication par l’Agence de Valorisation des Initiatives Socioéconomiques (Organisation fondée par la Caisse de dépôts et consignations) d’un guide consacré à l’évaluation de l’utilité sociale propose une méthode à la disposition des associations. Si la diffusion, par ce type d’outil méthodologique, des pratiques d’évaluation de l’utilité sociale au sein du secteur associatif est significative, elle pourrait ainsi conduire à rééquilibrer les relations avec les institutions. Dès lors, il n’est pas improbable que des concertations entre partenaires associatifs et collectivités publiques se développent. L’enjeu étant de reconnaître la valeur monétaire de l’utilité sociale produite par les projets mis en œuvre.

Or le fait que l’emploi associatif (qui partage, comme nous l’avons établi, de nombreuses propriétés structurales avec la fonction publique du point de vue des diplômes, du sexe et de l’origine sociale des travailleurs) soit fondée sur l’utilité sociale [28] de ce qu’il produit introduit une rupture radicale avec l’idée, centrale dans le cadre de l’emploi public statutaire, que le traitement versé au fonctionnaire n’est pas la contrepartie du service fourni. Comme l’écrit Supiot : « cette stabilité du revenu, qui ne peut varier ni à la hausse ni à la baisse en fonction de critères marchands, est censée apporter à l’agent public toute la sérénité nécessaire au bon exercice de ses fonctions. Le préservant des affres et des appétits de lucre, et assurant son désintéressement vis-à-vis des enjeux du marché, cette sérénité est partie intégrante de l’esprit de service public » [29]. Au contraire dans le cas de l’emploi associatif, le salaire fait l’objet d’une détermination marchande et dépend, au moins en théorie, de la prestation fournie. Cependant, si le mode de détermination du salaire obéit, au moins en apparence, à des principes marchands, il est évident que l’évaluation du service (c’est-à-dire la mise en œuvre du projet associatif) ne peut quant à elle se fonder uniquement sur des critères marchands sans entrer en contradiction avec la raison d’être du projet. Ce qui pourrait revenir à évaluer un centre d’hébergement d’urgence selon sa capacité à accueillir le plus de pauvres possible sur la période la plus courte possible et avec les moyens les plus faibles possibles. Si l’emploi associatif se propose de produire de l’utilité sociale mais si dans le même temps l’évaluation de cette utilité sociale échappe à des critères marchands, il devient alors légitime de poser comme hypothèse que le différentiel de salaire, observé entre l’emploi occupé dans le secteur associatif et l’emploi de qualification équivalente occupé dans le secteur privé lucratif [30], résulte d’un déni de la valeur monétaire de l’utilité sociale produite. Et c’est bien ce caractère subversif qui fait l’objet d’une dénégation de la part des institutions qui rechignent à mesurer l’emploi dans les associations et des comptables nationaux qui fragmentent la catégorie des organisations sans but lucratif afin de diminuer sa contribution à la production [31]. Selon ce point de vue, le monde associatif est moins gênant s’il se contente de jouer le rôle de béquilles de l’Etat social et d’alibi moral du nouvel esprit du capitalisme1. Il permet en outre d’atténuer les effets négatifs sur la cohésion sociale de la dissociation de la « main gauche » et de la « main droite » d’un Etat se repliant sur ses fonctions régaliennes. L’affirmation de l’unité du salariat associatif est ainsi directement dépendante de la mise en place d’institutions de valorisation monétaire d’une « utilité sociale » dont les critères d’évaluation restent à identifier.

par Matthieu Hély , le 11 février 2008

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