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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Quelques notes sur le mouvement des Indignés CHARLES REEVE

« Ainsi, non seulement le surmoi oblige l’individu à obéir aux impératifs de la réalité, mais encore il oblige à obéir aux impératifs d’une réalité passée. Grâce à ces mécanismes inconscients, le développement mental reste en arrière du développement réel, ou (puisque celui-là est lui-même un facteur de celui-ci), il retarde le développement réel, nie ses possibilités au nom du passé. »

Herbert Marcuse, Eros et civilisation (p. 41).

La prolétarisation des « classes moyennes » Les formes et les contenus des mouvements des Indignés sont inévitablement marqués par les conditions historiques dans lesquelles ils sont apparus.


Dans un système mondial unifié, la crise de rentabilité du capitalisme réduit à l’impuissance l’Etat, cet « acteur économique » cher à Keynes, et fait apparaître la récession et le chômage de masse comme l’état « naturel » du capitalisme moderne. Cette impuissance est la conséquence des limites de l’économie mixte. Les profits du secteur privé de l’économie se révèlent insuffisants pour poursuivre les investissements et relancer l’accumulation. Les fonds publics qui peuvent induire l’augmentation de la production sociale sont aussi limités par l’ampleur des déficits. Ces fonds sont en effet prélevés sur les profits du secteur privé, ou financé par la dette. L’idée keynésienne selon laquelle les déficits de l’Etat, en période de récession, sont absorbés par la relance privée de production de profit n’a jamais été confirmée par les faits, bien au contraire ! Et, aujourd’hui, la nécessité de réduire les déficits publics entraîne inexorablement le désengagement de l’Etat dans l’économie, avec une incidence directe sur la production sociale et l’accélération de la récession. [Paul Mattick, Le jour de l’addition, Insomniaque, 2010, un des textes permettant de comprendre de façon cohérente la crise actuelle du capitalisme.]


Les capitalistes voyent dans la forte diminution des coûts du travail, salaires réels et salaire social, la seule façon d’accroître la part des profits. Après avoir détruit la force syndicale des travailleurs des grandes concentrations de l’industrie privée, la classe capitaliste s’attaque maintenant aux bataillons des salariés des services publics, abaissant leurs salaires tout en fragilisant leurs conditions de travail. C’est une des tendances dominantes de la période, la précarisation de ces secteurs, qu’on avait sociologiquement nommé les « classes moyennes » salariées, confiantes dans leurs « acquis sociaux » intouchables.


Cette évolution, l’appauvrissement de l’ensemble des salariées, on la retrouve également dans la réduction de l’écart entre les conditions de vie des étudiants et celles des jeunes ouvriers. Une surpopulation de prolétaires survit, depuis des années, parquée dans des espaces urbains délimités et policés. Dans ce monde d’exclus, le passage entre l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte, n’est plus ordonné par le processus d’intégration dans le salariat, de l’école à l’entreprise. Les vies sont atomisées, partageant une survie sans avenir, un présent égal au passé. Aujourd’hui, c’est la jeunesse étudiante qui voit à son tour se rétrécir l’horizon de son avenir. Les mots qui jalonnaient jadis la vie étudiante — carrière, vie professionnelle, promotion — se trouvent vidés de sens, ils sont juste adéquats pour une élite minoritaire. Seule la perspective de consommation de l’ « épargne » des parents, quand elle existe, est encore susceptible de donner un contour concret à l’avenir de la majorité de la jeunesse précarisée.


Une autre caractéristique de l’évolution actuelle du capitalisme est l’écart croissant des revenus et la concentration de la richesse dans un segment chaque jour plus réduit de la classe capitaliste, processus qui accompagne l’appauvrissement de la majorité de la société, où se creusent inégalités matérielles, de santé, éducatives et autres. Alerté par les cris du demi million d’Indignés israéliens qui manifestaient début septembre 2011 dans les rues de Tel-Aviv, l’éditorialiste du Yediot Aharonot s’étonnait du paradoxe d’« une croissance forte qui accompagne l’augmentation de la pauvreté » [Le Monde, 6 septembre 2011]. Or, ce que le journaliste appelait « paradoxe » est justement cette facette du capitalisme moderne.


La progressive disparition des dites « classes moyennes », corollaire de cette évolution de la pyramide des revenus, a des suites sur l’idéologie démocratique de consensus, laquelle a toujours été basée sur la promotion sociale, le mirage de la consommation de masse et l’amélioration des conditions de vie. Il n’est pas étonnant que les générations les plus jeunes prennent conscience en premier de la faillite du modèle. Une chose est de voir baisser ses conditions de vie ; pire est le sentiment de ne jamais pouvoir y parvenir un jour … Crainte exprimée avec dérision par un des slogans des Indignés en Espagne : « Nous avons été les enfants du confort, mais nous ne serons pas les parents du conformisme ». Il est clair que la crise économique actuelle est un facteur d’unification des révoltes. L’angoisse du futur est un fil commun aux soulèvements en cours, du Chili à Israël, de la Grèce à l’Espagne et aux Etats-Unis. Dans les sociétés arabes aussi, les révoltes ont réuni la grande masse de la jeunesse pauvre avec les « classes moyennes » appauvries. Les manifestants cherchaient à briser l’immobilisme des régimes totalitaires, à ouvrir une perspective d’avenir. Et c’est également une rage contre ce présent éternel sans futur qu’on retrouve dans les récentes émeutes anglaises.


Deux temps de défiance envers le système représentatif


Ce fut en Espagne que le mouvement des Indignés a pris de l’ampleur et s’est le plus radicalisé. Au contraire de la Grèce — où il s’est inséré dans l’agitation qui perdurait, avec des révoltes, des occupations, des grèves généralisées —, en Espagne le mouvement a surgi dans une situation sociale plutôt atone. A posteriori, on peut évoquer des facteurs divers pour l’expliquer. Le chômage massif des jeunes, s’il compte pour beaucoup, n’est pas spécifique au cas espagnol. Par contre, on peut remarquer l’existence d’un important réseau social alternatif, composé de communautés et associations diverses, d’une mouvance de squats, ainsi que l’existence d’un esprit de lutte et d’utopie social, porté par les divers courants de l’anarcho-syndicalisme. La dure grève des travailleurs du métro de Madrid, en 2010, menée par des assemblées, avait montré que ces courants trouvent un écho chez les travailleurs les plus combatifs, désabusés face au rôle pacificateur des « syndicats du pouvoir », comme les appellent désormais les Indignés. Quoi qu’il en soit, le dynamisme du mouvement des Indignés en Espagne a, à un moment donné, trouvé des échos dans d’autres sociétés européennes et nord-américaines [Des activistes à l’origine du mouvement Occupy avaient séjourné à Madrid lors des grandes mobilisations des Indignés].


Pour toutes ces raisons, c’est également en Espagne que la nature contradictoire du mouvement a été la plus perceptible. Deux mots d’ordre ont constitué un socle unificateur : « Démocratie réelle maintenant ! » et « Ils ne nous représentent pas ! ». Ils expriment, avec des nuances, un constat : la crise du système représentatif démocratique ainsi que le discrédit de la classe politique. La crise de rentabilité du capital productif explique l’étendue prise par les activités spéculatives et l’importance prise par les activités financières du capitalisme. Dans ce cadre, les formes de corruption, intrinsèques au fonctionnement du capitalisme, prennent une visibilité toute particulière dans la sphère du monde politique et syndical. Le discrédit qui en résulte vient s’ajouter au sentiment d’injustice créé par les sacrifices imposés aux salariés. La disqualification du monde politique s’est manifestée dès les premières manifestations contre l’austérité en Grèce ; elle n’a, depuis, cessée de grandir et de s’étendre à l’ensemble des sociétés. Discrédit qui se traduisait d’ailleurs, depuis quelques années, dans la montée d’un nouveau type d’abstentionnisme électoral, surtout dans les pays le plus fragilisés par les effets de la crise. L’abstentionnisme traditionnel, « naturel », passif, qu’on connaît au Danemark ou au Luxembourg, a peu à voir avec celui qu’on trouve aujourd’hui en Grèce ou au Portugal, lequel correspond plutôt à l’idée selon laquelle « les politiciens ne méritent pas notre confiance ». On retrouve ce discrédit aussi, en Suède et en Allemagne, dans l’apparition de groupes politiques éphémères et fantaisistes (comme « Les pirates »), qui tout en jouant la carte électoraliste, défendent des mesures considérées comme « irresponsables », voire des propositions de sabordage du système.


Derrière la défiance du système représentatif parlementaire et de son monde politique, deux courants divergents se sont affirmés dans le mouvement espagnol.


Il y a, d’un côté, le courant majoritaire, pour qui le mot d’ordre « Démocratie réelle maintenant ! » signifie la réforme, l’amélioration des institutions existantes, la correction des excès du système démocratique. L’autre tendance, minoritaire mais très active, va au-delà de la question de la représentation, elle la met en perspective avec la nature capitaliste de la société. La démocratie réellement existante ne peut pas être réformée ni améliorée, et l’idée de la « démocratie réelle » implique une autre forme de société. Clairement l’orientation générale du mouvement « remet en cause les fondements de nos sociétés et pose les prémisses d’un projet de changement radical : autogestion, autonomie, démocratie directe (…) » [« Les mouvements des « Indignés » : potentialités, contradictions et perspectives, Juin 2011, Lieux communs, Collectif politique indépendant pour une auto-transformation de la société, http://www.magmaweb.fr ]. Sans qu’un lien direct et rigide puisse être établi, on peut considérer que les idées du premier courant correspondent à la position des secteurs les mieux intégrés dans le système, chez qui l’électoralisme est encore respecté. Inversement, on peut lever l’hypothèse que les jeunes et les travailleurs dégoûtés par l’électoralisme et remontés contre la violence capitaliste (chômage, précarité, pauvreté rampante) seront plutôt tentés par la deuxième tendance. Se retrouvant plus volontiers dans les assemblées de quartier et dans les actions contre les expulsions de logements que dans les débats interminables sur la réforme de la loi électorale.


Il est ainsi très juste de souligner la coexistence de deux « dimensions » dans le rapport autour du temps dans ce mouvement [Raoul Victor, « A propos du mouvement des Indignés en Espagne », 24 juin 2011, http://www.leftcommunism.org./spip.... ]. La tendance majoritaire, celle de la réforme, pense le mouvement à court terme ; celle qui le pense à long terme étant plus motivée par une transformation radicale de la société. Quand ces derniers disent, « Nous avons le temps ! », ils veulent dire qu’ils se placent hors du temps du rythme productiviste et d’efficacité. Hors du temps immédiat de la réforme. La seule concession au temps immédiat étant les actions concrètes contre les formes barbares d’exclusion capitaliste, les oppositions collectives et solidaires aux expulsions des logements. La séparation entre les deux tendances est floue et parfois mal délimitée, et seul un développement du mouvement pourrait la clarifier. A court terme, les propositions de réforme du système semblent plus « réalistes », par rapport à celles de sa subversion qui paraissent insurmontables. Toutefois, à long terme, c’est ce projet « réaliste » qui se révèle irréaliste, impossible à mettre en œuvre dans une période où le capitalisme n’a pas d’espace de réforme, où il évolue vers des formes politiques autoritaires de gouvernement. Quoi qu’il en soit, le conflit, l’équilibre instable entre ces deux tendances du mouvement, ne font que confirmer la crise de crédibilité de la démocratie représentative dans la période actuelle.


Aller au-delà des mythes et des illusions


L’évolution du capitalisme met a nu sa nature, celle d’un système social profondément inégalitaire, déséquilibré et dangereux. Sa crise, ses difficultés de reproduction, sont des moments de vérité. Les tentatives de la classe capitaliste pour affermir son pouvoir montrent aussi le caractère violent et barbare du système. Les mouvements des Indignés sont un pas dans la prise de conscience de cette évolution. Ils sont la manifestation d’une période charnière, transitoire, dans laquelle les modes de fonctionnement du passé, bâtis autour du consensus entre les classes et l’idéologie d’un progrès intégrateur, fonctionne de moins en moins. Force est de constater que, aujourd’hui, ces mouvements attirent plus de sympathie et de participation active que les mobilisations syndicales centrées sur une « résistance » impuissante ! C’est le cas en Grèce et aussi Espagne où l’on a vu se multiplier des slogans tels que, « Moins d’accords, plus de luttes, rompre le pacte social ! » et où des Indignés se permettent d’ouvrir une manifestation syndicale contre l’austérité derrière le slogan, « Laisse tomber le syndicat et unis-toi à la lutte ! ».


A ce propos, revenons brièvement sur la situation française, sur le peu d’impact qu’eu le mouvement des Indignés sur une société pourtant si trempée de conflictualité de classe. Les défaites sont toujours dures à digérer. Lors du dernier mouvement contre la nouvelle loi des retraites, les travailleurs les plus combatifs avaient tenté d’aller au-delà du carcan syndical, perçu comme un frein et un obstacle au renforcement de leur force. Un effort de construction de liens horizontaux entre grévistes et étudiants, entre grévistes de branches différentes, a alors été fait, souvent à partir de la base syndicale. Sans que, pour autant cet élan ait pu rompre la passivité et la peur d’un avenir… pire que le présent. L’idée de la grève générale est alors réapparue, comme un mythe plus que comme une possibilité. Ce qui a fait dire à certains que plus on en parlait, plus sa concrétisation s’éloignait. En effet, une fois le mythe chassé, il fut remplacé par l’illusion électoraliste, l’affrontement entre les deux courants de la classe politique. [Cela ne veut pas dire que la conflictualité ait été effacée de la vie sociale en France. Comme le prouve les fortes mobilisations de base contre l’exploitation du gaz de schiste qui ont eu lieu, en 2011, dans des régions souvent isolées. Ou encore le succès des manifestations contre le transport de déchets nucléaires]. Pourtant, le retour à cette idée d’un nécessaire rapport de force frontal entre deux intérêts de classe divergents reste sous-jacent. De façon inattendue, elle a refait surface, en février 2011, là où on l’attendait le moins, dans le mouvement contre le démantèlement des services publics dans l’Etat du Wisconsin, aux Etats-Unis [voir texte sur Offensive, Septembre 2011]. Partout, cette radicalisation rencontre l’hostilité des vieilles bureaucraties syndicales, apeurées par l’action autonome des travailleurs alors même que leur futur est mis en question par l’évolution du capitalisme et de son Etat [Paul Mattick, « Le déclin des syndicats et les limites de l’intervention étatique », L’échaudée, n° 1, hiver 2011/ 2012].


Plusieurs thèmes et actions du mouvement des Indignés répondent aux questions soulevées par la période. Nous avons déjà évoqué la critique du système représentatif et de la classe politique. Le recours aux assemblées, la préoccupation d’éviter la bureaucratisation de la parole, le rejet des hiérarchies, sont d’autres directions qui divergent avec la politique du passé et s’appuient sur des principes politiques qui visent une nouvelle organisation de la société. Dans cette expérience de la démocratie de base, si les pratiques groupusculaires ne disparaissent pas, elles sont mises à mal et dénoncées. Animée par ces principes, la capacité d’auto organisation des Indignés a été un signe fort d’énergie et de créativité, de responsabilité collective.


La dénonciation de la société marchande sous-entend une critique des relations sociales du capitalisme, identifiées comme la racine de son déséquilibre. L’idéologie dominante du marché régulateur de la production, le rôle dominant du capital financier en période d’effondrement de la rentabilité de l’économie productive, ses corollaires de corruption, spéculation, arrogance, tout cela trouble les tentatives constantes de rafistolage idéologique, le système « le mois mauvais possible » paraît chaque jour qui passe comme le plus mauvais réellement existant. Et la survie de la démocratie rime désormais avec l’extension de la pauvreté, du désastre social.


Entre le passé et le futur, la recherche des passages


C’est une période où s’amoncellent désastres et ruines. Pour cacher son impuissance, la classe politique a recours au mensonge et à une propagande éhontée. Alors que la voracité arrogante des capitalistes revèle à quel point ils sont, eux aussi, peu assurés de l’avenir du système. Les mouvements des Indignés qui se positionnent contre le système, sont à l’étroit, doivent créer leur espace, chercher une brèche, des passages dans le mur. Ils portent naturellement des stigmates du passé, mais puisent leur énergie dans le refus du désastre qui s’étale devant nos yeux. Ils mettent en question des fondements du système, avancent à tâtons entre les discours vermoulus du réformisme et les incantations messianiques de la révolution. Les passages ouverts, les jalons posés aujourd’hui par les Indignés, parce qu’ils sont en rupture avec le passé, réapparaîtront inévitablement plus tard, ici et ailleurs.


Le lien entre le mouvement des Indignés et les récentes émeutes anglaises vient immédiatement à l’esprit dans ce contexte. S’il est quasi consensuel de souligner que l’appauvrissement social, l’agression marchande et l’accroissement des inégalités de classe constituent un dénominateur commun à ces deux événements, il est plus difficile de défendre l’argument selon lequel les deux mouvements sont de même nature [Idée défendue par Judith Revel et Toni Negri, « The commun in revolt », http://www.uninomade.org/ ]. Il est exact que dans les deux cas, les jeunes constituent la majorité des participants, et on peut ensuite discourir à perte de vue, sur la composition sociale ou l’appartenance de classe des participants, approches sociologiques ou idéologiques, à partir de telle enquête, relevé d’arrestations ou de condamnations, clichés photos d’une explosion — sans trop pouvoir en déduire ensuite. Pour ce qui est de la motivation des actions, on peut postuler sans trop d’hésitation que, dans les deux types d’événements, s’exprime l’insupportable d’une situation. Mais la conscience collective d’une action, qui donne radicalité à un mouvement social, est plus qu’un réflexe. On ne peut pas mettre sur le même plan le choix de la vitrine à casser et des marchandises à s’approprier, individuellement dans la plupart des cas, et la construction collective, fondée sur des principes égalitaires et fraternels, d’un campement d’Indignés, avec toutes ses tâches concrètes complexes. Il y a, d’un côté l’action réflexe, réactive, face à une situation aliénée, de l’autre l’action qui brise les séparations, crée des conditions d’unification et d’élargissement de la collectivité, par la solidarité et le débat. Dans la société britannique, la destruction de l’ancienne classe ouvrière organisée syndicalement, achevée depuis des années, a laissé un territoire dévasté où se creusent les séparations et l’atomisation, où émergent des sous-cultures de communautés de survie et l’économie libérale des gangs. Ce qui peut expliquer en partie les difficultés pour ces révoltes à créer la solidarité.


L’émeute n’est pas nécessairement une action nihiliste, elle reste souvent en deçà. Seul un mouvement qui se donne les moyens de réfléchir sur ses propres actions devance l’opposition négative pour s’engager dans une tendance positive, peut avancer sur le chemin de l’autonomie et partir de la critique du présent pour envisager la rupture et aborder un futur différent. Seule cette dynamique peut produire des formes d’organisation en rapport avec ses contenus, s’interroger sur les moyens de blocage du système actuel. Ce qui veut dire reconnaître le rôle essentiel des forces sociales capables d’y parvenir, à savoir, celles et ceux qui reproduisent le système au quotidien. Il est évident qu’on ne peut pas changer une société en restant assis sur une place. Mais il est aussi essentiel qu’un cadre collectif de réflexion existe. Certes, rien ne se serait fait sans la lutte de la place Tahrir. Pourtant, l’exemple égyptien rappelle également que seul l’amorce de la grève générale et le blocage de l’économie, forcèrent l’armée à évincer le régime de Moubarak.


Populisme et violence, la réalité et les mots usés du passé


On met facilement de côté l’analyse du fascisme comme forme moderne évolutive du pouvoir politique capitaliste, pour mettre l’accent sur des explications moralisantes, voire cliniques, le fascisme faisant éruption comme une aberration, une anormalité, dans le chemin harmonieux, normal, de la démocratie parlementaire. Dans le discours anti-populiste, il est aujourd’hui de bon ton d’amalgamer le rejet de la démocratie parlementaire avec l’équation des « extrêmes qui se touchent ». Une fois de plus, les idéologues évoquent le danger populiste, voire fasciste, en se référant aux contenus anti-démocratie représentative des Indignés. Confondant sciemment la critique d’une forme particulière de représentation et de délégation permanente de pouvoir avec un rejet de l’idée de représentation. Pour ce faire, on se place en dehors du contexte, escamotant l’évolution des formes du pouvoir démocratique, vidées aujourd’hui d’indépendance de décision par l’évolution autoritaire du capitalisme.


Ce que les Indignés soulignent en Espagne lorsqu’ils crient, « On l’appelle démocratie, elle ne l’est pas ! », où encore les jeunes étudiants anglais devant la police, « Voici à quoi ressemble la démocratie ! ». Lorsqu’un petit groupe d’Indignés a occupé, début juin 2011, une place à Lisbonne, le très sérieux journal local, Publico, s’inquiéta. Dans un éditorial, la direction du journal [« Démocraties » que l’histoire ne reconnaît pas », Publico, 12 juin 2011], a assimilé ces mouvements à la période de gouvernement procommuniste pendant la révolution portugaise de 1974. Pour conclure que la démocratie ne peut pas être « une fête » organisée par des « illuminés non légitimés par le peuple », lesquels n’ont pas la moindre idée de comment cette « démocratie réelle » se fera, si ce n’est par l’agitation de rue. Propos exemplaires d’amalgame et d’incompréhension, façonnés par une conception figée de l’horizon historique qui pense les mouvements d’aujourd’hui en termes de reproduction du passé. Et puisque l’histoire est condamnée à se reproduire, les Indignés ne peuvent être qu’un populisme de gauche, ou de droite, comme hier. Certes, on ne peut pas demander à des défenseurs du système d’intégrer son possible dépassement ne de reconnaître ses limites historiques.


La question de la violence a été et reste une des questions intensément discutée par les Indignés, en Espagne et en Grèce, aux États-Unis ensuite.


La violence est consubstantielle des rapports de classe et du rapport de force avec l’État. Qui plus est, l’espace public est l’endroit privilégié des forces de l’ordre du capitalisme et toute mobilisation qui cherche à occuper durablement cet espace doit inévitablement s’attendre à être réprimée.


Incontestablement, les Indignés espagnols furent plus troublés par la violence de l’Etat que les Grecs, confrontés depuis des années à la violence de rue. La majorité des Indignés espagnols avait, au départ, essayé d’assumer une position « non-violente ». Au-delà des rigidités idéologiques, la popularité de cette position était aussi une réaction aux avatars de l’avant-gardisme qui tendent à réduire les vastes questions de la transformation sociale à la question de la violence minoritaire. Faisant preuve d’imagination et de créativité, les Indignés optèrent pour une attitude de non affrontement de principe, bien évidemment pas toujours facile d’appliquer dans la pratique. Car ils se trouvaient face à l’État, institution sans imagination par définition et qui répond systématiquement au trouble de « son ordre » par la violence physique.


Réduite à la question de l’affrontement physique, la question de la violence est une question pratique plus que théorique. Il faut ajouter à ces considérations le fait que le démantèlement de l’État social est aujourd’hui nécessairement contrebalancé par un accroissement de la répression directe. Si les aides sociales furent, des années durant, essentielles pour enchaîner les prolétaires au système, leur suppression nous fait basculer nécessairement sur des mesures de police des pauvres. Ce qui ferait écho à l’idée, exprimée il y a quelques bonnes décennies déjà par Karl Marx, selon laquelle, à toute époque donnée, les formes de pouvoir politique correspondent aux formes de l’exploitation — l’autoritarisme démocratique étant aujourd’hui le pendant de l’effritement des moyens d’intégration propres à la démocratie représentative, l’intégration par le salariat en tout premier lieu.




P.S.
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