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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Le Queer est-il l’avenir de l’homme… Et de la femme ?

La science-fiction engagée ne se contente pas de constater ou de dénoncer les normes et les pratiques de domination que le sexe mâle exerce généralement sur les individus de sexe féminin, au nom de prétendues lois naturelles qui ne sont que le résultat d’une lente construction sociale et politique. Depuis le milieu du XIXe siècle, auteurs puis auteures de récits d’anticipation n’ont pas hésité à envisager des sociétés futures ou les rapports de genre pourraient être inversés ou bien, mieux encore, seraient fondées sur un principe simple d’égalité.


Il s’agit donc d’une perspective véritablement révolutionnaire qui s’inscrit dans le courant des luttes féministes incarnées, entre autres, par Simone de Beauvoir dont on n’a souvent retenu qu’une formule choc : « On ne naît pas femme : on le devient », en oubliant le reste de son argumentation : « Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin ». Cette prise de position, iconoclaste à l’époque de la parution du Deuxième sexe (1949), ne l’empêchait pas d’affirmer la singularité de la femme par rapport à l’homme : « Si je veux me définir, je suis obligée de déclarer : je suis une femme ».


Cependant, pour combattre l’ordre masculin dominant, il faut aussi s’attaquer à la langue qui, sous couvert de règles grammaticales supposées neutres, impose son point de vue sur la société. Comme l’avait dit Roland Barthes en 1977 dans son discours inaugural au Collège de France : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». Or, la langue française n’est pas seulement fasciste, elle est aussi sexiste comme le prouve le choix arbitraire de donner la préférence au masculin pour accorder un adjectif commun à deux noms, l’un féminin, l’autre masculin. La règle de proximité qui a longtemps prévalu a fini par être abandonnée au XVIIe siècle au profit de la supériorité supposée du sexe dominant selon, entre autres, les recommandations du grammairien Vaugelas : « Pour une raison qui semble être commune à toutes les langues, que le genre masculin étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble » [1].


Dans Chroniques du Pays des Mères, Elisabeth Vonaburg a répondu ironiquement à cette injustice en élaborant un nouveau lexique permettant de féminiser une grande partie des mots que l’on conçoit aujourd’hui comme exclusivement masculins. C’est ainsi que le printemps devient la printane, un courrier une courrière, un animal une animale et un cheval une chevale. Dans les prairies en fleurs, on peut même voir gambader des sourices et voltiger des nuées de papillonnes… Joëlle Wintrebert a suivi le même chemin en décidant que le genre dominant ne serait plus le masculin dans la langue future de Pollen, ce qui l’a conduite à se conformer dans son roman aux règles littéraires du monde qu’elle décrit. Ainsi, quand Sahrâ et Seymour se baignent ensemble, « elles sont nues toutes les deux » — ce qui est contraire aux normes en vigueur puisque Seymour est un homme et ne peut donc pas être « nue » [2].


Si cette réforme est un sujet d’actualité qui pourrait être résolu malgré l’opposition des prétendus puristes de la langue française, la science-fiction dispose d’idées et d’outils qui ne sont pas encore (ou pas toujours) à notre portée pour résoudre définitivement les problèmes posés par les rapports genrés de domination, les conflits liés à l’identité sexuelle ou les débats sans fin sur les mérites comparés de l’hétérosexualité et l’homosexualité. Ainsi, le développement actuel des recherches sur le queer — expression utilisée pour rassembler tous les comportements sexuels échappant à la norme hétérosexuelle (gay, lesbiennes, travestis, bi ou transexuels…), a souvent été anticipé par des auteurs inattendus, tel le digne et respectable Camille Flammarion, créateur en 1887 de la Société astronomique de France — mais aussi ardent spirite et disciple d’Allan Kardec.


Au-delà du féminisme politique revendiquant pour la femme le statut de sujet à part entière, il est donc possible de se demander si l’invention, l’apparition ou la reconnaissance d’un troisième sexe (au delà de l’homme, de la femme et du castrat évoqués par Simone de Beauvoir) ne serait pas la meilleure manière d’en finir avec toutes les phallocraties et si le queer, débarrassé des oripeaux de Priscilla, folle du désert, n’est pas l’avenir de l’humanité (figure 1).




Figure 1. Felicia, Mitzi et Bernadette dans Priscilla, folle du désert (© Stephan Elliott, 1994).


Suffragettes du futur, féministes et résistantes


L’une des premières formes de résistance à l’ordre patriarcal s’inscrit dans le cadre des luttes futures menées par les femmes pour devenir des citoyennes à part entière, comme on peut le voir dans le récit d’anticipation politique d’Alfred de Ferry, Un roman en 1915, dont l’action se situe à Paris treize ans après les grands troubles révolutionnaires de 1892 qui ont affaibli et rabaissé la France. Ferry joue clairement sur la peur provoquée par la Commune de 1871 pour évoquer une société décadente et corrompue où les femmes ont enfin obtenu le droit de vote grâce à l’appui des groupes anarchistes responsables du sac et de la destruction des quartiers riches de la capitale mais qui ont été poursuivis et décimés par le brave général Boucher – avatar littéraire du général Boulanger.


Cette époque troublée a été propice à l’émancipation des femmes qui ont bénéficié des bienfaits d’une éducation pour tous et pour toutes, sans distinction de sexe. Au moment où commence le récit, les femmes peuvent voter et être élues, quelle que soit leur condition sociale : « Enfin, pour la première fois, attrait inédit des luttes électorales, le sexe faible, breveté ou non breveté, institutrice garantie ou poissonnière, était admis à voter et à briguer les honneurs du parlement » [3]. Dans cette France du futur, les luttes sociales et politiques initiées par les anarchistes ont donc permis la libération de la femme. Leurs idées s’incarnent dans le personnage de la belle Louise Méru, révolutionnaire dans l’âme, qui exprime tout son mépris pour les formes anciennes de domination masculine, en particulier le mariage et son corollaire : l’enfermement de l’épouse dans son rôle de mère de famille et de femme au foyer.


Cependant, malgré un discours en apparence « réformiste », Alfred de Ferry ne dissimule pas son peu d’enthousiasme pour la société nouvelle, pour ces femmes-garçons à la poitrine plate, pour ces « êtres insexuels » nourris de science économique et dédaigneux des beaux-arts qui voudraient prendre la place des hommes au sommet de l’État. Il note d’ailleurs que, par pure jalousie, les femmes ne votent pas pour les candidates de leur sexe et il se moque des cris aigus poussés par les électrices enjuponnées au cours des assemblées électorales. Derrière les suffragettes du futur se dressent les fantômes menaçants des tricoteuses jacobines et des pétroleuses de la Commune (figures 2 et 3).




Figure 2. Les tricoteuses jacobines, par Pierre-Étienne Le Sueur.


Il est vrai que, dans ce domaine, ce sont les femmes qui parlent souvent le mieux de leur libération, même si c’est de manière métaphorique et dans un style littéraire proche de la Fantasy. C’est le cas de Joëlle Wintrebert dans Chromoville, cette cité repliée sur elle-même et divisée en strates sociales hermétiques identifiées par des couleurs [4]. Quel que soit le niveau choisi, les individus de sexe féminin sont livrés à la tyrannie des mâles dominants. Cependant, quelques figures exceptionnelles revendiquent leur droit à la révolte, telle Narcisse, la belle hétaïre dont le métier est de satisfaire les besoins charnels de ses clients, ou bien Sandyx, condamnée au pilori parce qu’elle refuse les règles imposées par une société patriarcale et sexiste. Éprouvant chaque jour dans leur chair ce qui signifie le mot « exploitation », elles finissent par entraîner derrière elles non seulement les femmes de la cité mais aussi tous les hommes des couches populaires qui ne supportent plus des inégalités sociales présentées par le pouvoir comme une nécessité politique et une source d’équilibre économique.




Figure 3. Les Séides de la Commune, les pétroleuses et les enfants perdus. Frédéric Théodore Lix (© Saint-Denis, Musée d’art et d’histoire — cliché : I. Andréani).


Dans une courte nouvelle de 1969, Pour l’amour de Grace, Suzette Hadden Elgin évoque aussi l’oppression subie par les femmes dans un avenir largement imprégné des couleurs et des coutumes du Moyen-Orient islamique. Pour avoir voulu tenter le concours de Poésie par ordinateur et avoir échoué, Grace est condamnée à la réclusion à vie. C’est sa nièce, Jacinthe, qui va la venger en se présentant à son tour à cette épreuve malgré l’opposition de toute sa famille pour qui une telle audace est un déshonneur. En réussissant là où sa tante avait subi un terrible échec, elle apporte la preuve que la domination exercée par les hommes sur les femmes est injuste — même si elle ne fait que conforter le vieil adage selon lequel toute règle comporte des exceptions.


C’est justement pour éviter d’être de simples exceptions que les Amazones libres imaginées par Marion Zimmer Bradley dans La chaîne brisée (The Shattered Chain), refusent le joug des hommes et font le serment de vivre de manière indépendante en s’opposant aux structures sociales en vigueur sur Ténébreuse. Pour elles, le mariage est un asservissement ou un viol légalisé. Elles refusent donc cette institution oppressive et s’engagent à ne plus jamais porter que le nom de leur mère. Certaines extrémistes choissent même de se faire châtrer pour échapper à leur condition inférieure de femelle, même si leurs consœurs ne les approuvent pas. Leur but est d’aboutir à la libération de toutes les femmes : « J’envisage sincèrement le jour où, sur notre planète, toutes les femmes jouiront des libertés que nous avons conquises et revendiquées dans la Guilde, le jour où elles auront acquis ces libertés dans le respect des lois et non par la révolte et le renoncement » [5].


Les luttes menées par les Amazones libres de Ténébreuses ne sont pourtant qu’un écho lointain de celles qu’ont engagé sur Terre, à partir des années 1960, les membres du Women’s Lib et du MLF et qui ont influencé certains auteurs de science-fiction ou d’anticipation politique. C’est parce qu’elle est proche de ces thèses libératrices que Joanna, l’héroïne des Femmes de Stepford, est résolue à ne se livrer à aucun travail domestique et veut s’accomplir personnellement grâce son travail d’artiste et de photographe. Avec son amie Bobbie, elle essaie de résister et organise des réunions avec les femmes au foyer de la petite communauté mais celles-ci se déclarent ravies de leur sort et ne veulent pas écouter des propos scandaleux qui remettent en cause l’ordre établi et la suprématie de leurs petits mâles de banlieue (figure 4).




Figure 4. Malgré tous ses efforts, Joanna ne parvient pas à convaincre les femmes de Stepford de sortir de leur condition aliénante (© Bryan Forbes, The Stepford Wives, 1975).


Margaret Atwood va encore plus loin dans La servante écarlate (The Handmaid’s Tale), quand elle évoque le temps où les femmes pouvaient encore revendiquer leurs droits et tentaient par tous les moyens d’arracher aux mâles une parcelle de leur pouvoir. Une de ses résistances était la propre mère de Devred qui, avant la mise en place de la République théocratique et machiste de Giléad, s’habillait comme un garçon, refusait tous les artifices de la séduction féminine imposés par les règles sociales en vigueur et brandissait des pancartes pour réclamer le libre choix des femmes à la contraception et à l’avortement.


L’inversion des normes de domination


La science-fiction a néanmoins le mérite de pouvoir aller jusqu’au bout de ses propositions et, dans de très nombreux cas, la guerre des sexes aboutit à la disparition de l’ordre patriarcal antérieur.


Il est vrai que, comme on l’a vu dans une précédente chronique, loin de refléter un point de vue féministe l’inversion des normes d’oppression peut correspondre à un signal d’alerte envoyé aux mâles dominants. Cette position réactionnaire est clairement affirmée dans le roman de Walter Besant, The Revolt of Man (1882), dont l’action se situe en Angleterre, après l’effondrement de la civilisation industrielle qui a atteint son apogée à la fin du XIXe siècle : « Comme les filles à l’école, toute le monde avaient étudié la Grande Transition et comment s’était effectué le transfert du Pouvoir qui avait marqué le dernier et le plus haut degré de la civilisation : la substitution progressive des hommes par les femmes dans les plus hautes charges ; l’expansion de la nouvelle religion ; l’abolition de la monarchie ; l’introduction d’une pure théocratie au sein de laquelle la Femme Parfaite idéale a remplacé la personne du souverain ; les sages mesures grâce auxquelles la force rude et brutale des hommes a été réduite à l’obéissance » [6].


Dans cette époque future qui fonctionne comme un miroir inversé de la société victorienne, les femmes sont au Parlement et à l’Université. Elles dirigent les entreprises, gouvernent l’État et sont les seuls chefs de famille. Les hommes, en revanche, sont soumis à leur autorité à la fois morale et juridique. Confinés aux tâches domestiques, ils doivent faire la cuisine, s’occuper des enfants et assurer humblement l’entretien de la maison. Bien entendu, ils n’ont qu’un accès limité à l’éducation car celle-ci risquerait de les pousser à contester l’ordre établi.


Un tel roman pourrait être subversif s’il n’était pas en fait destiné à conforter le lecteur dans ses préjugés sur le sexe féminin, plus doué d’instinct que de réflexion et finalement désireux de reprendre sa juste place au sein d’un monde dirigé par la seule force spirituelle qui lui importe : l’amour. Ce n’est donc pas un hasard si, après de nombreuses péripéties et une révolution menée tambour battant par Lord Edward Chester pour éviter d’épouser la vielle duchesse de Dunstanbourgh, l’ouvrage se conclut par ce cri hautement symbolique poussé par des milliers de poitrines patriotes, hommes et femmes confondu-es : « God save the King ! ».


La position d’Ursula Le Guin est complètement différente dans The Word for World is Forest où, sur la planète Athshe, ce sont les femmes (Headwomen) qui sont en charge du gouvernement et qui assurent la continuité nécessaire entre le monde des rêves et cette entité fluctuante que les Terriens matérialistes appellent la réalité [7]. Mais il est vrai que cette critique acerbe de l’aventure coloniale européenne transposée dans l’espace ne met pas la question du genre au centre du récit.


À l’inverse, en s’inspirant librement d’un roman de Stefan Wul consacré à la colonisation brutale d’une exoplanète peuplée d’humanoïdes déroutants, Yann et Didier Cassegrain ont introduit la question du genre là où on ne l’attendait pas. On y apprend en effet que, « après des siècles de domination masculine émaillés de guerres, viols, rapines, pillages et autres joyeusetés […], les hommes ont été déchus de leur souveraineté et les femmes ont pris le pouvoir ». Ce sont donc des soldats de sexe féminin, mais dotés de prénoms masculins, qui vont apporter aux sauvages de Zarkass les bienfaits de la civilisation terrienne — preuve s’il en est besoin que le sexe ne fait rien à l’affaire, quand on est con, on est con (figure 5).




Figure 5. Louis et Marcel, deux terriennes dans la jungle de Zarkass (Yann et Didier Cassegrain, Piège sur Zarkass 1. Une chenille pour deux, Roubaix, Ankama Éditions, Les univers de Stefan Wul, 2012, p. 18).


L’inversion des rapports de genre prend une tournure beaucoup moins ludique dans Le rivage des femmes (The Shore of Women) où Pamela Sargent imagine une Terre post-apocalyptique entièrement dominée par les représentantes du sexe féminin (figure 6). Alors que les mâles vivent dispersés ou regroupés en petites tribus privées de ressources et de technologie, les femmes entretiennent la flamme de la civilisation dans des cités fermées, complètement isolées du monde extérieur. Elles utilisent le sperme des sauvages pour perpétuer l’espèce, mais si les petites filles nées de cette union sont gardées dans la cité, les garçons sont ensuite expulsés et rendus à leurs pères biologiques, objets de railleries et de mépris.




Figure 6. Couverture de The Shore of Women de Pamela Sargent, édition de 2004. L’homme sauvage s’agenouille devant l’image de la Déesse, image sacralisée de la femme qui a imposé son pouvoir sur un monde masculin retourné à la barbarie.


Ce roman féministe est d’autant plus engagé qu’il aborde de manière explicite la question de la sexualité. Contrairement aux romans de gare écrits par des hommes où les scènes de sexe ne sont qu’un produit d’appel destinées à satisfaire la libido mesquine du lecteur, Pamela Sargent donne un sens à la fois social, culturel et politique aux multiples expériences sexuelles qui jalonnent son récit et dont certaines sont, aux États-Unis, toujours condamnées par certains états.


C’est en particulier le cas du sexe oral, déclaré illégal au Kansas, en Pennsylvanie et en Virginie où il est qualifié de « crime contre la nature ». Cela n’empêche pas le vaillant Arvil de faire un cunnilingus à la belle Birana, puis à Birana de lui rendre la pareille et de prendre son pénis dans sa bouche, comme le font habituellement les hommes entre eux. En effet, la séparation presque absolue des sexes dans ce monde futur fait que l’homosexualité est devenue la norme — ce qui incite l’auteure à condamner les préjugés ou les interdits qui prévalaient dans la société antérieure : « Autrefois, c’étaient les femmes qui aimaient les femmes et les hommes qui aimaient les hommes qui étaient considérés comme anormaux […] à croire que nous tenons à créer des mondes dans lesquels certaines formes d’amour sont acceptées et estimées alors que d’autres sont méprisées » [8].


Le même scénario post-apocalyptique est utilisé par Elisabeth Vonaburg dans Chroniques du Pays des Mères, puisque là aussi la Terre a été dévastée par la folie des hommes et des territoires entiers sont encore contaminés par les radiations atomiques (figure 7). Dans ce monde en ruine, après avoir abattu les derniers remparts de la société patriarcale, les femmes ont réussi à construire une société plus pacifique dont elles occupent le sommet en essayant de perpétuer l’espèce malgré des taux élevés de mortalité infantile. Les mâles coupables sont placés dans une situation inférieure même si les plus chanceux sont choisis pour ensemencer les Mères. Comme dans Le rivage des femmes, l’acte sexuel est souvent présenté de manière crue (mais jamais complaisante), comme s’il s’agissait pour l’auteure d’une sorte de libération textuelle. Entre elles, les filles et les femmes de la cité utilisent souvent des godemichets mais elles peuvent faire appel à des géniteurs sains qui, le temps d’une saillie, retrouvent leur position dominante : « Selva à quatre pattes, en appui sur les coudes. Et le Mâle… à califourchon sur elle ? Non, derrière elle, à genoux. Il la tient par les épaules, il a les doigts enfoncés dans ses épaules, et il la pousse par à-coups violents » [9].




Figure 7. Couverture de Chroniques du Pays des Mères d’Elisabeth Vonaburg (édition de 1996).


Le point de départ du roman de Sheri S. Tepper, Un monde de femmes (The Gate to Women’s Country) ressemble lui aussi à celui de Pamela Sargent mais l’inversion des relations de genre s’établit selon des modalités différentes (figure 8). Dans un monde futur où les dernières cités se font perpétuellement la guerre, les hommes s’estiment supérieurs parce qu’ils pratiquent le métier des armes. Dès leur plus jeune âge, les enfants de sexe masculin sont logés dans la garnison et, à l’heure de décider de leur avenir, c’est un déshonneur pour eux que de choisir la « Porte des Femmes » au lieu de se consacrer à l’art de la guerre.




Figure 8. Couverture de The Gate to Women’s Country de Sheri S. Tepper (édition de 1999.


Cependant, la véritable source du pouvoir est masquée par un voile d’ignorance. Malgré des lois iniques qui leur imposent une attitude soumise et les astreignent à des tâches harassantes, ce sont les femmes qui dirigent la cité parce qu’elles sont les seules à avoir accès aux bibliothèques et donc à la connaissance. Les élues du Conseil cherchent d’ailleurs à abolir la guerre et à rétablir l’égalité entre les sexes comme cela existait, dit-on, dans certaines sociétés d’avant l’apocalypse — même s’il faut pour cela en passer par l’élimination de la plus grande partie de ces guerriers arrogants, imbus de leurs prérogatives.


Cette inversion simple des valeurs, finalement assez vaine puisque la domination féminine n’a pas plus de légitimité que l’oppression masculine, peut conduire à l’établissement d’une véritable dictature déguisée en utopie. C’est la situation que dénonce Joëlle Wintrebert dans Pollen, où presque tous les hommes vivent à part sur un satellite artificiel tandis que les femmes règnent sur un monde de paix et d’harmonie, une utopie amère fondée sur l’exclusion, la discrimination, le meurtre et le mensonge [10].


Des sociétés enfin égalitaires ?


De fait, si la revanche future des femmes doit passer par un simple renversement des schémas de domination, on ne peut pas dire que la question des inégalités de genre sera réglée, bien au contraire. Une fausse solution pourrait être l’occultation des différences physiques entre hommes et femmes au sein d’une société où les individus ne seraient plus que les pièces indistinctes d’une vaste machine, comme dans le premier long-métrage réalisé par George Lucas, THX 1138 (figure 9) [11]. Cependant, dans le domaine des relations genre, l’une des formes nécessaire (mais pas suffisante) de l’égalité n’est pas l’abolition des différences mais bien la reconnaissance réciproque de leur légitimité.




Figure 9. Dans l’univers aseptisé de THX 1138, hommes et femmes sont habillé-es de la même manière. Une combinaison blanche masque leurs formes et leurs crânes sont rasés. Ils/elles prennent à leur insu des drogues qui éliminent leurs pulsions sexuelles, considérées comme criminelles par les maîtres occultes de la cité (© George Lucas, THX 1138, 1971).


C’est donc une nouvelle fois à la racine qu’il faut prendre le mal, comme l’avait fait en son temps Edward G. Bullwer Lytton dans La race à venir (The Coming Race), quand il imaginait un monde souterrain habité depuis des millénaires par une race d’êtres humains aux capacités psychiques remarquables. Il y décrit une société bien différente de celle de la surface, une société où les mâles (les Ana) ne prétendent pas dominer les femmes (Gy-ei) et où toutes les professions sont ouvertes aux deux sexes : « Les Gy-ei jouissent d’une parfaite égalité de droits avec les Ana ; égalité que certains philosophes en sont encore à réclamer sur la terre » [12].


En 1888, la question de la nécessaire égalité entre les sexes a été posée de manière beaucoup plus approfondie par Edward Bellamy dans son roman d’anticipation Looking Backward qui met en scène une utopie socialiste où les frontières de classe ont été abolies et où l’économie fonctionne enfin pour le bien de tous les citoyens et de toutes les citoyennes. Dans un monde affranchi des règles aliénantes du capitalisme, les femmes sont considérées comme les égales de leurs partenaires masculins même si c’est le docteur Leete (un homme), agissant de manière inconsciente comme le véritable maître de sa maison (malgré ses professions de foi progressistes), qui apprend à Julian West quelle est la place des femmes au sein de la nouvelle société bostonienne.


Celles-ci font en effet partie intégrante du système de production et sont, comme les hommes, membres de l’Armée industrielle (Industrial Army) dont le seul but est de fournir les biens nécessaires à tous les individus qui composent la société. Chez Bellamy comme chez Engels à la même époque, l’intégration des femmes à la production sociale est donc un facteur d’émancipation — même si pour Engels cette émancipation se fait dans un cadre capitaliste qui implique l’exploitation de la main-d’œuvre salariée : « Ici déjà, il apparaît que l’émancipation de la femme, son égalité de condition avec l’homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu’elle devra se borner au travail privé domestique. Pour que l’émancipation de la femme devienne réalisable, il faut d’abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle sociale et que le travail domestique ne l’occupe plus que dans une mesure insignifiante. Et cela n’est devenu possible qu’avec la grande industrie moderne qui non seulement admet sur une grande échelle le travail des femmes, mais aussi le requiert formellement et tend de plus en plus à faire du travail domestique privé une industrie publique » [13].


Contrairement aux modes de production capitalistes que dénonce Bellamy (ce qui lui a valu les critiques de ses contemporains), l’Armée industrielle du futur prend en compte les capacités et les nécessités des ouvrières de sexe féminin et ne leur impose pas des tâches physiques trop lourdes. Leurs journées de travail sont plus courtes et on leur accorde plus de temps de repos. Quant aux femmes mariées, elles ne sont plus obligées de quitter leur emploi et de se replier dans la sphère domestique dénoncée par Engels, écrasées par les tâches ménagères, réduites au rôle de servantes de leurs maris et de leurs enfants. Le bon Dr. Leete souligne même qu’on leur a construit un monde à leur mesure pour qu’elles puissent enfin se sentir heureuses — ce qui est une forme de paternalisme.


Cette reconnaissance de l’altérité féminine permet aux hommes de justifier la position ambiguë qu’elles occupent au sein d’un système productif présenté comme égalitaire mais dans lequel elles ne sont considérées que comme une force d’appoint. Cependant, leur situation en l’an 2000 (chronologie du roman de Bellamy) est incontestablement meilleure qu’à la fin du XIXe siècle, quelque que soit la classe sociale considérée : « Aujourd’hui, on n’entend plus une seule femme dire qu’elle voudrait être un homme, ni des parents désirer avoir un garçon plutôt qu’une fille. Nos filles envisagent leur carrière avec autant d’ambition que nos garçons. Et quand vient l’heure du mariage, ce n’est plus pour elles une prison » [14].


Au cours des années 1960-1970, la science-fiction a reflété et parfois anticipé les luttes engagées par les femmes pour obtenir la reconnaissance de leurs droits. C’est le cas de Vonda McIntyre qui, dans son roman Le serpent du rêve (Dreamsnake), a proposé une vision plus apaisée des relations hommes femmes dans un futur post-apocalyptique encore marqué par la guerre nucléaire [15]. Elle y aborde la question essentielle de la liberté sexuelle et parle sans fausse pudeur des pratiques amoureuses de Snake, son héroïne. En permettant une sexualité épanouie sans risque de grossesse, les méthodes contraceptives du futur (grâce à la technique du biocontrôle) ont facilité la libération non seulement des femmes, mais aussi des hommes accusés par leurs compagnes de ne pas réussir à se contrôler.


Le roman très engagé de Marge Piercy, Woman on the Edge of Time, va beaucoup plus loin en ce sens que le récit de Fantasy imaginé par Vonda McIntyre. En effet, dans les États-Unis de 2137, les relations de genre ont radicalement changé et Connie, la voyageuse temporelle, perçoit difficilement la différence entre hommes et femmes car leurs habits ne sont plus des marqueurs sexués. Elle doit attendre que Luciente lui précise qu’elle est de sexe féminin pour qu’elle commence à percevoir ce qui, sur le plan physique, pourrait la distinguer d’un homme : des joues douces et dépourvues de barbe, de longs cheveux noirs qui lui tombent sur les épaules… Mais s’agit-il de signes décisifs ou plutôt le reflet de ses représentations culturelles de la féminité ?




Figure 10. Kit d’allaitement porté par Robert de Niro dans Mon beau-père, mes parents et moi (© Jay Roach, 2005).


D’ailleurs, hommes et femmes partagent les mêmes tâches et peuvent décider, quand ils ou elles veulent, de porter les vêtements traditionnellement destinés à l’un ou l’autre sexe. L’amour, qu’il soit homosexuel ou hétérosexuel, est complètement libre. Pour éviter les tensions entre parents et enfants, ou entre pères et mères, les familles ont été déstructurées. Certaines femmes (les kidbinders) ont choisi de s’occuper de tous les enfants qu’on veut bien leur confier. Mieux encore, grâce aux progrès de la médecine, hommes et femmes peuvent jouer indifféremment le rôle de père ou de mère en donnant le sein à leur progéniture (figures 10 et 11). Cette vision choque profondément Connie, femme latina élevée dans la tradition catholique et pour qui donner la vie et allaiter son enfant est une prérogative de son sexe. Comme un écho lointain au « je suis une femme » de Simone de Beauvoir, elle s’emporte contre cette atteinte à son identité : « Elle était en colère. Oui, comment n’importe quel homme pouvait-il oser partager ce plaisir ? Ces femmes pensaient qu’elles avaient gagné, mais elles avaient abandonné aux hommes le dernier refuge des femmes. Qu’y avait-il de spécial à être une femme ici ? » [16].




Figure 11. Quand internet transforme l’homme en mère nourricière : un étudiant suédois allaite son bébé [17].


La question d’une supposée « identité » féminine transcendante (et de son équivalent masculin) dont l’existence justifierait les différences entre les sexes est un thème important de la science-fiction considérée comme un miroir des sociétés contemporaines : on a vu la place que, dans ce domaine, l’opposition nature/culture occupait chez Philip Wylie (The disappearance) ou Theodore Sturgeon (Vénus plus X). Dans The Dispossessed, sans faire de la question du genre et de l’égalité entre les sexes le centre de son propos, Ursula Le Guin met en parallèle la situation des femmes sur la planète Urras et sur la lune d’Anarres afin d’opposer les points de vue, les règles et les pratiques sociales au sein d’une société capitaliste et d’une société anarchiste. C’est ainsi qu’à Nio Esseia, une métropole de cinq millions d’habitants, la femme occupe une situation d’infériorité chronique et institutionnelle, alors que sur Anarres elle participe pleinement aux activités sociales et productives.


Cette situation de complète égalité apparente ne résout pourtant pas tous les problèmes car, aux yeux de certains Odoniens [18], les mentalités féminines restent soumises à leur capacité physiologique de tomber enceinte et de faire des enfants — ce qui aiguise leur sens de la propriété : « Ce qu’un homme veut, c’est la liberté. Ce que la femme veut, c’est la propriété. Elle ne vous laissera partir que si elle peut obtenir quelque chose en échange. Toutes les femmes sont des propriétariennes » [19].


Du deuxième au troisième sexe


Si même dans une société anarchiste on ne peut plus avoir confiance aux femmes, où allons nous ? La réponse est peut-être dans la recherche d’une troisième voie (et d’une quatrième, ou d’une cinquième…) qui permettrait d’en finir une fois pour toute avec les rapports de domination liés à la guerre des sexes. C’est ainsi que dans article ironique et provocateur publié en 1993, Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, la biologiste et historienne des sciences Anne Fausto-Sterling proposait de remplacer nos sociétés divisées en deux sexes par un système à cinq composantes : les hommes, les femmes, les herms (véritables hermaphrodites), les merms (pseudo-hermaphrodites masculins) et les ferms ou pseudo-hermaphrodites féminins [20]. Dans un ouvrage plus récent, Corps en tous genres. La Dualité des sexes à l’épreuve de la science, elle souligne qu’il existe en ce domaine un continuum sexuel dont les riches nuances sont occultées, pour ne pas dire réprimées, par une interprétation duale des rapports de genre [21].


Un siècle avant Anne Fausto-Sterling, le grand Camille Flammarion avait envisagé lui aussi la possibilité de transgresser les lois du genre pour tenter de bâtir une société plus juste et plus égalitaire. C’est la réflexion à laquelle il invite ses lecteurs dans son roman philosophique Uranie, publié pour la première fois en 1889 et dont le héros est transporté en esprit jusqu’à une planète appartenant au système solaire de gamma d’Andromède. Sur ce monde dominé par la couleur bleue, il découvre des êtres intelligents ressemblant à des libellules aux longues ailes translucides. Uranie lui apprend alors qu’ils sont androgynes et, devant son air stupéfait, souligne en souriant que « ce sont de grands troubles de moins dans une humanité » [22].


Cette fascination ancienne pour les sexes flous a largement inspiré la science-fiction. Les uns, tel Jean-Louis Lemay, ont surtout utilisé la figure de l’hermaphrodite pour multiplier les descriptions de créatures exotiques à la sexualité débordante : « Elle était belle comme une fille, avec ses yeux fauves étirés vers les tempes et à peine bridés […] Un corps de garçon, avec le ventre plat, les muscles à peine apparents, le pubis bien marqué, d’où émergeait le pénis au repos, précédant les lèvres chastement closes de son intimité féminine. » [23].


D’autres, comme Joëlle Wintrebert dans Chromoville, pensent que l’hermaphrodisme peut être une solution pour résoudre les conflits de genre en plaçant tous les individus sur un pied d’égalité. Elle imagine ainsi que les Saïs, qui finiront par prendre le pouvoir, sont des humains dont les gènes ont été modifiés afin d’en finir avec toutes les formes d’oppression que subissent les femmes dans la cité fermée où s’entassent les survivants de l’apocalypse. Ni hommes, ni femmes, ce sont des créatures hybrides comme celles qui, depuis l’Antiquité, suscitent la curiosité, le désir ou le dégoût des individus que l’on considère comme « normaux » dans une société bien ordonnée et sexuellement duale (figures 12 et 13).




Figure 12. L’hermaphrodite endormi-e du Palazzo Massimo (Rome).




Figure 13. Mutant hermaphrodite dans Morbus Gravis de Paolo Eleuteri Serpieri (Paris, Dargaud, p. 19).


De manière beaucoup plus ambiguë, c’est le parti pris par Theodore Sturgeon dans Venus plus X dont le héros, Charlie Johns, croit avoir été capturé et projeté dans le futur pour y découvrir le pays merveilleux de Ledom, habité par des hermaphrodites bienveillants [24]. Comme les Triernes de Pargela, les Ledom disposent de deux sexes qui leur permettent d’enrichir leurs expériences sensuelles, mais surtout d’éviter les souffrances physiques et psychologiques provoqués par la domination d’un sexe sur l’autre. Charlie Johns croit d’abord que ces créatures hybrides sont le produit d’une mutation génétique mais ses interlocutrices finissent par lui avouer qu’elles sont en fait des êtres artificiels, opérées dès leur plus jeune âge. Elles ont choisi de vivre à l’écart du monde afin de développer, en complète autarcie, une civilisation fondée sur la non-violence et le respect de l’autre.


Envoyé comme représentant de l’Ekumen sur la planète Gethen-Nivôse, Genly Aï est confronté au même problème dans La main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin. En tant qu’homme habitué à penser selon les divisions sexuelles de notre espèce, il découvre une nouvelle humanité androgyne ou hermaphrodite dont les membres sont généralement « neutres » mais qui suivent un cycle mensuel culminant le 22e ou 23e jour avec la période du kemma.


Au moment du kemma (qui correspondrait chez les animaux à l’époque du rut), les sécrétions hormonales des Géthéniens sont fortement stimulées et, de manière aléatoire, leurs organes sexuels s’engorgent ou s’atrophient pour devenir mâles ou femelles. Cet hermaphrodisme périodique leur a permis de construire une société à la fois plus équilibrée et moins brutale : « Pas d’attentats sexuels, pas de viols. Comme chez la plupart des mammifères à l’exception de l’homme, il ne peut y avoir copulation que sur invitation et par consentement mutuel […] Pas de division de l’humanité en forts et en faibles, protecteurs et protégées, êtres dominateurs et créatures soumises, maîtres et esclaves, éléments actifs ou passifs » [25].


Cette évolution (pour ne pas parler de révolution) peut néanmoins être brandie comme une menace par des auteurs plus traditionnalistes (pour ne pas dire réactionnaires) pour qui la société doit être fondée sur des valeurs sûres et en particulier sur la famille classique composée d’un papa et d’une maman, comme chez les partisans et les partisanes de la « Manif pour tous » opposées au mariage gay et lesbien (figure 14). C’est le cas de Max-André Rayjan qui évoque les temps futurs où la femme sera devenue « l’égale de son mari » [26], première étape vers l’abolition des différences de genre et sa conséquence rendue inéluctable par loi du 17 novembre 2097 : l’obligation pour tous les êtres humains de donner des naissances à des créatures androgynes en modifiant les chromosomes du fœtus par un traitement hormonal et biochimique.




Figure 14. « On ne ment pas aux enfants » : défilé des partisans de la « Manif pour tous, le 13 janvier 2014.


En effet, comme l’explique le professeur Piet Andria à ses collègues de la clinique paragénétique de San Francisco, il est temps de dépasser les frontières de genre et d’en finir avec le masculin, le féminin et surtout avec la catégorie répugnante des homosexuels dégénérés qui sont à la fois des « ratés » et des « tarés ». En créant artificiellement des êtres humains équipés d’organes mâles et femelles on réussira à effacer les ultimes barrières de l’inégalité et le « quatrième sexe » ouvrira une ère nouvelle de justice et de paix après des siècles d’oppression [27]. Heureusement (selon l’auteur), face aux androgynes pervers et calculateurs qui vont peu à peu accaparer tous les pouvoirs sur Terre, la résistance s’organise dans les colonies martiennes où, pour le plus grand bonheur de tous, la loi oblige les femmes à rester au foyer et à s’occuper des enfants.


Face aux résistances de l’Ordre moral, une autre manière de contourner les règles faussement naturelles qui régissent les rapports de genre peut être la capacité pour un individu de changer radicalement de sexe. Encore une fois, contrairement aux apparences, rien de neuf sous le Soleil puisque Ovide lui-même, dans le livre IX de ses Métamorphoses, raconte comment la jeune Iphis a obtenu d’Isis la grâce d’être transformée en homme afin de pouvoir épouser la belle Ianthé. Elle n’est d’ailleurs pas la seule dans ce cas puisque le grand devin Tirésias, dans sa jeunesse, avait vécu plusieurs années dans le corps d’une femme (figure 15).




Figure 15. Tirésias est transformé en femme par Athéna pour le punir d’avoir tenté de violer une prêtresse (Christian Rossi et Serge Le Tendre, Tirésias 1. L’outrage, Paris, Casterman, 2001).


Camille Flammarion avait envisagé une hypothèse semblable dans son roman spirite, Uranie, quand il évoquait la possibilité d’un échange des âmes, en particulier pour deux époux désireux de renouveler leur amour l’un pour l’autre : « L’âme de l’époux vient habiter le corps de l’épouse, et réciproquement, pour le reste de leur existence. L’expérience intime de la vie devient incomparablement plus complète pour chacun des deux » [28]. Si Jupiter avait pu faire pareil, il n’aurait pas demandé à Tiresias, expert en la matière, qui de l’homme ou de la femme éprouve le plus de plaisir à faire l’amour…


Cet auto-échangisme oscillant entre mysticisme et génétique est finalement la solution choisie par Elisabeth Vonarburg dans Le silence de la cité pour son héroïne, Élisa, fabriquée par les scientifiques de la Cité à partir de gènes de mutants : « La répartition des sexes ? Le problème n’existe plus, Elisa, ta simple existence le pulvérise. Femme, homme, plus de problème, on devient ce qu’on veut être ! Extraordinaire ! » [29]. Désireuse de rendre espoir à une humanité au bord de l’abyme, elle parvient à son tour à produire des bébés qui pourront changer de sexe à volonté et connaître dans leur chair l’expérience d’être alternativement homme ou femme [30].


C’est ainsi que, grâce à la science-fiction, toutes les nuances invoquées par Anne Fausto-Sterling pour illustrer la complexité des formes sexuelles qui caractérisent une humanité trop attachée à mettre en valeur ce qui sépare au lieu de souligner ce qui unit se trouvent synthétisées dans un seul et même individu. Tour à tour hommes ou femmes, délivrés de nos entraves psychologiques et de nos tabous sociaux ou culturels, les hermaphrodites du futur peuvent aussi alterner entre hétérosexualité ou homosexualité, ce qui leur permet d’embrasser la totalité de l’univers queer sans avoir à renoncer aux plaisirs démodés que chantait en son temps Charles Aznavour.


***
C’est pourtant à ce niveau que le message des études contemporaines sur le genre (ainsi que leur reflet dans les œuvres de science-fiction) commence parfois à se brouiller, comme le fait remarquer Françoise Picq en rappelant l’importance de la dimension politique dans le combat féministe : « Cette insistance mise sur le brouillage des frontières, sur les exceptions à la bipolarité entre les sexes, la contestation radicale des identités de sexe ne risque-t-elle pas, en faisant disparaître « les femmes » comme groupe, d’enterrer le féminisme comme projet politique ? » [31]. En outre, comme dans les travaux sur la justice qui font passer au premier plan la reconnaissance des identités communautaires au lieu de s’intéresser aux inégalités socio-économiques, on peut se demander si la lutte légitime pour les droits des femmes et pour l’égalité entre les sexes ne risque pas d’entrer en conflit avec la notion de lutte des classes, surtout quand on fait du genre une catégorie en soi qui exclut d’autres formes de domination ou d’oppression.


C’est ainsi que, dans un article remarquable consacré à l’Inde comme nouveau paradigme d’un Sud oriental, Djallal Gérard Heuzé n’hésitait pas à considérer que les femmes ne font pas vraiment partie des classes moyennes parce qu’elles vivent dans l’ombre de leurs maris et que, privées (entres autres) des lumières de la langue anglaise, elles sont renvoyées au domaine de la tradition [32]. Cette affirmation pourrait être justifiée s’il n’existait pas de relations hiérarchiques entre les épouses supposées transparentes de la bourgeoisie indienne et les hommes ou les femmes que les règles sociales en vigueur (écrites et non écrites) ont placé sous leur autorité. Face aux employé-es de la maison, l’épouse indienne affirme son statut et exerce son pouvoir de petite ou moyenne bourgeoise sûre de son bon droit — et en cela elle ne se distingue pas de ses consœurs de Mexico, de Dakar ou de Coruscant.


Même si, à niveau socio-économique égal, la femme occupe presque systématiquement une situation inférieure à l’homme, il apparaît donc difficile de penser que l’on peut la libérer de sa condition de femme sans s’attaquer aussi aux classes sociales qui organisent l’ensemble des rapports de domination.


C’est à cette question essentielle que répond Joëlle Wintrebert dans son roman Les Olympiades truquées, quand elle oppose Khandjar à Maël sur le thème de la double guerre des sexes et des classes qui structurait déjà l’intrigue de Chromoville : « Les femmes font une guerre des sexes, pas une guerre des classes. Fais croire au maître et à l’esclave, à servante et maîtresse, que leurs intérêts sont communs, regroupe-les derrière la même bannière biologique, et tu seras l’artisan d’une mystification qui consolide les fondements mêmes du pouvoir […] Ce sont les maîtresses qui s’emparent du pouvoir, pas les servantes. Celles-là se marient ou deviennent visioputes » [33].




Figure 16. Conchita Wurst gagnant-e de l’Eurovision 2014.


Pour une Conchita Wurst qui va porter haut les couleurs du monde queer grâce à son succès au dernier concours de l’Eurovision, combien de Reshmi ou de Shema — couturières mortes dans l’effondrement du Rana Plaza, à Dacca, le 24 avril 2013 ?




Figure 17. Parents brandissant les photos des victimes du Rana Plaza (©Andrew Biraj/Reuters) [34]


[1] Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, Paris, Veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1657, p. 83. En ligne : http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bp..., consulté le 21 mai 2014.


[2] Joëlle Wintrebert, Pollen, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2002.


[3] Alfred de Ferry, Un roman en 1915, Paris, Calmann-Lévy, 1889, p. 3.


[4] Joëlle Wintrebert, Chromoville, Paris, J’ai Lu, 1984.


[5] Marion Zimmer Bradley, La chaîne brisée (The Shattered Chain), Paris, Pocket, Science-Fantasy, 1989 (1976), p. 295.


[6] Walter Besant, The Revolt of Man, WDS Publishing, 2013 (1882), p. 2 (traduction personnelle).


[7] Ursula Le Guin, The Word for World is Forest, New York, TOR, 2010 (1972).


[8] Pamela Sargent, Le rivage des femmes (The Shore of Women), Paris, Robert Laffont, « Ailleurs et Demain », 1989 (1986), p. 381. En suivant une ligne plus radicale (et dans une situation encore plus extrême puisque tous les hommes ont disparu de la planète), Joanna Russ fait l’apologie de l’amour lesbien et condamne la tyrannie du pénis dans The Female Man (1975). De manière plus consensuelle, la question de l’homosexualité masculine et féminine est aussi traitée par Philip Wylie dans The Disapperance (1951).


[9] Elisabeth Vonarburg, 1996, Chroniques du Pays des Mères, Paris, Le Livre de poche, S-F, p. 148.


[10] Joëlle Wintrebert, Pollen, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2002, p.


[11] Daniel Drode fait le même constat dans son ouvrage Surface de la planète, quand les survivants de l’apocalypse nucléaire sortent de leurs tunnels après plusieurs siècles passés sous terre. Ils découvrent des populations marquées par une évolution régressive et où les différences physiques entre hommes et femmes ont presque disparu : « Je relève en particulier quelque absence d’esprit de propriété dans l’attitude des hommes à l’égard des femmes – en somme, c’est suivre la ligne du système : l’égalité va de soi entre les sexes » (Daniel Drode, 1959, Surface de la planète, Paris, Hachette, Le rayon fantastique, 1959, p. 145).


[12] Edward G. Bullwer Lytton, La race à venir (The Coming Race), Verviers, Marabout, 1973 (1873), p. 71.


[13] Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété et de l’État, 1884, p. 81, en ligne : http://www.communisme-bolchevisme.n..., consulté le 22 mai 2014.


[14] Edward Bellamy, Looking Backward, New York, Dover Publications, 1996 (1888), p 126 (traduction personnelle).


[15] Vonda McIntyre, Le serpent du rêve (Dreamsnake), Paris, Le livre de poche, 1979 (1978).


[16] Marge Piercy, Woman on the Edge of Time, London, The Women’s Press, 1979, p. 134 (traduction personnelle).


[17] http://rumeursdabidjan.net/?parcour..., consulté le 22 mai 2014.


[18] Les Odoniens installés sur Anarres suivent la philosophie anarchiste d’Odo.


[19] Ursula Le Guin, The Dispossessed, London, Grafton Books, 1987 (1974), p. 50.


[20] Anne Fausto-Sterling, « The Five Sexes : Why male and female are not enough », The Sciences, March/April 1993, pp. 20–24, en ligne : http://www.fd.unl.pt/docentes_docs/..., consulté le 21 mai 2014.


[21] Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La Dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte/Institut Émilie du Châtelet, 2012.


[22] Camille Flammarion, Uranie, Paris, E. Flammarion, 1891, p. 24.


[23] Jean-Louis Lemay, L’alizé pargélide, Paris, Fleuve Noir, Anticipation, 1980.


[24] Theodore Sturgeon, Vénus plus X, Paris, J.-C. Lattès, 1960.


[25] Ursula Le Guin, La main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness), Paris Robert Laffont, Pocket, S-F, 1984 (1969), p. 105.


[26] Le choix des mots n’est pas neutre puisque cette égalité supposée s’inscrit dans le cadre d’une dépendance légale : le mariage.


[27] Max-André Rayjean, Le quatrième futur, Paris, Fleuve Noir, Anticipation, 1967, p. 51.


[28] Camille Flammarion, Op. Cit, p. 34.


[29] Elisabeth Vonarburg, Le silence de la cité, Paris, Denoël, Présence du Futur, 1981, p. 114.


[30] Dans un univers complètement différent (et sans intention rédemptrice), les sexomorphes des romans d’Ayerdhal, L’Histrion et Sexomorphoses, jouissent de la même capacité biologique. Le pronom personnel utilisé pour parler de ces créatures extraordinaires est d’ailleurs une entorse à la grammaire puisque, sous la forme de « el », il se situe entre « il » et « elle » (Ayerdhal, L’histrion, Paris, J’ai lu, S-F, 1993, p. 65).


[31] Françoise Picq, « Vous avez dit queer ? La question de l’identité et le féminisme », Réfractions 24, p. 5, en ligne : http://refractions.plusloin.org/IMG..., consulté le 26 mai 2014.


[32] Djallal Gérard Heuzé, « Un sud oriental : le cas de l’Inde dans l’invention et l’évolution de la catégorie Sud », dans Autrepart, 2007/1, n° 41, p. 218.


[33] Joëlle Wintrebert, Les Olympiades truquées, Paris, J’ai Lu, 2012 (1998), p. 271.


[34] En ligne : http://www.theguardian.com/world/ga..., consulté le 26 mai 2014.





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