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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

ES RADICAUX URBAINS ET PAYSANS DANS LA RÉVOLUTION ANGLAISE (1641-1649)

ES RADICAUX URBAINS ET PAYSANS DANS LA RÉVOLUTION ANGLAISE (1641-1649)

À la fin du 16ème siècle, la progression et l’affirmation d’elle-même de la bourgeoisie anglaise avaient déjà transformé visiblement les rapports sociaux existants. Le développement du commerce avait arraché de plus en plus de pauvres aux anciens rapports de sujétion et à l’immobilité. Les pauvres assujettis à la terre étaient toujours aussi misérables, alors que se développait une nouvelle forme de mobilité sociale, elle-même extrêmement précaire, liée au développement du salariat.

L’accélération du mouvement de l’argent contribuait à appauvrir la noblesse terrienne traditionnelle qui, depuis plus de deux siècles, s’accrochait au moindre privilège et supprimait les droits coutumiers des paysans. Les enclosures(clôtures) des terrains communaux avaient commencé depuis longtemps en Angleterre [1] et engendré en retour la défense acharnée des paysans pour qui l’usage de ces terrains était absolument vital. L’hostilité des classes inférieures de la société vis-à-vis de tout ce qui représentait l’autorité allait grandissant. L’amertume et la méfiance étaient de mise à l’égard de la petite noblesse terrienne, de la bourgeoisie commerçante et de l’aristocratie ; le clergé était haï. Les classes dominantes craignaient ce vil peuple. Si la dynamique propre au commerce avait entraîné un allègement des lois contre le vagabondage, le service armé dans la milice restait fermé aux classes inférieures.

À la veille de la guerre civile

Du fait même que les « hommes sans maître », ceux qui n’étaient plus assujettis à un seigneur ou à un emploi fixe dans une corporation, n’étaient plus hors-la-loi, leur nombre était devenu inquiétant : treize mille, pour la plupart dans le Nord (selon une étude gouvernementale de 1569), trente mille dans la seule ville de Londres (selon d’autres sources datant de 1602). Londres, dont la population s’était multipliée par huit entre 1500 et 1650, était le refuge anonyme idéal pour un vagabond. Il existait davantage d’emplois temporaires à Londres que partout ailleurs, l’aide aux indigents y était plus importante et la ville offrait plus d’avenir aux voleurs. Il existait là un vaste secteur de la population aux conditions d’existence des plus précaires, peu sensible à l’influence des idéologies religieuses ou politiques mais qui constituait un foyer potentiel de troubles et de soulèvements. Un contemporain situait l’ambiance :

« De nos jours, les habitants de la Cité haïssent si fort les gentilshommes, et singulièrement les courtisans, qu’il n’en est guère parmi ceux-ci qui osent pénétrer les murs, et, qui s’y aventure, s’expose inévitablement aux avanies et aux injures. »

Dans les campagnes, les paysans pauvres (cottagers) et les occupants illégaux des communaux (les friches et les forêts), les squatters, se cramponnaient désespérément à une existence semi-légale et incertaine. Souvent, ils ne dépendaient d’aucun seigneur. Il leur arrivait de subsister un temps suffisamment long pour faire valoir le droit précaire de maintien dans les lieux que leur reconnaissait la coutume. Les pauvres maisons (cottages) des travailleurs ruraux situées dans un rayon d’un mile autour d’une industrie d’extraction, mines de charbon, carrières, etc., n’étaient pas considérées comme tombant sous le coup du statut de 1589 qui interdisait la construction de tout logis ne possédant pas quatre arpents de terrain – ces hommes pouvant constituer une réserve utile de main-d’œuvre. Ils étaient toutefois exposés à subir les conséquences de la réalisation sur une grande échelle de projets d’aménagement rural : défrichement des forêts, assèchement des marais et autres mesures du même genre. Les migrations venaient sans cesse augmenter leur nombre.

Les forêts abritaient à cette époque des sociétés indépendantes échappant quasiment à tout contrôle extérieur. Elles servaient d’asile à des bandits fort populaires (comme en atteste la légende de Robin des Bois) aussi bien qu’à un grand nombre d’artisans. Leur étendue dans le Nord de l’Angleterre rendait extrêmement difficile des opérations de représailles militaires contre les hors-la-loi. Les squatters des régions de forêts et de pâtures, souvent fort éloignées de toute église, prêtaient une oreille complaisante aux sectes religieuses radicales ou à la sorcellerie. C’est également dans ces régions que les révoltes paysannes furent les plus nombreuses au début 17ème siècle – par exemple dans le Wiltshire et la forêt de Dean. Les forêts étaient réputées auprès de l’administration de la reine Elisabeth comme éléments encourageant la liberté d’esprit et l’insoumission : « Tant qu’on les autorisera à vivre dans une telle oisiveté, sur leurs réserves de bétail, ils ne s’assujettiront jamais à aucune sorte de labeur », « L’usage collectif des pâtures ne fait que perpétuer l’oisiveté et la mendicité descottagers ». Le déboisement et les enclosures apparaissaient comme une nécessité pour forcer cette multitude au travail.

Concurremment, les lois contre le vol de bois et le braconnage furent appliquées avec plus de sévérité à partir des années 1630. Toute une population exerçant des métiers itinérants, depuis les colporteurs et les charretiers jusqu’aux courtiers en grain, c’est-à-dire les intermédiaires dans les échanges commerciaux, étaient aussi des « hommes sans maître ». Ces voyageurs qui assuraient la liaison entre les régions de landes et de forêts ont contribué à répandre des opinions radicales en matière de religion (les premiers Familistes [2] étaient des artisans).

De notoriété publique, les auberges et les tavernes de campagne où s’arrêtaient les itinérants étaient des centres d’information et de discussion. Les efforts aussi vains qu’acharnés des juges de paix pour supprimer les cabarets non patentés avaient en partie pour but de surveiller ces masses mobiles qui risquaient de receler des éléments subversifs, des Séparatistes (ceux qui se séparaient de l’Église) et des prédicateurs itinérants. Dans un contexte favorable, un artisan ambulant pouvait facilement devenir prédicateur itinérant, dans la clandestinité avant la guerre civile, au grand jour dans la période de liberté des années 1640. La loi contre le vagabondage date de 1656 et s’appliquera à « tout individu errant ».

Les pauvres étaient traditionnellement hostiles au clergé et à la religion officielle, cela depuis plusieurs siècles. La grande révolte de 1381 avait ouvert une brèche dans l’autorité des seigneurs aussi bien que du clergé. Les sectes des Lollards invitaient à rejeter les sacrements et communiquaient leur scepticisme quant à l’existence même de ce qui fondait l’autorité du clergé. Si la nature était à l’origine de toute chose, alors Dieu et le Diable et tous les sacrements étaient uniquement des simulacres destinés à asservir le peuple (les sectes et les Séparatistes n’employaient pas le terme de nature dans le sens matérialiste, athée, qui lui fut attribué au 18ème siècle par les philosophes des Lumières. La nature dont ils parlaient signifiait l’essence de l’homme d’avant la Chute, faite de pureté originelle et d’innocence).

Ce scepticisme, loin d’être partagé par le plus grand nombre dans ses conclusions extrêmes, entraînait par contre une adhésion renforçant l’attitude courante de défiance et d’hostilité diffuse face à la tyrannie d’un clergé avide, uniquement occupé de faire valoir ses privilèges. Le Familisme fut introduit en Angleterre par Christopher Vittels au 16ème siècle. Par principe, les Familistes pensaient que les ministres du culte devaient être itinérants comme les apôtres. Ils faisaient donc souvent partie de ces « hommes sans maître » pratiquant, plus ou moins régulièrement, des métiers d’itinérants. Ils croyaient que les hommes et les femmes pouvaient retrouver sur terre l’état d’innocence antérieur à la Chute de l’homme. Ils mettaient leurs biens en commun, croyaient que l’origine de toute chose est dans la nature et que seul l’esprit de Dieu en chaque croyant était capable d’interpréter les Écritures. Aussi se livraient-ils à toutes sortes d’allégories interprétant à leur façon des passages de la Bible. En outre, ils encourageaient l’oisiveté au travail.

Vers 1580, leur nombre augmentait continuellement et les autorités ecclésiastiques avaient le plus grand mal à en venir à bout car, comme les Lollards, ils se rétractaient dès qu’on les arrêtait, sans pour autant renier leurs convictions. Il faut noter que la rupture avec Rome et les mesures adoptées sous le règne d’Édouard VI à l’encontre du clergé, avaient suscité l’espoir d’une réforme permanente qui détruirait totalement l’appareil coercitif de l’Église officielle. Le compromis anglican, adopté sous le règne d’Élisabeth à la fin du 16ème siècle, ne faisait en fait qu’officialiser la Réforme et instituait une nouvelle Église officielle. L’espoir que l’Église protestante saurait refuser aux évêques et au clergé le pouvoir que leur conférait auparavant la papauté se trouva anéanti. Ce compromis n’avait pas satisfait les puritains de l’Église presbytérienne, inspirés de la doctrine de Calvin, favorables à une pratique religieuse beaucoup plus individuelle, où la conscience et la participation personnelle ont plus d’importance que le rituel. Ils entreprirent à cette époque une opération d’endoctrinement et de lavage de cerveau sur une échelle sans précédent. Leur objectif était la moralisation de la société anglaise comme ne s’était jamais soucié de le faire le clergé catholique puis anglican, plus soucieux de maintenir simplement leur pouvoir temporel.

L’éthique protestante fait l’apologie du travail : obligation de travailler avec ardeur dans son métier, d’éviter l’oisiveté et le gaspillage de temps, interdiction de s’adonner aux plaisirs de la chair ailleurs que dans le cadre du couple monogame honnête. Si, a contrario des relations précédentes de la société anglaise, elle fait valoir une égalité relative entre homme et femme dans le mariage, c’était dans la perspective de la moralisation des rapports. Elle condamnait absolument l’adultère comme contraire à l’éthique d’une vie laborieuse. La morale puritaine concentrait les aspirations de la bourgeoisie industrieuse anglaise alors en plein essor. Elle était l’idéologie qui lui convenait pour poursuivre son développement et son emprise sur la société. Son pragmatisme était beaucoup plus adéquat à ce projet que l’immobilisme de la religion officielle, même plus en mesure alors de conserver un contrôle sur les esprits en ébullition des pauvres. Elle fut intériorisée dans les villes par les classes moyennes et industrieuses, dans les campagnes par les francs-tenanciers [3], les artisans, les commerçants, quelques petits propriétaires terriens.

Les bastions du puritanisme, dans la période qui précéda la guerre civile, étaient le Sud et l’Est, régions favorables au Parlement, le Nord et l’Ouest étant considérés comme favorables au roi ; en réalité, c’est au Nord et à l’Ouest que beaucoup de gens échappaient déjà à toute autorité, le nouveau clergé puritain n’y ayant que peu d’influence et l’ancien étant dans nombre de régions de landes et de forêts tout à fait inexistant. À la faveur de ce bouleversement religieux, l’hostilité sourde des pauvres face à la religion officielle prit une forme plus précise. Suivant les exemples des Lollards et des Familistes, les gens ordinaires créaient leurs propres congrégations indépendantes et refusaient le paiement des dîmes au clergé. Les « prédicateurs méchaniques » [4] se multipliaient, disputant de tous les aspects de la théologie et de la politique à la lumière de leur libre interprétation de la Bible.

La Bible n’était plus considérée comme un livre rapportant l’histoire de ce qui était arrivé en d’autres lieux, à d’autres personnes, mais comme un mystère que l’on pouvait déchiffrer et qui s’appliquait à des événements présents. Le clergé anglais était si évidemment haï qu’un évêque s’en indignait en ces termes : « Le mépris, la haine et le dédain répugnants que les hommes de ce temps manifestent à l’égard des ministres de Dieu... » L’impopularité de l’Église officielle est également attestée par la passion iconoclaste populaire qui se manifestait en maintes occasions : à la fin des années 1630 puis au cours de la crise révolutionnaire qui embrasa l’Angleterre pendant les années 1640, on arracha des balustrades d’autels, on profana des autels, on détruisit des gisants, on brûla des archives ecclésiastiques, on baptisa des porcs et des chevaux.

Le protestantisme avait, bien malgré lui, contribué à renforcer chez les pauvres le souci d’indépendance et de réflexion personnelle. La doctrine luthérienne du sacerdoce de tous les croyants plaçait l’homme, sans intermédiaire, en présence de Dieu. Les limites pratiques imposées par le calvinisme à cette liberté de l’homme devant sa conscience consistaient à ne désigner qu’une minorité d’élus, le reste de l’humanité vivant abîmé dans le péché et destiné à la damnation, tout en sous-entendant que la rédemption ne pouvait de toute façon avoir lieu qu’après une existence laborieuse et disciplinée sur cette terre.

Cette limite qui renvoyait la plupart des hommes au désespoir de la damnation allait être allègrement transgressée pendant les chaudes années 1640. L’agitation entretenue depuis longtemps par les prédicateurs laïcs détournait l’élitisme calviniste. On commençait à croire sérieusement que les gens de vile espèce, ceux qui n’avaient rien, étaient les élus et qu’ils devaient obtenir justice. On niait l’existence de l’Enfer et du Péché. On affirmait « qu’il ne convenait pas à la mansuétude de Dieu de damner ses propres créatures pour l’éternité », ou encore « qu’il n’y avait de Paradis que sur terre et qu’il était antichrétien de nier la Rédemption de la Création toute entière : le Péché Originel n’existait pas ». Le protestantisme voyait dans la Chute de l’homme la cause du malheur de la majorité déchue, sa justification. Si la Chute d’Adam n’avait pas introduit le Péché dans le monde, les hommes auraient été égaux et la propriété collective. Mais, depuis la Chute, l’avarice, l’orgueil et tous les autres péchés se sont transmis à la postérité. La masse de l’humanité est irrévocablement promise à la damnation. Les pauvres voyaient alors la chose autrement, c’est-à-dire à l’endroit : la Chute de l’homme, concrètement la condition misérable qu’ils étaient contraints de subir, était le résultat d’une usurpation, d’un vol commis par ceux qui sont au pouvoir.

Winstanley, célèbre Leveller, résuma fort bien le sentiment général :

« L’apparition de l’amour propre sur la terre inaugura la Chute de l’homme. Lorsque l’humanité entreprit de se disputer la terre, que certains s’en adjugèrent l’entière possession et l’interdirent aux autres, les forçant ainsi à devenir leurs serviteurs, ce fut la Chute de l’homme. Le pouvoir d’État, les armées, les lois et l’appareil de la ‘justice’, la potence, tout cela n’existe que pour protéger ces biens que les riches ont volé aux pauvres... Il faut faire disparaître le travail salarié si nous voulons rétablir la liberté d’avant la Chute. L’acte de vendre et d’acheter et les lois qui régissent le marché sont partie prenante de la Chute. »

Tel était l’état d’esprit des pauvres d’Angleterre à la veille de la guerre civile. À partir de 1640, la guerre civile amena avec elle une période d’incertitude et de bouleversement. L’irréligion et l’insoumission qui s’étaient développées clandestinement durant les décennies précédentes allaient éclater au grand jour. Le peuple fit usage d’une liberté sans précédent en Grande-Bretagne. Jusqu’en 1649, date à laquelle Cromwell parvint à assoir son pouvoir dans une république constituée, le pouvoir d’État est resté gravement affaibli.

La première révolution en Europe

Le conflit fut au départ dirigé par la bourgeoisie anglaise puritaine contre le roi. Celle-ci cherchait à affirmer son pouvoir politique. Elle ne visait pas précisément à instaurer une république mais à transformer et à réformer le pouvoir royal en sa faveur. Ce fut la rigidité du roi et d’une partie de la noblesse encore attachée au maintien exclusif de son pouvoir qui obligea la bourgeoisie à entrer en guerre. Celle-ci sentait parfaitement le danger qu’il y avait à armer un peuple déjà si turbulent et indiscipliné. Elle préféra, dans un premier temps, faire appel à l’alliance avec l’Écosse, alors indépendante et bastion de l’Église presbytérienne, pour affronter les armées royales. La guerre, déclarée en 1642, demeura indécise jusqu’en 1645.

À cette date, l’arriviste Cromwell, chef de file du parti des Indépendants (républicains libéraux de l’époque), sut s’imposer par sa compétence militaire. Opposé politiquement aux presbytériens, il profita de l’indécision des combats pour prendre les choses en main. Contrairement à la majorité des parlementaires, il n’eut pas peur de faire appel au peuple pour constituer une armée capable de vaincre. Son opportunisme entreprenant le poussait à prendre ce risque. Il réorganisa donc l’armée sur la base d’un recrutement populaire : l’Armée Nouvelle (New Model Army), et il plaça à sa tête comme officiers des hommes de son parti. Ce faisant, il avait constitué non pas une armée ordinaire de mercenaires engagés pour un travail bien précis, mais une armée d’exaltés pour qui la victoire sur les armées royales devait être le prélude à une ère nouvelle faite d’équité et de liberté.

L’indépendance et l’avidité de justice qui s’étaient faites jour auparavant aboutissaient à la conviction que le peuple était appelé à un rôle de premier plan pour lequel il avait été en quelque sorte élu de préférence aux riches et aux puissants de ce monde. Les espoirs millénaristes d’atteindre tout de suite l’Âge d’Or qui ferait table rase des privilèges, de la propriété et des oppresseurs furent d’autant plus intenses que jamais en Angleterre une telle occasion n’avait existé [5]. Les pauvres voyaient dans l’Armée Nouvelle le bras armé de Dieu, mis en mouvement pour faire justice et rendre gorge aux riches. Comme le craignaient ceux qui détenaient le pouvoir : « toute espèce de gens se prirent à rêver d’utopie et de liberté illimitée, particulièrement en matière de religion ». Nombreux étaient ceux qui voyaient l’Apocalypse biblique comme imminente.

L’autorité de l’Église s’était effondrée et les tribunaux ecclésiastiques avaient cessé de fonctionner. La tentative de les remplacer par un système presbytérien fondé sur la discipline librement consentie n’avait rencontré pratiquement aucun succès. Les ordres inférieurs jouissaient d’une liberté telle qu’ils n’en avaient jamais connue : ils se trouvaient libérés des poursuites judiciaires pour cause de « péché », libres de s’assembler et de discuter au sein de leurs propres congrégations, libérés de la surveillance et du contrôle exercé par le clergé, libres de choisir leurs propres prédicateurs laïcs, qui étaient gens du peuple et professaient contre toutes les croyances traditionnelles de l’Église.

Au cours de ces années tumultueuses, les hommes et les femmes prenaient la parole ouvertement sans plus avoir à redouter la sévère censure ecclésiastique. Des centaines de pamphlets populaires furent publiés. Que ce soient les Quakers, les Baptistes, ou lesRanters [6], toutes ces sectes à tendance radicale étaient unies dans l’aspiration générale à renverser de fond en comble la société existante.

La diversité des groupes ne signifiait pas à ce moment leur opposition mais rendait compte simplement du fait qu’ils s’étaient souvent développés isolément, avant que l’Armée Nouvelle ne soit le creuset de cette unification en même temps que son espoir d’aboutir. Beaucoup de gens passaient d’une secte à l’autre, en cette période de mobilité extraordinaire. Les groupes religieux offraient alors des possibilités de se rassembler et permettaient toutes sortes de débauches et d’excès commis ouvertement, au nom même de la doctrine religieuse. Les biens étaient mis en commun, il était au moins possible de voyager et d’être assuré du gîte et du couvert. On affirmait jusque dans ses ultimes conséquences l’idée de la liberté et on s’employait à rompre tous les freins sociaux.

Un membre perspicace du Parlement déclarait qu’une fois la liberté accordée aux sectes

« viendra le temps où elles risquent également d’apprendre que leur appartient de naissance le droit de se libérer du pouvoir des parlements et des rois, de prendre les armes contre les uns et les autres lorsque ces derniers refuseront de voter et d’agir selon leur bon plaisir. Si l’on n’y prend garde, ce qu’on appelle à tort liberté de conscience risque de devenir avec le temps liberté des idées, liberté des immeubles et liberté de mettre les femmes en commun ».

L’Armée Nouvelle fut le lieu de rencontre de groupes radicaux éparpillés aux quatre coins du royaume, restés jusqu’alors clandestins, et leur donna la confiance qui leur manquait, particulièrement dans les zones du Nord et de l’Ouest. Elle fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres, mais une fois l’incendie déclaré, il ne manqua pas de combustible pour l’alimenter. Si les soldats respectaient la discipline militaire nécessaire pour remporter les combats et obéissaient sur ce plan à leurs chefs, les officiers installés par Cromwell, ils considéraient les principes d’organisation et de discussion comme primordiaux.

Dans la période de repos forcé qui succéda à la victoire, cette armée populaire non démobilisée devint le lieu d’un bavardage permanent. La réflexion s’y développait très rapidement, favorisée par la liberté de discussion. En outre, elle avait combattu les armées royales dans le Nord et l’Ouest du pays, régions où l’autorité royale et celle du clergé étaient affaiblies depuis de nombreuses années. Ces régions avaient aussi fourni leur part de troupes à l’Armée Nouvelle. Les aspirations sociales des soldats de l’Armée trouvaient leur écho parmi les populations des zones conquises sur les armées royales. Le Parlement était loin et impuissant à contrôler ce qui se passait parmi les troupes victorieuses. Un parlementaire commentait ainsi la situation :

« C’est en vérité un triste spectacle de voir que dans toutes les villes et cités conquises par les armées du Parlement, le fruit de tant d’efforts soit le plus souvent la prolifération d’erreurs et d’hérésies, et l’accaparement des places rapportant bénéfice et pouvoir par les sectateurs de toute sorte », « Dans le Nord, les prédicateurs puritains rendraient autant de services à l’État qu’un régiment de soldats dans un comté ».

Des commissions pour la propagation de l’Évangile dans le Nord et au Pays de Galles furent effectivement dépêchées par le Parlement. Mais les évangélisateurs itinérants qui acceptaient de se rendre dans ces contrées troublées étaient souvent des gens du peuple, non consacrés, et l’opération prit un tour trop radical pour être poursuivie. L’Armée représentait alors la seule force cohérente dans le pays et les soldats avaient conscience du rôle évident de meneur qui revenait à l’Armée pour réaliser les aspirations générales.

L’année 1647 fut cruciale et décisive pour ce projet. L’agitation entretenue par le parti civil des Niveleurs (Levellers) londoniens était particulièrement bien reçue dans l’Armée, avide de toutes les idées qui critiquaient l’ordre des choses. « C’est aux humbles et viles créatures qu’il appartiendra de confondre les forts et les puissants de ce monde », tel était le sens de l’agitation niveleuse. Sur le fond, le projet social exprimé par les Levellers recoupait les aspirations millénaristes des pauvres. Il s’agissait d’abord de profiter de la victoire sur les armées royales pour mettre à bas l’ancien ordre social.

Le Parlement focalisait contre lui l’insatisfaction générale. Ses tergiversations et ses compromis avec le roi l’avaient définitivement déconsidéré. Il apparaissait visiblement comme la nouvelle forme, pas encore très solide, de l’oppression. L’exigence première des soldats fut de donner une forme définie et construite à leur libre parole. Les régiments se constituèrent en assemblées souveraines et élirent des Agitateurs, soldats délégués pour défendre leurs positions.

En mai, le comité des Agitateurs rédigea un premier programme. Il avançait comme exigence fondamentale d’agir uniquement sur une base publique et de s’en garantir les moyens. Corolairement, on décida d’empêcher et de faire connaître tout agissement allant à l’encontre de cette exigence, dans l’Armée et dans tout le pays. On prévoyait aussi une réforme urgente de la justice civile contre le nouveau joug du Parlement. La compétence en matière militaire des officiers n’avait pas été contestée tant qu’avaient duré les combats, mais après la victoire, on ne leur reconnaissait plus aucune autorité comme allant de soi. S’ils prenaient le parti des soldats, ils étaient reconnus mais « la plupart se tinrent cois, tels des parasites et des serpents » écrivit le Leveller Lilburne.

Les officiers étaient suspects. Sir Thomas Fairfax, général en chef de l’Armée Nouvelle, avait déclaré : « J’en appelle au peuple à seule fin de susciter un mouvement rapide et régulier, circonscrit à l’intérieur de sa propre sphère ». C’était loupé. Comme l’avouait Cromwell, il fallait compter avec le troisième parti, celui des Levellers et des Agitateurs.

Au printemps 1647, le Parlement eut le tort de chercher à régler la question de l’Armée en licenciant une partie des troupes sans même vouloir payer les arriérés de solde et en expédiant le reste conquérir l’Irlande. Devant cette provocation, les Agitateurs exigèrent de Fairfax qu’il donne l’ordre d’un rassemblement général de l’Armée. Au même moment, un détachement de soldats s’emparait du roi et se dirigeait vers le lieu du rassemblement. Lorsque celui-ci se tint en juin, à Newmarket, il y fut décidé la formation d’un Conseil général de l’Armée « composé de ceux parmi les officiers qui se sont ralliés à la cause de l’Armée, de deux officiers brevetés et de deux soldats choisis par chaque régiment ». Officiers et soldats s’engageaient à ne pas consentir à se disperser ou à faire scission avant d’avoir obtenu gain de cause. Certains officiers récalcitrants furent hués et rossés.

Au cours de l’été, l’agitation s’intensifia, les Agitateurs possédaient alors leur propre imprimerie et se tenaient en liaison étroite avec les Levellers londoniens. Les camelots et les colporteurs de Londres et des comtés envoyaient des pétitions à l’Armée pour lui demander de prendre la direction d’un regroupement politique des radicaux. Forte de ce soutien, l’Armée entreprit sa marche sur Londres. Elle s’était engagée sur la voie d’une action qui aurait pu être décisive et, bien qu’elle fût unifiée sous le commandement de Fairfax et Cromwell, l’initiative de cette action contre le Parlement revenait aux simples soldats en liaison étroite avec les Levellers ; sous l’influence de Lilburne, les apprentis de Londres avaient également désigné des Agitateurs.

L’Armée ne sut pas se décider à des actes irréparables comme de dissoudre le Parlement. Elle en avait les moyens, personne n’aurait pu s’y opposer par la force, ni le Parlement, ni les généraux. L’Armée réagit par un déploiement de force à la provocation du Parlement qui avait tenté de la démobiliser, mais cette force ne fut pas employée. Cette indécision à un moment crucial où tout était réellement possible allait coûter cher au mouvement des radicaux. La discussion se poursuivit mais une échéance avait été ratée. Les Levellersrédigèrent une sorte de contrat social : l’Accord du Peuple, destiné à jeter les bases de la nouvelle société. Ce programme fut soumis au Conseil de l’Armée à l’automne.

L’Accord définissait le projet d’une république constituée sur la base d’une assemblée de représentants du peuple, garantissant politiquement la liberté et l’égalité des individus. Il résumait le souci politique d’établir un gouvernement qui soit l’émanation réelle du peuple. En cherchant à définir un gouvernement idéal, les Levellers et les Agitateurs de l’Armée perdirent leur temps et ne surent pas prendre des décisions irréversibles qui auraient engagé l’agitation sur un terrain concret, alors que la société attendait cela de l’Armée.

L’Accord du Peuple fut mis en discussion devant les soldats réunis à Putney les 28 octobre, 1er et 2 novembre. Les positions avancées se heurtèrent à la résistance des officiers qui tentèrent d’endormir les débats en s’en tenant à des positions formalistes sur le respect des lois votées, la nécessité de rétablir la légalité dans le pays, etc. Rien de décisif ne sortit de là. Au cours de ces débats, les Agitateurs avaient déjà perdu l’initiative. Il se produisit un retournement spectaculaire de la situation de juin. À cette époque, les simples soldats agissaient dans l’unité et détenaient l’initiative : les Agitateurs s’étaient emparés du roi et les officiers avaient été contraints de s’incliner devant le fait accompli au rassemblement général de Newmarket.

En novembre, au contraire, les soldats étaient déjà divisés et avaient perdu l’initiative. Rien de concret ne se profilait à l’horizon. Cromwell et les officiers gagnèrent du temps. Un rassemblement général des troupes était prévu par le Conseil de l’Armée au cours duquel l’Accord du Peuple devait une nouvelle fois être présenté. Les Agitateurs comptaient bien le faire ratifier. Le Conseil fut ajourné et les officiers magouillèrent si bien que le rassemblement général fut remplacé par trois assemblées séparées. On apprit en outre la fuite du roi, vraisemblablement favorisée par des officiers. Les trois assemblées se tinrent séparément. Les généraux firent la promesse de payer les arriérés de solde et de vagues déclarations concernant les réformes politiques. L’Armée se soumit et s’apprêta pour la deuxième guerre civile contre le roi, qui s’annonçait après sa fuite. Seuls deux régiments désobéirent aux ordres, tentant d’assister à la première assemblée partielle. La discipline fut vite rétablie, un soldat fusillé pour l’exemple.

Au cours de la deuxième guerre civile de 1648 contre les soulèvements royaux, l’Armée fut rapidement victorieuse. Cromwell entra à Londres à sa tête et installa son pouvoir en purgeant le Parlement des presbytériens. Le roi fut jugé et exécuté en 1649 – c’était la première fois en Europe qu’on osait cela. Cromwell n’avait guère eu le choix, il n’aurait sans doute jamais pu conserver le pouvoir à moins. Par ailleurs, il ne fit que des concessions formelles. Les officiers supérieurs utilisèrent les Levellers. Certains points de leur programme furent repris dans la forme – la république, l’abolition de la Chambre des Lords – mais vidés de tout contenu. Les dirigeants Levellers furent arrêtés et les régiments radicaux, victimes d’une provocation, firent une tentative de mutinerie qui fut écrasée à Burford en mai 1649.

En réalité, l’Armée ne fut pas vaincue militairement. L’écrasement de la mutinerie ne faisait que conclure une défaite préalable. C’est l’idéalisme politique des Levellers et des Agitateurs qui fut vaincu. Leur modèle de république n’avait pu aboutir parce qu’ils n’avaient pas pris à temps des mesures concrètes praticables. Cromwell et les généraux furent à l’aise sur le terrain de la discussion politique et sauvèrent ainsi le Parlement et l’ordre. Malgré la défaite au sein de l’Armée, les radicaux réussirent quand même sur un point essentiel. Un de leurs ennemis disait alors :

« Ils ont jeté tous les secrets de l’art de gouverner en pâture au vulgaire et ils ont enseigné à la soldatesque comme au peuple à pénétrer si loin les profondeurs que tout gouvernement s’en trouve ramené à la confusion des principes primitifs de la nature... Ils ont rendu le peuple si curieux et si arrogant qu’il ne retrouvera jamais assez d’humilité pour se soumettre à une autorité civile. »

C’était la fin de l’espoir qu’avait suscité l’Armée Nouvelle. La possibilité de voir aboutir les aspirations générales d’abolition de la propriété et des privilèges s’amenuisait terriblement, pourtant ces aspirations restaient bien vivantes. L’insoumission et la rébellion se poursuivirent jusqu’à la fin des années 1650, mais débarrassées de toute illusion concernant une issue politique. Une offensive frontale de grande envergure, comme celle qui avait été tant souhaitée avec l’Armée Nouvelle, s’avérait alors impossible.

Après la « révolution »

Les volontés de bouleverser l’existence se portèrent sur le terrain des mœurs et du langage. Des propos véhéments contre les riches et les puissants, contre les prêtres et la religion se tenaient couramment. Il était exemplaire de mener la vie la plus dissolue. La morale et le mariage étaient déconsidérés. Nombreux étaient ceux qui ne travaillaient pas. Le désir de changer immédiatement son sort s’exprima aussi, au même moment, au travers des communes de Bêcheux (Diggers) qui s’attaquèrent à l’accaparement des terres et commencèrent à appliquer une réforme agraire.

Une fois l’Armée licenciée, les soldats vinrent grossir les rangs des groupes et des sectes. LesQuakers, tout comme les Ranters, prirent une importance considérable à la fin des années 1640, en particulier dans les régions Nord et Ouest, où la tradition d’indépendance était la plus forte et le puritanisme quasiment sans influence. La doctrine des Quakers fut fondée par des petits propriétaires paysans et des artisans du Nord pendant la période de la guerre civile, tandis que les Baptistes s’étaient développés au Pays de Galles. Les Quakers du Lancashire comptaient dans leurs rangs des paysans qui avaient été victimes de l’oppression des propriétaires royalistes et qui avaient acquis l’expérience de l’action collective dans leur résistance à l’augmentation de la rente, aux corvées et au paiement de la dîme.

La doctrine du Christ présent en chaque croyant était commune alors aux Quakers, Baptistes,Ranters et autres Séparatistes. Elle justifiait abondamment l’usage de la liberté dans les mœurs. Thomas Collier affirmait en 1657 :

« Celui qui connaît les principes des Ranters admettra aisément leur similitude avec ceux de la doctrine des Quakers. Les uns et les autres admettaient qu’ils ne connaissaient pas d’autre Christ qu’en eux-mêmes, pas d’Écritures qui soient une règle, ni commandements ni lois autres que leurs passions, ni Paradis ni gloire ailleurs qu’ici, pas d’autre péché que celui que les hommes imaginaient, pas de condamnation du péché ailleurs que dans la conscience des ignorants. »

Seulement les Quakers « atténuent ces proclamations par un comportement d’apparence austère aux yeux des autres mais leur âme n’est que corruption ». Certains Quakers mais surtout les Ranters furent alors les plus scandaleux, les plus licencieux. Joignant le geste à la parole, ils proclamaient la plus grande liberté des mœurs et en usaient et abusaient tous les jours. Les Ranters étaient animés du même état d’esprit millénariste qui agitait alors l’ensemble des pauvres mais eux se montrèrent particulièrement exubérants et provocants. Ils ne constituaient pas une secte mais se reconnaissaient par le style de vie scandaleux. Leur apparente folie dans l’excès leur rapporta ce nom de Divagateur. Entre eux, ils s’appelaient« frère » ou « mon semblable », tout comme les Frères du Libre Esprit dont ils étaient inspirés.

Le texte théorique du Libre Esprit, Le Miroir des âmes simples, avait connu un vif succès en Angleterre lors de sa traduction au début du 17ème siècle. Tout comme les Frères du Libre Esprit, les Ranters ne toléraient aucune limite à leur liberté. En tant que Créatures de Dieu, ils ne se considéraient dépendants d’aucune autorité extérieure :

« Si vous êtes les hommes libres du Christ, vous êtes en droit d’estimer que toutes les abominations de la loi ne vous concernent pas davantage que les lois anglaises ne concernent l’Espagne. »

La théologie était nulle à leurs yeux et leur religion consistait essentiellement dans la pratique du blasphème, de la critique et de l’insulte à l’égard de la religion officielle et de ses serviteurs.

« Des milliers d’hommes meilleurs que les prêtres de vos paroisses ont fait la révérence au gibet, il est plus respectable d’être voleur de grands chemins que d’obliger un paroissien à entretenir tels qui cherchent sa ruine, et dont la doctrine est un poison pour sa conscience. »

Leur enthousiasme religieux voulait instituer ici sur terre et tout de suite un règne de liberté et de jouissance, de fête et de plaisir. Ce qu’ils appliquaient méthodiquement les nuits au cabaret, se répandant en festins et orgies.

Les Ranters exprimèrent au plus près la haine répandue parmi le peuple contre la morale puritaine. Leur attitude libertine, en rupture avec la morale sexuelle dominante, existait déjà mais eux la proclamèrent hautement. « Il n’y a pas d’autre paradis que les femmes, pas d’autre enfer que le mariage » disaient-ils. Ils soutinrent avec force et conviction l’espoir d’un renversement de la société qui détruirait fortunes et privilèges.

« Dieu, ce puissant niveleur, déracinera tous les pouvoirs, qu’ils soient rois ou parlements, et fera de tous des hommes du peuple. La terre entière sera le trésor de tous et non de quelques-uns. Et, si d’aucuns disent : pourquoi nous prennent-ils nos biens : La réponse sera : nous en avons besoin et nous, au nom de notre Créateur, nous les prenons pour en faire usage. Je prononce cette sentence contre vous, ô hommes riches, je vous anéantirai, et les hommes vils seront délivrés de l’esclavage et du joug où les riches les tiennent. »

Ces quelques lignes écrites par Abiezer Coppe, résument magnifiquement l’exaltation et la haine des riches qui inspirèrent les Ranters :

« Tu as beaucoup de sacs d’argent, et vois, Moi (le Seigneur) je viens comme un voleur, la nuit, mon épée tirée à la main, et comme le voleur que je suis, je dis : donne ta bourse, donne ! Donne-la, coquin, ou je te coupe la gorge. Je dis (une fois de plus) donne, donne mon argent... Aux gueux, aux voleurs, aux putains, aux coupe-bourses, qui sont la chair de ta chair, et te valent bien à mes yeux, eux qui sont prêts à mourir de faim dans des prisons lépreuses et de nauséabonds cachots... Le fléau de Dieu s’est abattu sur vos bourses, vos granges, vos maisons, vos chevaux, la peste emportera vos porcs, ô vous pourceaux engraissés de la terre qui bientôt serez égorgés et pendus au toit, sauf si... Ne vîtes-vous point au cours de cette dernière année ma main tendue : Vous ne la vîtes point. Ma main reste tendue... Votre or et votre argent, bien que vous ne le voyiez pas, sont rongés par le chancre... La rouille de votre argent, dis-je, rongera votre chair comme le feu... Ayez toute chose en commun, sinon le fléau de Dieu s’abattra sur tout ce que vous avez pour le pourrir et le consumer. »

The Blasphemy Act du 9 août 1650 qui vint renforcer la loi déjà promulguée en 1648, visait tout particulièrement les Ranters. Cette loi réprimait toute personne qui se considérait comme Dieu ou l’égal de Dieu, ou qui proclamait que des actes comme l’adultère, l’ivrognerie, le blasphème, le vol, etc., n’étaient pas infâmes, vils et coupables en eux-mêmes, ou que le péché n’existait pas « sauf si l’homme et la femme le jugent tel ». Six mois de prison pour le premier délit, l’exil pour le second, une mort ignominieuse si le coupable refusait de s’exiler ou revenait.

Les plus connus des Ranters furent arrêtés là-dessus en 1651-1661. Mais la plupart, plus anonymes, ne furent pas inquiétés. Confrontés aux tracasseries judiciaires, ils se rétractaient comme les Lollards ou les Familistes. Ils prolongèrent leur influence, en particulier dans les zones isolées du Nord jusque vers la fin des années 1650. Certains renièrent ensuite leurs convictions rejoignant des positions religieuses et morales plus conformistes, rejetant leur ancien style de vie et de mœurs. Beaucoup retournèrent simplement à la vie clandestine des pauvres ordinaires après la restauration.

Au contraire, les Quakers prolongèrent leur influence bien au-delà de 1650, mais au prix de compromis avec l’autorité enlevant tout caractère de révolte et de scandale à leur doctrine. Dans les années 1650, une partie du mouvement Quaker rejeta l’idée que le péché n’existait pas. Des scissions s’ensuivirent telles que les Quakers Intransigeants qui eux s’en tenaient à rejeter toute notion de péché et étaient proches des Ranters. Jusqu’à la fin des années 1650, les Quakers restèrent néanmoins pour l’État une source d’inquiétude, leur attitude face au gouvernement et à la propriété n’étant pas unifiée et parfois encore radicale. Ensuite, ils professèrent le pacifisme absolu et finirent par se conformer à la pratique religieuse la plus classique, rejoignant le moralisme puritain. Au 19ème siècle, ils furent particulièrement actifs pour réduire la résistance des pauvres au travail.

Toutes les sectes qui avaient été durant ces années d’espoir et de liberté des centres ouverts de rencontres où se développaient et circulaient les idées radicales, s’abîmèrent après la reprise en main étatique dans une existence véritablement sectaire. Seuls Les Hommes de la Cinquième Monarchie se soulevèrent encore en 1661 (la Cinquième Monarchie est un thème de l’Apocalypse). À quelques centaines, ils inquiétèrent la ville de Londres, forcèrent par deux fois ses portes. Pendant trois jours, ils mobilisèrent contre eux quarante mille hommes en armes qui patrouillaient par crainte d’un soulèvement général. Selon leurs propres termes,« ils attendaient l’intervention directe du roi Jésus dans la politique anglaise » afin d’accomplir ce que les moyens politiques et démocratiques n’avaient pas su réaliser. Ils portaient encore les mêmes espoirs que le peuple dans les années 1640 mais isolés, ils furent finalement arrêtés ou tués.

La mise en pratique

Le mouvement des communes de Diggers répondit à un besoin vital des paysans pauvres de se sortir de leur misère ancestrale. À cette époque, selon Winstanley, entre la moitié et les deux tiers de l’Angleterre n’étaient pas cultivés efficacement et un tiers des terres restait totalement en friches sans que les propriétaires autorisent les paysans à les cultiver. Les paysans vivaient dans une misère noire. Ils luttaient de longue date contre les enclosures qui rendaient quasi-impossible leur simple survie.

À la fin des années 1640, ils saisirent l’occasion de dépasser leur résistance antérieure. Ils commencèrent à s’approprier collectivement les communaux. La plupart du temps, ils s’en tinrent à une occupation pacifique des sols, mais dans les zones du Nord la tradition plus violente de lutte contre les enclosures se poursuivit lors de cette expérience.

C’est en avril 1649 que se créa la première commune de Diggers. Celle-ci se développa sur la colline St-Georges, aux alentours immédiats de Londres. Un groupe de paysans pauvres avait entrepris de bêcher les friches, ce qui signifiait qu’ils prenaient possession des terres communales. Les propriétaires terriens de la région organisèrent des expéditions punitives qui aboutirent en 1650 à la dispersion de la commune. Mais le mouvement était lancé et les communes de Diggers s’étendirent dans tout le centre et le Nord de l’Angleterre pendant les années 1650.

Les Diggers furent aussi désignés comme Levellers [7] par leurs ennemis qui les accusaient, à juste titre, de vouloir niveler les propriétés.

Si le souci le plus immédiat était d’occuper les communaux, l’exigence plus générale d’égalité des biens fut aussi avancée. Des pamphlets tels que Light shining in Buckinghamshire et A declaration of the Wel-Affected in the county of Buckinghamshire allaient dans ce sens. Des théoriciens tels que Winstanley et d’autres, anonymes, étaient liés au mouvement desDiggers et contribuèrent à l’orienter dans un sens universel.

En 1650, les Diggers revendiquèrent la remise aux pauvres des terres confisquées appartenant au clergé, à la couronne et aux royalistes. Dans The law of freedom, Winstanley alla plus loin en réclamant la suppression de la vente des terres, autorisée par le Parlement, et l’appropriation par la République de toutes les terres confisquées lors de la dissolution des monastères un siècle plus tôt, qui viendraient ainsi s’ajouter aux communaux. Ces deux dernières propositions auraient transformé en profondeur les rapports de propriété existants.

Winstanley développait un projet plus général à partir des expériences des Diggers. Sur la base de ces communes, il envisageait la possibilité de cultiver systématiquement les friches collectivement, ce qui aurait largement augmenté le patrimoine cultivable du pays. LesDiggers cultivèrent de nouveaux plants qui devaient transformer l’agriculture anglaise au 17ème siècle, rendant possible la survie du bétail au cours de l’hiver et par conséquent la fertilisation des sols. La « fertilisation » fut l’expression clef du programme agraire de Winstanley. Il voyait dans la réforme agraire une solution rapidement praticable pour tous les paysans pauvres et, à partir de là, la possibilité d’émanciper la société anglaise toute entière.

Le manque de terres était une obsession des paysans pauvres. Ils ne pouvaient pas concevoir une forme d’émancipation qui ne passe pas par la distribution de terres. L’importance des communaux à l’époque, c’est-à-dire de la part collective de la terre, poussait les paysans à une exploitation commune des sols. Ce fut la raison d’être des communes de Diggers et aussi une limite de la communauté ainsi réalisée. La communauté trouvait son sens dans l’organisation en commun de l’occupation des sols et ensuite de leur exploitation. Même si ce mouvement aspira aussi à l’égalité des biens, il n’atteint pas le sens de l’universel des Ranters. La terre occupait trop les esprits pour que ce soit possible. Les Ranters n’étaient retenus par rien dans leur soif d’absolu. Ils étaient de ces artisans et itinérants ne dépendant d’aucun seigneur, ni d’une corporation, ni de la terre. Ils cherchaient à réaliser une communauté humaine universelle.

Un dernier sursaut

À la fin des années 1650, alors que les possédants commençaient à se rassurer du retour à l’ordre, il y eut encore un sursaut inquiétant de l’agitation sociale. Après la mort d’Oliver Cromwell, en 1658, son fils prit sa succession et un désaccord avec les généraux favorisa un resurgissement des doctrines et des groupements qui avaient été contraints au silence. Des pamphlets subversifs recommencèrent à circuler, exigeant le nivèlement des propriétés et à tout le moins que les communaux soient définitivement acquis aux pauvres. Corolairement, des Agitateurs réapparurent dans l’armée.

Le danger fut ressenti avec suffisamment de force par la bourgeoisie pour qu’elle se décide à faire un front commun avec toutes les forces décidées à ramener l’ordre dans le pays [8].

Le Parlement de 1660 ne fut pas convoqué par le roi, il convoqua le roi ainsi que les évêques et les Lords. Des lois permettant de rétablir un solide contrôle de l’État furent rapidement édictées. Les pétitions à caractère subversif furent interdites, sapant toute possibilité d’expression générale des pauvres. Les pétitions et pamphlets avaient été publiés par centaines depuis vingt ans. La Loi sur la Domiciliation et l’Expulsion fut votée en 1662, contre la mobilité sociale incontrôlée. Les juges de paix eurent pouvoir de décision sur les migrations de population, autorisant les mouvements vers les régions où l’industrie avait besoin de main-d’œuvre, les enrayant là où ils semblaient n’avoir aucun but utilitaire. Ils purent également chasser des communaux les squatters. Les lois sur la chasse furent appliquées encore plus férocement : les gardes-chasse eurent droit de fouiller les maisons et de confisquer les armes.

La réaction se concentrait sur les mesures qui permettaient de ramener au premier plan la précarité parmi les pauvres, en particulier chez les paysans. En outre, à la suite de la dernière alerte au sein de l’armée en 1659, le Parlement s’empressa de la licencier, ne conservant que quelques régiments tout à fait surs. La « lie du peuple » s’était toujours opposée au Parlement et aux puritains, par haine de la discipline presbytérienne, de l’endoctrinement forcé de l’éthique protestante, de l’hostilité puritaine aux traditionnelles fêtes et jeux populaires.

Les restaurateurs bourgeois s’étaient résignés à ce que l’Église fût à nouveau gouvernée par les évêques comme seul moyen d’obtenir tant soit peu de discipline. Les tribunaux ecclésiastiques et les excommunications furent rétablis mais ils n’eurent plus jamais la même emprise qu’avant 1640 et ces juridictions finirent par laisser complètement la place au pouvoir des juges de paix.

La liberté des comportements acquise pendant ces vingt années d’affaiblissement du pouvoir d’État ont laissé des traces durables dans la société anglaise. Des dizaines de milliers de gens n’ont pas travaillé et ont combattu ouvertement la morale dominante puritaine. Ils ont avancé l’exigence d’un renversement de fond en comble des rapports sociaux existants : volonté d’abolition de la propriété privée, des privilèges liés à la naissance, et de toute forme d’autorité hiérarchique.

Paradoxalement, la force de ce mouvement réside dans son aspect religieux, au sens millénariste. L’espoir du Paradis sur la terre a unifié les exigences pratiques et a concentré les aspirations à l’établissement d’un nouvel ordre du monde. Sa faiblesse a été au contraire liée à la formulation politique de ces exigences. L’Armée Nouvelle et les Levellers ont été vaincus à cause de cela. Cromwell et les généraux ont réussi à répondre sur le terrain de l’idéologie par des abstractions à des exigences réelles. Ce fut possible parce qu’au sein du parti de la subversion subsistait une confusion.

Les porte-parole Levellers et plus généralement l’Armée Nouvelle n’ont jamais réussi à se débarrasser complètement de toute illusion concernant la possibilité d’élire une chambre des représentants réellement au service des intérêts du peuple. L’aspiration millénariste n’a pas fait cette confusion, son exigence était pratique, elle ne cédait en rien à l’abstraction, mais elle n’a pas pu faire triompher son point de vue dans l’Armée Nouvelle. Après que l’Armée ait été reprise en main, elle avait perdu le seul moyen praticable d’aboutir.

L’occasion saisie par les pauvres durant les années 1640 est unique en Grande-Bretagne. Même si l’ordre a été rétabli, l’influence des aspirations avancées à ce moment s’est poursuivie jusqu’au 19ème siècle. Au cours du 18ème siècle, les pauvres se heurtèrent violemment à l’introduction des machines et à la transformation des entreprises artisanales en usines modernes bâties sur le modèle de la prison.

En 1780, les Gordon riots [9] ramenèrent encore au grand jour l’insubordination du vil peuple. Parties une fois de plus d’un prétexte politique, elles embrasèrent la ville de Londres, des quartiers furent incendiés, des prisons ouvertes. Malgré la répression très dure qui s’ensuivit, la révolte se développa encore au 19ème siècle.

Les sabotages de machine se poursuivaient. Ce mouvement fut désigné sous le nom de Luddisme [10]. Ce fut finalement l’organisation du mouvement syndical ouvrier au cours de ce même siècle qui entraîna la pacification de la révolte des pauvres, instaurant le « dialogue » entre des parties par nature violemment opposées (Célia Izoard, L’échappée, 2006. [11]).

Fortuno Navara [12]

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