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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Les jeunes précaires face à la crise du salariat

Depuis les années 1980, la question de la précarité devient centrale. Dès les années 1960, une jeunesse révoltée s’organise en marge de l’usine et du monde du travail. Les Provos en Hollande ou les autonomes italiens expriment une nouvelle subjectivité. Les précaires, loin de se considérer comme des parias de la société, tentent de vivre pleinement et luttent contre l’aliénation du travail.

Le sociologue Patrick Cingolani évoque les nouvelles formes de lutte dans son livre intitulé Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation. Il explore les formes de micro-résistances dans un contexte de précarité généralisée.

Une jeunesse précaire refuse toujours le mode de vie standardisé qui ne lui permet pas d’exprimer ses propres désirs. L’épanouissement individuel ne se réduit plus à l’aspiration consumériste. Cette jeunesse précaire ne se reconnaît plus dans les vieilles organisations du mouvement social, qui ânonnent toujours les mêmes mots d’ordre désuets comme le retour du plein emploi. La société du CDI pour tous ne semble ni possible, ni désirable. « Les revendications qui ont caractérisé le mouvement ouvrier et les appareils syndicaux leur paraissent obsolètes. Ils revendiquent moins l’augmentation du pouvoir d’achat que l’augmentation d’un pouvoir de vivre et de réalisation que ne satisfait pas la consommation », observe Patrick Cingolani.

Le sociologue Robert Castel se contente de défendre le salaire et l’emploi pour une meilleure intégration dans le salariat. La gauche du capital milite pour un retour à la société des Trente glorieuses sans analyser ses contradictions. Les rapports sociaux de classe et les relations entre hommes et femmes demeurent pourtant très violents et hiérarchisés dans ce passé idéalisé.

Surtout, les luttes des années 1968 ont fait voler en éclat cette société conformiste. « Celles-ci avaient difficilement su conjoindre le marxisme et la critique libertaire de la technique et de la domination bureaucratique, la critique du modèle de consommation et l’anticipation des risques écologiques », rappelle Patrick Cingolani. Le philosophe Henri Lefebvre, mais aussi le mouvement situationniste et tout les courants de la critique de la vie quotidienne ont dessiné de nouvelles pistes émancipatrices.

Mais le capitalisme néolibéral parvient à contrôler et à orienter les nouveaux désirs de créativités. Les nouvelles techniques de management imposent une « autonomie contrôlée ». La bureaucratie s’étend désormais sur tous les aspects de la vie et impose de nouvelles normes sociales. Même si de nouvelles luttes explosent à travers le monde avec le Printemps arabe et les mouvements Occupy. Le chômage, la flexibilité et la précarisation semblent se propager. Le workfare impose un travail obligatoire pour justifier la multiplication des stages et des contrats courts. Les jeunes des classes populaires mais aussi des classes moyennes subissent une détérioration des cadres et des rythmes de travail. Le mythe de l’épanouissement dans l’entreprise s’effondre. La jeunesse, davantage diplômée, aspire à des activités créatives mais doit davantage subir de contrôle et relations de subordination.

Le modèle fordiste des années 1960 impose une discipline des ouvriers. L’usine et la soumission au travail sont compensées par le plein emploi et des salaires qui permettent la consommation de biens standardisés. Mais les absentéismes, retards, mal façons, freinages et autres micro-résistances au travail se multiplient. En Italie,le mouvement opéraïste épouse ces aspirations nouvelles et s’appuie sur le refus du travail pour impulser de nouvelles luttes ouvrières.

A partir des années 1980, le chômage et la fragmentation de l’emploi dégradent les conditions de vie et renforcent la soumission au travail. Mais les jeunes prolétaires n’aspirent plus à un CDI pour travailler éternellement à l’usine. L’intérim et la précarité peut laisser davantage de marges de liberté et de variété dans le travail. Surtout, les jeunes précaires ne considèrent plus l’activité professionnelle comme centrale. En dehors de l’entreprise, ils participent à d’autres activités plus ludiques et créatives. L’émancipation et l’épanouissement de soi ne passent pas uniquement par le travail.

Patrick Cingolani évoque l’exemple plus précis des précaires des « industries culturelles ». Ces travailleurs, souvent issus de la petite bourgeoisie intellectuelle, acceptent un déclassement au niveau de leurs revenus pour vivre de leur passion. Le travail et le plaisir doivent se confondre. La qualité de l’activité prime sur la dimension matérielle du travail. Les précaires des industries culturelles privilégient l’autonomie et le plaisir plutôt que de se soumettre aux contraintes traditionnelles du monde du travail, avec notamment la soumission à un patron. Mais cette démarche s’accompagne aussi de nouvelles contraintes comme le surtravail. La soumission n’est plus imposée par une hiérarchie mais semble davantage intériorisée.

Le philosophe Jacques Rancière a redécouvert le parcours de l’ouvrier Gauny. Au XIXe, ce parqueteur travaille seul et parfois chez lui. Ses conditions de travail s’apparentent à celles des nouveaux précaires de la culture comme les pigistes et les monteurs. Cette situation peut permettre de s’arracher de l’usine ou de l’entreprise avec ses relations de travail. Sans l’autorité du patron, le salarié peut s’adonner au rêve et à l’utopie. E.P. Thompson insiste sur cette importance de l'imagination et de l’utopie dans la conscience de classe.

D’autres rapports sociaux et de nouvelles relations humaines peuvent s’inventer. En dehors de l’usine, l’ouvrier ne défend plus son statut de prolétaire et sa place dans la société, mais peut inventer un monde nouveau. En revanche, le travail à domicile s’apparente aussi à une forme d’auto-exploitation, malgré un apparent affranchissement de l’autorité patronale. Le management moderne valorise l’indépendance du salarié, mais pour mieux renforcer sa soumission.

Les jeunes précaires aspirent à davantage d’autonomie. Ils tentent de créer des espaces de liberté en dehors du salariat. « De nombreuses activités non rémunérées ou non marchandes se développent parallèlement au cadre dominant du travail, mais elles ne sont pas, ou très peu, reconnues socialement », observe Patrick Cingolani. La vie ne se réduit plus au travail et le plaisir devient plus central. Dans les industries culturelles, le travailleur n’est plus soumis à un rapport de commandement et d’exploitation, mais dépend d’un rapport commercial. Il doit vendre sa production. Dans le cadre de ce travail autonome et précaire, les formes de résistance deviennent moins nombreuses. Le salariat, défendu par l’idéologueBernard Friot, assure une certaine protection. Mais l’aspiration à l’autonomie nécessite pourtant de détruire le cadre du salariat, considéré comme indépassable.

Le mouvement social et antibureaucratique des années 1960 attaque le salariat avec la subordination et la discipline patronale. Les syndicats et les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier se contentent au contraire de défendre les salariés. Les luttes des précaires ne sont pas prises en considération. Le nouveau travailleur précaire oscille entre une posture libérale et un modèle libertaire qui ne parvient pas à étendre la contestation du pouvoir, avec des formes de solidarités et de luttes, sur le terrain de l’économie. L’autonomie, une notion très ambiguë, peut favoriser le repli individuel et la dépendance économique.

Les mouvements de chômeurs et précaires s’organisent souvent en dehors des syndicats. La CGT considère les chômeurs comme des salariés privés d’emploi, sans reconnaître leur statut et leurs revendications spécifiques. Les luttes de précaires ne s’organisent plus à l’échelle de l’entreprise, lieu traditionnel de sociabilité, mais s’étendent à l’ensemble de la ville. Les luttes de précaires semblent soutenues par des sociabilités de quartier, des collectifs autonomes et des syndicats extérieurs à l’entreprise. La rue et l’espace urbain deviennent le cadre privilégié de la contestation. Au-delà des divers statuts sociaux et administratifs, la rue permet de construire une communauté de lutte.

Des formes d’organisations plus horizontales remettent en cause les hiérarchies de pouvoir et de savoir. Les coordinations s’organisent en dehors des bureaucraties. Ces nouvelles pratiques de lutte influencent même le syndicalisme traditionnel puisque SUD-Solidaires prétend s’en revendiquer. La délibération collective dans des assemblées prime sur l’obéissance à la bureaucratie. Dans les mouvements de lutte actuels, les mécanismes de confiscation de la parole sont déjoués. Chacun peut s’auto-représenter et les figures du dirigeant ou du porte-parole semblent disparaître. Ces mouvements refusent toutes les formes de hiérarchies. « On peut même considérer qu’ils ont fait de la promotion du commun et de l’ordinaire l’argument de la légitimité de leur apparition et de leur existence collective », observe Patrick Cingolani.

Le sociologue critique l’approche universitaire et marxiste-léniniste de l’émancipation. Une avant-garde intellectuelle et politique devrait éclairer des masses prolétariennes abruties par le capitalisme. Au contraire, Patrick Cingolani observe que les précaires tentent eux-mêmes d’ouvrir des brèches pour tenter d’échapper à l’aliénation du travail. Les précaires tentent de construire des espaces de liberté et d’autonomie à l’intérieur ou à l’extérieur de leur activité professionnelle. « Il s’agit de faire droit à la place toujours plus grande de la formation et de la culture qui se manifeste dans une multi activité qui n’est pas seulement professionnelle ou salariale, mais relève de l’épanouissement personnel des individus et des formes d’expression de la société », propose Patrick Cingolani.

Si le constat du sociologue semble pertinent, ses propositions politiques semblent particulièrement naïves et réformistes. Il aspire à davantage de démocratie dans l’entreprise et à revaloriser la formation professionnelle. Face à la précarité, au chômage de masse, à la tyrannie patronale et à l’aliénation managériale, ces propositions manquent de tranchant politique pour paraître à la hauteur de la situation. La proposition du geste de l’échappée peut même sembler grotesque et s’apparente à un luxe réservé à une petite élite intellectuelle.

Le sociologue ne semble pas s’inscrire dans la démarche des collectifs de précairesqui participent à la lutte des classes. Il choisit de se pencher sur la petite bourgeoisie déclassée qui se complaît dans l’alternativisme. Il ne s’agit pas d’abattre le capitalisme, l’exploitation et l’aliénation. Mais, au contraire, de vivre avec, tout en se réservant évidemment quelques petits espaces aménagés. « Le paradoxe de cette situation tient dans la tension qui traverse cette question : comment vivre l’émancipation et sa pérennité au sein des forces sociales de la domination capitaliste ? », interroge de manière grotesque Patrick Cingolani. La réponse semble pourtant évidente. Il n’est pas possible, même en aménageant la misère, de construire des espaces véritables d’émancipation dans le cadre d’une société marchande fondée sur l’exploitation et l’aliénation.

En revanche, il semble indispensable de s’appuyer sur les nouvelles sociabilités et les nouveaux liens créés par les précaires. « Sans doute peut-on espérer y trouver le ressort de nouveaux agencements relationnels et affectifs qui vont bouleverser le quotidien en le faisant échapper à la spécialisation spatiale provoquée par le capitalisme et la rationalisation de l’urbain », analyse Patrick Cingolani. La libération des capacités créatrices doit permettre de construire une existence qui repose sur le désir et le plaisir. L’activité humaine ne doit pas se réduire au travail, pour enfin devenir une passion. De nouvelles relations humaines et manières de vivre peuvent s’inventer.

Mais ces pistes utopiques proposées par Patrick Cingolani ne peuvent pas émerger dans le cadre de la société marchande. Les associations et autres hackerspaces, bien que sympathiques, ne permettent pas de rendre la vie passionnante. Patrick Cingolani se cantonne à un discours réformiste qui vise à aménager le capital et le travail pour rendre la société marchande plus vivable. En revanche, il semble judicieusement s’appuyer sur les aspirations des prolétaires. Le désir, la créativité, le plaisir peuvent aussi devenir des moteurs pour organiser des luttes sociales. Les nouveaux mouvements de contestation prennent d’ailleurs souvent une tournure festive et créative, loin de la grisaille militante et syndicaliste. Il semble possible de reprendre la démarche des opéraïstes qui s’appuient sur les désirs des prolétaires pour impulser des luttes à partir de la base pour inventer une nouvelle subjectivité révolutionnaire.

Source : Patrick Cingolani, Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation, La Découverte, 2014

Marcel Duchamp, la créativité contre le travail

Les nouveaux mouvements contestataires

L'opéraïsme dans l'Italie des années 1960

Insurrection des désirs dans l'Italie des années 1970

L'après Mai du jeune Olivier Assayas

Le benchmarking et l'aliénation managériale

Radio : La précarité peut-elle être un outil d'émancipation ?, entretien diffusé sur Fréquence Protestante le 6 janvier 2015

Cyprien Tasset, L’émancipation dans la précarité, publié sur le site La Vie des idées le 12 janvier 2015

Christian Ruby, La reconfiguration du plébéien, publié sur le site Nonfiction le 29 décembre 2014

Umut Ungan, note de lecture publiée sur le site Liens socio, mis en ligne le 8 janvier 2015

Anastasia Vecrin, « Les précaires développent des tactiques pour éviter les dominations », entretien avec Patrick Cingolani publié dans le journal Libération le 12 décembre 2014

Note de lecture publiée sur le site de l'UGICT-CGT le 14 janvier 2015

Textes de Patrick Cingolani publiés sur la plateformeCairn

Textes de Patrick Cingolani publiés sur le site du Centre Pompidou

Jean-Marie Vincent, Sociologues à demi-maux, publié le 2 octobre 2003 dans le journal L'Humanité

Cyprien Tasset, T

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