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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Deleuze et la déterritorialisation

« le capitalisme schizophrénise de plus en plus à la périphérie » (Anti-Œdipe, p275)



Deleuze est probablement le philosophe contemporain (mais mort en 1995 ) qui a fournit la théorie la plus originale et la plus complexe au sujet de l’espace, entendu comme espace physique et comme espace politique. Mais sa théorie n’est compréhensible qu’en tant qu’elle répond à un besoin logique à l’intérieur d’une pensée plus large, qui s’interroge avant tout sur la notion de « sens » . Toutes les approches que fait Deleuze de l’espace sont secondaires par rapport à une de ses préoccupations principales : qu’est ce qui fait qu’une signification existe ? quel logique a le sens ? (et, par la même occasion comment penser l’être des significations multiples…).


L’intérêt de Deleuze pour l’espace s’explique cependant par son soucis politique d’engagement intellectuel. L’espace est ce dans quoi la question du pouvoir despotique se pose… Philosophiquement , l’espace est ce qui met en cause la non matérialité de l’esprit (de l’âme) donc ce qui questionne toute la métaphysique…


En conséquence, chercher à comprendre comment le sens apparaît alors que l’espace met en cause le fondement métaphysique du sens… implique clairement qu’une réflexion sur l’espace soit menée avec détermination philosophique et engagement politique. C'est l'objet de l'excellent ouvrage de Antonioli (2003) que je conseille fortement à tout géographe soucieux d'épistémologie.










La pensée de Deleuze est difficile à appréhender, pour deux raisons principales. La première est qu’elle présuppose une solide connaissance de concepts philosophiques « classiques », une culture technique vaste. Deleuze a souvent l’habitude d’emprunter des problématiques à Kant, à Nietszche, à Spinoza (il a écrit trois excellent ouvrages sur ces philosophes) sans juger utile de rappeler au lecteur que le débat qu’il ouvre repose sur ces auteurs anciens. Son ouvrage qui s’appelle « Le Pli » nécessite une grande familiarité avec Leibniz. De plus, Deleuze est un grand lecteur de Bergson et manie ses idées avec une aisance presque désinvolte…. Aisance que tous ses lecteurs ne possédent pas…La deuxiéme difficulté vient de ce la pensée de Deleuze est exprimée dans une forme totalement originale, apparemment désordonnée, une forme qui est censée mettre en cause le principe même du livre. « Mille Plateaux » est , ainsi, un ouvrage, illustré de nombreuses images, que l’on peut (paraît-il ) lire en le commençant n’importe où ! Il pousse à bout la conception de Lyotard dans « Discours, Figures ».


Avec , entre les mains, un livre dont la forme si ouverte est si « séduisante », on peut facilement lire Deleuze au premier degré et passer à coté de nombre d’idées qui sont extrémement techniques (immanence non transcendante, univocité de l’être et multiplicité) et extrémement délicates. Deleuze est donc, un peu par sa propre faute, un philosophe très lu (très médiatisé sur le web) mais pas un philosophe très compris. Du coup il est souvent invoqué pour justifier n’importe quelle forme de rebellion individuelle contre la sociéte…


Il est cependant possible de comprendre sa pensée si l’on suit un chemin simple, et que l’on est prêt à investir du temps. Il faut d’abord lire « Qu’est ce que la Philosophie ? » (1990) (QLP), puis se connecter à un site web qui lui est entièrement consacré, et sur lequel presque tous ses cours sont disponibles en acces libre (http://www.webdeleuze.com; ou bien sur http://www.atol.fr/lldemars2/deleuze/accueil.htm#index). C’est une retranscription de bandes magnétiques enregistrées du 16 –1-71 au 25-5-87 dans les cours que Deleuze faisait à l’Université de Vincennes. On dispose donc de textes qui sont les « brouillons », les ébauches, de ce qui sera publié en livre plus tard. On dispose aussi de textes qui sont les explications de ce qui , dans les livres, est obscur…Une fois qu’on a lu ces textes, on peut, plus facilement, s’attaquer à Mille Plateaux (MP), au Pli ou à l’ Image Temps/Image Mouvement.


Egalement, plusieurs essais (Mengue, 1994 ; Badiou, 1997) sont d’excellentes introductions à Deleuze. Enfin, deux numéros du Magazine Littéraire lui sont consacrés ( n° 257 et 406).










11-1-1: les concepts fondateurs (CsO , anti Œdipe…territorialisation/déterritorialisation)






La philosophie de Deleuze s’est en partie construite contre celle de Levy Strauss dont la pensée était , dans les années 50 en France, une sorte de position médiane pour ceux qui ne voulaient ni suivre les existentialistes, ni suivre les phénoménologues. Aux premiers ont reprochait leur asservissement à un marxisme stalinien, aux seconds leur absence de fondement théorique. Levy Strauss avait l’avantage de fonder sa démarche sur un solide travail de terrain et sur une théorie (le structuralisme) fortement justifiée par de nombreux philosophes du langage (Saussure par exemple).


Deleuze, en fin connaisseur de Kant, reproche aux phénoménologues de confondre le phénomène et la raison du phénomène. Il leur reconnaît cependant le grand intérêt de penser le phénomène comme un processus, pas comme une donnée. Aux marxistes Deleuze reproche leur refus de prendre en compte le désir, l’inconscient, et il ne supporte pas leur autoritarisme. Chez Levy Strauss il trouve une méthode mais il constate un manque : quelles relations existent entre les structures familiales et les structures sociales ? Levy Strauss lui paraît trop anthropologue et pas assez sociologue…






Deleuze va donc s’attacher, dans les années 68-70 à construire un ensemble de concepts qui répondent à des exigences bien spécifiques. Au départ il s’agit de dénoncer le capitalisme comme un machine à fabriquer des aliénations, ce qui n’est pas nouveau. Mais Deleuze va essayer de penser à la façon dont l’aliénation s’intériorise dans les hommes, au point de se faire oublier. Sa grande idée est que l’aliénation se présente sous une forme naturelle, évidente, qui n’est pas seulement la structure familiale mais qui est la structure de parenté.


Il est effet classique de dire que le capital cherche à imposer des normes idéologiques dans les quelles l’autorité appartient au père, comme le droit appartient au capital et le pouvoir aux patrons…(pensez à la France de Pétain, ou au petit père des peuples en URSS).










Ce qui est moins évident est d’expliquer que la construction du rapport père/mère/enfant, de la naissance à l’adolescence , est l’outil par le quel le capital fait rentrer dans le psychisme des hommes (et des femmes) cette intériorisation du principe d’autorité. En d’autres termes, le capital fait passer pour une réalité biologique incontournable (la filiation) ce qui n’est qu’une aliénation idéologique…réactionnaire (l’alliance des classes sous l’idée d’intérêt commun).






« il y a une machine à conjuguer les alliances avec les filiations et c’est cette machine qui opére au niveau des codes cette chose fantastique, à savoir que la forme de la reproduction sociale passe par la forme de la reproduction humaine, et que la famille, restreinte ou élargie, c’est toujours, dans une société à code, une politique et une stratégie et une tactique, en d’autres termes, la famille cela n’est absolument pas familial. La famille c’est la forme directe de l’investissement du champ social extra-familial et elle trouve là sa fonction stratégique en tant qu’elle conjugue des alliances avec des filiations » (cours du 7-3-72).






Cet extrait explique que le capital fait jouer à la famille un rôle stratégique : faire passer des codes de conduites comme naturels alors qu’ils sont idéologiques. La famille c’est le lieu dans le quel l’enfant apprend à respecter son père et sa mère, non pas par une relation d’amour, mais par ce que son père est géniteur et qu’il est le modèle de hiérarchisation que l’on souhaite que l’enfant applique plus tard, vis à vis du patron, dans sa vie sociale. La famille valorise la notion filiation pour que l’enfant intègre (dans la formation de son inconscient) la notion d’obéissance.






La critique de Deleuze est extrément forte. La question qu’il pose c’est : pourquoi devrait obéir à son père, juste parce que le père est géniteur ? En quoi le créateur a-t-il le droit de demander à la créature un respect ? (On distingue bien en quoi Deleuze critique Levy Strauss. Il lui reproche d’avoir analysé des structures familiales en terme de culture, et non pas en terme de systéme économique fabriquant de l’inconscient.) Il est clair que c’est la religion qui longtemps a joué ce rôle. Aujourd’hui , faute de croyance, c’est la psychanalyse qui a pris le relai « le lien de la psychanalyse avec le capitalisme n’est pas moins profond que celui de l’économie politique » (A O, p359).






Pour Deleuze la psychanalyse est le code, bourgeois, par lequel le capital a théorisé la fabrication progressive de la relation d’autorité dans l’inconscient. Freud a décrit l’Œdipe, avec beaucoup de précison, mais il a oublié de voir que ce n’était pas une étape biologiquement nécessaire.. Il a oublié de voir que c’était un processus imposé par le capital pour , dés le plus jeune age, domestiquer le psychisme et hanter (greffer dans) l’inconscient de l’enfant tous les mécanismes qui le rendront aliénable…






Pour lutter contre le capitalisme il faut donc que Deleuze (et son co-auteur Guattari) arrivent à construire un concept nouveau autre que l’inconscient. Ce concept doit pouvoir être construit en dehors du processus oedipien. Ils l’appellent Corps sans Organe ou CsO et commencent à en parler des l’Anti-Œdipe (« le CsO est l’ultime résuidu d’un socius déterritorialisé », p 40). Ce CsO serait l’ensemble de toutes les capacités à sentir, réunies dans une entité un peu mystérieuse, pré existante à l’inconscient, pré existante à toute subjectivisation et capable de s’actualiser sous différentes formes. Deleuze ne donne jamais de définition du CsO. Il l’approche toujours par la description de ce qu’il n’est pas, ou par la liste de ce qu’il rend possible (cf le chapitre « comment se faire un CsO » dans Mille Plateaux). « le CsO c’est en fait une matrice intensive » (cours du 18-4-72). En langage aristotélicien le CsO c’est presque le « en puissance en tant qu’il est en puissance » de l’inconscient. L’inconscient c’est un CsO modelé par Œdipe et donc déjà déformé par le capital.






La position anti capitaliste implique donc une position critique vis à vis de la structure familiale. (structuralisme que partagerait Levy Strauss). De la critique de la structure on passe à la critique du processus qui engendre la structure donc à une position anti oedipienne. Si on restait là on ne ferait qu’une philosophie phénoménologique. Pour passer à un fondement théorique il faut proposer un concept qui justifie l’existence de l’inconscient (jamais mise en doute) mais n’implique pas qu’il doive passer par le processus oedipien. C’est le CsO. Si le Corps n’ a pas d’organe, il ne peut pas être question de stade « anal » ou « bucal » ou , comme dit Deleuze « caca, pipi, papa, maman ».






Il est essentiel de comprendre que leCsO est une construction née d’une exigence conceptuelle, pas d’une observation biologique. C’est un concept, pas un phénomène. Encore moins un état pré natal que l’on devrait rechercher comme un paradis perdu ou originel.






Du point de vue qui nous intéresse (l’espace) le CsO est fondamental. Il va être à la base d’un deuxième concept deleuzien (territorialisation/déterritorialisation) dont toute la théorie de l’espace est ensuite sortie.






Un CsO n’a pas d’organes et ne peut donc pas rendre compte de l’activité matérielle que les hommes pratiquent. Il faut que Deleuze explique comment on passe d’un CsO à un corps « concret » et il appelle cela l’ « organisation ». Le CsO (pure intensité)






« fait passer des intensités, il les produit et les distribue dans un spatium lui même intensif, inétendu. Il n’est pas espace ni dans l’espace, il est matière qui occupera l’espace à tel ou tel degré » (MP,page 189) .






La façon dont le CsO occupe l’espace est variable . Le plus souvent c’est par sa transformation en un corps organisé (c’est à dire pourvu d’organes). Un organe c’est ce qui permet à une intensité de se déployer matériellement dans l’espace, et d’agir. Plusieurs organes ne peuvent fonctionner ensemble que s’il y a une organisation, c’est à dire un code qui défini des lois de fonctionnement. Ainsi, à titre d’analogie (MP,p190), on peut considérer le CsO comme un œuf, tout rond, immobile et satisfait. Mais la vie sur terre implique le déplacement. Pour cette raison se crée progressivement dans l’œuf un organe permettant le mouvement , le pied. Deleuze explique que les pieds qui autorisent le déplacement sont les organes qui « territorialisent » le CsO, en le faisant passer de pure la intensité à la vraie matérialité. Plus loin il explique que lorsque le quadrupéde se lève sur ses deux pattes arrière et utilise ses pattes avant pour saisir quelque chose, il y « déterritorialisation ». Une main c’est un pied « déterritorialisé » (MP p79), c’est à dire, détourné de son usage matériel spatial initial pour permettre une nouvelle activité, spatiale elle aussi. Le sein (vertical et érigé) d’une femme c’est la glande mammaire (horizontale et pendante) d’un animal, redressée et déterritorialisée (en partie)….(MP, p 211).






Territorialiser c’ est transformer un potentiel en matériel pour un usage (un fonctionnement) dans un espace contraignant. La contrainte matérielle c’est un peu comme l’aliénation qui impose à un potentiel de se figer dans une forme déterminée. Deterritorialiser c’est détourner un matériel de son usage initial (de son fonctionnement) pour le rendre, potentiellement, libre de la contrainte, ou désaliéné.






De cela il résulte que l’espace est d’abord une contrainte qui impose une organisation, organisation qui , dans le capitalisme est par nature aliénante. En théorie l’espace est ce dans quoi un potentiel se formalise (matière qui occupe l’espace), et l’espace impose la forme en fonction (on le verra plus tard) de ce que des instances fortes lui imposent également. Aujourd’hui l’instance la plus forte c’est le capital. Pour territorialiser, le capital impose des codes de fonctionnements et d’organisation (l’un d’entre eux étant Œdipe), pour se déterritorialiser il faut donc décoder ce fonctionnement. Le travail de décodage de l’Œdipe, en tant que deterritorialisation, est à la base d’une réflexion globale (individuelle et désubjectivante) que Deleuze appelle la schizo-analyse.






11-1-2: géologie de l’espace , plans, strates, lignes : concept






L’espace deleuzien est donc, à ce stade, une necessité conceptuelle, destinée à permettre le double mouvement qui territorialise et deterritorialise, ou, ce qui revient à dire presque la même chose, une immanence qui permet le mouvement de flux codés et décodés.






Du point de vue du code, l’espace est donc ce qui permet le cryptage comme le décryptage et, forcément, enretien quelque relation avec la possibilité même de la compréhension. L’espace est un constituant de la possibilité même du sens. Pour cette raison la définition que Deleuze donne du concept est extrémement spatiale. Elle est exposée en divers points de son œuvre, en particulier dans le chapitre 3 de MP (pp 53-94) et dans le début de « Qu’est ce que la Philosophie ? ».










Deleuze part de l’idée que l’ensemble du monde (conceptuel) est assimilable à une sorte de chaos héraclitéen, comme s’il s’agissait d’un espace en 3D, à l’intérieur duquel flotteraient , comme dans une soupe primordiale (mais non initiale) de la matière pensée. « matieres instables non formées, flux en tous sens, intensités libres ou singularités nomades, particules folles ou transitoires » (MP, p 54).






Dans ce chaos il apparaît des « stratifications ». La phrase exacte est « se produisait sur terre un phénomène très important… : la stratification ». Exprimé en langage géométrique il s’agit tout simplement de faire passer un plan au milieu du chaos d’éléments répartis en 3D. Un plan en 2D c’est une coupe dans le volume en 3D. C’est aussi un plan qui va passer au travers de certains éléments tandis qu’il sera loin d’autres éléments. Il va donc intercepter certains éléments et les « capturer ». Tous les éléments ainsi capturés sont dits « codés et territorialisés ». La façon dont ils sont codés et territorialisés s’appelle un agencement et c’est (pour une premiere approche simplifiée) ce que Deleuze nomme un concept. Le concept est donc un agencement, du à un processus mécanique de stratification, qui fait passer un plan en 2D (comme une coupe) dans un chaos en 3D. Le concept est donc produit par une machine abstraite (que Deleuze désigne une fois par le mot « Oecumene, p 66). La topographie du plan est tout sauf simple. Il faut l’imaginer comme une feuille froissée, nouée, repliée… et pas comme un simple plan horizontal. La topographie du plan est son « expression » tandis que la matière qui le constitue est le « contenu ». (la discussion sur ce sujet, page 58, est très technique et vise surtout à éliminer un éventuel dualisme forme/substance)






De part et d’autre de ce plan de stratification il y a deux « couches », qui sont censées avoir une certaine épaisseur. Au sein de ces couches il peut se développer de nouveaux plans de stratification , des « épistrates », qui vont donner naissances à de nouveaux concepts.








Deleuze en 1988






A ce stade la construction de Deleuze est assez « géologique » puisqu’elle repose sur des notions géométriques très simples : désordre en 3D, ordre crée par le passage d’un plan, situation des éléments non interceptés par le plan comme étant soit au dessus, soit au dessous. Ils sont alors suceptibles d’être interceptés par un nouveau plan, plus ou moins sub parallèle au premier , et ainsi de suite . (Rien à voir avec Duchamp). C’est une vision très « bassin sédimentaire » ! Elle va être compliquée par deux nouveaux types d’arrangements spatiaux.






1) Deleuze complique son schéma en utilisant maintenant une notion plus biologique, celle de rhizome.


Un rhizome est , par opposition à une racine, un entrelacement étendu de croissances… C’est le systéme de prolifération des champignons alors que la racine est celui des arbres… Alors Deleuze écrit que dans le plan de stratification et dans les épistrates il y a des plissement tellement complexes que ce sont finalement des « rebroussements », ou des nœuds. Ces nœuds sont alors une variante tellement originale (par complication topographique) du concept initial, que ce sont de nouveaux concepts. Le rhizome c’est l’ensemble plan+ nœuds et c’est l’image de l’ensemble de la pensée conceptuelle.






2) Deleuze complique enfin avec un modèle simple de centre/périphérie p70 : « de la couche centrale à la périphérie, puis du nouveaux centre à la nouvelle périphérie, passent des ondes nomades ou des flux de deterritorialisation qui retombent sur l’ancien centre et s’élancent vers le nouveau ».


ou encore, p 71 « C’est par intensité qu’on voyage, et les déplacements, les figures dans l’espace, dépendent de seuils intensifs de déterritorialisation nomade, donc de rapports différentiels, qui fixent en même temps les reterritorialisations sédentaires et complémentaires ». Bref, les élements voyagent de nœud à nœuds, se référant alternativement aux uns ou aux autres , comme centre ou pas. Un élément qui voyage en se déterritorialisant suit une « ligne de fuite ». Un élément dont la ligne de fuite rencontre un nouveau centre se re-territorialise.






Dans le plan ainsi tracé (et compliqué de rhizome, de centres et de périphérie), on se repère par des coordonnées. En longitude on utilise des rapports de « mouvements et de repos, de vitesse et de lenteur » tandis qu’en latitude, on utilise des « affects intensifs sous tel pouvoir ou degré de puissance ». (p 318). Bref, le concept se caractérise par une combinaison de mouvement et d’intensité. (C’est une conception philosophique assez proche de ce que les physiciens appellent aujourd’hui un diagramme des phases, outil que l’on utilise souvent en géomorphologie pour qualifier un mouvement non déterministe).






Le concept deleuzien est donc construit pour éviter tout dualisme forme/substance, tout référence à une transcendance, et pour permettre de penser multiplicité, arrangement , processus. Le processus (machine abstraite de stratification) travaille la multiplicité (soupe d’éléments) et la dispose selon un arrangement qui fait sens (plan de stratification). L’expression est donc la configuration topographique de l’arrangement et le sens est immanent à l’arrangement, donc au processus.






Pour atteindre ce résultat , Deleuze a combiné, subtilement, un modèle de sédimentation, un modèle de diffusion latérale et un modèle centre/périphérie. Il est rare de concevoir le concept de manière plus spatiale !














11-1-3: espaces lisses, espaces striés (espace troué)






Le chapitre « le lisse et le strié » occupe la fin de MP (pages 592 à 625) et présente une sorte de géographie concréte de ce que Deleuze et Guattari entendent par espace. Il y a deux espaces, de nature différente. Le premier est lisse, le second strié. Lisse signifie qu’il n’existe aucun repère, aucun obstacle, que la liberté de mouvement est complete tandis que strié veut dire : quadrillé, mesuré, organisé, repéré. L’espace lisse est comme ce dans quoi un CsO pourrait se déplacer sans avoir besoin de se territorialiser, tandis qu’un espace strié est ce qui rend la territorialisation obligatoire. Un espace strié c’est ce que les sociétés organisent pour faire fonctionner leur valeurs, c’est l’inscription d’un code (social) sur l’espace lisse, pour faire fonctionner les processus territorialisants. C’est un espace fabriqué pour rendre un ordre nécessaire.






« L’espace lisse est occupé par des événements ou des hecceités, beaucoup plus que par des choses formées ou perçues. C’est un espace d’affects, plus que de propriétés. C’est une perception haptique, plutot qu’optique. Alors que dans le strié les formes organisent une matière, dans le lisse les matériaux signalent des forces ou leur servent de symptomes. C’est un espace intensif, plutot qu’extensif, de distances et non pas de mesures. Spatium intense au lieu d’extensio. Corps sans organe, au lieu d’organisme et d’organisation. La perception est faite de symptomes et d’évaluations, plutot que de mesures et de propriétés. C’est pourquoi ce qui occupe l’espace lisse ce sont les intensités, les vents et les bruits, les forces et les qualités tactiles et sonores, comme dans le désert, la steppe ou les glaces. Craquement de la glace et chant des sables. Ce qui couvre au contraire l’espace strié, c’est le ciel comme mesure, les qualités visuelles mesurables qui en découlent. « (p598)






La géographie de Deleuze est relativement peu scientifique et assez schématique. Le désert, la banquise sont des espaces lisses, parcourus par des nomades non organisés en états, alors que les villes, les champs , sont des espaces striés, habités par des sédentaires organisés en états. Par emboitement d’échelle il y a des (petits)coins d’espace lisse en ville (on pense aux friches industrielles de Berlin Ouest de l’époque, et aux films de Wenders).






L’ensemble du chapitre décline ces idées selon plusieurs modèles. En musique , Deleuze trouve un espace lisse et un espace strié en reprenant les écrits de Boulez (sur la musique, mais aussi sur paul Klee). Un autre modele est donné par la mer : espace lisse par excellence,


« C’est d’abord sur la mer que l’espace lisse a été dompté » puis « quand on s’intéresse aux nouveaux métiers et même aux nouvelles classes, comment ne pas s’interroger sur ces techniciens militaires qui surveillent nuit et jour des écrans, qui habitent ou habiteront à longue durée sous marins stratégiques et satellites, et quel yeux, et quelles oreilles d’apocalypse ils se font, qui ne peuvent guère distinguer un phénomène physique, un vol de sauterelles, une attaque « ennemie » venue d’un point quelconque ? » « Tout ceci pour rappeler que le lisse peut lui même être tracé et occupé par des puissances d’organisation diaboliques « (pages 599 et 600)






Un passage passionnant est consacré à l’espace lisse de l’art « nomade » en opposition à l’espace strié de l’art conceptuel.






Une partie est consacrée à la notion d’espace mathématique et Deleuze, très curieusement, propose de considérer un espace fractal comme un espace lisse (pages 607 à 609). Pour lui ,est strié un espace ayant un nombre entier de dimensions alors qu’est lisse un espace ayant un nombre de dimension fractionnaire. L’idée que le « parcours » d’une ligne fractale repliée à l’infini soit un espace lisse est, en apparence, une idée intéressante. Mais le fait que ce parcours soit codifié au point que le calcul d’une dimension fractionnaire soit possible ne paraît pas relever du genre « espace lisse » !


Pour qu’un espace soit fractal, il faut qu’il soit très déterminé et que cette détermination soit a-scalaire. Il faut qu ‘un « motif » , une forme précise, soit identique à elle même et répétée continuement, et que cette identité/répétition soit vraie quelque soit l’homotétie… c’est à dire qu’il y ait une relation constante entre d’une part le nombre de composantes connexes et d’autre par le facteur de division : c’est donc une mesure absolument tyrannique (vraie en tout lieu et en toute circonstances), rigoureusement formelle… tout à l’opposé d’un continuum d’intensité (« spatium intense »).






11-1-5 : Le pli










On peut critiquer Deleuze pour d’autres raisons que la simplicité de sa géographie (physique) et le survol un peu rapide du calcul fractal. Un questionnement plus philosophique serait : quel est le mécanisme de plissement ? , quel est le mécanisme de stratification ? quel mécanisme fait passer un plan dans le 3D ? Il ne suffit pas d’invoquer une machine abstraite, il faut encore dire comment elle fonctionne ! Mille Plateaux n’est pas parfaitement clair à cet égard. C’est dans « Le Pli, Leibniz et le Baroque » que Deleuze donne une partie les réponses. Ce texte difficile est éclairé par certains de ses cours, en particulier celui 19/05/1987, qu’il prononça alors qu’il savait pouvoir mourir très prochainement.






Le pli est définit comme double, ce qui est la moindre des choses. C’est à la fois un motif, une manière d’être de la matière, et une force , une capacité autonome à se plier.






Il ne faut pas penser de façon dualiste. Il n’y a pas d’un coté le pli et de l’autre une cause du plissement. On ne peut plus accepter de penser comme Descartes qui veut, à chaque mouvement, associer un moteur. Distinguer la cause de l’effet, c’est toujours , selon Deleuze, ouvrir la porte à une théorie des cause qui deviendrait métaphysique avec l’issue inévitable : il y a une cause première…


Il faut repenser à partir d’Aristote la notion de puissance, et surtout, avec Leibniz la notion de force. Une force n’est pas la conséquence mécanique d’un choc c’est une action motrice par nature. Aristote avait déjà défini la physique comme science des mobiles non séparés, comme science des choses qui possèdent « en elles mêmes un principe de mouvement » ( voir cours 1). Leibniz pense à la gravité, qui en tant que force existe même si elle ne s’applique à aucun objet : si aucun objet n’était en train de tomber, on ne pourrait pas mesurer la gravité , mais celle ci existerait quand même (voir cours 5).


Deleuze conçoit donc le pli comme forme et comme activité. Le pli est à lui même son moteur parcequ’un moteur extérieur à lui même serait un appel à une métaphysique des causes. La question de la cause est donc écartée, celle qui se pose est maintenant celle du fonctionnement. Non pas pourquoi ça plie, mais comment ça plie ?






Ce qui est très original chez Deleuze c’est qu’il confond (très intentionnellement) la forme obtenue et le mécanisme morphologique. Le pli est par « nature » force de plissement, comme si tout (absolument tout ce qui existe) n’avait de réalité qu’en tant que c’est plissé. Il n’y a de sens (de signification) que parce que deux choses sont mises en relation l’une avec l’autre, comme deux endroits d’une étoffe se relient, par recouvrement, dans un pli. Tout ce qui fait sens n’a de sens qu’en tant qu’il y a rebroussement, recouvrement, inflexion, nœud…Deleuze reprend alors ce que MP et QLP disent des plans et du concept.






Mais la nouveauté vient de ce qu’il y a des plis dans l’ âme et des plis dans la matière. L’ensemble des plis de l’ âme fait « expression » et l’ensemble des plis de la matière est ce dans quoi l’événement se réalise (cours du 19/05/87). Ils se correspondent parcequ’une instance rapporte les plis de l’âme aux replis de la matiére. Ce rapport est crée par le fait qu’une instance « coud » les uns aux autres. La façon dont notre âme est plissée est notre manière d’être. C’est pour cela que Deleuze aborde le pli au travers de l’art baroque qui est, selon lui, un maniérisme.






Le sens du concept vient donc d’un approche topologique de l’espace, d’une cartographie très inspirée par les travaux de Thom, tandis que l’être du sujet vient d’une approche formelle de l’espace, d’une manière d’être très inspirée par Leibniz . La « synthése conjonctive » de ces deux approches est une façon de penser baroque et une manière d’être déterministe, deux états qu’il est difficile de comprendre ensemble, sinon en se souvenant qu’à ce stade de sa vie Deleuze est, ensemble, un philosophe révolutionaire engagé et un mandarin universitaire organisé… et qu’il craint de mourir…






Cette « synthése conjonctive » ( terme utilisé dans l’ Anti Œdipe) est assez curieuse puisque cela revient à dire qu’il n’y a pas de sens dans un espace lisse, et qu’il faut, pour que du sens existe, que l’espace soit , au moins, plissé…C’est sans doute pour ne pas s’enferrer dans ce délicat probleme que Deleuze, quand il publie « Le Pli » en 1988, se garde bien de faire la moindre référence à l’espace de Mille Plateaux….et oublie toute allusion aux fractales. Il s’est rendu compte que sa vision première de l’espace (lisse ou strié) était juste, en théorie… mais que cette théorie était encore trop dualiste. Elle renvoie à une opposition .


L’espace au quel Deleuze pense à partir de la fin des années 80 est donc un espace qui n’est ni lisse ni strié , mais plissé.. et ce plissement a valeur presque ontologique. Il détermine jusque la subjectivité des hommes. C’est la nature même du sens qui l’impose. A partir de là, l’action des sociétés sur l’espace peut, bien sur, lisser ou strier…mais c’est second et secondaire.






11-1-6 : La dignité






Une toute derniére question reste encore en suspend : si le plissement est un acte qui a son moteur en lui même, comment savoir si ce n’est pas une machine risquant de devenir folle, une sorte de démiurge incontrolable… La question philosophique est classique : si’il existe une puissance autonome qui fait sens et qui fait être, quel statut a cette autonomie dans l’ordre du monde ? N’est ce pas tout simplement un nom différent pour une autorité métaphysique traditionnelle ? Avant, il y avait une cause première divine, maintenant pour éviter une cause première on invoque un mécanisme autonome spatial. Est ce bien différent ? Est ce que ce n’est pas, profondément, une métaphysique de l’espace et de la forme en lieu et place d’une métaphysique de la substance et du moteur ?










La question est très délicate. Deleuze se l’est sans doute explicitement posée mais n’y apporte pas de réponse conceptuelle. Il a pour cela de bonnes raisons. Il est malade et se sait proche d’une fin non certaine, mais possible. Il le dit à ses étudiants (voir ses derniers cours en mai 1987). Il est préoccupé par son corps. Il expérimente, dans son corps vécu, des plissements exactement comme Klee , dans les années 1937-1940, expérimente le cancer et peint des anges aux replis curieusement similaires à des tumeurs…


Deleuze semble avoir pensé que la solution à son probléme (éviter une nouvelle métaphysique) passait par quelque chose pour quoi un concept n’existait pas encore. Il lui faut inventer un concept qui garde au plissement son autonomie, à l’être son immanence et évite à la « couture » des deux de donner prise à un dualisme. Ses paroles de mai 1987 sont , de ce point de vue, significatives et émouvantes :


« ce n’est pas pour que vous le compreniez, parce que si je m’étais adressé à votre compréhension je crois que ce serait très obscur. C’est pour que vous sentiez quelque chose »






L’instance qui coud les plis ( de l’âme) aux replis (de la matière) s’appelle « vinculum substantiae » et est


« une conception de l’événement. Un événement qu’est ce que vous voulez que ce soit sinon quelque chose qui nous fait nous tenir droit ou bien qui nous fait nous coucher. Quelque chose qui fait appel à une dignité…. ».






La notion de dignité est essentielle. Elle joue, avec une très grande pudeur, le rôle habituellement attendu du narcissime. Elle veut simplement dire que chacun doit assumer les mécanismes de plissement qui l’affectent , ceux qu’il maitrise lorsqu’il s’est schizo-analysé, ceux qui le maitrisent lorsqu’il s’agit d’une maladie.










Paul Klee, 1939 : Idole






On est alors bien loin d’une instance métaphysique… Du mécanisme de plissement à ma maniére d’être, ce qui est en jeu n’est pas un instance puissante et régulatrice, c’est une caractéristique interne à mon corps (ma dignité) qui doit être « sentie », à défaut d’être, à ce jour , conceptualisée.


Elle pourrait être conceptualisée en s ‘inspirant de ce que Newton, et Leibniz disent de la nature. Deleuze fait dire à Leibniz (25/07/87)


« ne croyez pas que la nature ait perdu toute intériorité . Pour qu’un corps observe une loi , encore faut il qu’il ait une nature intérieure qui rende cette observation possible et nécessaire ». Newton avait dit que pour que la gravité déplace les corps il faut que les corps aient une capacité à la sentir. C’est la masse , qui , affectée par la gravité, implique un poids.






Le concept que Deleuze cherche est un peu comme un équivalent pour les âmes de ce que serait la masse pour les objets physiques. Un concept qui expliquerait la capacité des âmes à être affectées par le mécanisme du plissement sans ce mécanisme ne soit pour autant déterministe quant au soucis qu’elles ont d’elles mêmes…Il s’agit , tout simplement d’un vaste enjeu : faire cohabiter l’immanence du soucis de soi qui fait être ( la dignité) et la multiplicité du mécanisme créateur de compréhension (le pli).






Que Deleuze n’ait pas trouvé la solution conceptuelle à ce probléme vient d’abord de sa santé. Cela vient aussi d’une aporie initiale dans son concept d’espace : l’espace est pensé comme constitutif du sens.


L’espace crée du sens , c’est à dire que l’objet non spatial n’a pas de sens… Et cette restriction est fort utile pour éviter toute métaphysique du sens , ou de l’instance qui « coud » les deux faces du tissus pour en faire un pli…N’a de sens que ce qui est descriptible en tant que mécanisme spatial… Cette exigence est un matérialisme que l’on peut accepter.


La difficulté vient de ce que des objets non spatiaux existent. Des œuvres d’art en particulier. La musique ( Deleuze consacre une partie de chapitre à la ritournelle dans MP) est, à cet égard, importante : sans « sens » mais parlant aux « sens », y compris à ceux du CsO. Mais incapable de créer des concepts !


Deleuze est radical sur ce sujet . Il n’y a pas , il n’y a aucune possibilité pour l’art (ni pour la science) de fabriquer des concepts (QLP). Le concept est l’attribut exclusif de la philosophie.


L’espace de Deleuze (vers 1988-1990) est donc très inféodé à l’idée qu’il se fait du concept, c’est à dire à l’idée qu’il se fait de la primauté de la philosophie sur d’autres disciplines…Accepter l’idée que tout « sens » soit spatial n’est pas, géographiquement, stupide. En inférer qu’en dehors de la spatialité il n’y a pas de concept possible , est , en revanche, discutable.










L’espace deleuzien a , cependant , une utilité ponctuelle et partielle pour une démarche scientifique ( on pense la science selon les critères par lesquels Deleuze l’oppose à la philosophie !). Il est pensé comme processus, et non pas comme lieu. Il est donc non essentiel, ( non donné) mais procédural, négociable, aménageable, transformable… toutes caractéristiques qui peuvent intéresser un géographe !






Deleuze avait pensé les espaces lisses et striés à partir des besoins de territorialisation /déterritorialisation du CsO. Quelques 20 ans plus tard il pense l’espace plissé à partir du besoin de l’être d’avoir une manière d’être. Il a donc , entre temps été profondément influencé par la pensée de Foucault ( qui a étudié le soucis de soi, ou la façon d’être du sujet, et auquel il a consacré un livre). Au bout de sa réflexion (interrompue par la maladie) il n’arrive pas à penser ensemble la dignité de chacun et le sens commun à tous. Le probléme est explicitement spatial…Très concrétement c’est tout « bêtement » l’organisation d’un territoire par la démocratie ( Widder, 2002). Théoriquement c’est ( tout aussi « bêtement ») la cohérence d’une conception non métaphysique du sujet.


Il n’y a donc pas, véritablement, de théorie de l’espace qui soit, chez Deleuze, pleinement utile à un géographe. En ce sens il paraît inconfortable de se revendiquer d’une géographie deleuzienne…Il y a , en revanche , chez Deleuze, une interrogation difficilement contournable : comment penser et organiser un espace à la fois vécu (par chacun) et signifiant (pour tous) ?


Modifié le: mardi 26 octobre 2010, 16:27

Deleuze et  la déterritorialisation
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