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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

L’individu et la société Autonomie et aliénation selon C. Castoriadis

En guise d’introduction : les universités populaires et l’émancipation

Un principe de l’Université populaire au 19e siècle, ravivé par Michel Onfray en 2002, est que le savoir est émancipateur. Pas seulement de manière utilitaire, parce qu’il donne accès à des professions plus valorisantes ou parce qu’il permet de se défendre ; aussi parce qu’il ouvre des horizons d’expérience humaine loin au-delà de la préoccupation quotidienne pour la survie. On a beaucoup de témoignages du fait que les prolétaires révolutionnaires éprouvaient ce besoin d’accéder à d’autres dimensions de la vie humaine, au-delà de la simple survie, c’est-à-dire d’accéder à une culture, au sens large.

Sur le site de l’Université populaire de Caen : « l’Université Populaire retient de l’Université traditionnelle la qualité des informations transmises, le principe du cycle qui permet d’envisager une progression personnelle, la nécessité d’un contenu transmis en amont de tout débat. Elle garde du café philosophique l’ouverture à tous les publics, l’usage critique des savoirs, l’interactivité et la pratique du dialogue comme moyen d’accéder au contenu. »

Un « usage critique des savoirs » ne signifie pas qu’il faut se limiter à apporter des outils pour mieux affronter la réalité politique et sociale, même s’il faut le faire aussi ; dans l’université populaire de Caen, il y a des cours à peu près de toutes les matières : mathématiques, architecture, psychologie, économie, histoire, littérature, musique, et bien sûr philosophie. En ce qui concerne la philosophie, elle n’est pas émancipatrice seulement par sa partie qui s’appelle « politique », elle est émancipatrice en elle-même, parce qu’elle consiste à pousser l’interrogation le plus loin possible, à propos des choses qui semblent le plus évidentes, les plus généralement acceptées, pour vérifier si on a de bonnes raisons de les accepter. Si, par exemple, une philosophie politique se demande comment étendre la reconnaissance sociale à tous les exclus, comment leur accorder la même intégration dans la société, on peut douter qu’il s’agisse d’une bonne philosophie, car elle prend pour acquis que ce qui est souhaitable c’est d’intégrer la société telle qu’elle est. Elle va peut-être développer d’excellentes théories sur les mécanismes de l’exclusion, mais elle ne remplira pas sa tâche propre, qui consiste à mettre en question ce qu’on considère comme la norme, ce dont on ne veut pas être exclu.

Il y a peut-être d’autres conditions pour qu’un enseignement soit émancipateur. Le philosophe Jacques Rancière a mis récemment en doute le fait que la transmission de savoir soit émancipatrice, du moins de la manière dont on la pratique le plus souvent dans le système scolaire. Dans Le maître ignorant, il dit que le fait même de placer un professeur comme intermédiaire entre les matières à apprendre et les apprenants signifie qu’on considère ceux-ci comme incapables d’aborder directement ces matières et d’apprendre par eux-mêmes. On considère qu’il faut leur expliquer, sinon ils ne comprendraient pas, donc on doute de leur intelligence. Or, émanciper c’est précisément faire confiance à l’intelligence de l’apprenant, pour que lui-même ait confiance en ses capacités et de ce fait soit motivé pour les développer au maximum. Rancière fait le pari de l’égalité des intelligences à la naissance (c’est un pari, car on ne peut prouver ni l’égalité ni l’inégalité, puisque tous les tests qu’on pourra faire mesureront les résultats du développement de ces capacités de départ et non ce qu’elles étaient avant tout développement). La thèse de Rancière est que les inégalités d’intelligence surgissent en raison des différences de stimulation des enfants, en particulier de stimulation de leur attention, de leur motivation et de leur effort. C’est un pari intéressant pédagogiquement puisqu’il mène à stimuler de la même façon tous les enfants, en posant a priori qu’ils sont tous également capables. Je nuancerais la conclusion de la thèse en proposant qu’on exige effectivement de chacun qu’il réalise le meilleur de lui-même, mais que ce meilleur ne soit pas nécessairement le même chez tous.

Quant à la question de l’intermédiaire, dans la plupart des cas il s’agit d’un intermédiaire entre l’apprenant et des savoirs exposés dans des livres (ou sur d’autres supports plus récemment). Rancière estime qu’il faut beaucoup plus laisser les apprenants se coltiner tous seuls avec les livres. Or, il faut bien reconnaître que les livres sont déjà des intermédiaires, et qu’ils sont eux aussi plus ou moins explicites, plus ou moins pédagogiques, de sorte qu’on retombe sur la nécessité de l’explication. Avoir affaire aux connaissances sans intermédiaire est impossible par définition dans la transmission humaine, ou alors il faudrait que chaque individu retrouve, à partir de la seule observation, tout ce que des centaines de générations ont petit à petit découvert, compris, élaboré, construit comme un édifice plus ou moins cohérent. Autant dire qu’on n’arriverait jamais à la roue. Ce n’est évidemment pas ce que veut dire Rancière : il veut dire que, dans le cas où il y a des livres, il vaut mieux éviter de venir expliquer le livre au lieu de laisser les lecteurs le comprendre par eux-mêmes.

C’est exactement notre cas ; et donc j’ai besoin de me justifier parce que je trouve que c’est une objection très valable. Ma justification est que, pour la philosophie du moins (ce n’est sans doute pas le cas au même titre pour toutes les matières), l’entrée dans le type de réflexion qu’elle constitue et dans le type de langage qu’elle utilise n’est vraiment pas facile et peut totalement rebuter. On peut répondre qu’il est néanmoins préférable de pousser à consacrer le temps et les efforts nécessaires pour y arriver, même s’il faut recommencer cinquante fois la lecture d’une page. Mais il n’y a pas que ça : il est très facile en philosophie de faire des contresens, de partir sur des fausses pistes, de croire qu’on a compris une idée alors qu’on est à côté (je ne parle pas ici des possibilités d’interprétations différentes). Une des raisons en est que les pensées sont développées à partir de concepts (notions créées pour un certain usage philosophique), et qu’un même mot peut recouvrir des concepts très différents accumulés au cours de l’histoire de la philosophie. Il est donc important qu’au début du moins, quelqu’un soit à la disposition de l’apprenant pour lui préciser le sens d’un concept selon le contexte, l’auteur, le courant philosophique. Un dictionnaire n’aura jamais cette souplesse, cette adaptation à un parcours individuel. D’autre part, il ne faut pas mépriser la question du temps : tout le monde n’a pas des décennies devant lui pour découvrir par lui-même les principaux courants philosophiques, surtout qu’au début c’est extrêmement lent puisque presque chaque mot demande une recherche sur sa signification, qui nécessairement dépend d’une histoire déjà longue. Je pense donc qu’une certaine aide au début est émancipatrice parce qu’elle donne les moyens nécessaires pour ensuite découvrir par soi-même.

Cornelius CASTORIADIS (1922-1997)

Né à Constantinople en 1922, il est élevé à Athènes et y fait des études de droit, d’économie et de philosophie. Pendant la guerre, il fait partie d’une organisation trotskyste et en raison de ses activités politiques il doit fuir le pays en 1945 ; il arrive en France officiellement pour faire une thèse en philosophie. Il entre comme économiste à l’OCDE et y reste jusqu’en 1970, année où il reçoit la naturalisation française, car c’est pour lui une protection pour ne pas être extradé. En raison de cette situation, jusque là il écrit toujours sous pseudonyme, notamment dans la revueSocialisme ou barbarie dont il est le co-fondateur avec Claude Lefort. La revue paraît de 1949 à 1965 ; elle rompt très vite avec la IVe Internationale (trotskyste) et produit des textes critiques qui ont une influence importante sur les milieux militants juste avant 68. Les premiers écrits de Castoriadis sont donc avant tout politiques, critiques par rapport à toutes les formes de marxisme tout en défendant la révolution et l’émancipation. Il devient psychanalyste en 1973 et participe à la création du « IVe groupe », dissidence de l’Ecole freudienne, c’est-à-dire du courant lacanien. De 1981 à 1995, il donne des cours à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), cours qui conjuguent plusieurs disciplines : philosophie, anthropologie, histoire...

Dans son ouvrage principal, L’Institution imaginaire de la société, paru en 1975, Castoriadis dit que son but est politique : c’est de faire avancer la révolution vers une véritable démocratie où tous les individus pourront être autonomes. Pour ce but, il utilise la démarche philosophique parce qu’elle est la seule capable de fournir une élucidation (mise en lumière) des conditions de possibilité de cette révolution. Il s’agit d’examiner ce qui, dans la nature de la société et de l’individu humain, rend possible la réalisation d’un projet politique. En examinant les conditions de l’autonomie, dans l’individu et dans la société, Castoriadis en arrive à la nécessité de créer deux nouveaux concepts, celui d’imaginaire radical et celui de magma. Nous allons y arriver progressivement. La suite de son œuvre comporte six volumes de « Carrefours du labyrinthe », qui sont des recueils d’articles approfondissant chacun des thèmes abordés dans L’institution imaginaire en les adaptant aux nouvelles circonstances, en répondant à certaines objections, etc.

A la fin de sa vie, Castoriadis était devenu très pessimiste sur l’évolution de notre société, comme l’atteste le titre d’une de ses dernières œuvres, La montée de l’insignifiance : la société contemporaine est caractérisée par une perte de sens, une incapacité à se donner de nouvelles valeurs, et de ce fait elle se contente d’une répétition des formes héritées, que ce soit en art, en philosophie ou en politique. C’est le règne du conformisme et de l’apathie, de la résignation à un modèle comme si on avait tout essayé et qu’il ne restait que celui-là comme moins pire. Cependant, son pessimisme ne s’étend pas à l’avenir, car, en vertu de sa conception de l’histoire comme création non déterminée, le futur est absolument imprévisible, et tout peut à nouveau changer très vite.

Autonomie et aliénation dans les institutions sociales

L’autonomie telle que la conçoit Castoriadis est l’opposé de l’aliénation. L’aliénation, c’est littéralement le fait d’être possédé par quelqu’un d’autre (signification que l’on trouve dans l’origine juridique du terme : aliéner un bien, c’est-à-dire le céder à quelqu’un d’autre ; et que l’on retrouve dans l’usage psychiatrique : un aliéné ne s’appartient plus, ne se maîtrise plus). Marx a théorisé l’aliénation du travail ou du travailleur comme étant la perte de la maîtrise sur son propre travail, en particulier sur ses fins, ses conditions et ses bénéfices. Dans le courant du 20e siècle, la notion a été étendue aux autres domaines de la vie humaine, par l’introduction d’une dimension psychanalytique dans la critique politique (voir par exemple les travaux d’Herbert Marcuse : Eros et civilisation, L’Homme unidimensionnel), et par la liaison entre la politique et la vie quotidienne, l’art, la création, notamment sous l’influence de l’Internationale Situationniste et des autres mouvements qui ont fait Mai 68. L’aliénation devient donc, d’une manière générale, la perte de toute capacité de décision et de choix pour sa propre vie, aussi bien privée que publique, sous l’emprise des contraintes extérieures mais aussi du conformisme, du consumérisme, de manque de désir pour des modes de vie qui sortent des voies toutes tracées.

L’aliénation de l’individu ne désigne pas le fait que tout individu est nécessairement formé au sein d’une certaine société dont il reçoit la vision du monde, les valeurs, les modes de vie et de connaissance. Un individu qui ne serait pas influencé par d’autres, qui l’ont précédé dans le monde, est absolument inconcevable. La nature sociale de l’être humain n’est pas un obstacle à l’individualité, mais au contraire on constate qu’un individu ne peut s’épanouir pleinement dans toutes ses dimensions que dans un contexte culturel riche, varié, bénéficiant du maximum de transmission. Mais il y a deux manières de recevoir un héritage culturel : soit en l’adoptant sans l’interroger, soit en le mettant en question et en jugeant ce qu’on veut adopter ou non. Quand un individu demande pourquoi on tient telle représentation pour vraie et pas telle autre, pourquoi on agit de telle façon et pas d’une autre (et vous savez que les enfants posent toujours ce genre de question, ce qui montre que l’être humain n’est pas spontanément passif dans l’acquisition des codes sociaux), il est très rare qu’on lui réponde que c’est par convention et qu’on pourrait très bien faire autrement. La plupart du temps on lui dira que Dieu ou les dieux l’ont voulu ainsi, ou que l’équilibre du cosmos dépend de la répétition toujours identique des mêmes pratiques, ou que c’est la manière qui prend le moins de temps, or le temps c’est de l’argent. Il faut que l’institution sociale soit indiscutable, sinon elle sera constamment changée, or le but de tout pouvoir instituant est de faire durer sa création le plus longtemps possible — peut-être parce que le groupe instituant croit que c’est la meilleure, peut-être parce que ça sert ses intérêts et ça exalte sa puissance. Ici, il faudra distinguer les sociétés homogènes et les sociétés divisées, au sens où dans les sociétés homogènes il y a une adhésion générale aux institutions et leur fondateur ne fait pas partie de la communauté, tandis que dans les sociétés divisées il y a un groupe fondateur bien identifié et qui parfois impose ses institutions par la contrainte au reste de la communauté (mais nous savons que parmi les variantes les plus subtiles de la contrainte il y a la « fabrication du consentement » selon l’excellente expression de Chomsky, sur laquelle il faudra évidemment revenir).

L’aliénation de l’individu n’est pas simplement l’intériorisation de la loi de l’autre, ou du discours de l’autre, mais bien du discours de l’autre non su comme tel, c’est-à-dire dont on croit qu’il est le nôtre, dont on ne se rend pas compte qu’en fait il nous est imposé alors que d’autres sont possibles. L’opposé de l’aliénation ainsi comprise est l’autonomie, littéralement : le fait de se donner à soi-même sa propre loi — loi à comprendre à nouveau au sens large de : vision du monde, valeurs, modes de vie.

La définition est un peu différente pour une société autonome, par opposition à hétéronome ou aliénée. Elle est autonome si elle reconnaît que ses lois (au sens large) ont été établies par elle-même, par un choix qui aurait pu être autre, et non par une obligation extérieure, c’est-à-dire sous l’autorité d’un dieu, d’un ancêtre fondateur, ou d’une nécessité naturelle (des « lois de l’économie » copiées sur les « lois » des sciences physico-chimiques, qui permettent d’atteindre, par la rationalité instrumentale càd le développement des moyens les plus efficaces, un but supposé universel : le bien-être ou l’intérêt individuel, défini implicitement et sans réflexion comme le maximum de confort matériel). En réalité, toute société se donne à elle-même ses propres lois, mais la plupart sont hétéronomes parce qu’elles ne le reconnaissent pas. L’autonomie sociale est la conscience de l’arbitraire du choix des institutions (« institutions », non pas au sens des structures organisant la vie sociale, comme la sécurité sociale ou l’Éducation nationale, mais au sens des convictions qui servent de base à ces organisations ; par exemple, l’institution de l’Éducation nationale repose sur la conviction que le savoir doit être transmis par des professionnels, dans des lieux et en des temps identiques pour tous les enfants ; cette conviction repose à son tour sur la division sociale des tâches et métiers, qui est justifiée par l’étendue des savoirs et des savoir-faire impossibles à posséder par un même individu ; à ce stade on atteint l’autonomie si on choisit consciemment ce qu’on préfère : ou bien favoriser la complexité des savoirs, avec tout ce que ça entraîne comme conséquences pour leur transmission, ou bien favoriser une égalité stricte impliquant les mêmes activités pour tous — et il est bien entendu qu’à l’intérieur de ces deux orientations, il y a encore de nombreuses choix possibles).

Les sociétés autonomes sont très rares ; Castoriadis estime que les premières ont été les cités grecques antiques, avec l’apparition conjointe de la philosophie et de la démocratie ; et ensuite sont réapparues à la fin du Moyen-Age avec l’émergence de petites villes ou petites républiques indépendantes qui voulaient s’auto-gouverner ; depuis lors l’autonomie existe comme projet politique mais n’a plus jamais été réalisée effectivement. On verra aussi plus tard de quelle manière Castoriadis rapproche l’autonomie et la démocratie radicale, car a priori ce ne sont pas les mêmes choses, elles ne sont pas définies par les mêmes caractéristiques.

Pour comprendre pourquoi c’est si difficile de réaliser l’autonomie individuelle et sociale, il faut comprendre comment sont instituées les lois et représentations d’une société, et quel est le rôle des individus dans ce processus.

D’où viennent les institutions d’une société ?

On masque l’aliénation si on pense que les institutions sont simplement des réponses rationnelles et adaptées aux besoins, influencées uniquement par les contraintes naturelles. Or, c’est l’explication la plus simple et la plus spontanée, et en sciences sociales on l’appelle le fonctionnalisme (cf. L’Institution imaginaire de la société, p. 171-174 ; p. 256) : toute institution est faite pour accomplir une certaine fonction et pour fournir une certaine utilité pour le groupe. Peu importe qu’elle ait été fondée consciemment en vue de cette fonction déterminée, ou qu’elle soit apparue par hasard et conservée après qu’on a constaté son utilité, en tous cas elle est un moyen en vue d’une fin. Dans notre société aussi c’est l’explication le plus souvent invoquée pour justifier une institution : par exemple, on dit que l’institution policière et judiciaire est nécessaire parce que la fonction d’arrêter et de punir les criminels doit être remplie, et elle doit avoir les caractéristiques qu’on lui a données pour accomplir au mieux cette fonction. Qu’est-ce qui manque dans ce type d’explication ? D’abord, dans beaucoup de cas l’institution accomplit mal la fonction pour laquelle est sensée avoir été créée, non par un dysfonctionnement qu’on pourrait redresser, mais parce que dans ses principes mêmes elle est inadéquate ; par exemple, si on justifie les peines judiciaires par un but de dissuasion ou d’amendement, l’institution est tout à fait inadéquate, elle n’a pas du tout ces effets. Ensuite, plus fondamentalement, il manque une interrogation sur le fait même que telle ou telle fonction est jugée nécessaire, alors que dans d’autres sociétés elle ne l’est pas, ou est remplie d’une manière extrêmement différente. On postule ainsi une identité des besoins humains ou du moins un noyau inaltérable de besoins, dont on n’est pas capable de comprendre l’extrême variabilité des moyens de les satisfaire.

Il est certain qu’il y a des institutions indispensables pour la survie d’un groupe humain et qu’elles doivent être organisées efficacement. Par exemple, l’organisation de la production de nourriture doit être adaptée aux types de ressources de l’environnement : des peuples habitant le désert ou la montagne ou la banquise ne peuvent décider de fonder toute leur subsistance sur l’agriculture. De même, tout groupe humain doit organiser sa défense contre les dangers et contre la rudesse du climat ; et en outre, il ne peut interdire totalement la fonction reproductive, etc. Il y a un étayage du social sur le naturel, qui signifie que le social doit tenir compte du naturel dans une certaine mesure mais qui ne signifie pas que le social soit déductible du naturel (par ex. les multiples distinctions sociales entre les sexes ne sont pas directement déductibles de la distinction biologique, cf. p. 338-340 ; cf. 341 : l’étayage a lieu seulement sur la première strate naturelle, c’est-à-dire sur les phénomènes observables, mesurables, connaissables par des régularités).

Mais même dans des circonstances similaires, on constate des différences innombrables entre les interprétations des besoins qu’il faut satisfaire, et les manières de les satisfaire. Il faut manger, oui, mais quoi, comment, avec qui, à quelle heure, dans quelle position ? Dans toutes les sociétés, une valeur est données aux différents aliments disponibles indépendamment de leur qualité nutritive — et cela va jusqu’à l’interdit alimentaire de choses à la fois disponibles et nutritives, et aussi à une variante de l’interdit, atténuée mais tout aussi efficace, qui est le dégoût (pour les insectes, les araignées, les vers, les moules ou les escargots...) (v. p. 226-7). D’où l’on peut dire que toute rareté d’un aliment en particulier est une rareté sociale (excès de demande par rapport à l’offre et surexploitation). Même chose pour la défense et pour la reproduction. Dans tous ces choix il y a de larges parts d’arbitraire qui partagent la décision avec la part de nécessité. Castoriadis cite plus particulièrement l’exemple des rituels religieux, dont tous les détails sont strictement prescrits comme s’ils avaient tous la même importance (gestes et paroles, mais aussi l’architecture en croix des églises, le chandelier à sept branches, l’habillement des officiants, la matière et la décoration des objets utilisés...), alors qu’il est clair que le culte pourrait fonctionner aussi bien avec d’autres choix dans tous ces objets et ces actes : l’important c’est qu’il y ait quelque chose de prescrit.

Et de même dans le système pénal : on peut expliquer fonctionnellement l’échelle de gravité des délits, le plus grave étant celui qui menace le plus la survie ou la sécurité ou l’équilibre interne du groupe, mais les peines qui sont fixées pour punir ces délits sont arbitraires. L’important pour l’analyse de l’aliénation, c’est que la part d’arbitraire est donnée pour tout aussi nécessaire et inéluctable que la part de contrainte vitale, de sorte que l’individu n’a pas le droit de la discuter alors même qu’elle pourrait être autrement.

Conclusion concernant le fonctionnalisme des institutions par rapport aux besoins : « Que l’on dise que ce besoin est maintenu constamment insatisfait par le progrès technique, qui fait surgir de nouveaux objets, ou par l’existence de couches privilégiés qui mettent devant le yeux des autres d’autres modes de le satisfaire — et l’on aura concédé ce que nous voulons dire : que ce besoin ne porte pas en lui-même la définition d’un objet qui pourrait le combler, comme le besoin de respirer trouve son objet dans l’air atmosphérique, qu’il naît historiquement, qu’aucun besoin défini n’est le besoin de l’humanité. [...] L’homme n’est pas ce besoin qui comporte son « bon objet » complémentaire, une serrure qui a sa clé (à retrouver ou à fabriquer). L’homme ne peut exister qu’en se définissant chaque fois comme un ensemble de besoins et d’objets correspondants, mais dépasse toujours ces définitions — et, s’il les dépasse (non seulement dans un virtuel permanent, mais dans l’effectivité du mouvement historique), c’est parce qu’elles sortent de lui-même, qu’il les invente (non pas dans l’arbitraire, certes, il y a toujours la nature, le minimum de cohérence qu’exige la rationalité, et l’histoire précédente), donc qu’il les fait en faisant et en se faisant, et qu’aucune définition rationnelle, naturelle ou historique ne permet de les fixer une fois pour toutes. « L’homme est ce qui n’est pas ce qu’il est, et qui est ce qu’il n’est pas », disait déjà Hegel. » (p. 204).

Lors de la séance précédente, je vous avais dit qu’on parlerait aujourd’hui de la position de Castoriadis par rapport au relativisme culturel, question sur laquelle il a été interpellé puisque, par le biais de la notion d’autonomie, il semble valoriser certaines cultures par rapport à d’autres. Mais avant de voir comment il s’est expliqué à ce propos dans des œuvres plus tardives que l’Institution imaginaire de la société, il faut rappeler que le projet même de cet ouvrage-ci est une critique approfondie adressée à sa propre société précisément concernant le type d’imaginaire qu’elle a développé et son occultation.

Il faut d’abord rappeler que le but de Castoriadis est d’agir sur sa propre société pour la transformer, et il est évident qu’il ne se propose pas d’agir sur les autres sociétés ni de dicter à leurs membres la manière dont ils devraient le faire. Puisqu’à la base même de la conception du social-historique développée par Castoriadis se trouve l’affirmation de la diversité, il serait tout simplement absurde de lui prêter l’ambition de leur imposer à toutes un seul modèle. Et même si, comme on le verra, Castoriadis pense qu’il vaut mieux vivre en autonomie qu’en hétéronomie, il y a de multiples manières de réaliser l’autonomie et cela n’équivaut en rien à une homogénéisation culturelle. La seule question qui reste est de savoir au nom de quoi il vaut mieux vivre en autonomie.

Mais avant de l’aborder il faut bien souligner que nous ne vivons pas dans une société autonome. La plupart des membres de notre société, et en particulier ses instances dirigeantes, ne sont pas conscients du fait que notre interprétation fondamentale du monde et de l’homme est une création de notre imaginaire radical exactement au même titre que celle des autres cultures, ni ne sont conscients de la signification imaginaire qui a été instituée comme première ou centrale, de son caractère arbitraire et par conséquent remplaçable. Il est donc nécessaire de préciser d’abord ce qu’est exactement l’imaginaire de la société capitaliste, en utilisant le cadre conceptuel que nous avons découvert lors de la séance précédente, c’est-à-dire : quelles sont les institutions premières qui commandent toute notre vision du monde ? quelle est notre signification centrale autour de laquelle toutes les autres s’organisent et qui elle-même ne symbolise plus rien d’autre ? comment l’autonomie réelle de ces institutions premières est-elle occultée sous un masque de nécessité hétéronome ? et ensuite seulement nous verrons en quoi certains moments de notre histoire ont pu être différents.

J’ai entendu récemment, lors d’un débat, quelqu’un affirmer que nous sommes dominés par le mythe autant que les sociétés dont nous étudions les mythes par l’anthropologie, et qu’il est impossible de sortir du mythe. On peut accepter la première affirmation à condition de comprendre le mot « mythe » dans son sens courant d’illusion, de discours faux, comme lorsqu’on dit « la croissance, c’est un mythe ». Si en revanche, on comprend le mot « mythe » dans le sens précis où l’utilise l’anthropologie, alors cette affirmation est fausse, parce que notre imaginaire n’est pas fondé sur le récit mythique mais sur le récit scientifique, qui ne fonctionne pas du tout de la même façon ; il y a suffisamment d’études éclairantes sur la logique propre de chacune des deux formes de pensée pour qu’on ne les confonde pas. Quant à la deuxième affirmation, selon laquelle il est impossible de sortir du mythe, même si on l’entend au sens de l’illusion, pour Castoriadis c’est faux, car cela voudrait dire qu’il est impossible de sortir de l’aliénation et de l’hétéronomie. En revanche, il est vrai de dire que nous sommes dominés par des illusions, et précisément nous allons voir comment l’illusion qui nous domine le plus profondément est celle de la rationalité.

L’imaginaire du monde moderne

Quelles sont les institutions imaginaires fondatrices dans le monde moderne ? — et entendons par là dans la culture dominante, européenne mondialisée, qui bien sûr n’est pas le tout de l’imaginaire contemporain (v. p. 235-248 ; je développe ci-dessous des précisions qui sont évoquées très rapidement par Castoriadis, comme des évidences). La culture moderne européenne est fondée sur la rationalité et la science. Son rapport au monde est double : scientifique et instrumental. Le rapport scientifique au monde signifie que le monde est quelque chose qu’on veut comprendre et expliquer, dont on veut connaître le fonctionnement et les transformations en mettant en évidence ses régularités et les raisons pour lesquelles les phénomènes se développent nécessairement d’une certaine façon, et en élaborant pour ce faire de multiples méthodes d’observation, d’expérimentation, de vérification. Ce rapport rationnel au monde a été instauré une première fois dans l’Antiquité grecque, puis à nouveau à partir de la Renaissance (après une relative éclipse où la rationalité n’a pas disparu, mais a été mise au service de la religion révélée), et il a été instauré consciemment et volontairement, comme une réaction contre les représentations religieuses et mythologiques. Le rapport à l’homme et à la société est du même type : les sciences humaines et sociales ainsi que la philosophie apparaissent en même temps que les sciences naturelles lors des deux périodes. Là aussi on cherche à comprendre et à expliquer par des raisons, même si l’on ne cherche pas les mêmes nécessités (quoique le degré d’alignement sur les sciences naturelles diffère selon les approches, voir par exemple l’opposition entre neuro-sciences et psychanalyse). Quant au rapport instrumental au monde, il est apparu plus tard et sous l’influence d’autres significations, qu’on pourrait essayer d’identifier, de la même manière que Castoriadis a essayé d’identifier la signification nouvelle nécessaire pour provoquer l’institution de l’esclavage. En effet, par « rapport instrumental » on ne désigne pas l’utilisation du milieu naturel pour survivre, ce qui est commun à tout le vivant, mais l’exploitation illimitée de toutes les ressources de la planète et même au-delà, avec pour but le profit, sans souci de leur perennité, de leur préservation ou d’autres types de jouissance qu’on pourrait en avoir, par ex. esthétique. Cette exploitation est technique et rationnelle au sens d’une rationalité calculatrice : par quels moyens arriver au plus grand rendement avec le minimum de coûts ? C’est cette rationalité-là qui est dominante à l’époque actuelle et qui caractérise majoritairement notre société, et non pas celle de la science, car la science n’est favorisée que si elle contribue au développement technique et par là au développement de l’exploitation ; la science a un rôle subalterne par rapport à la technique et à l’économie. Dans la sphère politique, on peut y ajouter la rationalité procédurale, celle de l’inflation des règlements, des législations, des contrôles, la rationalité formaliste de la bureaucratie.

Les rationalités instrumentale et procédurale poussées à l’extrême sans aucune considération pour leurs conséquences deviennent des pseudo-rationalités, car elles sont dépourvues de sens, et même en arrivent à se retourner contre elles-mêmes, à devenir autodestructrices. La raison en est qu’elles se sont autonomisées, elles fonctionnent toutes seules comme un processus en inertie : « La pseudo-rationalité moderne est une des formes historiques de l’imaginaire ; elle est arbitraire dans ses fins ultimes pour autant que celles-ci ne relèvent d’aucune raison [si sa fin est le profit, c’est-à-dire un désir insatiable immaîtrisé et non interrogé], et elle est arbitraire lorsqu’elle se pose elle-même comme fin, en ne visant rien d’autre qu’une « rationalisation » formelle et vide. Dans cet aspect de son existence, le monde moderne est en proie à un délire systématique — dont l’autonomisation de la technique déchaînée et qui n’est « au service » d’aucune fin assignable est la forme la plus immédiatement perceptible et la plus directement menaçante » (p. 236). L’autonomisation de la technique ne signifie pas qu’au sens propre elle se développe toute seule : il y a des gens qui la développent et d’autres qui la financent et la promeuvent ; il y a des responsabilités humaines à cette avancée, et ce sont ces humains qui agissent de manière inertielle, aveugle et sans fins. S’il y a parfois une fin rationnelle revendiquée pour tout ce déchaînement de moyens, c’est le bien-être commun, mais celui-ci est défini exclusivement comme l’optimum de la production économique, de sorte que la légitimation est circulaire : en vue de quoi faut-il produire toujours plus ? en vue du bien-être de tous. Qu’est-ce que le bien-être de tous ? c’est de produire toujours plus. De ce fait, l’économie capitaliste, qui prétend fonder sa légitimité sur la rationalité et le caractère scientifique, révèle plus que toutes les autres économies la domination de l’imaginaire. On l’a déjà vu à propos des besoins créés par l’imaginaire. On peut y ajouter la domination de l’imaginaire quant à la place assignée aux hommes dans la structure productive. L’économie étant au centre de l’imaginaire, les hommes ne sont considérés par la société que comme des données économiques ; et comme tels ils sont réduits à des indicateurs d’efficacité, mesurés en fonction de leur contribution à la méga-machine productive dont ils ne sont que des rouages. Or, nous l’avons vu à propos de l’apparition de l’exploitation de l’homme par l’homme, considérer un homme comme une chose (la réification), en l’occurrence comme un instrument ou une partie de machine, demande plus d’intervention de l’imaginaire que de le considérer comme un hibou dans un système totémique. Récemment, avec les nouvelles techniques de management, on a assisté au passage de l’image de l’automate à celle de « la personnalité bien intégrée dans un groupe », mais cette adaptation, introduite en vue d’augmenter le rendement, n’empêche pas que les hommes n’ont de valeur « qu’en fonction des statuts et des positions qu’ils occupent sur l’échelle hiérarchique » (p. 240).

De toutes ces observations on peut conclure que le trait le plus spécifique de l’imaginaire moderne est d’être limité au rôle de l’entendement, c’est-à-dire de la faculté qui adapte les moyens à la fin, tandis qu’il « ignore les questions des fondements, de la totalité, des fins, et du rapport de la raison avec l’homme et avec le monde (c’est pourquoi nous avons appelé sa « rationalité » une pseudo-rationalité) ; et il vit pour l’essentiel dans un univers de symboles qui, la plupart du temps ni ne représentent le réel, ni ne sont nécessaires pour le penser ou le manipuler ; c’est celui qui réalise à l’extrême l’autonomisation du pur symbolisme » (p. 240). « Autonomisation du pur symbolisme », car l’homme moderne peut passer tout son temps à considérer des choses complètement détachées du réel comme des tableaux de chiffres, des indicateurs de productivité et de croissance, toutes choses qui n’ont de sens qu’à l’intérieur d’un cadre très étroit, celui de l’entreprise, et qui n’ont plus aucun sens si on se détache de ce cadre. Bien entendu, toutes les organisations économiques ont besoin d’une certaine efficacité et donc d’une certaine rationalité. La grande différence est que, dans les autres sociétés, les préoccupations de la vie sociale sont tout autres, les finalités principales de la vie humaine se trouvent ailleurs et les activités productives y sont subordonnées. Dans ses derniers écrits (fin des années 90), Castoriadis a fini par douter qu’il y ait une rationalité du capitalisme même au sens restreint de la rationalité instrumentale, à cause de son caractère autodestructeur : « la liberté absolue des mouvements du capital est en train de ruiner des secteurs entiers de la production de presque tous les pays » (Figures du pensable, p. 80) ; sans les revendications ouvrières d’augmentation des salaires et de diminution du temps de travail, le capitalisme se serait auto-détruit par incapacité à écouler ses excédents de production (id., p. 91, 108) ; il s’est maintenu en fait malgré tous ses dysfonctionnements et ses irrationnalités ; son refus de tout contrôle et de toute vision au-delà du court terme l’empêchent d’affronter les conséquences écologiques et humaines de son extension aux continents jusqu’ici non industrialisés (id., p. 111). Mais Castoriadis se garde bien de prédire sa chute ou bien la chute de l’humanité dans la barbarie : il conclut que l’avenir dépendra « des réactions et des actions des populations ».

L’institution de la temporalité

Un autre domaine important dans lequel on peut vérifier certaines illusions que la société capitaliste entretient sur elle-même, est celui de la temporalité. C’est un domaine particulièrement important puisque toute société s’inscrit dans une histoire et donc dans une certaine temporalité, et la manière dont on se représente le temps est socialement instituée, c’est une production de l’imaginaire radical. Toute société se donne nécessairement une temporalité explicite, sous une double forme, à la fois identitaire et imaginaire. La temporalité identitaire est la mesure instituée du temps, le calendrier, les repères qui reviennent cycliquement ; la temporalité imaginaire est l’ensemble des significations liées à certains moments particuliers (les dates anniversaires qui commémorent des événements fondateurs, les fêtes liées aux solstices ou aux changements de saisons, les interprétations symboliques des moments du jour comme l’aube, le crépuscule, le midi, etc...). Ces deux temporalités explicites sont étayées sur des phénomènes naturels mais sont très loin de s’y réduire. On peut dire qu’il est impossible qu’un temps institué soit seulement identitaire, sans significations imaginaires en plus, car toute organisation sociale renvoie à des significations imaginaires (par exemple : l’institution identitaire de la semaine divisée en jours de travail et jours de repos fait naître toute une série d’expressions qui sont liées aux sentiments de plaisir et de déplaisir associés au travail et au repos : « le lundi au soleil » ou « la semaine des 4 jeudis » ou « vivement ce soir »). A côté de cette temporalité explicite, toute société développe aussi, par sa propre évolution historique, une temporalité implicite, qui généralement n’est pas consciente. Il s’agit de sa temporalité effective, de la manière dont effectivement elle se transforme avec le temps, selon une vitesse et une régularité qui lui sont propres. De ce point de vue on peut distinguer des sociétés à évolution lente ou rapide, et régulière, sans ruptures brutales, ou au contraire chaotique, à ruptures fréquentes (sur tout ceci, voir p. 307-314). Dans tous les cas, plus il y a d’hétéronomie, plus la temporalité effective est niée et contredite par la temporalité explicite. Par exemple, les sociétés fondées sur le mythe refusent de reconnaître qu’elles évoluent, elles nient toute temporalité créatrice c’est-à-dire porteuse de nouveauté : la temporalité ne peut être qu’un éternel recommencement des mêmes événements. Ce refus est lié à leur type d’hétéronomie, puisque leur fondation est considérée comme transcendante, sacrée, et par là immuable. Il est vrai qu’il y a des mythes qui racontent des transformations, mais ce sont les anthropologues qui cherchent à les mettre en rapport avec des événements historiques, pas les peuples eux-mêmes. A l’opposé, notre société, dont l’évolution est très rapide, refuse de voir qu’elle est aussi extrêmement chaotique, parcourue de ruptures et de régressions, car elle s’imagine être en progrès constant et infini. Il y a là aussi un rapport avec notre propre hétéronomie, qui est la prétention que ce système est le plus rationnel, de sorte qu’il se développe naturellement et va nécessairement toujours vers le mieux. Cette représentation constitue notre temporalité explicite, dont l’aspect identitaire est la mesure scientifique du temps, basée sur l’astronomie et les mathématiques, qui définit le temps comme linéaire et homogène, comme un flux qui s’écoule toujours dans le même sens et de la même façon. Notre société accepte en général son autonomie concernant l’aspect imaginaire de sa temporalité (le caractère contingent et arbitraire des jours de la semaine ou des jours de fête, qui influencent l’ensemble de ses activités, cf. p. 312) ; la seule signification imaginaire dont elle ne reconnaît pas l’arbitraire est sa conception d’une avancée régulière vers le progrès et vers le toujours meilleur, que vient confirmer la temporalité identitaire scientifique, par une adéquation entre la marche linéaire de l’univers et la marche linéaire de la civilisation.

Il faut reconnaître cependant que la physique du 20e siècle a fortement ébranlé la conception scientifique du temps (devenu relatif et non uniforme, quoique toujours irréversible), et que parallèlement s’est élevé de plus en plus le doute sur le progrès de la civilisation. Cela explique peut-être la position de retranchement qu’est en train d’adopter la société libérale-capitaliste, qui ne se prétend plus tant le meilleur des systèmes que le « moins mauvais », que le dernier rempart contre le pire. Ce retranchement va de pair avec un recul de l’hétéronomie : devant les contradictions qui s’aggravent (notamment la menace de destruction écologique), on n’est plus aussi sûr de la rationalité et de la supériorité naturelle du système, et c’est pourquoi on cherche désormais à le légitimer par un choix autonome reposant sur le dénigrement de tous les autres choix possibles. Il y a donc bien actuellement une intensification de l’autonomie de la société libérale-capitaliste (elle reconnaît de plus en plus son auto-institution), mais qui tente immédiatement de fermer l’accès à une reconsidération de ce choix : un autre choix n’est même pas discutable tellement il est évident qu’il serait pire (c’est le fameux « there is no alternative » de Thatcher). D’autre part, du côté des sociétés mythologiques, la colonisation a constitué une irruption imprévisible dans les temporalités aussi bien effectives qu’imaginaires, et dans la plupart des cas a tout simplement détruit les représentations propres pour les remplacer par celles de l’envahisseur (on ne soulignera jamais trop à ce propos le rôle prépondérant des missionnaires pour faire passer les peuples d’une hétéronomie à une autre). La résistance actuelle de certains peuples indigènes contre l’homogénéisation capitaliste, et leur désir de recommencer à vivre selon leurs traditions révèle qu’ils se situent dans un entre-deux entre hétéronomie et autonomie : d’une part, ils sont dans l’autonomie par la conscience que la réinstitution de leurs modes de vie ne dépend que d’eux-mêmes, de leur volonté et de leur lutte ; d’autre part, un partie de ce qu’ils revendiquent explicitement est une hétéronomie : c’est le retour aux croyances ancestrales.

Différences sans supériorité ; évaluations nécessairement situées

Pour en arriver donc à la question du relativisme culturel, on voit qu’il n’y a aucune supériorité de notre imaginaire social sur les autres du fait qu’il construit toutes ses institutions sur la rationalité plutôt que sur des formes de symbolisme que nous appelons « imaginaires » dans les autres sociétés, notamment les justifications religieuses et mythologiques. Il est bien clair que les deux types d’institutions sont imaginaires au sens de l’imaginaire radical ; il est clair aussi que la distinction forte que nous faisons entre rationnel et imaginaire au sens courant (au sens de la fiction) est propre à notre société et que nous ne pouvons pas faire semblant de la supprimer pour voir le monde et notre place dans le monde comme les voit un animiste ou un croyant littéraliste de n’importe quelle religion. Ou alors, si nous parvenons vraiment à adopter une telle autre vision du monde, nous ne sommes plus des membres de cette société-ci : « L’ethnologue qui a tellement bien assimilé la vue du monde des Bororos qu’il ne peut plus le voir qu’à leur façon, n’est plus un ethnologue, c’est un Bororo — et les Bororos ne sont pas des ethnologues. Sa raison d’être n’est pas de s’assimiler aux Bororos, mais d’expliquer aux Parisiens, aux Londoniens, aux New-Yorkais de 1965 cette autre humanité que représentent les Bororos. Et cela, il ne peut le faire que dans le langage, au sens le plus profond du terme, dans le système catégorial des Parisiens, Londoniens, etc. Or ces langages ne sont pas des « codes équivalents » — précisément parce que dans leur structuration, les significations imaginaires jouent un rôle central. » (p. 246). Personne ne peut s’exprimer exactement comme quelqu’un d’une autre culture, parce que les distinctions entre les notions ne sont pas les mêmes, par exemple entre « rationalité » et « imagination », ou entre « croire » et « savoir ». Nous ne pouvons interpréter les autres que par rapport à nous, dans nos propres termes et en fonction de ce qui nous intéresse : « L’histoire [au sens de l’enquête sur d’autres civilisations] est toujours histoire pour nous — ce qui ne veut pas dire que nous avons le droit de l’estropier comme il nous chante, ni de la soumettre naïvement à nos projections, puisque précisément ce qui nous intéresse dans l’histoire c’est notre altérité authentique, les autres possibles de l’homme dans leur singularité absolue. » (p. 247). La découverte de l’altérité, de la diversité des créations sociales vient confirmer la thèse de Castoriadis, que l’imaginaire radical est libre et non déterminé par des nécessités ; c’est pourquoi il n’y a pas de préférences ni de valeurs universelles. D’autre part, connaître la diversité nous intéresse pour notre projet pratique, car cela révèle d’autres possibles. Puisque notre projet d’élucidation théorique du monde a aussi pour but pratique de le transformer, considérer les autres formes d’imaginaire nous aide à dépasser l’asservissement à nos formes actuellement réalisées : il y a d’autres possibles, non seulement ailleurs et dans le passé, mais donc aussi ici dans le futur, et c’est à nous de les construire : « toute élucidation que nous entreprenons est finalement intéressée, elle est pour nous au sens fort, car nous ne sommes pas là pour dire ce qui est, mais pour faire être ce qui n’est pas » (p. 248). Pour faire être ce qui n’est pas, il faut délivrer l’imaginaire de sa sclérose par rapport à l’institué, il faut le déployer à nouveau comme activité instituante.

Nous avons donc vu que notre société n’a aucune raison de se sentir supérieure aux autres, du moins sous sa forme dominante, qui est clairement une hétéronomie ; en effet, sa rationalité dominante est une pseudo-rationalité, non consciente d’elle-même, ignorante de ses conditions et de ses conséquences. En revanche, nous avons peut-être par rapport à d’autres sociétés certains avantages qui faciliteraient notre accession à l’autonomie, sans que cela entraîne toutefois aucune nécessité ; un avantage est que nous avons dans notre histoire des exemples d’une rationalité autonome que nous pouvons à nouveau adopter, car ils font partie de notre imaginaire, nous n’avons pas à les inventer à partir de rien ; un autre avantage pourrait être que nous seuls avons développé cette attitude « intéressée » vis-à-vis des autres, qui nous permet de nous détacher de nos formes instituées pour envisager d’autres possibles. Tout cela n’est avantageux cependant que si nous avons déjà valorisé l’autonomie, mais cela ne nous dit en rien pourquoi choisir celle-ci plutôt que l’hétéronomie : « A la question : pourquoi l’autonomie ? pourquoi la réflexion ? il n’y a pas de réponse fondatrice, pas de réponse « en amont ». Il y a une condition social-historique : le projet d’autonomie, la réflexion, la délibération, la raison ont été déjà créés, ils sont déjà là, ils appartiennent à notre tradition. Mais cette condition n’est pas fondation. » (Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe VI, p. 48-49). C’est seulement a posteriori, lorsqu’une société a déjà fait ce choix, qu’elle peut le défendre en lui attribuant une valeur : « (Une société autonome) affirmera que l’autonomie sociale « vaut ». Certes, elle pourra justifier en aval son existence par ses œuvres, parmi lesquelles le type anthropologique d’individu autonome qu’elle créera. Mais l’évaluation positive de ces œuvres dépendra encore de ses critères, plus généralement de significations imaginaires sociales, qu’elle aura elle-même institués. Cela pour rappeler qu’à la fin des fins aucune sorte de société ne peut trouver sa justification en dehors d’elle-même. On ne peut pas sortir de cercle. » (Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe V, p. 82).

Il n’existe pas de critère absolu, pas de point de vue qui serait situé hors de toute représentation particulière de ce qui est plus ou moins bon. Cependant, du fait même que tout point de vue est situé, personne ne peut dire « tout se vaut », « tout est égal ». Nous sommes obligés de choisir, sinon nous ne faisons rien ; or, choisir, c’est attribuer des valeurs différentes, non pas au sens absolu et universel, mais relativement à chacun. Toute société doit nécessairement se donner des significations fondamentales, et il est normal qu’elle se donne celles qu’elle préfère et que donc elle les estime meilleures que celles des autres — sinon il serait logique qu’elle en adopte d’autres (mais dans ce cas, ces significations devenues siennes seraient à nouveau considérées comme meilleures). C’est exactement la signification du relativisme culturel : il n’y a de valeur que relative à chaque société, et aucune valeur absolue universelle.

Une difficulté philosophique : l’accès à la vérité

Et pourtant... il y a bien une prétention à l’universel chez Castoriadis, mais pas là où on la cherche d’habitude. Elle ne concerne pas les valeurs et les choix pratiques, mais la vérité théorique. En effet, la thèse selon laquelle l’imaginaire radical est une faculté de création qui appartient à toute l’espèce humaine, et toutes les sociétés se sont effectivement instituées par auto-création, cette thèse, Castoriadis pense qu’elle exprime la vérité, ce qu’il en est vraiment de l’homme et de la société, et que les thèses opposées, celles qui disent que les hommes et les sociétés ont été créés par des êtres transcendants, sont des erreurs théoriques. Un discours qui cherche à atteindre la vérité suppose deux choses : d’abord, qu’une vérité existe ; ensuite, que nous avons les moyens de la distinguer de l’erreur. Les deux conditions ont été mises en doute dans notre culture, sous la forme du scepticisme philosophique, dont une variante actuelle est le constructivisme : d’après celui-ci, le discours scientifique n’a pas plus de valeur que le discours religieux ou mythologique, parce que ce sont pareillement des constructions sociales et que rien ne peut être saisi en dehors de ces constructions sociales. Castoriadis pense qu’il y a une vérité historique : les choses du passé se sont passées d’une certaine façon et pas d’une autre ; et il pense que nous pouvons dans une certaine mesure connaître cette vérité, grâce aux documents, vestiges, témoignages divers, et grâce à la connaissance de la psychologie humaine, qui peut faire la différence entre invention, interprétation, expérience, etc. Là serait donc le seul privilège de notre société : pouvoir atteindre la vérité par des méthodes scientifiques, et par là, pouvoir affirmer que les sociétés sont toujours de fait autonomes et que celles qui le reconnaissent sont donc plus lucides, plus conscientes d’elles-mêmes que celles qui ne le reconnaissent pas. Nous touchons ici une difficulté philosophique ultime : on ne peut pas prouver par démonstration l’existence d’une vérité indépendante de nos constructions, ni l’existence ou la non-existence d’une transcendance ; et pourtant ça ne relève pas non plus d’une décision arbitraire ; il y a des indices qui plaident en faveur de fortes probabilités. Je pense qu’on ne pourra pas avancer dans l’examen de cette question tant que plus de gens de toutes les cultures ne seront pas au courant, et donc capable de juger, de tout ce qui a déjà été pensé à ce propos ; c’est seulement par des évaluations des mêmes connaissances à partir d’horizons culturels différents qu’on pourra envisager la question d’une éventuelle universalité quant à la vérité. Il reste beaucoup à faire en philosophie aussi.

omprendre la relation entre individus et société

Il est important pour Castoriadis de montrer que le social-historique et les relations qu’il entretient avec ses « parties » (c’est-à-dire aussi bien les individus qui le « composent » que les différents secteurs d’activités qui font fonctionner la société, et, pour l’aspect diachronique, les différentes phases d’évolution d’une société) ne sont pas exprimables par les catégories héritées de la logique traditionnelle. La logique instituée dans notre tradition de pensée est une logique identitaire et ensembliste, c’est-à-dire qui saisit toutes choses par des déterminations. Donner une identité à une chose, c’est la distinguer de tout ce qu’elle n’est pas, identifier ce qu’elle doit posséder pour être cette chose-là et pas une autre, et c’est, de ce fait, la placer dans un ensemble, l’ensemble des choses de la même espèce. Une chose qu’on ne peut placer dans aucun ensemble, dont on ne peut dire ce qu’elle est, est indéterminée. Une chose est déterminée quand elle a une définition, c’est-à-dire une description de ce qui lui est essentiel, de ce qui lui appartient nécessairement et en permanence aussi longtemps qu’elle existe, faute de quoi elle n’est plus de telle espèce mais de telle autre. Et peu importe qu’on reconnaisse des frontières fluctuantes entre certaines espèces, ou qu’il y ait des « cas limite » : cela ne met pas en question la détermination ni sa possibilité : cela exprime seulement la grande proximité de deux espèces, et cela n’a rien d’étonnant, par exemple pour les espèces naturelles dont on sait qu’elles évoluent à partir d’espèces communes. On voit pourquoi cette logique, que nous appliquons à tous les domaines, est appelée « ensembliste-identitaire », expression que Castoriadis abrègera bientôt en « ensidique ». C’est une logique dont on peut questionner la vérité — se demander s’il existe des identités dans la nature ou seulement des ressemblances superficielles que nous appelons identités — mais en tous cas cette logique est indispensable à la vie, et à toute la vie animale. En effet, il est indispensable de pouvoir reconnaître ce qui est bon ou mauvais, dans le sens de avantageux ou dangereux, et de le reconnaître par sa ressemblance avec ce qu’on a déjà expérimenté ou appris ; et plus la reconnaissance de la ressemblance atteint l’essentiel, plus on aura le comportement adéquat pour la survie.

Cependant, il y a quelques domaines de la connaissance dans lesquels cette logique n’est pas adaptée. Le social-historique est l’un d’eux. Pourquoi ne peut-on pas indiquer simplement l’identité d’une société et le type d’ensemble qu’elle constitue ? Castoriadis passe en revue les « schèmes » dont dispose la logique ensembliste-identitaire pour penser, d’une part, la coexistence d’éléments et de parties qui constitue une société, et d’autre part, la succession dans laquelle s’inscrivent les différentes époques d’une société en constante transformation (p. 264-276). Les schèmes sont des instruments de la pensée, des notions générales auxquelles on recourt pour comprendre l’articulation d’un objet. Les schèmes hérités pour penser la coexistence sont tous des variantes de la relation entre un tout et des parties, par ex. un système structurant des éléments ou un organisme unifiant des fonctions. Les schèmes hérités pour penser la succession sont causalistes ou finalistes : ou bien l’étape précédente contient la cause ou la nécessité du passage à l’étape suivante, ou bien l’étape finale est déjà visée dans l’étape initiale, comme dans le développement embryonnaire.

Pourquoi ne peut-on comprendre la société comme un tout articulant des parties, un système d’éléments ou un organisme en synergie ? Pour une raison à laquelle on a déjà fait allusion : c’est qu’on ne peut pas distinguer les éléments du tout ni des relations qu’ils entretiennent entre eux et avec le tout ; les éléments, que ce soient les individus ou les différentes institutions, ne signifient rien par eux-mêmes, séparés du tout ils ne sont rien. Si on avait affaire à des parties d’un tout, on devrait pouvoir décomposer (au moins logiquement, si pas physiquement) le tout en ses parties, et le recomposer à partir de ces éléments distincts. Or, les éléments sont autant composés par le tout que le tout par les éléments : « On ne pourrait composer une société — si l’expression avait un sens — qu’à partir d’individus déjà sociaux, qui portent déjà le social en eux-mêmes. » (p. 266) . Et cela ne change rien de recourir à une variante « émergentiste » de ce schème, en disant que le tout possède plus que la somme de ses parties, fait émerger des qualités qu’aucune partie ne possède : « Il n’y a aucun sens à considérer que langage, production, règles sociales seraient des propriétés additionnelles, qui émergeraient si l’on juxtaposait un nombre suffisant d’individus ; ces individus ne seraient pas simplement différents, mais inexistants et inconcevables hors ou avant ces propriétés collectives — sans qu’ils y soient, pour autant, réductibles. » (p. 267). Dire qu’il y a une totalité qui dépasse et détermine ses parties est insuffisant, parce que c’est justement énoncer le problème : comment cela se fait-il ? quel type de tout cela peut-il être ? Le schème de l’organisme est souvent utilisé parce qu’il y a plusieurs analogies entre une société et un organisme vivant : interdépendance des parties, chacune accomplissant sa fonction propre et contribuant ainsi au fonctionnement du tout (synergie). Castoriadis avance d’abord une critique peu convaincante de cette analogie, puis une beaucoup plus importante. Sa mauvaise critique est que les fonctions d’un organisme sont déterminées à partir d’une fin, qui est sa propre conservation et sa reproduction à l’identique ; on peut contester cette affirmation à partir de la théorie de l’évolution, où le hasard et la disparition des non adaptés jouent un rôle fondamental, de sorte que dire que la fin du vivant est sa reproduction à l’identique est très contestable. La meilleure critique est que, dans une société, une des fonctions peut se rendre indépendante des autres et même dominer les autres, alors que dans un organisme vivant chaque système partiel (circulatoire, respiratoire, digestif, nerveux,...) doit rester connecté avec les autres et tous ont la même importance vitale (p. 269). C’est donc la possibilité d’une autonomisation d’un des secteurs de la société qui fait du schème de l’organisme un schème insuffisant . En outre, chaque société crée sa propre articulation entre ces secteurs, par ex. les secteurs économique, juridique, politique, religieux, artistique... et chacune fonctionne à sa façon, quelle que soit la hiérarchie qui est établie entre eux.

Quant aux schèmes de la succession, ceux que nous fournissent la logique ensembliste-identitaire sont : la causalité (l’événement a est cause de l’événement b), la finalité (l’événement a est un moyen pour arriver à l’événement b, par exemple la phase capitaliste pour arriver à la société sans classes), et l’implication logique (si p alors q ; ajoute à la simple causalité une nécessité logique, le second étant une conséquence contenue dans le premier). La critique de Castoriadis porte sur le fait que, dans les trois schèmes, les deux événements successifs appartiennent au même ensemble, et ne sortent pas de la répétition de l’identique (p. 274). On le voit assez clairement pour la finalité et l’implication, parce qu’il y a une nécessité déjà comprise dans le point de départ, donc ce qui vient après n’est que le déploiement, le développement, la pleine réalisation, de ce qui était avant. C’est moins évident pour la causalité, si du moins elle n’est pas d’emblée liée à une nécessité, par ex. sous la forme d’une « loi de l’histoire » selon laquelle les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Il me semble que la thèse de Castoriadis, selon laquelle l’histoire est la création de formes tout à fait nouvelles, non déterminées par ce qui précédait, n’empêche pas que ces créations ont chaque fois une ou plusieurs causes. Peut-il nier que l’imagination radicale est la cause de ses créations ? C’est seulement le cas si on comprend « cause » en un sens mécanique, au sens où ceci produit nécessairement cela et ne peut produire que cela (comme le feu brûle et la chute s’accélère). Mais la cause au sens courant inclut aussi le producteur ou l’inventeur qui crée une forme nouvelle sans imiter un modèle déjà existant ; or la logique héritée peut parfaitement rendre compte de cela et donc elle est suffisante pour penser l’irruption du nouveau dans l’histoire. Il reste seulement à éclaircir à quelles conditions un producteur peut créer sans imiter, sans répéter à l’identique ce qu’il connaît déjà.

On peut dire que ces conditions sont de trois types : ontologique, politique et psychologique. La condition ontologique concerne la nature de l’être humain : si l’être humain est un être entièrement soumis aux nécessités physico-chimiques de la même manière que toutes les autres choses, alors les actions humaines sont entièrement déterminées et il n’est pas la peine de se demander que faire puisque tout se fait indépendamment de notre volonté ; si au contraire on admet dans la nature humaine une tendance qui échappe au déterminisme et qu’on peut appeler libre volonté, alors un choix des actions est possible et ouvert. Il y a débat philosophique sur cette question depuis 2500 ans, mais Castoriadis en tous cas s’inscrit parmi ceux qui font au minimum l’hypothèse d’une certaine liberté, même si elle est limitée par une multiplicité d’influences. La condition politique consiste à ne pas se trouver dans une société totalitaire, où aucune action n’est possible car tout est contrôlé et réprimé, aussi bien les activités que les pensées (c’est la société imaginée par Orwell dans 1984 et qui a été réalisée dans une certaine mesure par les régimes dits communistes). Dans la plupart des sociétés, qu’elles soient divisées en classes ou pas, qu’il y ait une classe dirigeante ou pas, la tendance est très forte à contrôler les activités et les pensées des individus, mais ce contrôle n’est pas total, il laisse du jeu, des marges, des brèches par où peuvent s’engouffrer des désirs et des créations nouvelles. On va revenir plus tard à la question essentielle de savoir comment favoriser ces ouvertures et stimuler les gens à s’y engouffrer.

La socialisation du psychisme

La condition psychologique concerne la socialisation du psychisme, et, de même que la condition ontologique pose la question du déterminisme naturel, celle-ci pose la question du déterminisme social, et elle n’est pas évidente à trancher, si l’on a conscience de ce qu’est un psychisme humain à la naissance et de ce qu’il devient par le contact avec son entourage et l’ensemble des apprentissages. Castoriadis consacre toute une partie de son ouvrage à une étude de ce qu’il appelle la « monade psychique » et de la manière dont elle se constitue en un individu humain au travers des déterminations reçues de l’extérieur. Pour cette description des phases du développement psychique, il suit globalement Freud, en l’actualisant sur certains points quand il est trop prisonnier de son époque et en recourant éventuellement à d’autres psychanalystes. Sans entrer dans les détails, ce qu’on doit retenir de fondamental dans le processus de socialisation, c’est :

  • l’adoption du « principe de réalité », réalité que Castoriadis comprend au sens de la réalité socialisée et non de la réalité naturelle ; il s’agit de l’adaptation à une réalité sociale donnée, par apprentissage des significations, du langage et des manières de faire qui remplacent les représentations spontanées (il y a toujours représentations, au sens large du terme, car le psychisme est un « flux représentatif », un flux incessant d’images, de désirs, d’affects, puis de pensées, qui sont produits par cette source qu’est l’imagination radicale).

  • les différentes phases de rapport au plaisir : d’abord satisfaction immédiate non distinguée de sa représentation ; ensuite, distinction entre la réalisation de la satisfaction et sa représentation (phantasme, imagination, qui permet de supporter l’attente par une compensation imaginaire) ; ensuite, apparition de plaisirs non directement somatiques mais sublimés.

La transformation de la disposition au plaisir est capitale pour déterminer le type d’individu qui va se constituer : l’éducation au plaisir est la base de toute éducation (cf. extrait p. 458). Les représentations d’objets désirables et sources de plaisir sont d’abord données par l’entourage social, de sorte que personne n’échappe à l’empreinte des valorisations dominantes. Toute la question est : jusqu’à quel point, et comment favoriser la « reprise » de ces représentations par l’individu, c’est-à-dire sa capacité à modifier ou à dépasser les identifications proposées, de telle sorte que, si sa modification reçoit une valorisation sociale, elle créera une nouvelle identification disponible pour d’autres (cf. extraits p. 463-486).

Ainsi donc, l’analyse du psychisme humain confirme la double composante de l’individu, à la fois source irréductible de particularité et intégration indispensable des significations sociales disponibles. Freud disait que « où était ça, je dois advenir », le « ça » désignant non seulement les pulsions primaires mais plus largement l’inconscient lui-même, et le « je » désignant la subjectivité consciente, plus exactement la « subjectivité réfléchissante et délibérante ». Non pas que nous puissions être totalement transparents à nous-mêmes et supprimer tout inconscient, mais nous pouvons comprendre comment notre inconscient agit sur nous, à la fois en tant qu’il est imagination radicale et en tant qu’il est structuré par l’imaginaire social, et nous pouvons essayer d’accepter ses productions lucidement et avec une sélection critique. En particulier, en tant que l’inconscient est le discours de l’Autre, nous pouvons réfléchir sur nous-mêmes pour savoir quel est notre propre discours, comment nous approprier ce qui nous convient dans le discours de l’autre, puisque le supprimer n’est ni possible ni souhaitable.

Conséquence pour l’action : distinguer aliénation et oppression

Puisque donc une situation sans contraintes et sans influence de l’imaginaire social n’existe pas, et puisqu’il est impossible d’y échapper totalement si ce n’est dans le délire psychotique, il reste la possibilité de se fixer des objectifs qui ont un sens par rapport à la situation présente, qui tiennent compte de la situation présente pour construire autre chose. C’est le processus normal pour toute création, et c’est pourquoi Castoriadis établit une comparaison intéressante avec le processus de création artistique, qui lui aussi serait dans le délire s’il voulait se débarrasser de toute contrainte :

« Il est constitutif de l’action de se situer sur un sol, d’avoir affaire à et se débattre avec des choses qu’elle n’a pas voulues et qui sont là. S’il n’en était pas ainsi, ce ne serait pas d’action qu’on parlerait mais de création absolue dans le néant — et qui serait certes néant, comme l’est le monde par rapport au Dieu judéo-chrétien. L’aliénation se trouve dans la différence entre conditionner et déterminer. Il y a aliénation, au sens le plus général, lorsque les résultats de l’action passée non plus seulement conditionnent, mais dominent l’action présente, y compris, dans le sens de Marx, que les « forces objectives » créées par l’homme « échappent à son contrôle ». Un état est possible où celles-ci restent sous son contrôle : ce qui est loin de signifier que les créations peuvent être instantanément annihilées par pure décision, mais signifie simplement que la signification du donné est récupérée de façon continue, qu’une reprise perpétuelle du donné (tenant compte de ses lourdeurs, de sa résistance, de ses « lois propres », etc.) est constamment possible. Cet état n’a rien de mythique. C’est celui qui est constamment réalisé dans toute œuvre de création. Lorsque Bach écrit une Passion, il ne fait rien d’autre. La liberté de création ne consiste pas à se placer dans une situation de liberté abstraite totale par rapport aux moyens et aux formes (liberté imaginaire et fantasmatique) de la musique — elle ne consiste donc pas à faire ce qui serait en fait sortir de la musique et à considérer toute musique et même toute expression comme radicalement contingente : elle consiste à dominer les moyens effectivement disponibles (et à en créer éventuellement d’autres) pour leur faire servir son intention, pour en faire l’expression adéquate d’un contenu — contenu qui est vécu comme vérité absolue. » (Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-67) ; réunis, présentés et annotés par Nicolas Poirier. Seuil, 2009, p. 105).

« Tout n’est pas possible assurément : pour autant que la réalité est « définie », elle définit aussi, cela veut dire qu’elle est déterminée et déterminante ; le nouveau ne peut être vraiment nouveau que s’il a un sens quant à ce qui existe déjà, autrement il ne serait pas nouveau, il serait insaisissable, innommable, irréel. Mais le nouveau est nouveau en tant que, non seulement il fait apparaître un nouveau sens, mais qu’il donne un autre sens à ce qui était déjà là et dont on pouvait penser jusqu’alors le sens comme déterminé, défini, clos. » (Idem, p.145).

Tout ceci nous aide à comprendre quelque chose de très important pour penser l’action de l’individu sur la société, c’est que l’aliénation est un tout autre phénomène que l’oppression, et qu’une société peut être extrêmement aliénante en dominant l’imaginaire des individus sans être oppressive, c’est-à-dire sans avoir besoin de structures coercitives, punitives, et en général violentes. Nous sommes actuellement dans une société qui utilise les deux formes de contrôle des individus : d’une part, vis-à-vis de la majorité, ce qui est mis en œuvre c’est la « fabrication du consentement » (d’après l’expression de Chomsky « manufacturing consent »), par le matraquage idéologique qui s’exprime dans tous les discours des pouvoirs institués et par l’intermédiaire des médias ; d’autre part, vis-à-vis de la minorité sur laquelle ce matraquage n’a pas de prise et qui exprime son opposition, on met en œuvre l’arsenal juridique et policier, donc la violence d’État. Une minorité peut donc être très autonome dans sa conscience et sa compréhension de la situation, mais empêchée de réaliser son autonomie dans ses activités concrètes, en raison des interdictions légales de le faire, et c’est pourquoi l’autonomie n’est pas seulement une éthique de l’individu, mais nécessairement un projet politique collectif. Castoriadis emprunte d’ailleurs la formule de Bakounine (sans le dire) : « Je désire qu’autrui soit libre, car ma liberté commence là où commence la liberté de l’autre et que, tout seul, je ne peux être au mieux que « vertueux dans le malheur ». » (p. 137). Et il ajoute un peu plus loin en note : « Dans une société d’aliénation, même pour les rares individus pour qui l’autonomie possède un sens, elle ne peut que rester tronquée, car elle rencontre, dans les conditions matérielles et dans les autres individus, des obstacles constamment renouvelés dès qu’elle doit s’incarner dans une activité, se déployer et exister socialement : elle ne peut se manifester, dans leur vie effective, que dans des interstices aménagés à coups de chance et d’adresse, à cotes toujours mal taillées. » (p. 161, note 38). Il y a là une double réponse à la double stratégie de domination de l’État : contre l’aliénation des individus par le contrôle de leur imaginaire, il faut répandre le désir de se libérer par rapport à la colonisation de l’imaginaire, de retrouver ses propres créations et valeurs (car nous ne sommes pas dans le règne de l’individualisme, mais dans celui du conformisme) ; contre l’oppression de ceux qui ont le désir d’autonomie, il faut lutter contre les structures coercitives et promouvoir, soutenir, les réalisations autonomes concrètes, par ex. les productions en autogestion, les territoires qui s’affranchissent du pouvoir de l’État, etc. Si on agit politiquement sans que les individus agissent sur eux-mêmes, on renversera peut-être le système mais pour retomber dans les mêmes ornières ; si les individus agissent sur eux-mêmes sans lutter contre les structures oppressives, ils ne pourront jamais réaliser réellement leur autonomie.

Cependant, il y a eu plutôt une aggravation qu’un progrès depuis les premiers écrits de Castoriadis : autant dans les années 50-60 il pouvait présenter son projet d’autonomie comme un projet collectif, porté par une certaine partie de la population, autant à partir des années 80 il lui faut constater l’apathie généralisée, l’absence même de désir de changement si ce n’est pour limiter des dégâts marginaux. Je crois que c’est le gros problème du militantisme actuel, qui dans une large proportion ne propose plus de projet de changement global, et ne se mobilise plus que contre les exclusions (des sans-abri, des sans-papiers, des Roms, des prisonniers...) comme si le seul but était d’intégrer tout le monde au système, comme si le système capitaliste n’était mauvais que parce qu’il crée des exclusions. Cela relève manifestement d’un manque de lucidité sur sa propre situation aliénée ou d’une incapacité à exprimer le désir d’une société vraiment autre.

L’individu et la société Autonomie et aliénation selon C. Castoriadis
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