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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

L’individu et la société Autonomie et aliénation selon C. Castoriadis

Comprendre la relation entre individus et société


Il est important pour Castoriadis de montrer que le social-historique et les relations qu’il entretient avec ses « parties » (c’est-à-dire aussi bien les individus qui le « composent » que les différents secteurs d’activités qui font fonctionner la société, et, pour l’aspect diachronique, les différentes phases d’évolution d’une société) ne sont pas exprimables par les catégories héritées de la logique traditionnelle. La logique instituée dans notre tradition de pensée est une logique identitaire et ensembliste, c’est-à-dire qui saisit toutes choses par des déterminations. Donner une identité à une chose, c’est la distinguer de tout ce qu’elle n’est pas, identifier ce qu’elle doit posséder pour être cette chose-là et pas une autre, et c’est, de ce fait, la placer dans un ensemble, l’ensemble des choses de la même espèce. Une chose qu’on ne peut placer dans aucun ensemble, dont on ne peut dire ce qu’elle est, est indéterminée. Une chose est déterminée quand elle a une définition, c’est-à-dire une description de ce qui lui est essentiel, de ce qui lui appartient nécessairement et en permanence aussi longtemps qu’elle existe, faute de quoi elle n’est plus de telle espèce mais de telle autre. Et peu importe qu’on reconnaisse des frontières fluctuantes entre certaines espèces, ou qu’il y ait des « cas limite » : cela ne met pas en question la détermination ni sa possibilité : cela exprime seulement la grande proximité de deux espèces, et cela n’a rien d’étonnant, par exemple pour les espèces naturelles dont on sait qu’elles évoluent à partir d’espèces communes. On voit pourquoi cette logique, que nous appliquons à tous les domaines, est appelée « ensembliste-identitaire », expression que Castoriadis abrègera bientôt en « ensidique ». C’est une logique dont on peut questionner la vérité — se demander s’il existe des identités dans la nature ou seulement des ressemblances superficielles que nous appelons identités — mais en tous cas cette logique est indispensable à la vie, et à toute la vie animale. En effet, il est indispensable de pouvoir reconnaître ce qui est bon ou mauvais, dans le sens de avantageux ou dangereux, et de le reconnaître par sa ressemblance avec ce qu’on a déjà expérimenté ou appris ; et plus la reconnaissance de la ressemblance atteint l’essentiel, plus on aura le comportement adéquat pour la survie.


Cependant, il y a quelques domaines de la connaissance dans lesquels cette logique n’est pas adaptée. Le social-historique est l’un d’eux. Pourquoi ne peut-on pas indiquer simplement l’identité d’une société et le type d’ensemble qu’elle constitue ? Castoriadis passe en revue les « schèmes » dont dispose la logique ensembliste-identitaire pour penser, d’une part, la coexistence d’éléments et de parties qui constitue une société, et d’autre part, la succession dans laquelle s’inscrivent les différentes époques d’une société en constante transformation (p. 264-276). Les schèmes sont des instruments de la pensée, des notions générales auxquelles on recourt pour comprendre l’articulation d’un objet. Les schèmes hérités pour penser la coexistence sont tous des variantes de la relation entre un tout et des parties, par ex. un système structurant des éléments ou un organisme unifiant des fonctions. Les schèmes hérités pour penser la succession sont causalistes ou finalistes : ou bien l’étape précédente contient la cause ou la nécessité du passage à l’étape suivante, ou bien l’étape finale est déjà visée dans l’étape initiale, comme dans le développement embryonnaire.


Pourquoi ne peut-on comprendre la société comme un tout articulant des parties, un système d’éléments ou un organisme en synergie ? Pour une raison à laquelle on a déjà fait allusion : c’est qu’on ne peut pas distinguer les éléments du tout ni des relations qu’ils entretiennent entre eux et avec le tout ; les éléments, que ce soient les individus ou les différentes institutions, ne signifient rien par eux-mêmes, séparés du tout ils ne sont rien. Si on avait affaire à des parties d’un tout, on devrait pouvoir décomposer (au moins logiquement, si pas physiquement) le tout en ses parties, et le recomposer à partir de ces éléments distincts. Or, les éléments sont autant composés par le tout que le tout par les éléments : « On ne pourrait composer une société — si l’expression avait un sens — qu’à partir d’individus déjà sociaux, qui portent déjà le social en eux-mêmes. » (p. 266) . Et cela ne change rien de recourir à une variante « émergentiste » de ce schème, en disant que le tout possède plus que la somme de ses parties, fait émerger des qualités qu’aucune partie ne possède : « Il n’y a aucun sens à considérer que langage, production, règles sociales seraient des propriétés additionnelles, qui émergeraient si l’on juxtaposait un nombre suffisant d’individus ; ces individus ne seraient pas simplement différents, mais inexistants et inconcevables hors ou avant ces propriétés collectives — sans qu’ils y soient, pour autant, réductibles. » (p. 267). Dire qu’il y a une totalité qui dépasse et détermine ses parties est insuffisant, parce que c’est justement énoncer le problème : comment cela se fait-il ? quel type de tout cela peut-il être ? Le schème de l’organisme est souvent utilisé parce qu’il y a plusieurs analogies entre une société et un organisme vivant : interdépendance des parties, chacune accomplissant sa fonction propre et contribuant ainsi au fonctionnement du tout (synergie). Castoriadis avance d’abord une critique peu convaincante de cette analogie, puis une beaucoup plus importante. Sa mauvaise critique est que les fonctions d’un organisme sont déterminées à partir d’une fin, qui est sa propre conservation et sa reproduction à l’identique ; on peut contester cette affirmation à partir de la théorie de l’évolution, où le hasard et la disparition des non adaptés jouent un rôle fondamental, de sorte que dire que la fin du vivant est sa reproduction à l’identique est très contestable. La meilleure critique est que, dans une société, une des fonctions peut se rendre indépendante des autres et même dominer les autres, alors que dans un organisme vivant chaque système partiel (circulatoire, respiratoire, digestif, nerveux,...) doit rester connecté avec les autres et tous ont la même importance vitale (p. 269). C’est donc la possibilité d’une autonomisation d’un des secteurs de la société qui fait du schème de l’organisme un schème insuffisant . En outre, chaque société crée sa propre articulation entre ces secteurs, par ex. les secteurs économique, juridique, politique, religieux, artistique... et chacune fonctionne à sa façon, quelle que soit la hiérarchie qui est établie entre eux.


Quant aux schèmes de la succession, ceux que nous fournissent la logique ensembliste-identitaire sont : la causalité (l’événement a est cause de l’événement b), la finalité (l’événement a est un moyen pour arriver à l’événement b, par exemple la phase capitaliste pour arriver à la société sans classes), et l’implication logique (si p alors q ; ajoute à la simple causalité une nécessité logique, le second étant une conséquence contenue dans le premier). La critique de Castoriadis porte sur le fait que, dans les trois schèmes, les deux événements successifs appartiennent au même ensemble, et ne sortent pas de la répétition de l’identique (p. 274). On le voit assez clairement pour la finalité et l’implication, parce qu’il y a une nécessité déjà comprise dans le point de départ, donc ce qui vient après n’est que le déploiement, le développement, la pleine réalisation, de ce qui était avant. C’est moins évident pour la causalité, si du moins elle n’est pas d’emblée liée à une nécessité, par ex. sous la forme d’une « loi de l’histoire » selon laquelle les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Il me semble que la thèse de Castoriadis, selon laquelle l’histoire est la création de formes tout à fait nouvelles, non déterminées par ce qui précédait, n’empêche pas que ces créations ont chaque fois une ou plusieurs causes. Peut-il nier que l’imagination radicale est la cause de ses créations ? C’est seulement le cas si on comprend « cause » en un sens mécanique, au sens où ceci produit nécessairement cela et ne peut produire que cela (comme le feu brûle et la chute s’accélère). Mais la cause au sens courant inclut aussi le producteur ou l’inventeur qui crée une forme nouvelle sans imiter un modèle déjà existant ; or la logique héritée peut parfaitement rendre compte de cela et donc elle est suffisante pour penser l’irruption du nouveau dans l’histoire. Il reste seulement à éclaircir à quelles conditions un producteur peut créer sans imiter, sans répéter à l’identique ce qu’il connaît déjà.


On peut dire que ces conditions sont de trois types : ontologique, politique et psychologique. La condition ontologique concerne la nature de l’être humain : si l’être humain est un être entièrement soumis aux nécessités physico-chimiques de la même manière que toutes les autres choses, alors les actions humaines sont entièrement déterminées et il n’est pas la peine de se demander que faire puisque tout se fait indépendamment de notre volonté ; si au contraire on admet dans la nature humaine une tendance qui échappe au déterminisme et qu’on peut appeler libre volonté, alors un choix des actions est possible et ouvert. Il y a débat philosophique sur cette question depuis 2500 ans, mais Castoriadis en tous cas s’inscrit parmi ceux qui font au minimum l’hypothèse d’une certaine liberté, même si elle est limitée par une multiplicité d’influences. La condition politique consiste à ne pas se trouver dans une société totalitaire, où aucune action n’est possible car tout est contrôlé et réprimé, aussi bien les activités que les pensées (c’est la société imaginée par Orwell dans 1984 et qui a été réalisée dans une certaine mesure par les régimes dits communistes). Dans la plupart des sociétés, qu’elles soient divisées en classes ou pas, qu’il y ait une classe dirigeante ou pas, la tendance est très forte à contrôler les activités et les pensées des individus, mais ce contrôle n’est pas total, il laisse du jeu, des marges, des brèches par où peuvent s’engouffrer des désirs et des créations nouvelles. On va revenir plus tard à la question essentielle de savoir comment favoriser ces ouvertures et stimuler les gens à s’y engouffrer.


La socialisation du psychisme


La condition psychologique concerne la socialisation du psychisme, et, de même que la condition ontologique pose la question du déterminisme naturel, celle-ci pose la question du déterminisme social, et elle n’est pas évidente à trancher, si l’on a conscience de ce qu’est un psychisme humain à la naissance et de ce qu’il devient par le contact avec son entourage et l’ensemble des apprentissages. Castoriadis consacre toute une partie de son ouvrage à une étude de ce qu’il appelle la « monade psychique » et de la manière dont elle se constitue en un individu humain au travers des déterminations reçues de l’extérieur. Pour cette description des phases du développement psychique, il suit globalement Freud, en l’actualisant sur certains points quand il est trop prisonnier de son époque et en recourant éventuellement à d’autres psychanalystes. Sans entrer dans les détails, ce qu’on doit retenir de fondamental dans le processus de socialisation, c’est :


l’adoption du « principe de réalité », réalité que Castoriadis comprend au sens de la réalité socialisée et non de la réalité naturelle ; il s’agit de l’adaptation à une réalité sociale donnée, par apprentissage des significations, du langage et des manières de faire qui remplacent les représentations spontanées (il y a toujours représentations, au sens large du terme, car le psychisme est un « flux représentatif », un flux incessant d’images, de désirs, d’affects, puis de pensées, qui sont produits par cette source qu’est l’imagination radicale).


les différentes phases de rapport au plaisir : d’abord satisfaction immédiate non distinguée de sa représentation ; ensuite, distinction entre la réalisation de la satisfaction et sa représentation (phantasme, imagination, qui permet de supporter l’attente par une compensation imaginaire) ; ensuite, apparition de plaisirs non directement somatiques mais sublimés.


La transformation de la disposition au plaisir est capitale pour déterminer le type d’individu qui va se constituer : l’éducation au plaisir est la base de toute éducation (cf. extrait p. 458). Les représentations d’objets désirables et sources de plaisir sont d’abord données par l’entourage social, de sorte que personne n’échappe à l’empreinte des valorisations dominantes. Toute la question est : jusqu’à quel point, et comment favoriser la « reprise » de ces représentations par l’individu, c’est-à-dire sa capacité à modifier ou à dépasser les identifications proposées, de telle sorte que, si sa modification reçoit une valorisation sociale, elle créera une nouvelle identification disponible pour d’autres (cf. extraits p. 463-486).


Ainsi donc, l’analyse du psychisme humain confirme la double composante de l’individu, à la fois source irréductible de particularité et intégration indispensable des significations sociales disponibles. Freud disait que « où était ça, je dois advenir », le « ça » désignant non seulement les pulsions primaires mais plus largement l’inconscient lui-même, et le « je » désignant la subjectivité consciente, plus exactement la « subjectivité réfléchissante et délibérante ». Non pas que nous puissions être totalement transparents à nous-mêmes et supprimer tout inconscient, mais nous pouvons comprendre comment notre inconscient agit sur nous, à la fois en tant qu’il est imagination radicale et en tant qu’il est structuré par l’imaginaire social, et nous pouvons essayer d’accepter ses productions lucidement et avec une sélection critique. En particulier, en tant que l’inconscient est le discours de l’Autre, nous pouvons réfléchir sur nous-mêmes pour savoir quel est notre propre discours, comment nous approprier ce qui nous convient dans le discours de l’autre, puisque le supprimer n’est ni possible ni souhaitable.


Conséquence pour l’action : distinguer aliénation et oppression


Puisque donc une situation sans contraintes et sans influence de l’imaginaire social n’existe pas, et puisqu’il est impossible d’y échapper totalement si ce n’est dans le délire psychotique, il reste la possibilité de se fixer des objectifs qui ont un sens par rapport à la situation présente, qui tiennent compte de la situation présente pour construire autre chose. C’est le processus normal pour toute création, et c’est pourquoi Castoriadis établit une comparaison intéressante avec le processus de création artistique, qui lui aussi serait dans le délire s’il voulait se débarrasser de toute contrainte :


« Il est constitutif de l’action de se situer sur un sol, d’avoir affaire à et se débattre avec des choses qu’elle n’a pas voulues et qui sont là. S’il n’en était pas ainsi, ce ne serait pas d’action qu’on parlerait mais de création absolue dans le néant — et qui serait certes néant, comme l’est le monde par rapport au Dieu judéo-chrétien. L’aliénation se trouve dans la différence entre conditionner et déterminer. Il y a aliénation, au sens le plus général, lorsque les résultats de l’action passée non plus seulement conditionnent, mais dominent l’action présente, y compris, dans le sens de Marx, que les « forces objectives » créées par l’homme « échappent à son contrôle ». Un état est possible où celles-ci restent sous son contrôle : ce qui est loin de signifier que les créations peuvent être instantanément annihilées par pure décision, mais signifie simplement que la signification du donné est récupérée de façon continue, qu’une reprise perpétuelle du donné (tenant compte de ses lourdeurs, de sa résistance, de ses « lois propres », etc.) est constamment possible. Cet état n’a rien de mythique. C’est celui qui est constamment réalisé dans toute œuvre de création. Lorsque Bach écrit une Passion, il ne fait rien d’autre. La liberté de création ne consiste pas à se placer dans une situation de liberté abstraite totale par rapport aux moyens et aux formes (liberté imaginaire et fantasmatique) de la musique — elle ne consiste donc pas à faire ce qui serait en fait sortir de la musique et à considérer toute musique et même toute expression comme radicalement contingente : elle consiste à dominer les moyens effectivement disponibles (et à en créer éventuellement d’autres) pour leur faire servir son intention, pour en faire l’expression adéquate d’un contenu — contenu qui est vécu comme vérité absolue. » (Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-67) ; réunis, présentés et annotés par Nicolas Poirier. Seuil, 2009, p. 105).


« Tout n’est pas possible assurément : pour autant que la réalité est « définie », elle définit aussi, cela veut dire qu’elle est déterminée et déterminante ; le nouveau ne peut être vraiment nouveau que s’il a un sens quant à ce qui existe déjà, autrement il ne serait pas nouveau, il serait insaisissable, innommable, irréel. Mais le nouveau est nouveau en tant que, non seulement il fait apparaître un nouveau sens, mais qu’il donne un autre sens à ce qui était déjà là et dont on pouvait penser jusqu’alors le sens comme déterminé, défini, clos. » (Idem, p.145).


Tout ceci nous aide à comprendre quelque chose de très important pour penser l’action de l’individu sur la société, c’est que l’aliénation est un tout autre phénomène que l’oppression, et qu’une société peut être extrêmement aliénante en dominant l’imaginaire des individus sans être oppressive, c’est-à-dire sans avoir besoin de structures coercitives, punitives, et en général violentes. Nous sommes actuellement dans une société qui utilise les deux formes de contrôle des individus : d’une part, vis-à-vis de la majorité, ce qui est mis en œuvre c’est la « fabrication du consentement » (d’après l’expression de Chomsky « manufacturing consent »), par le matraquage idéologique qui s’exprime dans tous les discours des pouvoirs institués et par l’intermédiaire des médias ; d’autre part, vis-à-vis de la minorité sur laquelle ce matraquage n’a pas de prise et qui exprime son opposition, on met en œuvre l’arsenal juridique et policier, donc la violence d’État. Une minorité peut donc être très autonome dans sa conscience et sa compréhension de la situation, mais empêchée de réaliser son autonomie dans ses activités concrètes, en raison des interdictions légales de le faire, et c’est pourquoi l’autonomie n’est pas seulement une éthique de l’individu, mais nécessairement un projet politique collectif. Castoriadis emprunte d’ailleurs la formule de Bakounine (sans le dire) : « Je désire qu’autrui soit libre, car ma liberté commence là où commence la liberté de l’autre et que, tout seul, je ne peux être au mieux que « vertueux dans le malheur ». » (p. 137). Et il ajoute un peu plus loin en note : « Dans une société d’aliénation, même pour les rares individus pour qui l’autonomie possède un sens, elle ne peut que rester tronquée, car elle rencontre, dans les conditions matérielles et dans les autres individus, des obstacles constamment renouvelés dès qu’elle doit s’incarner dans une activité, se déployer et exister socialement : elle ne peut se manifester, dans leur vie effective, que dans des interstices aménagés à coups de chance et d’adresse, à cotes toujours mal taillées. » (p. 161, note 38). Il y a là une double réponse à la double stratégie de domination de l’État : contre l’aliénation des individus par le contrôle de leur imaginaire, il faut répandre le désir de se libérer par rapport à la colonisation de l’imaginaire, de retrouver ses propres créations et valeurs (car nous ne sommes pas dans le règne de l’individualisme, mais dans celui du conformisme) ; contre l’oppression de ceux qui ont le désir d’autonomie, il faut lutter contre les structures coercitives et promouvoir, soutenir, les réalisations autonomes concrètes, par ex. les productions en autogestion, les territoires qui s’affranchissent du pouvoir de l’État, etc. Si on agit politiquement sans que les individus agissent sur eux-mêmes, on renversera peut-être le système mais pour retomber dans les mêmes ornières ; si les individus agissent sur eux-mêmes sans lutter contre les structures oppressives, ils ne pourront jamais réaliser réellement leur autonomie.


Cependant, il y a eu plutôt une aggravation qu’un progrès depuis les premiers écrits de Castoriadis : autant dans les années 50-60 il pouvait présenter son projet d’autonomie comme un projet collectif, porté par une certaine partie de la population, autant à partir des années 80 il lui faut constater l’apathie généralisée, l’absence même de désir de changement si ce n’est pour limiter des dégâts marginaux. Je crois que c’est le gros problème du militantisme actuel, qui dans une large proportion ne propose plus de projet de changement global, et ne se mobilise plus que contre les exclusions (des sans-abri, des sans-papiers, des Roms, des prisonniers...) comme si le seul but était d’intégrer tout le monde au système, comme si le système capitaliste n’était mauvais que parce qu’il crée des exclusions. Cela relève manifestement d’un manque de lucidité sur sa propre situation aliénée ou d’une incapacité à exprimer le désir d’une société vraiment autre.


Le monde des phénomènes et le langage sont des magmas


Nous avons vu que le social-historique est un type d’être qui ne se laisse pas décrire par la logique ensembliste-identitaire. C’est aussi le cas du langage, et bien entendu de l’inconscient. Pour nommer ce genre de réalités, Castoriadis forge le concept de magma, qu’il définit de la façon suivante : « Un magma est ce dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations. » (p. 497). Ce qui se donne à nous, c’est-à-dire ce que nous pouvons percevoir et comprendre du réel, est un tel magma, dans lequel nous pouvons fixer des termes de repérage (des choses identifiables, des propriétés régulières, etc.), nous pouvons décrire des ensembles, mais plus on pénètre au-delà de la première « strate naturelle » (l’apparence sensible la plus directe), plus les déterminations sont incomplètes voire antinomiques (un exemple de définition ou d’ensemble antinomique se trouve dans la physique quantique : les quantas ont à la fois des propriétés de corps et des propriétés d’ondes, de sorte qu’il faut pour eux, ou bien créer une nouvelle catégories d’étants ou bien admettre qu’il y a une intersection de ces deux catégories).


Lorsqu’il parle de « ce qui se donne », Castoriadis s’appuie implicitement sur la philosophie kantienne, à laquelle il adressera ensuite explicitement quelques remarques. Pour rappel, Kant, dans la Critique de la raison pure (1781), distingue les phénomènes des choses en soi. Les phénomènes constituent l’ensemble du réel en tant qu’il nous est accessible, soit par notre sensibilité, soit par notre entendement les choses en soi sont ce même réel considéré indépendamment de notre saisie, tel qu’il est en lui-même et non pas tel que nous pouvons le percevoir ou le comprendre. Cette distinction est depuis lors généralement admise par tous les courants philosophiques, mais on parle rarement de la chose en soi puisque par définition on ne peut rien en dire . Il est entendu que, chaque fois qu’on parle de « ce qui est » dans un contexte de connaissance, on veut dire « ce qui se donne à notre connaissance », c’est-à-dire les phénomènes. Dans ce monde des phénomènes, Kant ajoute que c’est nous qui introduisons toutes les régularités, les déterminations générales et permanentes, parce que nous ne pouvons pas recevoir l’extrême diversité du donné sans y mettre un certain ordre, qu’il n’a pas par lui-même. Cette structuration se fait, pour la perception, par le temps et l’espace, qui ne sont pas des données nous venant de l’extérieur mais sont, en nous, des conditions de toute perception et, pour l’entendement, par les douze catégories, qui comprennent notamment les quantités (unité, pluralité, totalité) et les relations (substance et attributs, cause et effet, réciprocité entre l’agent et le patient). Tout cela constitue les formes pures de la sensibilité et de l’entendement, ou encore les formes a priori parce qu’elles sont avant toute expérience, ou encore transcendantales parce qu’elles sont les conditions de possibilité de l’empirique mais ne viennent pas de lui. C’est bien ce monde des phénomènes, ce donné qui est structuré par nous, que Castoriadis appelle un magma. Mais il fait remarquer que, ce donné, avant l’imposition de nos catégories, n’est déjà pas un chaos totalement désordonné et indéterminé, sinon « il ne se prêterait à aucune organisation, ou bien se prêterait à toutes dans les deux cas, tout discours cohérent et toute action seraient impossibles » (p. 495). Il ajoute que Kant en arrive progressivement à devoir reconnaître cela, alors qu’au départ il pensait que toute nécessité ne pouvait venir que de nos facultés (il faut rappeler que Kant est très ébranlé par le scepticisme de Hume, selon lequel les régularités que nous observons dans le monde ne sont que des habitudes de perception, qui ne correspondent à rien d’extérieur). Dans un second temps, il doit reconnaître que rien en nous n’assure que nos catégories aient prise sur ce qui se donne, autrement dit que les phénomènes soient organisables par elles (p. 496). Pour illustrer la difficulté par un exemple, la catégorie de la causalité ne s’appliquerait à rien s’il n’y avait pas des successions récurrentes dans la réalité extérieure à nous (par ex., si nous observons que chaque fois qu’il pleut le sol se mouille, même si nous admettons que c’est nous qui l’interprétons selon une relation de cause à effet, en tous cas ce n’est pas nous qui commandons le fait que le premier phénomène est toujours accompagné du second) donc il y a des régularités indépendantes de nous (Kant présente alors cette correspondance comme un « heureux hasard » — en réalité, selon Castoriadis, le garant de la correspondance est implicitement Dieu). Par conséquent, non seulement ce qui se donne est organisable, sinon nos catégories ne pourraient s’y appliquer, mais en outre il doit être déjà d’une certaine manière organisé, car il faut qu’il se prête toujours de la même façon à nos catégories, sinon on aurait à chaque fois des observations différentes . Il n’empêche que ce monde de phénomènes n’est pas en totalité organisable selon la logique ensembliste-identitaire il comporte des parties, ou des aspects, qui y résisteront toujours on peut dire qu’il est toujours plus riche, plus diversifié que nos catégories. « Nous avons à penser les opérations de la logique identitaire comme de multiples dissections simultanées, qui transforment, ou actualisent ces singularités virtuelles, ces ingrédients, ces termes, en éléments distincts et définis, solidifient la prérelation de renvoi en la relation, organisent le tenir-ensemble, l’être-dans, l’être-sur, l’être-près en système de relations déterminées et déterminantes (identité, différence, appartenance, inclusion), différencient ce qu’elles distinguent ainsi en « entités » et « propriétés », utilisent cette différenciation pour constituer des « ensembles » et des « classes ». » (p. 499).


Le langage est un tel réservoir indéfini d’identifications et de relations possibles, dont on ne pourra jamais épuiser toutes les possibilités. La fonction identitaire du langage est remplie par le code, c’est-à-dire une correspondance biunivoque entre un système de signes et un système de significations de ces signes, dont les termes et les relations sont fixées une fois pour toutes par exemple, le code des signes mathématiques ou le code de la route. Pour qu’il soit totalement biunivoque, le code doit être établi de manière explicitement conventionnelle avec un accord pour l’utiliser toujours et partout de la même façon et cet accord doit concerner aussi bien les signes que leurs significations, qu’il faut donc complètement maîtriser, ce qui est possible seulement dans les cas où nous créons aussi les significations du code, par ex. la signalisation routière ou les objets mathématiques désignés par les signes. Il y a aussi une telle visée de codification dans le langage courant en attestent la rédaction des dictionnaires et autres instruments de convention pour unifier l’usage. Cependant, tout dictionnaire est dépassé dès sa parution car de nouvelles significations ou de nouveaux mots ne cessent d’apparaître, aussi bien par l’usage courant que par la création poétique ou littéraire. On voit par là que le nouveau ne détruit pas le passé, mais l’enrichit, ce qui constitue un bon modèle pour penser le rapport entre l’instituant et l’institué : « La langue, dans son rapport aux significations, nous montre comment la société instuante est constamment à l’œuvre, et aussi, dans ce cas particulier, comme cette œuvre qui n’existe que comme instituée ne bloque pas le faire instituant continué de la société. Il est essentiel que la langue reste la même en ne restant pas la même, et réciproquement. Il n’y aurait ni langue, ni société, ni histoire, ni rien si un François ordinaire d’aujourd’hui n’était pas capable de comprendre aussi bien Le Rouge et le Noir ou même les Mémoires de Saint-Simon qu’un texte novateur d’un écrivain original. Oublier cela, ce serait oublier cette autre fonction fondamentale de la langue, qui est d’assurer à toute société un accès à son propre passé » (p. 324).


Non seulement donc le langage s’enrichit constamment, mais même une signification établie possède déjà une multiplicité d’interprétations possibles, en raison de tout ce qu’elle est capable d’évoquer, du fait qu’on l’associe spontanément à d’autres choses. « Qu’est-ce qu’une signification ? Nous ne pouvons la décrire que comme un faisceau indéfini de renvois interminables à autre chose que (ce qui paraîtrait comme immédiatement dit). Ces autres choses sont toujours aussi bien des significations que des non-significations — ce à quoi les significations se rapportent ou se réfèrent. [...] La signification pleine d’un mot est tout ce qui, à partir ou à propos de ce mot, peut être socialement dit, pensé, représenté, fait. Autant dire qu’on ne peut guère lui assigner des limites déterminées, un peras. Certes, ce faisceau de renvois dont chacun aboutit à ce qui est origine de nouveaux renvois est loin d’être chaos indifférencié dans ce magma, il y a des coulées plus épaisses, des points nodaux, des zones plus claires ou plus sombres, des bouts de rocaille pris dans le tout. Mais le magma n’arrête pas de bouger, de gonfler et de s’affaisser, de liquéfier ce qui était solide et de solidifier ce qui n’était presque rien. Et c’est parce que le magma est tel que l’homme peut se mouvoir et créer dans et par le discours, qu’il n’est pas épinglé à jamais par des signifiés univoques et fixes des mots qu’il emploie — autrement dit, que le langage est langage. » (p. 359-60). La conscience de cette malléabilité est par ailleurs importante pour comprendre et déjouer l’utilisation du langage par les pouvoirs institués qui orientent les significations dans le sens qui les avantage, notamment par les euphémismes (« valorisation » pour « commercialisation ») ou les disqualifications (« terrorisme » pour « action de protestation ») ou les limitations d’un champ sémantique à un usage très apprauvri (« démocratie », « politique »).


En outre, l’indétermination du langage vient aussi du fait qu’il renvoie à des référents hors langage qui, eux non plus, ne sont pas des singularités séparées : « Le nom d’un individu — personne, chose, lieu ou quoi que ce soit d’autre — renvoie à l’océan interminable de ce que cet individu est il n’est son nom qu’en tant qu’il réfère virtuellement à la totalité des manifestations de cet individu le long de son existence, effectives et possibles (« Pierre ne ferait jamais cela »), et sous tous les aspects qu’il pourrait présenter [...]. Que l’on pense à ce qui est requis pour « donner un sens » à l’expression : l’observation a été faite à 12h21’7’’ du 23 novembre 1974, par x degrés de latitude Nord et y degrés de longitude Est référée à tel méridien » (p. 500). Tout référent étant indéfiniment ouvert, aucun terme du langage ne signifie un objet déterminé dans une monstration sans ambiguïté. Cela n’empêche pas le langage de fonctionner et d’être suffisamment déterminé « quant à l’usage » : une relation identitaire peut toujours être établie provisoirement entre une signification et un objet, en tant que point de départ d’une suite ouverte de déterminations successives, qui, par principe, ne l’épuisent jamais. En outre, l’ouverture n’est pas totale car tout renvoi n’est pas à chaque fois possible, et n’importe quoi n’évoque pas n’importe quoi.


Détermination et indétermination, inextricablement mêlées dans le langage


La linguistique a proposé des outils pour limiter les ambiguïtés et préciser les champs sémantiques des mots. L’un de ces outils est la distinction entre sens propre et sens figuré mais Castoriadis objecte qu’il n’y a pas de sens propre car toute phrase est une accumulation d’abus de langage (ce qui, d’ailleurs, invalide l’expression « abus de langage », car tout usage est un tel abus par rapport à un idéal d’univocité) par ex. « J’ai fait un rêve » : « je » évoque un abîme de significations, « faire » a un sens très différent dans « faire un enfant », « faire le malin », « faire un devoir », etc., « un » renvoie à une multiplicité de types d’unité possibles dont celle qui correspond au rêve est éminemment difficile à définir. Quel serait le sens propre pour chacun de ces mots ?


Un autre outil de la linguistique est la distinction entre dénotation et connotation par ex., le même objet peut être désigné par la dénotation « Napoléon » et par les connotations « le vainqueur d’Austerlitz » et « le prisonnier de Sainte Hélène ». Cette distinction linguistique repose sur la distinction ontologique entre sujet et attributs. Or, on sait depuis longtemps en philosophie que, si on enlève à un sujet tous ses attributs, il ne reste rien. Qu’est-ce que Napoléon sinon l’ensemble de ses qualités, de ses actions et de ses moments d’existence ? Or, cet ensemble, on ne peut se le représenter en totalité, de sorte que le nom global recouvre en fait un infini et on aura tendance à l’associer, à chaque évocation, à l’une de ces qualités ou circonstances, c’est-à-dire à comprendre la dénotation par une connotation. L’inexactitude de la logique ensembliste-identitaire réside dans le fait que ce qui est nommé n’est pas un ensemble de déterminations fini et saisissable en totalité. C’est pourquoi Aristote disait déjà qu’il n’y a pas de définition d’une chose singulière, car ce serait une définition infinie, il y aurait une infinité de particularités à lui attribuer pour la distinguer de toutes les autres. Il n’y a de définition que du général, c’est-à-dire de ce que nous sélectionnons comme principal dans l’infinité des déterminations réelles. Cela n’empêche que la nomination est suffisante pour la communication, qui fonctionne comme si tous les aspects de la chose désignée se trouvaient effectivement dans le nom. D’un autre côté, on ne peut supprimer la distinction entre sujet et attributs sans tomber dans des sophismes absurdes, comme le signale Platon : si Charmide n’est pas instruit et qu’on veuille l’instruire, c’est qu’on veut le rendre autre qu’il n’est, donc on veut faire disparaître ce qu’il est, donc on veut le tuer ou encore : Socrate est autre quand il est debout et quand il est assis, donc Socrate est plusieurs hommes et non un seul. Les sophismes révèlent la nécessité que dans toute relation de référence se trouve un « quant à » ou un « en tant que » bien précis, en particulier la distinction entre des caractéristiques permanentes et inséparables d’un objet et des caractéristiques modifiables sans modifier l’objet.


On ne peut donc supprimer la visée identitaire du langage sans rendre tout langage impossible faute d’une signification des mots plus ou moins admise et plus ou moins durable. C’est cette exigence qu’exprime le principe de non-contradiction dont Aristote montre qu’il est à la base de tout langage et de toute pensée. En effet, si l’on peut dire qu’une chose est et n’est pas (ou « est un homme et un non-homme ») en même temps et sous le même rapport, c’est qu’on donne à chaque fois une autre signification au mot « est » ou au mot « homme », de sorte que, dans ces conditions, tout dialogue est impossible, y compris avec soi-même. Et si l’on se place au niveau ontologique, et qu’on dise qu’il s’agit d’une propriété réelle des choses, qu’une chose peut être et ne pas être en même temps et sous le même rapport, on fait de la réalité un chaos, une absence totale de stabilités et d’identités or, nous venons d’évoquer de bonnes raisons de penser que ce n’est pas le cas.


Pour en revenir à la linguistique, une dernière tentative pour limiter le foisonnement des significations a été de considérer que le contexte apporte ces limites, et aussi bien le contexte linguistique que le contexte extra-linguistique (d’une part donc, ce dont on parle dans un texte ou dans une conversation sélectionne des significations plus probables que d’autres d’autre part, d’autres sélections sont faites par le lieu, le moment, les personnes avec qui on parle). L’objection de Castoriadis est que ces deux contextes sont eux-mêmes potentiellement infinis, et qu’en outre une phrase définit aussi son contexte au lieu d’être définie par lui : par exemple, la phrase « Pierre se trompait » renvoie à une conversation entre amis, tandis que « Parménide se trompait » renvoie à toute l’histoire de la philosophie.


Il y a donc dans le langage un mélange inextricable de détermination et d’indéterminé, de peras et d’apeiron, comme une matière infinie dans laquelle on peut découper des formes par une série de précisions.


La potentialité propre au social-historique favorise l’action


Nous avons vu que le social-historique doit être pensé sur le même modèle : chaque société est une singularité dont la définition serait infinie, et il n’y a pas non plus de limite précise à ses phases historiques, que l’on peut différencier par des « quant à » ou des « en tant que », en prenant tel ou tel aspect comme critère, mais sans jamais pouvoir éviter les recouvrements et les mélanges (par exemple, quelle est la limite entre la Rome républicaine et la Rome impériale, ou entre le Moyen-Age et la Renaissance ? on choisit conventionnellement un événement politique considérable, mais en sachant que d’autres aspects déplaceraient cette limite, par exemple l’évolution artistique ou certaines formes d’organisation sociale).


Cette indétermination indéfiniment déterminable du social comme du monde naturel a une conséquence importante pour l’agir humain : c’est que le monde et la société sont à la fois malléables et résistants, c’est qu’on ne peut pas en faire n’importe quoi mais on peut en faire beaucoup de choses. Ce qu’on favorisera parmi toutes les réalisations possibles dépendra donc, non pas d’une nécessité intrinsèque, mais des autres institutions sociales existantes, en particulier les finalités : « Que la fusion de l’hydrogène soit possible, et très difficile à réaliser, a un sens pour la société contemporaine et pour aucune autre que tel bois soit excellent pour fabriquer des arcs n’a presque aucun sens pour cette même société, après avoir été d’une importance capitale pour la vie des hommes pendant des millénaires » (p. 513). C’est pour cela que la technique fonctionnelle, instrumentale (ce que Castoriadis appelle le teukhein cf. p. 388-390) n’est pas isolable des significations sociales, elle n’est pas un « instrument neutre » potentiellement au service de n’importe quelles fins, car elle ne se développe pas toute seule ni dans le cerveau d’inventeurs détachés de la société elle se développe dans les directions qu’on décide de lui donner, en fonction d’un projet global dominant et une fois qu’une certaine capacité technique est développée, elle pèse lourdement dans les décisions (puisqu’il est possible de maintenir en vie artificielle un organisme usé, pouvons-nous encore refuser de le faire ? Puisqu’il est possible de créer de nouveaux organismes par combinaisons de molécules d’ADN, pourquoi ne le ferions-nous pas ?).


Il se fait que de nombreuses significations sociales sont antagonistes : la présence d’or et d’argent dans un sous-sol n’a pas le même sens pour une compagnie minière et pour les paysans qui vivent de cette terre le conflit n’est pas une simple concurrence d’intérêt dans un cadre de références partagé, la question n’est pas de savoir qui va gagner le plus le conflit porte beaucoup plus profondément sur les représentations de ce qu’est le monde naturel et de ce qu’il vaut pour nous : certains regardent une colline et voient des dollars, d’autres regardent la même colline et voient des champs de maïs, d’autres un terrain d’aventures et d’explorations, d’autres l’occasion de peindre un tableau, etc. Cependant, Castoriadis fait peu de place à l’antagonisme des représentations dans notre société. Sa théorie est plutôt celle d’une complémentarité entre les divers rôles sociaux et les divers types d’individus socialisés produits par un imaginaire considéré comme cohérent (p. 529-30). La société féodale, par ex., produisait à la fois des seigneurs et des serfs, chacun avec sa propre représentation du servage et son développement adapté à sa fonction. Les deux rôles sont endossés à partir de la signification imaginaire « servage » qui en est la condition de possibilité. Chacun contribue ainsi à la même pièce (de théâtre) pour laquelle il a été formé. Pourtant, Castoriadis affirme bien par ailleurs que, dès qu’une classe est fortement dominée, surgit une lutte de cette classe contre sa domination, et ce surgissement n’était pas déjà là dans l’institué imaginaire, il correspond à l’irruption du nouveau. En fait, le seul lieu où peuvent être confrontées des représentations incompatibles des rôles sociaux est le lieu du politique, au sens d’une instance délibérative commune où est interrogé le bien-fondé, la justice, des différentes répartitions et organisations. Si ce lieu est confisqué, il n’y a pas de conciliation possible des imaginaires opposés et la société reste déchirée. On y reviendra la semaine prochaine.


Je voudrais terminer aujourd’hui en soulignant une conséquence importante de la pensée d’un potentiel à la fois déterminé et indéterminé. On a vu que le monde des phénomènes est un mélange de peras et d’apeiron, et de même pour le social-historique, parce que n’importe quoi ne peut pas y être réalisé, mais la réalisation est ouverte à de nombreux possibles. Cette théorie peut nous permettre aussi de répondre à une objection fréquente contre la possibilité du changement social : on entend souvent qu’une société autonome ou démocratique au sens radical n’est pas possible parce que la nature humaine est telle que certains voudront toujours s’accaparer plus que les autres ou les dominer. Ce discours est du même type que celui qui érige la tradition en hétéronomie : il dit que, puisque les choses ont toujours été comme ça, il est nécessaire qu’elles le soient toujours dans le futur. C’est une négation de la créativité historique. Mais il ne sert à rien de répondre qu’il n’y a pas de nature humaine et que tout est possible, en se fondant sur les théories post-modernes de l’anti-essentialisme. Car tout n’est pas possible pour l’être humain, pas plus que pour n’importe quelle espèce animale. Il y a des contraintes biologiques indépassables, sauf mutation et donc sortie de l’humain. A l’intérieur de ces limites, nous savons que des développements sociaux très différents ont déjà été réalisés (il y a des sociétés sans Etat, des sociétés sans violence interne, sans patriarcat, etc.). C’est pourquoi, il est très précieux de faire la part entre ce qui est déterminé par notre nature biologique et ce qui ne l’est pas, et de considérer l’humain comme un ensemble de potentiels partiellement orientés. Il y a en effet trois types de potentiels. Un premier type est celui qui ne peut se réaliser que d’une seule façon : par ex. un gland est un arbre en puissance, mais nécessairement un chêne, il ne peut pas se réaliser en un autre arbre. A l’opposé, un potentiel peut être totalement ouvert, si on imagine une matière encore indifférenciée et dont les différences viendront de l’environnement et d’influences imprévisibles — mais je ne suis pas sûre qu’une telle matière existe ou ait existé à un moment de l’univers Castoriadis pense que non (p. 496). Enfin, il y a l’intermédiaire : un potentiel qui peut se réaliser en un nombre limité mais tout de même multiple de formes, là aussi en fonction d’influences extérieures imprévisibles. La société et l’individu social sont des potentiels de ce type, et nous savons tous à quel point l’éducation (de manière essentielle dans l’enfance, mais aussi continuée tout au long de la vie) est un facteur important de différenciation. Il n’y a donc en l’homme ni une ouverture totale par absence d’aucune détermination, ni nécessité de répéter ce qui a déjà été réalisé.



La division sociale


Je terminais la séance précédente en m’étonnant que Castoriadis ait assez peu affronté le problème de l’antagonisme des représentations dans notre société. Il l’a fait un peu plus dans ses œuvres postérieures.


Nous avons vu que, de même que tout individu est susceptible d’introduire des modifications dans le langage, de même il est susceptible d’influencer les institutions sociales, mais dans les deux cas sous la condition que sa production particulière soit adoptée par le reste de la société. En effet, les significations sociales n’existent que dans les individus et dans les réalisations produites par eux elles ne se trouvent pas dans un sujet collectif et ne sont pas créées par un « inconscient collectif » (p. 528) les changements se font donc par l’influence de certains individus sur les autres ou directement sur les institutions concrètes. Cependant, dans une société divisée, certains ont plus que d’autres le pouvoir de choisir et de réaliser des possibles : la puissance dont dispose l’une ou l’autre représentation pour s’incarner dans des institutions concrètes dépend des rapports de force, non pas de force de l’imaginaire, mais de force physique, matérielle, voire armée .


Cet antagonisme est décrit dans La montée de l’insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe 4, qui date de 1996 : notre présent, dit Castoriadis, « est animé par deux significations imaginaires sociales tout à fait opposées, même si elles se sont contaminées réciproquement : le projet d’autonomie individuelle et collective, la lutte pour l’émancipation de l’être humain, aussi bien intellectuelle et spirituelle qu’effective dans la réalité sociale et le projet capitaliste démentiel, d’une expansion illimitée d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle qui depuis longtemps a cessé de concerner seulement les forces productives et l’économie pour devenir un projet global (...), d’une maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles ». Ces deux conceptions radicalement différentes de l’homme et de son rapport au monde ne peuvent s’affronter à armes égales que dans le cadre d’une démocratie, qui leur donnerait une puissance égale d’expression sur la scène publique et de transformation effective de l’organisation des sphères de la société. Or, une véritable démocratie est impossible tant que l’imaginaire dominant est celui du capitalisme en effet, le projet démocratique se confond avec le projet d’autonomie, tandis que l’imaginaire capitaliste y est profondément opposé. Nous allons d’abord rendre tout à fait explicite le rapport entre démocratie et autonomie, et ensuite chercher, à partir de l’œuvre de Castoriadis, comment il serait possible néanmoins, dans les conditions actuelles, de faire progresser l’imaginaire d’autonomie.


Autonomie sociale et démocratie


En quoi une société autonome est-elle nécessairement une démocratie (au sens étymologique du terme : un régime où tous les membres d’une collectivité participent réellement aux décisions concernant la collectivité)&nsbp;? La thèse de Castoriadis est que la démocratie n’est pas seulement un certain type de régime ou d’organisation politique elle est la réalisation de l’autonomie dans la sphère politique, comme la philosophie l’est dans la sphère intellectuelle. Elle se caractérise par la reconnaissance de l’auto-institution de la collectivité par la collectivité, par la conscience que les lois sont faites par la collectivité et qu’elle seule peut les changer . Or, si elle est telle, c’est parce qu’elle est caractérisée aussi par un certain rapport entre le public et le privé, par la réflexivité et par la participation de tous aux décisions (ce qui correspond à sa signification d’origine), tout cela étant indispensable pour pouvoir parler d’autonomie.


Considérons la première caractéristique. Dans Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V (1997, p. 161-177), Castoriadis explique qu’une société autonome n’est possible que si les trois sphères de mise en rapport du public et du privé sont respectées et indépendantes. Ces sphères sont : la sphère privée/privée (oikos), la sphère publique/privée (agora : marché et production économique collective, vie associative et culturelle), et la sphère publique/publique (ekklèsia : « l’instance où sont discutées et décidées les œuvres et les entreprises qui concernent et engagent la collectivité entière et que la collectivité ne peut pas, ne veut pas, ou ne doit pas laisser à l’initiative privée ou privée/publique », c’est-à-dire les trois pouvoirs dans la mesure où ils concernent, par ex., l’aménagement de l’espace public, l’urbanisme, le rapport à l’environnement, le rapport aux autres collectivités...). Cette dernière sphère interviendra aussi dans une mesure minimale dans les autres sphères, par ex. pour interdire le meurtre ou définir les grandes lignes de la production. Dans un régime totalitaire, la sphère publique/publique tend à contrôler totalement les deux autres sphères. Dans une oligarchie, la sphère publique/publique tend à être privatisée par la mainmise d’une certaine classe ou par le lobbying et les intérêts de groupes privés. Pour qu’elle soit tout à fait publique, il faut que tous les citoyens y participent, sinon elle est aliénée au sens juridique du terme : cédée à quelqu’un d’autre.


L’activité de la sphère publique/publique doit être dite politique et non simplement sociale, selon une distinction qui remonte à Aristote : les hommes se regroupent en société pour vivre, mais ils fondent la politique pour bien vivre. Une communauté politique n’a pas pour seul but que la société fonctionne, se conserve et garantisse la sécurité de ses membres il faut qu’elle leur permette de bien vivre, c’est-à-dire en premier lieu de pouvoir réfléchir à ce qu’est la vie bonne, de pouvoir réfléchir au bien-fondé des valeurs qu’on choisit de favoriser collectivement, et par là de développer au maximum des potentiels humains qui ne sont pas purement utilitaristes, comme la pensée théorique et la pensée des fins. C’est ainsi que l’entend aussi Castoriadis : « J’entends par politique l’activité collective, réfléchie et lucide, qui surgit à partir du moment où est posée la question de la validité de droit des institutions. Est-ce que nos lois sont justes&nsbp;? Est-ce que notre Constitution est juste&nsbp;? Est-elle bonne&nsbp;? Mais bonne par rapport à quoi&nsbp;? Juste par rapport à quoi&nsbp;? C’est précisément par ces interrogations interminables que se constitue l’objet de la véritable politique, laquelle donc présuppose la mise en question des institutions existantes — fût-ce pour les reconfirmer en tout ou en partie. » (La montée de l’insignifiance, p. 143-144). On s’aperçoit, à la lecture de ces passages, que ce qui est dit de la démocratie peut être dit de la politique en général, car celle-ci est elle-même définie comme la « mise en question explicite de l’institution établie de la société », qui apparut dans les cités grecques lorsqu’on affirma que l’institution ne devait reposer ni sur le sacré, ni sur la tradition, ni sur la nature, mais sur le nomos. C’est donc aussi bien de la politique au sens strict que de la démocratie qu’on peut dire que son avènement est contemporain et parallèle à celui de la philosophie : celle-ci est mise en question « de la notion même de vérité » et interrogation sur ce que nous devons penser, tandis que la politique est interrogation sur ce que nous devons nous donner comme lois, étant entendu qu’aucun des deux ne nous est donné d’une autre façon que par nous-mêmes (Le monde morcelé, p. 155, 160). Ainsi donc, le retour réflexif sur soi et l’autocritique sont des caractéristiques de la démocratie comme de la philosophie (id., p. 119). Or, cette réflexion critique exige, d’après Castoriadis, « l’activité lucide et l’opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd’hui, avec le règne des politiciens professionnels, des « experts », des sondages télévisuels » (id., p. 85).


Pourquoi l’autonomie requiert-elle l’activité de tous et non pas de quelques-uns&nsbp;? Pourquoi la réflexion et la lucidité d’une élite ne suffirait-elle pas à garantir l’autonomie&nsbp;? Ou encore : pourquoi une société oligarchique ne peut-elle être autonome&nsbp;? On pourrait arguer, en effet, qu’une telle société peut être consciente que c’est l’oligarchie qui décide des institutions et ne pas attribuer celles-ci à une quelconque transcendance en outre, elle peut affirmer qu’à travers l’oligarchie c’est la société tout entière qui s’institue, parce que l’oligarchie est un relais fidèle de l’ensemble des membres de la société (c’est la justification de la démocratie représentative). Je propose ici un raisonnement qui ne se trouve pas dans l’œuvre de Castoriadis, mais qui, je crois, en explicite l’esprit. La première condition (l’absence de transcendance) dépend en fait de la seconde : si l’oligarchie équivaut effectivement à la totalité de la société et se dit instituante en tant que telle, alors la société est autonome parce qu’elle n’attribue au pouvoir instituant aucun caractère particulier qui le distingue du reste de la population, aucun titre particulier qui donne à certains le droit de gouverner. Mais si l’oligarchie est sélectionnée selon un critère qui la distingue du reste de la société, alors ce critère est la base hétéronome de l’institution par ex. si on la justifie par une hérédité ou par une compétence, si l’on dit qu’une certaine qualité génétique ou une certaine expertise est nécessaire pour gouverner, cela suppose qu’il existe un ordre et un bien objectifs auxquels tout le monde n’a pas accès (c’est la justification de Platon dans la République, et elle fonde une aristocratie au sens étymologique du pouvoir des meilleurs). Or, la seule manière pour une oligarchie de n’être constituée par aucun titre particulier serait d’être constituée par tirage au sort (on ne parle pas ici de la domination par la force, puisqu’on examine le cas d’une oligarchie qui se présenterait comme le tout de la société). L’oligarchie actuelle se fonde sur deux justifications contradictoires : d’une part, elle avoue son hétéronomie en affirmant que les politiciens doivent être des professionnels parce qu’ils doivent avoir une expertise, d’autre part elle refuse l’hétéronomie en affirmant que les « élus » ne sont que des représentants du peuple, donc des citoyens identiques à tous les autres. Comme le dit Castoriadis, la « représentation » est une hypothèse métaphysique absurde : aucun homme ne peut en représenter un autre. Si on l’a prétendu, notamment pendant les années de préparation intellectuelle et politique de la révolution de 1789, c’est parce qu’on réduisait les hommes à un certain type d’intérêt et on considérait les « représentants » comme des représentants de groupes d’intérêts, comme si l’opinion, par ex. d’un paysan, sur n’importe quelle affaire se limitait à l’intérêt de la paysannerie, comme si l’on pouvait se sentir globalement en accord avec un parti du seul fait qu’il défendrait les intérêts de notre classe ou de notre corporation. On trouve chez Rousseau, dans le Contrat social, une critique très pertinente et radicale de cette conception, issue du parlementarisme anglais, de la démocratie comme tension plus ou moins équilibrée entre intérêts de factions corporatistes rivales. Mais, quand il s’agit de voter pour une personne qui siègera à notre place dans une instance décisionnelle, ce qu’on appelle « représentation » est tout simplement une délégation de pouvoir en l’exprimant ainsi comme ce qu’elle est vraiment, on voit bien que le pouvoir instituant n’appartient pas à l’ensemble de la société (et qu’il y ait consentement général à cette délégation ne change pas sa nature).


Une autre manière d’arriver à la même conclusion consiste à reconnaître qu’une société autonome ne peut être composée d’individus qui ne le sont pas, ni d’une partie d’individus autonomes et d’une partie d’individus aliénés. Si une classe autonome impose les lois qu’elle s’est données à une autre classe qui n’y a pas participé, il est clair que la société tout entière n’est pas autonome. Si une société veut être autonome, elle doit se donner pour visée de former des individus autonomes, elle doit « créer des institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société » (Le monde morcelé, p. 183 cf. aussi La montée de l’insignifiance, p. 274). Il faut rappeler en effet que l’autonomie n’est pas une fin en soi, mais une condition nécessaire pour que les individus soient capables et libres de faire des choses (id., p. 186). Il serait donc absurde qu’une société autonome ne vise à réaliser la liberté que d’une partie de ses membres. Mise en face de cette contradiction, la classe instituante ne pourrait qu’admettre sa visée véritable, qui est de confisquer le pouvoir au service de ses propres fins. Je pense qu’il peut être intéressant de répandre ce raisonnement, pour que l’oligarchie soit obligée de tomber le masque des fausses justifications et d’assumer ses fins réelles avec son cynisme réel. Si elle se révélait ainsi dans sa vérité nue, il serait sans doute plus difficile à une partie de la population de continuer à s’aveugler et à l’accepter, et certains auraient peut-être un sursaut de fierté et de révolte à être traités explicitement comme un troupeau.


Accepter la mortalité


Enfin, il faut signaler un élément plus personnel et original de Castoriadis dans le rapprochement entre désaliénation et démocratie. Aussi bien la sortie du conformisme, au niveau de l’individu, que l’instauration d’une vraie démocratie, au niveau de la société, reposent sur une condition anthropologique qui peut paraître surprenante au premier abord : l’acceptation de notre mortalité. En ce qui concerne l’individu, Castoriadis fait référence à Pascal et à sa notion toujours aussi pertinente de divertissement : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort. » (Pensées, 171). Les hommes s’agitent, s’amusent, se donnent des tas d’occupations et de préoccupations, pour éviter de penser à eux-mêmes, à leur condition, « à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont » (id., 143). Certes, pour Pascal, il s’agit essentiellement de la misère de l’homme sans Dieu, et Dieu est la seule solution proposée, alors que nous dirions au contraire que la religion est également une sorte de divertissement ou du moins une consolation illusoire contre la souffrance et la mort. Il n’empêche qu’à côté de la mort, notre principale misère, à nous hommes de cette époque, c’est l’absence de sens, l’absence de valeur de toutes choses et de toutes actions dès qu’on s’arrête pour y réfléchir. Nous vivons une époque de nihilisme, comme le diagnostiquait déjà Nietzsche dans les années 1880. Mais pour qu’émergent de nouvelles valeurs, de nouvelles fins, Castoriadis introduit de nouveau comme condition une évolution historique de la société tout entière. Non qu’un individu ne puisse décider de se donner ses propres fins, mais pour qu’elles fassent époque, pour qu’elles changent l’orientation générale de la civilisation, il y a d’autres conditions qui ne dépendent en rien de nous. Notre civilisation possède cependant encore l’immense avantage de garder la mémoire d’innombrables possibles que nous pouvons rappeler et qui ouvrent l’avenir à de nouveaux possibles.


Dans l’Institution imaginaire de la société, Castoriadis insistait déjà sur l’importance et la difficulté d’accepter la mortalité (p. 317). Le passage se situe dans l’étude de la temporalité et de la dénégation par certaines sociétés de leur propre changement historique, nié au profit de la représentation sociale d’une répétition éternelle des mêmes phases. Il essaie d’expliquer cette réticence à l’auto-altération par un besoin psychique primaire : « Les arrachant de force à leur folie monadique, à leurs représentation-désir-affect originaires d’a-temporalité, d’an-altérité, puis de toute-puissance, leur imposant, en les instituant comme individus sociaux, de reconnaître l’autre, la différence, la limitation, la mort, la société leur ménage, sous une forme ou une autre, une compensation par cette dénégation ultime du temps et de l’altérité. Les obligeant de s’insérer bon gré mal gré (ou sous peine de psychose) dans le flux du temps comme institué, la société offre en même temps aux sujets les moyens leur permettant de se défendre en le neutralisant, en le représentant comme coulant toujours dans les mêmes rives, charriant toujours les mêmes formes, ramenant ce qui a été et préfigurant ce qui va être. » Le phénomène n’est pas limité aux sociétés « sans histoire », car dans notre histoire, il y a presque toujours eu la représentation, à côté du devenir assumé, d’une éternité quelconque, théologique, universelle, et à défaut d’une vie éternelle individuelle, du moins un prolongement de l’individu dans ce qui lui succèdera, que ce soit sa descendance personnelle ou sa société. Seule la démocratie est une société qui accepte sa mortalité, car elle sait qu’elle ne repose que sur le libre choix de ses membres, qui sera nécessairement changeant, et sur aucun critère qui lui garantisse une permanence, alors qu’un régime qui prétend être le plus rationnel se donne par là un projet de permanence puisque la rationalité n’est pas censée changer. « La peur de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non pas la peur d’être tué par le voisin [base de l’imaginaire politique libéral, exprimé le plus clairement par Hobbes et justifiant le monopole de la violence légitime octroyé à l’Etat] — mais la peur, tout à fait justifiée, que tout, même le sens, se dissoudra. » (Le monde morcelé, p. 189). « Une véritable démocratie — non pas une « démocratie » simplement procédurale —, une société autoréflexive, et qui s’auto-institue, qui peut toujours remettre en question ses institutions et ses significations, vit précisément dans l’épreuve de la mortalité virtuelle de toute signification instituée. Ce n’est qu’à partir de là qu’elle peut créer et, le cas échéant, instaurer des « monuments impérissables » : impérissables en tant que démonstration, pour tous les hommes à venir, de la possibilité de créer la signification en habitant le bord de l’Abîme. » (id., p. 76).


« Le bord de l’Abîme », car il n’y a jamais de garantie de ne pas se tromper, la responsabilité collective est totale et jamais totalement maîtrisée, une société autonome pourrait produire aussi bien le pire que le meilleur. Sa seule limitation est l’auto-limitation, qui s’acquiert par l’éducation : « Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’il n’ont presque jamais voulu accepter vraiment (et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable — et presque impossible — de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. » (Fait et à faire. Les Carrefours du labyrinthe V, 1997, p. 207).


Que faire dans les conditions actuelles pour sortir de l’aliénation&nsbp;?


La condition nécessaire en premier lieu est de cesser de placer la production économique et donc la consommation au centre de toute l’organisation sociale et de toute la vie des individus. Il faut créer d’autres valeurs, d’autres sens. « Cela n’est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive de l’environnement terrestre, mais aussi et surtout pour sortir de la misère psychique et morale des humains contemporains. » (La montée de l’insignifiance, p. 113 entretien datant de 1993). Or, cela demande une autre organisation du travail, qui devienne « un champ de déploiement des capacités humaines », une autre organisation politique, une autre organisation de la paideia « pour former des citoyens capables de gouverner et d’être gouvernés ». Cette dernière expression est empruntée à Aristote, ainsi que l’opposition entre le savoir théorique spécialisé (la science, épistèmè) et le savoir pratique de l’opinion éclairée (doxa), qui consiste en la capacité de juger des argumentations, d’exprimer clairement et de manière convaincante sa propre opinion, d’évaluer les enjeux et conséquences d’une décision collective . Ce savoir pratique ou doxique, dans une démocratie, doit être acquis par tous les citoyens en les y habituant depuis leur plus jeune âge. L’importance du rôle des individus se révèle dans cet accent mis sur l’éducation, et aussi dans les quelques propositions qu’avance Castoriadis quand on lui demande comment agir sur l’aliénation contemporaine tout en reconnaissant qu’on ne peut pas prévoir l’avenir, il insiste surtout sur la diffusion volontaire du désir de liberté : « Ceux qui ont conscience de la gravité de ces questions doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir — qu’il s’agisse de la parole, de l’écrit ou simplement de leur attitude à l’endroit qu’ils occupent — pour que les gens se réveillent de leur léthargie contemporaine et commencent à agir dans le sens de la liberté. » (Id., p. 121). « Dans la mesure où cela dépend de ceux qui ont un rapport direct et actif à la culture, si leur travail reste fidèle à la liberté et à la responsabilité, ils pourront contribuer à ce que cette phase de léthargie soit la plus courte possible. » (Id., p. 248) .


Quant à la désaliénation de l’individu, elle repose sur une condition dont Castoriadis ne met pas en doute l’existence : nous avons en nous une instance réflexive qui nous rend capables « d’échapper à l’asservissement de la répétition », d’élucider nos désirs et les motifs de nos actes, de manière à ne pas être entièrement construits et dominés par le discours de l’autre (Le monde morcelé, p. 161) . Et cette instance peut être stimulée, encouragée par l’éducation entendue comme processus de formation et d’auto-formation tout au long de la vie. C’est aussi le but principal de la psychanalyse, nécessaire dans les cas où un problème psychique particulier empêche l’individu de le faire lui-même. Cependant, il est nécessaire que chacun investisse psychiquement la liberté et la visée de la liberté, autrement dit, il faut vouloir être libre et autonome pour le devenir, il faut que ce soit une valeur et un but. « La démocratie est impossible sans une passion démocratique, passion pour la liberté de chacun et de tous, passion pour les affaires communes qui deviennent, précisément, des affaires personnelles de chacun. On en est très loin. » (id., p. 210). On en est très loin, mais c’est un aspect sur lequel nous pouvons agir dès maintenant, à savoir ressusciter ce goût de la liberté et de la création. Le problème de notre société n’est plus de faire surgir l’idée et le désir de liberté dans l’imaginaire social : elle s’y trouve grâce à une longue histoire de remises en question, et il est désormais possible d’élever les enfants en mettant cette idée au centre de leur formation . Le problème de notre société est que cette possibilité s’arrête à la sphère privée, elle n’est pas installée dans les institutions publiques (y compris, et en premier lieu, dans l’Education nationale), parce que celles-ci sont dominées par la valeur centrale de l’économique.


Dans ces conditions, nous ne pouvons pas être réellement autonomes puisque nous subissons des lois qui viennent d’un imaginaire étranger au nôtre. Comment concilier le fait de se donner à soi-même sa propre loi et le fait de se conformer à la loi de la société&nsbp;? Castoriadis répond : « Il suffit que j’aie eu la possibilité effective de participer activement à la formation et au fonctionnement de la loi. » (Le monde morcelé, p. 164 même type de formulation p. 204). Cette exigence, ajoute-t-il, implique la démocratie, car c’est le seul régime qui offre une « possibilité effective d’égale participation de tous aussi bien aux activités instituantes qu’au pouvoir explicite ». Cependant, il me semble que ces expressions sont encore ambiguës et laissent ouvertes des compréhensions très différentes. La démocratie représentative prétend en effet que tous les citoyens ont une égale possibilité à se faire élire je ne pense pas que soit une objection redoutable à cette prétention de dire que la possibilité n’est pas égale car il faut de l’argent et des relations, en effet il est possible d’y arriver sans argent ni relations à condition de faire carrière dans un parti et de se soumettre aux directions instituantes de ce parti. La conséquence est évidemment la perte du pouvoir instituant individuel, mais est-ce que cela remet en cause l’exigence de « possibilité effective de participer à l’élaboration des lois »&nsbp;? Aristote est beaucoup moins ambigu quand il distingue ce qu’est un citoyen en général de ce qu’est un citoyen en démocratie. Le citoyen en général a « la possibilité de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire », tandis qu’en démocratie le citoyen « participe à l’assemblée délibérative et au pouvoir judiciaire, et temporairement aux magistratures exécutives » (Politique III 1, 1275a22-33, b17-20). En démocratie, la participation à l’assemblée n’est pas une possibilité mais une effectivité permanente quant à la participation aux charges exécutives, elle est attribuée par tirage au sort et de telle façon que chaque citoyen est à peu près certain d’en exercer une au moins une fois dans sa vie. C’est ce type de démocratie qu’il faut exiger, sans se laisser impressionner par l’objection qu’une démocratie directe ne convient qu’aux populations de petite taille, puisque depuis le 19e siècle existent des propositions très réalisables de fédérations d’assemblées locales jusqu’à un niveau potentiellement mondial.


En conclusion, un moyen qui semble bien exclu pour changer la société est l’usage de la force, pas seulement pour des raisons tactiques (ou morales) mais parce qu’il s’agit de modifier l’imaginaire du plus grand nombre, sinon le changement ne débouchera que sur une nouvelle hétéronomie. Nous pouvons donc promouvoir toutes les actions, par nos discours, par nos propres vies, qui favorisent cette orientation, existante mais dominée, de notre imaginaire socio-historique par rapport à l’autre, et en même temps utiliser tous les moyens de disqualifier l’oligarchie en place en montrant qu’elle ne peut se maintenir que par l’aliénation. Nous avons des outils intellectuels et argumentatifs redoutables il faut nous entraîner à les manier habilement pour l’emporter sur la rhétorique dominante.



L’individu et la société Autonomie et aliénation selon C. Castoriadis
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