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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

La vie artistique de Marcel DUCHAMP

Marcel Duchamp évoque son rapport à l'art et à la vie. Loin du sérieux des musées et des galeries d'art contemporain, il exprime un esprit ludique.

Marcel Duchamp demeure une figure incontournable des avant-gardes artistiques. Une série d’entretiens avec Pierre Cabanne, publiés en 1967, sont réédités. L’artiste, âgé de 79 ans, revient sur son parcours.

Un refus du petit bonheur conforme

La principale œuvre d’art de Marcel Duchamp, c’est surtout sa vie. Ses créations lui ont surtout permis un refus du travail. « Je considère que travailler pour vivre est un peu imbécile au point de vue économique. J’espère qu’un jour on arrivera à vivre sans être obligé de travailler », affirme Marcel Duchamp. Il a refusé le petit mode de vie bourgeois avec ses contraintes et son confort superficiel, « de ce que l’on appelle une femme, des enfants, une maison de campagne, une automobile ».

Marcel Duchamp né en 1887, dans la bonne bourgeoisie normande. En 1905, il devient ouvrier d’art et imprime des gravures pour être dispensé de deux ans de service militaire. Sa candidature à l’École des beaux-arts est refusée. « Absolument, et j’en suis fier maintenant », commente Marcel Duchamp. Mais, à l’époque, il apparaît comme un jeune bourgeois conformiste qui ne fuit pas encore le petit milieu artistique mais aspire au contraire à s’y intégrer. Il découvre le fauvisme et le cubisme. Il fréquente Montmartre, l’épicentre de la vie artistique. Guillaume Apollinaire et Picasso fréquentent ce quartier qui abrite surtout une bohême artistique en marge de la routine du quotidien et sans soucis du lendemain. « On fait de la peinture parce qu’on veut soi-disant être libre. On ne veut pas aller au bureau tous les matins », précise Marcel Duchamp. En 1909, il expose, pour la première fois, deux toiles au Salon des indépendants. La curiosité guide ce bouillonnement artistique.

Mais c’est surtout la rencontre avec Francis Picabia qui éloigne Marcel Duchamp du milieu des peintres professionnels. Loin de tout conformisme, Picabia vit dans l’excès de l’alcool et de l’opium. L’existence d’un artiste consiste à vivre intensément. Marcel Duchamp refuse le petit bonheur conforme avec femme et enfants pour embrasser pleinement la vie d’artiste. Il refuse de s’enferme dans le cadre du couple et du mariage, avec la routine qui va avec. « Il y avait une question de budget qui intervenait, et un raisonnement très logique : il fallait choisir entre faire de la peinture ou autre chose. Être l’homme de l’art, ou se marier, avoir des enfants, une maison de campagne… », décrit Marcel Duchamp.


Entretiens avec Pierre Cabanne Rire et se taire

Un artiste novateur et dilettante

Le Nu descendant un escalier apparaît comme une provocation érotique pour le petit milieu artistique. Entre 1912 et 1913, ses peintures dont les titres évoquent l’érotisme se multiplient, à l’image de La Mariée mise à nu par les célibataires. Les titres de ses œuvres révèlent des jeux de langage, souvent humoristiques. L’artiste utilise des objets et de nouveaux matériaux, comme le verre. Marcel Duchamp invente le ready made qui permet de construire une œuvre d’art à partir d’objet. Si les conservateurs et autres historiens insistent sur la dimension conceptuelle, Marcel Duchamp évoque plutôt une inspiration ludique. Le hasard doit permettre de sortir du conditionnement et de la routine esthétique. « Le choix des ready-made est toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que sur l’absence totale de bon ou de mauvais goût », précise Marcel Duchamp. La création peut alors sortir de l’étouffoir de l’académisme.

Marcel Duchamp part vivre à New York. Il est déjà connu comme l’auteur du Nu descendant un escalier. Il fréquente des peintres et des poètes, mais pas Arthur Cravan. Marcel Duchamp recherche moins la reconnaissance que la provocation et le scandale à travers ses œuvres. Il découvre le mouvement Dada qui se rapproche de cette démarche. Son ami Picabia développe ce mouvement aux États-Unis, de manière plutôt agressive et anti-art. « Il s’agissait surtout de remettre en question le comportement de l’artiste tel que l’envisageaient les gens. L’absurdité de la technique, des choses traditionnelles », décrit Marcel Duchamp. Dada se diffuse aux États-Unis à travers des bulletins comme TNT revue explosive. Des textes permettent de faire connaître la fameuse Fontaine-urinoir.


Les œuvres de Marcel Duchamp coûtent aujourd’hui chacune une véritable fortune. A l’époque, elles se vendent déjà à plusieurs milliers de dollars. Pourtant, il n’en touche pas un centime. Il peut donner une œuvre pour payer le loyer, mais il ne crée pas dans une logique financière et professionnelle. Il donne quelques cours de français et vend ses anciennes œuvres pour toucher un petit revenu. Mais il s’accommode d’une vie de bohême et de misère. Vivre avec peu d’argent ne l’empêche pas d’être immergé dans le bouillonnement culturel de New York. Mais, en 1918, le patriotisme triomphe avec l’entrée en guerre des États-Unis. L’artiste rejoint alors l’Argentine pour échapper à ce climat militaire.

Marcel Duchamp retourne à Paris en 1919. Il retrouve Picabia et la bande des dadaïstes français. La Joconde crée un nouveau scandale. Marcel Duchamp rajoute une moustache et une barbiche au tableau de Léonard de Vinci pour le désacraliser. Il rajoute les lettres L.H.O.O.Q., à lire phonétiquement. Il crée également un personnage auquel il identifie, pour changer de sexe : Rrose Sélavy. Dès 1922, André Breton écrit un article sur Marcel Duchamp dans la revue Littérature. Les surréalistes contribuent à faire de sa démarche la figure originelle des avant-gardes artistiques.

Marcel Duchamp présente sa conception originale de l’art. Pour lui, une œuvre doit choquer. La réception du public semble aussi importante que l’acte de création. Marcel Duchamp ne fréquente pas les musées et rejette les modes passagères. Pourtant, il accepte que ses œuvres soient exposées dans des musées. « J’ai accepté parce qu’il y a des choses pratiques dans la vie qu’on ne peut pas empêcher. Je n’allais pas refuser. J’aurais pu les déchirer ou les casser, cela aurait été aussi un geste idiot », se justifie l’artiste.




La vie comme œuvre d’art

Marcel Duchamp rejette les valeurs bourgeoises, la culture et l’histoire de l’art dans laquelle il refuse de se plonger sérieusement. « J’aurais voulu travailler, mais il y avait en moi un fond de paresse énorme. J’aime mieux vivre, respirer, que travailler », précise Marcel Duchamp. Il se moque également du modèle de la réussite sociale et de la reconnaissance artistique. Plutôt que de se référer à l’utilité du travail, il préfère se laisser bercer par les plaisirs de la vie. « Je ne considère pas que le travail que j’ai fait puisse avoir une importance quelconque au point de vue social dans l’avenir. Donc, si vous voulez, mon art serait de vivre », exprime Marcel Duchamp.

L’artiste ne reste marié que 6 mois. Il refuse de s’enfermer dans le carcan de la famille, avec une femme et des enfants, et rentrer dans un mode de vie plus conformiste. « La famille qui vous force à abandonner vos idées réelles pour les tronquer contre des choses acceptées par elle, la société et tout le bataclan ! », estime Marcel Duchamp. Il insiste également sur la dimension érotique de son œuvre, contre la religion et les règles sociales.

Marcel Duchamp permet de sortir l’art de la banale peinture à l’huile pour orner les murs d’un salon bourgeois. L’artiste utilise surtout des objets. « L’art prend davantage la forme d’un signe, si vous voulez ; il n’est plus ravalé au niveau de la décoration ; c’est ce sentiment qui a dirigé ma vie », précise Marcel Duchamp.


Les préfaces des diverses éditions de ses entretiens réalisés en avril 1966 évoquent l’importance de Marcel Duchamp, au-delà des diverses interprétations et commentaires des historiens de l’art. « A travers ses actes de créateur Marcel Duchamp n’a pas voulu imposé un langage révolutionnaire nouveau, mais proposer une attitude de l’esprit ; c’est pourquoi ces entretiens constituent une étonnante leçon de morale », observe Pierre Cabanne. Issu de la petite bourgeoisie, l’artiste se libère progressivement de sa famille, de son milieu, de son époque, de l’art de son temps avec ses normes et ses moyens traditionnels. Sa principale œuvre d’art demeure sa vie, puisqu’il a tenté d’échapper au travail et aux contraintes sociales. Sa non-activité semble ludique et il conçoit l’art comme un jeu et une pratique amusante.

Dans une deuxième préface, datée de 1976, Pierre Cabanne évoque la réception de ses entretiens. Les propos de Marcel Duchamp ont scandalisé le petit milieu médiatique et artistique. L’artiste déclare vivre « comme un garçon de café » et semble détaché et indifférent par rapport à son propre mythe. Loin du peintre hautain et avide de reconnaissance, il insiste sur son rapport ludique à l’art et à la vie. Les journalistes et historiens d’art préfèrent un Duchamp momifié et aseptisé pour se contenter de commenter ses œuvres de manière pédante et grotesque.




L’héritage d’une démarche ludique



La démarche de Marcel Duchamp se rapproche de celle de John Cage. Cet artiste réinvente l’expérimentation musicale. Moira Roth le rencontre entre 1971 et 1973 pour sa thèse en histoire de l’art intitulée « Marcel Duchamp et l’Amérique, 1914-1973 ». Elle est accompagnée par William Roth, son mari, sociologue et cinéaste pour réaliser un entretien.

John Cage, comme Marcel Duchamp, accorde une grande importance au hasard dans la création. Il propose des opérations aléatoires.
John Cage confirme le détachement de Marcel Duchamp à l’égard de l’argent et du travail. L’artiste refuse de vendre ses œuvres, à une époque au cours de laquelle se développe un marché de l’art très lucratif. Pour vivre, il se contente de petits boulots. « Il considérait l’attitude bourgeoise qui consiste à avoir un travail et à gagner de l’argent et ainsi de suite comme une perte de temps », confirme John Cage.

John Cage et Marcel Duchamp semblent également indifférents à la critique ou à la reconnaissance de leurs œuvres par le public ou les spécialistes. « Je pense que la société est l’un des plus grands obstacles qu’un artiste puisse rencontrer », estime John Cage. Il dénonce également le public, comme un groupe de consommateurs de spectacles. La séparation et la hiérarchie entre l’artiste et le public doit être brisée. « Je suis ici pour brouiller les distinctions entre l’art et la vie - comme je pense que Duchamp l’était aussi - et entre l’enseignant et l’élève, et entre l’interprète et la public, etc. », précise John Cage.

Un rapport ludique et humoristique à la vie semble également relier les deux artistes. Cette démarche influence notamment Fluxus. « Il prenait le fait de s’amuser très au sérieux. Et l’atmosphère autour de lui était toujours au divertissement », témoigne John Cage. La vie s’apparente à un jeu, tourné vers le plaisir. « Il était parfaitement prêt à ce que la vie n’ait pas d’autre sens que de s’amuser », souligne John Cage. Marcel Duchamp développe des idées libertaires. Il s’oppose à la politique, mais surtout à sa dérive professionnelle à travers la démocratie représentative. Il dénonce la pollution et les conséquences du capitalisme. Il aspire surtout à rendre la vie joyeuse et jouissive. « Et il était pour le sexe et l’humour. Et il était opposé à la propriété privée », précise John Cage.


La société bourgeoise célèbre aujourd’hui Marcel Duchamp. Une exposition s’organise au Centre Pompidou à partir du 24 septembre 2014. Comme pour Guy Debord, la récupération et la muséification permettent de désamorcer la charge subversive d’une démarche qui attaque les normes dominantes. Marcel Duchamp n’est pas un révolutionnaire. Il n’évoque jamais les luttes sociales et semble se désintéresser du mouvement ouvrier. Il devient facile de le cantonner à la sphère artistique.
Mais Marcel Duchamp exprime surtout un état d’esprit de révolte joyeuse, d’individualisme hédoniste et de provocation ludique. Il méprise les normes de la société marchande comme l’argent et le travail. Il refuse de se fondre dans le moule du petit bonheur conforme et de la réussite sociale. Avoir de l’argent et faire carrière semble moins important que jouir de la vie. Mais cette démarche peut devenir inoffensive lorsqu’elle se réduit à choisir un banal mode de vie qui se complaît dans la marginalité. Seule une transformation de la société peut permettre à chacun de vivre pleinement.

Sources :
Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, Allia, 2014
Source : John Cage, Rire et se taire. Sur Marcel Duchamp, entretien avec Moira Roth et William Roth, traduit par Jérôme Orsoni, Allia, 2014

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