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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

kropotkine et la naissance de l’anarchisme

Pierre Kropotkine tient une place déterminante dans le mouvement anarchiste français et international. Sans doute est-il mieux connu que son compatriote et aîné Michel Bakounine. Cela tient en grande partie à ce que sa vie, bien que mouvementée, ne l’a pas été autant que celle de Bakounine et à ce que ses œuvres ont connu une large diffusion de son vivant, aussi bien en anglais qu’en français. En outre, Kropotkine a eu d’une certaine manière une double carrière : celle d’un savant dont les travaux ont été accueillis par des publications scientifiques reconnues de son temps, et celle d’un anarchiste.

L’activité militante de Bakounine et celle de Kropotkine ne peuvent pas être comparées. Le premier est profondément impliqué dans le mouvement ouvrier de son temps en phase « ascendante », alors qu’il est en train de s’organiser. L’Association internationale des travailleurs se développe et Bakounine intervient directement auprès d’une partie importante du mouvement ouvrier de son temps. Kropotkine arrive dans la phase « descendante » : l’AIT est sur le déclin. Alors qu’on peut dire de Bakounine qu’il fut, avec ses amis, un organisateur du mouvement ouvrier, on ne peut absolument pas dire cela de Kropotkine, qui fut plutôt un inspirateur du mouvement anarchiste : il intervient dans cette période charnière lors de laquelle l’Internationale dite « anti-autoritaires » cesse d’être un mouvement de masse de la classe ouvrière pour devenir un courant constitué de groupes affinitaires : processus qu’on peut qualifier de dégénérescence – une dégénérescence dont les anarchistes eux-mêmes sont très largement responsables. « Contrairement à Bakounine, Kropotkine n’avait pas l’envergure d’un grand constructeur, ni surtout le dynamisme d’un grand animateur, réalisateur de l’histoire », écrit Gaston Leval .

La contribution de Kropotkine à l’histoire du mouvement anarchiste se trouve ailleurs : dans la tentative de lier la science et l’Anarchie. A ce titre, ses positions politiques et sa pensée scientifique s’inscrivent totalement dans leur temps. C’est pourquoi il nous paraît indispensable de les situer dans leur contexte.

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Pierre Kropotkine tient une place déterminante dans le mouvement anarchiste français et international. Sans doute est-il mieux connu que son compatriote et aîné Michel Bakounine. Cela tient en grande partie à ce que sa vie, bien que mouvementée, ne l’a pas été autant que celle de Bakounine et à ce que ses œuvres ont connu une large diffusion de son vivant, aussi bien en anglais qu’en français. En outre, Kropotkine a eu d’une certaine manière une double carrière : celle d’un savant dont les travaux ont été accueillis par des publications scientifiques reconnues de son temps, et celle d’un anarchiste. L’activité militante de Bakounine et celle de Kropotkine ne peuvent pas être comparées. Le premier est profondément impliqué dans le mouvement ouvrier de son temps en phase « ascendante », alors qu’il est en train de s’organiser. L’Association internationale des travailleurs se développe et Bakounine intervient directement auprès d’une partie importante du mouvement ouvrier de son temps. Kropotkine arrive dans la phase « descendante » : l’AIT est sur le déclin. Alors qu’on peut dire de Bakounine qu’il fut, avec ses amis, un organisateur du mouvement ouvrier, on ne peut absolument pas dire cela de Kropotkine, qui fut plutôt un inspirateur du mouvement anarchiste : il intervient dans cette période charnière lors de Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 2 2 laquelle l’Internationale dite « anti-autoritaires » cesse d’être un mouvement de masse de la classe ouvrière pour devenir un courant constitué de groupes affinitaires : processus qu’on peut qualifier de dégénérescence – une dégénérescence dont les anarchistes eux-mêmes sont très largement responsables. « Contrairement à Bakounine, Kropotkine n’avait pas l’envergure d’un grand constructeur, ni surtout le dynamisme d’un grand animateur, réalisateur de l’histoire », écrit Gaston Leval 1 . La contribution de Kropotkine à l’histoire du mouvement anarchiste se trouve ailleurs : dans la tentative de lier la science et l’Anarchie. A ce titre, ses positions politiques et sa pensée scientifique s’inscrivent totalement dans leur temps. C’est pourquoi il nous paraît indispensable de les situer dans leur contexte. Le contexte : un traumatisme L’exclusion de Bakounine et de James Guillaume, puis de la Fédération jurassienne de l’AIT, l’écrasement de la Commune, le sabordage de l’Internationale par Marx et ses amis provoquèrent chez les militants « antiautoritaires » de l’Internationale un véritable traumatisme qui sera répercuté dans leurs conceptions politiques et qui modifiera sensiblement la physionomie du mouvement. Ce traumatisme va également influencer Kropotkine, qui se fera le porte-parole d’un courant qu’on ne pouvait pas encore qualifier d’« anarchiste », mais qui prendra cette appellation entre 1879 et 1880. Au lendemain du congrès de La Haye de 1872, les manœuvres bureaucratiques de Marx sont révélées au grand jour. Personne, jusqu’alors, ne pouvait croire qu’un personnage disposant d’aussi peu de pouvoir réel, d’aussi peu de soutien réel dans le mouvement de masse, aurait pu, avec l’aide de quelques complices, liquider en si peu de temps une organisation internationale comme l’AIT 2 . 1 La crise permanente de l’anarchisme. 2 L’expression n’est pas exagérée. Après l’exclusion de la Fédération jurassienne au congrès de La Haye en 1872, les autres fédérations de l’Internationale se sont rendu compte qu’elles avaient été manipulées et revinrent sur leur vote – sauf la section allemande, qui était de toute façon microscopique (environ 250 adhérents de l’aveu même d’Engels, contre 30 000 pour la fédération espagnole). Le Conseil général décida alors d’exclure toutes les fédérations qui avaient remis en cause les décisions de La Haye. Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 3 3 La prétention de Marx à réaliser une « puissante centralisation » de l’Internationale n’avait aucun sens à une époque où les moyens de communication étaient relativement lents, la technique de reproduction de documents encore archaïques. Les problèmes qui assaillaient les fédérations de l’Internationale, toutes placées dans des conditions extrêmement diverses, devenaient trop complexes pour pouvoir être réglés par le Conseil général : les faits mêmes montraient la nécessité d’une décentralisation. En effet, l’Internationale avait connu un développement important après des mouvements de grèves qui avaient secoué l’Europe. La solidarité ouvrière avait révélé au prolétariat qu’il constituait une force capable de s’organiser. Ces grèves échappaient totalement au contrôle du Conseil général de Londres, qui préconisait la prudence et la modération. A la veille de la guerre franco-prussienne, l’Internationale connaissait un développement important que la répression étatique ne parvenait pas à freiner : au contraire, la répression provoquait à chaque fois un afflux d’adhésions : la violence même de la réaction des Etats contribuait à augmenter les rangs de l’organisation internationale et montrait que le réformisme n’était pas de mise. Écoutons César De Paepe, un militant belge, en 1869 : « C’est dans le bassin houiller de Mons (Borinage) que nous faisons en ce moment le plus de progrès ; nous continuons notre propagande dans les bassins houillers de Charleroi, de Namur, de La Louvrière, de Liège comme parmi les populations travailleuses de Bruges, de Gand, d’Anvers, de Verviers, du Brabant wallon. Dans quelque temps la classe ouvrière sera complètement organisée en Belgique, et en même temps que nous nous organisons, nous nous enseignons mutuellement sur les réformes sociales à introduire. Si tous les pays marchent comme on marche ici, nous n’aurons plus peur, lorsque éclatera la grande débâcle de la société bourgeoise, de voir le mouvement escamoté par les avocats de la république formaliste 1 . » C’était là une attaque directe contre la politique électorale préconisée par Marx : les « avocats de la république formaliste » sont ceux qui, comme Marx, préconisaient l’« action politique », qui revendiquaient le suffrage universel et l’action dans les instances parlementaires. 1 Lettre à H. Jung, membre du Conseil général, 7 janvier 1869. Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 4 4 De Paepe n’était pas à proprement parler un « bakouninien » ; c’était un militant qui participait activement à l’organisation du mouvement ouvrier de son pays et qui se reconnaissait dans le discours du révolutionnaire russe, mais qui gardait vis-à-vis de lui son esprit critique 1 . Il représentait le modèle de l’organisateur dans l’Internationale, parmi de nombreux autres. En liquidant l’Internationale, Marx et son entourage ont poussé ces hommes au désespoir, ils ont découragé une génération de militants et d’organisateurs d’une valeur exceptionnelle. Mais, dira-t-on, si Marx disposait d’aussi peu d’atouts, si les « anti-autoritaires » étaient si forts, pourquoi ont-ils perdu ? La question est biaisée. Les militants qui, comme ceux du Borinage, risquaient les charges de la troupe quand ils faisaient grève, et qui parfois se faisaient tuer, ne pouvaient pas concevoir que la direction même de leur Internationale complotait dans leur dos. Ces pratiques n’étaient tout simplement pas concevables. Cependant, autant que les intrigues de Marx, la répression féroce de la Commune de Paris qui affectera grandement les militants français : 25 000 tués sur les barricades, plus de 13 000 hommes, femmes et enfants fusillés, déportés. A quoi s’ajoute une ambiance de répression et de terreur quotidiennes qui s’installe. Pierre Monatte déclara ainsi au congrès anarchiste international d’Amsterdam, en 1907 : « La défaite de la Commune déchaîna en France une réaction terrible. Le mouvement ouvrier en fut arrêté net, ses militants ayant été assassinés ou contraints de passer à l’étranger. Il se reconstitua pourtant, au bout de quelques années, faible et timide tout d’abord ; il devait s’enhardir plus tard 2 . » Fernand Pelloutier, dans son Histoire des bourses du Travail, va dans le même sens : 1 Plus tard, vers 1877, De Paepe ralliera les positions de la social-démocratie. Un travail mériterait d’être fait pour déterminer la part que jouèrent les dérives gauchistes de la fraction « anarchiste » de l’Internationale « anti-autoritaire » dans le départ de nombre de militants ouvriers de valeur. 2 Anarchie et syndicalisme, Le congrès anarchiste international d’Amsterdam, Nautilus – Editions du Monde libertaire, intervention de Pierre Monatte, p. 181. Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 5 5 « La section française de l’Internationale dissoute, les révolutionnaires fusillés, envoyés au bagne ou condamnés à l’exil ; les clubs dispersés, les réunions interdites ; la terreur confinant au plus profond des logis, les rares hommes échappés au massacre : telle était la situation du prolétariat au lendemain de la Commune 1 . » Le prolétariat français a payé très cher la peur qu’il a infligée à la bourgeoisie pendant la Commune. On comprend qu’un désespoir profond se soit emparé de nombre de militants, désespoir qui en a conduit certains à des actes de violence brutale et individuelle, au terrorisme, justifiés par l’idée qu’« il n’y a pas d’innocent »… L’Internationale est interdite en France par une loi de 1872. Pourtant, Pelloutier lui-même montre que le mouvement ouvrier commence à se réorganiser très rapidement, mais à l’initiative de militants qui n’étaient pas liés à l’Internationale. Alors que le Second empire avait montré une certaine tolérance vis à vis des organisations ouvrières, la République vote le 14 mars 1872 une loi répressive destinée à empêcher la reconstitution du mouvement ouvrier en France – confirmant la prophétie de Bakounine qui disait qu’un gouvernement démocratique pouvait édicter des lois despotiques. Les organisations syndicales sont constamment menacées : « L’œil de l’état de siège les guettait. Au moindre de leurs mouvements ils étaient cités devant un conseil de guerre » dit Jean Barberet, cité par Edouard Dolléans. « Lorsque, le 28 août 1872, vingt-trois associations ouvrières se hasardent à créer un cercle de l’Union Syndicale Ouvrière, ce cercle est dissous par le préfet de police, bien que ses statuts aient limité son activité à l’enseignement professionnel, au progrès moral et matériel des travailleurs ; mais le préfet de police se défie de tout groupement réunissant les Chambres syndicales, car, dit-il à Barberet, “il est bon de prévoir ce qu’elles pourraient amener dans l’avenir” 2 . » En 1875, on comptait 135 chambres syndicales : « Moins de quatre ans après la défaite de l’insurrection, deux ans après la dispersion finale de toutes les intelligences et de toutes les énergies ouvrières, voici que se révélaient des intelligences et des énergies nouvelles, et que la foule des travailleurs, un instant arrêtée, reprenait sa marche vers l’émancipation 3 . » 1 Histoire des Bourses du Travail, Costes 1921, p. 69. 2 E. Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier, Armand Collin, t. II, p. 12. 3 F. Pelloutier, op. cit., p. 73. Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 6 6 On peut dire que l’anarchisme à proprement parler, dans l’acception contemporaine du mot, naît à ce moment-là, lorsque les militants issus de la Fédération jurassienne abandonnent le collectivisme pour se référer au « communisme anarchiste » dont Kropotkine se fera le porte-parole. Ce n’est cependant pas cette innovation théorique, par ailleurs pertinente, qui fonde l’anarchisme en tant que mouvement mais le nouveau mode d’intervention qu’il va adopter. Le courant « anti-autoritaire » cesse d’exister en tant que mouvement de masse. Il s’atomise en groupes qui perdent leur qualité de structure de classe pour devenir des groupes d’opinion, des groupes affinitaires. C’est ce basculement qui explique peut-être le passage d’une idéologie fondée sur le travail (à chacun selon ses œuvres 1 ) à une idéologie fondée sur la consommation (à chacun selon ses besoins), de même qu’il peut expliquer le glissement sémantique du terme « antiautoritaire ». Bien entendu, ce terme d’« anti-autoritaire » dérive du concept d’autorité qu’on retrouve fréquemment chez Proudhon et Bakounine mais, chez ces auteurs, c’est un concept qui s’applique aux manifestations diverses du pouvoir politique. Le « communisme autoritaire » est le communisme d’Etat. Le terme « autoritaire » fut ensuite employé comme synonyme de « bureaucratique », pour désigner les pratiques de Marx et ses amis. Les « anti-autoritaires » étaient donc opposés aux pratiques bureaucratiques de la direction de l’Internationale. Que celle-ci, et Marx en particulier, ait eu un comportement autoritaire est cependant indéniable, mais ce n’est pas cela qui était principalement visé. Être anti-autoritaire n’est donc pas une attitude morale, un trait de caractère ou un refus de toute forme d’autorité, c’est un comportement politique. Anti-autoritaire signifie, par opposition, « démocratique ». Ce dernier mot existait bien à l’époque, mais il avait lui aussi un contenu différent. Moins d’un siècle après la Révolution française, il qualifiait les pratiques politiques de la bourgeoisie. C’étaient les bourgeois qui étaient des démocrates. Ce n’est que plus tard qu’on a associé les notions de démocratie et de prolétariat, dans l’expression « démocratie ouvrière ». La tendance anti-autoritaire de l’AIT était donc en faveur de la démocratie ouvrière, tandis que la tendance marxiste était perçue comme étant en faveur de la centralisation bureaucratique. 1 Les collectivistes se référaient à ce principe, qui peut paraître quelque peu restrictif, mais il s’agissait alors de réagir contre les oisifs capitalistes dont on considérait qu’ils ne “travaillaient” pas. Cependant, les collectivistes n’ont jamais dit qu’il fallait exclure des bienfaits de la collectivité les enfants, les vieillards, les malades, etc., qui devaient être pris en charge. Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 7 7 La défaite des collectivistes « anti-autoritaires » va être mise sur le compte de cette « autorité », puis sur le principe même de l’organisation, qui produit cette « autorité ». Va donc se développer, en réaction à la bureaucratisation et à la centralisation mises en place par Marx, une opposition à toute forme d’organisation. Mais en préconisant la décentralisation maximale, on vide le fédéralisme de son contenu. Les militants « antiautoritaires » se replient d’abord sur le petit groupe d’affinités supposé être le garant de l’absence de bureaucratisation (d’« autorité »), puis sur l’individu, après quoi on n’a plus rien à décentraliser, il ne reste plus qu’à sacraliser le Moi. Engels ne s’y trompe pas, qui désigne les anti-autoritaires par le terme d’« autonomes » 1 . Seront abandonnés les fondements mêmes de la doctrine élaborée par Proudhon et par Bakounine, dont le centre de gravité était le fédéralisme ; apparaît alors une forme particulière de libéralisme radicalisé. Les « anti-autoritaires » de l’AIT parvinrent à la conclusion que le grand mal qui avait détruit l’Internationale était sa centralisation, le contrôle de son appareil par une petite coterie. Il fallait donc empêcher toute centralisation quelle qu’elle soit. Contre les positions défendues par les grands théoriciens du mouvement libertaire qui préconisaient le fédéralisme, c’est-à-dire un équilibre entre l’action autonome des structures de base et la centralisation 2 , ils vont, par réaction, se faire les défenseurs exclusifs de l’autonomie, les adversaires acharnés de toute forme d’organisation, accusée d’être par nature productrice d’« autorité ». Le simple fait d’assumer une fonction quelconque est qualifié d’« autoritaire ». Seule l’initiative individuelle devient acceptable 3 . 1 L’internationale, documents et souvenirs, éditions G. Lebovici, II, p. 22. 2 Aux partisans du « basisme » à tout prix, Gaston Leval disait que lorsqu’il y a une « base » ou une « circonférence », il y a forcément un « sommet » ou un « centre » : la vraie question était de savoir quel type de rapport existait entre l’un et l’autre…3 Malatesta : « L’erreur fondamentale des anarchistes adversaires de l’organisation est de croire qu’il n’y a pas de possibilité d’organisation sans autorité. Et une fois cette hypothèse admise, ils préfèrent renoncer à toute organisation, plutôt qu’accepter le minimum d’autorité. » « Que l’organisation, c’est-à-dire l’association dans un but déterminé et avec les formes et les moyens nécessaires pour poursuivre ce but, soit nécessaire à la vie sociale, c’est une évidence pour nous. » « Mais nous préférons encore l’autorité qui gêne et attriste la vie, à la désorganisation qui la rend impossible. » (L’Agitazione, Ancône, 4 juillet 1897, in : Errico Malatesta, Articles politiques, 10/18, pp. 92-94) Ces propos restent malgré tout dans la perspective d’un « anti-autoritarisme » à caractère comportemental : l’organisation est inévitable, Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 8 8 Les « anti-autoritaires » nouvelle manière préconisèrent la décentralisation totale comme méthode pour éviter la centralisation. Ils développèrent par la suite le culte de l’autonomie totale des groupes de base en réaction à cette centralisation. Au point qu’il n’y aura plus que des structures de base et aucune organisation réelle. Toute organisation conduisait par définition à la centralisation et à la bureaucratie. La solution proposée était donc de constituer des structures autonomes, sans liens entre elles autres qu’occasionnelles ; c’était remettre en cause un des fondements de l’anarchisme, le fédéralisme : « Le fédéralisme est constitutif de l’anarchisme depuis la période de l’Association internationale des travailleurs, puisque le courant anarchiste s’affirme là à travers sa critique du centralisme et sa célébration de l’autonomie », dit Marianne Enckell 1 , qui a parfaitement raison de préciser que c’est le fédéralisme « qui est l’antonyme de centralisation, et non la décentralisation » 2 . L’organisation, limitée au groupe affinitaire, n’a pas pour fonction d’analyser une situation et de définir une ligne d’action en commun, elle a pour fonction d’y permettre l’épanouissement personnel, le développement de l’initiative individuelle et de l’action exemplaire, qui devaient permettre de passer sans transition à la société communiste. C’est ce qui ressort de la mais elle reste intrinsèquement productrice d’« autorité » : le simple fait d’assumer une fonction est « autoritaire », comme celui de désigner quelqu’un à une fonction est un abandon de sa souveraineté individuelle. Dans ce même article, Malatesta cite l’exemple du machiniste et du chef de train qui ont « forcément une autorité », mais « les gens aimeront toujours mieux subir leur autorité plutôt que de voyager à pied »… Ce qui est tragique dans l’affaire est que les anarchistes en étaient venus à considérer comme une relation d’« autorité » le fait pour un machiniste de conduire un train (ou pour un dentiste de poser un bridge, etc.), alors qu’il ne s’agit que de l’exercice d’une fonction que quiconque peut récuser en s’abstenant de prendre le train (ou d’aller chez le dentiste). Cela fausse toute la réflexion sur le problème de l’« autorité » (et cela fait perdre beaucoup de temps en arguties). 1 Marianne Enckell « Fédéralisme et autonomie chez les anarchistes », Réfractions, n°8, 2002, p. 8. 2 Cf. Amédée Dunois : « L’anarchisme n’est pas individualiste ; il est fédéraliste, “associationniste” au premier chef. On pourrait le définir : le fédéralisme intégral. » Anarchisme et syndicalisme. Le congrès anarchiste international d’Amsterdam (1907). Introduction d’Ariane Miéville et Maurizio Antonioli, Nautilus – Éditions du Monde libertaire, 1997, p. 157. Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 9 9 lecture de Kropotkine : lorsque, dans la Science moderne et l’anarchie, il écrit que « nous cherchons le progrès dans la plus grande émancipation de l’Individu de l’autorité de l’Etat ; dans le plus grand développement de l’initiative individuelle et dans la limitation des fonctions gouvernementales », le lecteur finit par comprendre que l’organisation n’est pas le lieu où s’élaborent collectivement une stratégie de lutte contre le capital mais un lieu où des individus viennent exposer leurs problèmes pour pouvoir développer leurs initiatives individuelles. Plutôt que le capitalisme, c’est l’« Autorité » qui finit par devenir le principal adversaire de l’anarchiste et, par extension, l’État, qui est le concentrat de l’Autorité 1 . Pendant un temps, Espagne et en Italie, l’activité des anarchistes communistes issus de la fédération jurassienne mais qui ont rejeté le collectivisme, fut de participer ou de susciter des insurrections locales, lors desquelles quelques dizaines de personnes prenaient la mairie d’assaut, brûlaient les documents administratifs, proclamaient le communisme, la plupart du temps dans l’indifférence générale, avant de se faire chasser piteusement par la police. Il s’agissait de donner l’exemple aux populations. Alors que le concept politique d’« anti-autoritarisme » avait été forgé comme synonyme d’« anti-bureaucratique », et s’appliquait par conséquent à des relations de pouvoir au sein d’une organisation, le terme « autorité » finit par prendre une connotation psychologique et comportementale. La régression intellectuelle qui frappe alors le mouvement trouve un témoignage significatif chez Jean Maitron, qui signale 2 que « les anarchistes n’ont jamais publié d’articles ou d’études analysant de façon approfondie telle crise économique particulière, ses causes et ses remèdes. Leurs vues sur telles questions ont toujours eu une allure très générale et peuvent se résumer dans cet extrait d’un article du Révolté : “Les travailleurs n’ont qu’un moyen d’y mettre fin [à la crise] et de se créer du travail, ce serait de vider les magasins qui regorgent et de servir eux-mêmes de débouché nouveau, en consommant ce qu’ils ont produit”. » Malatesta, qui fit partie du courant anarchiste communiste mais qui ne partageait pas, et de loin, une telle conception primaire, fera remarquer que vider les magasins ne résoudra pas le problème de la production et de la répartitions des produits. 1 Dans le même ouvrage, Kropotkine définit ainsi l’anarchisme : « Dans la lutte entre l’Individu et l’Etat, l’Anarchisme, comme ses prédécesseurs du XVIIIe siècle, est du côté de l’Individu contre l’Etat, de la Société contre l’Autorité qui l’opprime. » 2 Le mouvement anarchiste en France, Gallimard, tome I, p. 152. Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 10 10 Cette « dérive » des « anti-autoritaires » de l’AIT s’exprime et se fonde sur les débats et les résolutions de deux congrès qui eurent lieu à SaintImier les 15 et 16 septembre 1872 1 . Ces congrès firent suite à celui de La Haye lors duquel Bakounine et James Guillaume furent exclus de l’AIT. Le Congrès jurassien de Saint-Imier « Première résolution : « Considérant que les statuts généraux de l’Association internationale des travailleurs s’opposent formellement à ce qu’aucune résolution de principe, de nature à violer l’autonomie des sections et fédérations, puisse être prise dans un Congrès général quelconque de l’Association ; « Que les Congrès de l’Association ne sont compétents qu’en matière de pure administration ; « Que la majorité du Congrès de La Haye, eu égard aux conditions dans lesquelles ce Congrès a été organisé par les soins du Conseil général de Londres, dont la conduite eût dû être mise en cause et n’a pas même été examinée, est suffisamment suspecte de ne point représenter réellement l’opinion des sections composant la totalité de l’Association ; « Le Congrès de la Fédération jurassienne, tenu à Saint-Imier le 15 septembre 1872, ne reconnaît pas les résolutions prises au Congrès de La Haye, comme étant injustes, inopportunes et en dehors des attributions d’un Congrès. « Il ne reconnaît en aucune façon les pouvoirs autoritaires du Conseil général. « Il contribuera immédiatement à l’établissement d’un pacte fédératif et libre entre toutes les Fédérations qui voudront y contribuer « Il affirme le grand principe de la solidarité entre les travailleurs de tous les pays. » Les positions exposées dans cette résolution seront approuvées par toutes les fédérations de l’Internationale, lesquelles désavoueront les décisions du congrès de La Haye. Il en résultera un conflit à l’issue duquel Marx 1 Il y eut deux congrès : le « congrès jurassien de Saint-Imier » qui précéda de quelques heures le « congrès international de Saint-Imier ». Les résolutions de l’un et de l’autre sont parfois mal attribuées. Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 11 11 et Engels excluront de l’Internationale la quasi-totalité du mouvement ouvrier organisé de leur temps 1 ! Congrès International de Saint-Imier Deuxième résolution : « Pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle entre les Fédérations libres « Considérant que la grande unité de l’Internationale est fondée non sur l’organisation artificielle et toujours malfaisante d’un pouvoir centralisateur quelconque, mais sur l’identité réelle des intérêts et des aspirations du prolétariat de tous les pays, d’un côté, et de l’autre sur la fédération spontanée et absolument libre des fédérations et des sections libres de tous les pays ; « Considérant qu’au sein de l’Internationale il y a une tendance, ouvertement manifestée au Congrès de la Haye par le parti autoritaire qui est celui du communisme allemand, à substituer sa domination et le pouvoir de ses chefs au libre développement et à cette organisation spontanée et libre du prolétariat. « Considérant que la majorité du Congrès de La Haye a cyniquement sacrifié, aux vues ambitieuses de ce parti et de ses chefs, tous les principes de l’Internationale, et que le nouveau Conseil général nommé par elle, et investi de pouvoirs encore plus grands que ceux qu’il avait voulu s’arroger au moyen de la Conférence de Londres, menace de détruire cette unité de l’Internationale par ses attentats contre sa liberté ; « Les délégués des Fédérations et Sections espagnoles, italiennes, jurassiennes, françaises et américaines réunis à ce Congrès ont conclu, au nom de ces Fédérations et Sections, et sauf leur acceptation et confirmation définitives, le pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle suivant : « 1° Les Fédérations et Sections espagnoles, italiennes, françaises, jurassiennes, américaines, et toutes celles qui voudront adhérer à ce pacte, auront entre elles des communications et une correspondance régulière et directe tout à fait indépendantes d’un contrôle gouvernemental quelconque; 1 Il n’y avait pas de fédération allemande, loi loi l’interdisant. Il ne put y avoir de délégués allemands au congrès de La Haye que par suite de mandats truqués. Bebel avait écrit dans le Volkstaat du 16 mars 1872 que les Internationaux allemands n’avaient jamais payé de cotisations à Londres ! Kropotkine : une tentative d’approche scientifique de l’anarchisme 12 12 « 2° Lorsqu’une de ces Fédérations ou Sections se trouvera attaquée dans sa liberté, soit par la majorité d’un Congrès général, soit par le gouvernement ou Conseil général créé par cette majorité, toutes les autres Fédérations et Sections se proclameront absolument solidaires avec elle. « Ils proclament hautement que la conclusion de ce pacte a pour but principal le salut de cette grande unité de l’internationale, que l’ambition du parti autoritaire a mise en danger. » Cette seconde résolution est la conséquence logique de la première. Le désaveu des décisions de La Haye entraîna l’établissement d’un pacte de protection mutuelle contre toute tentative d’ingérence bureaucratique. Dire que « la majorité du Congrès de La Haye a cyniquement sacrifié, aux vues ambitieuses de ce parti et de ses chefs, tous les principes de l’Internationale » n’est pas une vue de l’esprit. Les thèses marxistes l’emportèrent grâce à une majorité factice obtenue par des mandats truqués offerts à des hommes dont on était sûrs , des délégués cooptés par le Conseil général, des fédérations non averties, en somme tout un arsenal de mesures qui feront leurs preuves dans les pires moment ( suuvre sur le ste )

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