Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Bout de Turquie en Syrie, en zone tenue par l'EI, la tombe de Suleiman Shah concentre les tensions

e lieu symbolique de l'histoire turque pourrait être la cible des djihadistes de l'organisation Etat islamique, surtout depuis que la Turquie a annoncé qu'elle autorisait son armée à mener des opérations contre elle. Et la Turquie pourrait alors en appeler à la solidarité des Etats membres de l'Otan.


Ce ne sont que quelques centaines de mètres carré en plein désert syrien avec au centre une tombe ottomane. L’enclave est gardée par des soldats turcs (vous pouvez voir des photos sur Google Map et des photos d'archives d'Associated Press).


Ce lieu saint et la petite garnison qui veille sur la tombe pourraient être l’objet de représailles de la part des djihadistes depuis que, jeudi 2 octobre, le parlement turc a autorisé l’armée à mener des opérations contre l’EI en Syrie et en Irak (298 voix pour et 98 voix contre).
Ci-gît le grand-père du fondateur de l’empire ottoman
Venant d’Asie centrale, les tribus turques ne se sont pas tout de suite installées en Turquie. Elles ont circulé pendant près de cinq siècles entre l’Iran, l’Irak et la Syrie.
Suleyman Shah est le chef de l’une de ces tribus. Fuyant les Mongols, il se serait, selon une légende, noyé dans l’Euphrate en 1236 avant d’être enterré sur place. C’est Osman, son petit-fils qui, quittant la Syrie, remonte vers le nord et jette les bases de ce qui va devenir l’empire ottoman.
Au XIXe siècle, le sultan Abdülhamid II veut rendre hommage à son ancêtre. Il règne toujours sur la Syrie et fait donc ériger un turbe là où Suleyman Shah est enterré.
Avec la Première Guerre mondiale et la dislocation de l’empire ottoman, la Syrie –tombe de Suleyman Shah comprise– est sous administration puis sous protectorat français. Le nouvel homme fort de la Turquie, Mustafa Kemal, veut en finir avec l’héritage ottoman.
«Mais, raconte le politiste Soner Cagatay dans un article consacré à cette tombe, l’attrait de Suleyman Shah se révèle trop puissant pour que même Ataturk y résiste. Ce sera l’unique fois où il adoptera le passé ottoman: il insistera pour que la Turquie conserve la propriété de la tombe de Suleyman Shah. La France acquiesce et accorde à la Turquie la souveraineté territoriale sur cette enclave par un traité en date de 1921.»
En 1946, la Syrie devient indépendante. Le turbe de Suleyman Shah reste propriété d’Ankara.
Historiquement et symboliquement, le lieu revêt un certain sens pour les Turcs qui n’en ont pourtant souvent découvert l’existence que très récemment, à l’occasion de la tension turco-syrienne de ces derniers mois. Ils ne savent en général pas, par exemple, que la tombe actuelle n’a rien à voir avec l’originelle.
En effet, en 1973, lors de la construction d’un barrage sur l’Euphrate, il a été décidé de déplacer la dépouille de Suleyman Shah en amont dans le gouvernorat d’Alep, afin que la tombe ne soit pas recouverte par la montée des eaux due au barrage.
À LIRE AUSSI
Le jour où la France a donné un bout de Syrie à la Turquie
LIRE
La visite de cette enclave est une «expérience surréaliste», racontait en 2012 le politiste Soner Cagaptay. Vous entrez en «territoire sous souveraineté turque, et vous avez besoin d’un passeport pour la visiter alors qu’elle n’est pas plus grande qu’un pâté de maisons. L’enclave est gardée par onze soldats, qui se tiennent au garde-à-vous sous un drapeau turc (…) au milieu du désert syrien sans aucun autre habitant».
Au printemps 2014, l’armée turque a procédé à la relève de la garde du turbe. La façon dont cela s’est réalisé, c’est-à-dire «sans encombres» alors que le territoire était tenu par l’organisation de l’Etat islamique (EI), est un indicateur des «relations compliquées voire contradictoires entre la Turquie et l’EI», selon Romain Caillet, chercheur basé à Beyrouth.
Une tombe protégée par les troupes d’élites turques
Depuis quelques mois, la protection du turbe de Suleyman Shah a été renforcée et confiée à des unités d’élites. «Certes, les “bérets rouge bordeaux” sont parmi les meilleurs soldats, malgré cela, on ne peut exclure qu’ils soient dépassés par l’expansion massive des membres de l’Etat islamique en Irak et au Liban», analysent les chercheurs F. Doruk Ergun et Can Kasapoğlu dans l’étude qu’ils consacrent à la défense de la tombe de Suleyman Shah pour le think thank turc Edam.
Or, depuis jeudi 2 octobre, le parlement turc a autorisé l’armée à intervenir en Syrie et en Irak contre l’organisation de l’EI. Lorsque les premières frappes turques auront lieu, on ne peut exclure des représailles de la part de l’EI. Le turbe ottoman serait une cible de choix pour ces djihadistes qui se présentent comme les «soldats du califat».
Qal'at Ja'bar, le fort au pied duquel le tombeau de Suleiman Chah était situé avant la mise en eau du barrage de Tabqa en 1973 | Eleman via Wikimedia Commons
Le président Recep Tayyip Erdogan a déclaré plusieurs fois, et encore le 1er octobre, que toute attaque de la tombe serait considérée par Ankara comme une attaque contre la Turquie. Invoquer la défense de ce lieu saint, c’est caresser la fibre nationaliste d’une opinion publique turque très rétive à toute implication militaire de son pays en Syrie.
D’ailleurs, début 2014, certains des plus hauts responsables du ministère des Affaires étrangères, de l’armée et des renseignements turcs avaient tenu une réunion secrète pour évoquer la possibilité d’envoyer des agents provocateurs dont l’action autour de la tombe de Suleyman Shah aurait permis de justifier et de mieux faire accepter par l’opinion publique une intervention armée en Syrie. La protection du turbe aurait servi de prétexte, en somme. La mise en ligne de l’enregistrement de cette réunion secrète sur YouTube a fait capoter cette opération pour autant qu’elle ait eu de vraies chances de se réaliser.
En revanche, si l’organisation de l’Etat islamique devait mener une offensive contre la tombe de l’ancêtre du fondateur de l’empire ottoman, la Turquie pourrait alors en appeler à la solidarité des autres pays membres de l’Otan en invoquant l’article V de la Charte de l’Alliance selon lequel lorsque l’intégralité territoriale de l’un des membres est mise en danger, et même si le territoire attaqué ne représente que quelques centaines de mètres carrés perdus dans le désert syrien, les alliés se doivent dans une certaine mesure (l’article n’est pas contraignant) défense mutuelle.
La France qui a dit qu’elle ne souhaitait pas intervenir militairement en Syrie pourrait alors avoir à soutenir d’une manière ou d’une autre la Turquie pour un bout de terre et une tombe qu’elle lui a cédés il y a presqu’un siècle. Comme si, une fois encore, son histoire coloniale la rattrapait...


Ariane Bonzon

Le

Entre les deux guerres, la France mandataire crée de toutes pièces le Sandjak d’Alexandrette sur le territoire syrien. Elle l’offrira à la Turquie en 1939. Une amputation que Damas n’a jamais acceptée. C'est là qu'a eu lieu le double attentat du 11 mai à Reyhanli.

Un attentat a eu lieu samedi 11 mai à Reyhanli, ville turque frontalière avec la Syrie, faisant 48 morts et plus d’une centaine de blessés. La double-explosion à la voiture piégée, qui a poussé Ankara à hausser le ton vis-à-vis de la Syrie, intervient dans une région très particulière, le Hatay. Ariane Bonzon s'y était intéressée en novembre 2012.

La ville d’Antakya dans la région du Hatay est l’un des points névralgiques de la guerre à la frontière turco-syrienne. Depuis le début du soulèvement syrien, réfugiés et déserteurs syriens s’y pressent ainsi que journalistes étrangers, ONG, agents de services de renseignements et diplomates de tous pays.

Autrefois, la ville se nommait Antioche et la région était appelée «sandjak d’Alexandrette». Sous mandat français, le Sandjak est passé sous l’autorité de la Turquie en 1939. Damas n’a jamais reconnu cette annexion et peut compter sur l’irrédentisme d’une partie de la population, des alaouites et des arabes qui ont gardé de forts liens communautaires avec la Syrie.

Flash back. Nous sommes en 1918. La Turquie, alliée à l’Allemagne, est défaite. Les vainqueurs se partagent les dépouilles de l’empire ottoman. Dans la continuité desaccords Sykes-Picot (1916) puis de San Rémo (1920), les provinces arabes reviennent à la Grande-Bretagne et à la France laquelle obtient la Syrie, le Liban et la Cilicie.

Mais depuis 1919, l’armée française affronte les forces du général turc Mustafa Kemal qui veut récupérer la Cilicie. En 1921 (accord Franklin-Bouillon), la France cède la Cilicie aux Turcs et redessine la frontière entre la Turquie et la Syrie. Paris conserve la ville d’Antioche et sa région, dont les gravures illustrent les timbres sépia barrés d’un affirmatif «Sandjak d’Alexandrette» après que la France mandataire a créé de toutes pièces cette entité sur territoire syrien. Au grand dam des Turcs, qui constituent près de 40% de la population du Sandjak, et auxquels la France accorde cependant un statut spécial.

Face aux révoltes syriennes, adepte de l’intangible principe du «diviser pour régner», le haut-commissaire français, le général Gouraud, entreprend en 1920 de découper le territoire mandataire en cinq petits Etats: l’Etat du grand Liban, l’Etat de Damas, l’Etat d’Alep auquel est ajouté le sandjak d’Alexandrette, le Djebel druze, le territoire des Alaouites.

Qui dit grande ville portuaire du Levant dit population mixte. Comme Salonique, Beyrouth ou Istanbul, Antioche est bigarrée. On y rencontre des Arméniens bien sûr, puisque c’est à Antioche qu’en 1915, la marine française a recueilli quatre mille rescapés des massacres, ainsi que des Grecs, des Assyriens et puis des juifs, des arabes alaouites, et enfin une majorité (autour de 40%) de Turcs sunnites qui possèdent jusqu’à 90% des terres. La région est fertile, riche, stratégique.

Dans les rues d’Antioche, le promeneur sait très vite qui est qui: les nationalistes turcs portent un chapeau (la toute nouvelle république turque a interdit le fez en 1925) tandis que les nationalistes arabes arborent le keffieh apporté d’Arabie par les princes Faysal et Abdullah. Le reste de la population d’Antioche, les minoritaires, arborent toujours un fez rouge.

Les nationalistes syriens combattent le mandat français. Ils veulent la réunification des territoires et l’indépendance. Alors «les agents français locaux vont, en réaction, flatter le séparatisme turc dans le Sandjak, réussissant à le maintenir partiellement à l’écart de l’agitation nationaliste syrienne», écrit le chercheur Basile Khoury (IFPO) à propos de «L’éphémère Sandjak d’Alexandrette. Chronique d’une annexion annoncée».

De nombreux Turcs viennent en effet s’installer dans le sandjak d’Alexandrette, des manifestations pro-kémalistes sont organisées, et sur ordre de Mustafa Kemal, les grands électeurs turcs des régions voisines élisent plusieurs fils de grandes familles d’Antioche au titre de députés à l’Assemblée nationale d’Ankara, chargés de défendre la cause du Sandjak auprès de l’opinion publique turque.

Eviter une alliance entre l'Allemagne et la Turquie

En 1936, la Grande-Bretagne accorde l’indépendance à l’Irak. La France négocie la même chose avec la Syrie. Mais la Turquie réclame l’autodétermination du sandjak d’Alexandrette. «Personne n’est dupe en vérité: cette autodétermination constituerait évidemment un premier pas vers une annexion rampante», analyse l’historien turc Ahmet Kuyas.

Léon Blum refuse et renvoie les Turcs vers la Société des Nations (SDN). L’homme du Front populaire semble ainsi s’en remettre à la SDN. Juridiquement, ce ne sont effectivement ni la Grande-Bretagne ni la France qui ont «pris» la Syrie et l’Irak: c’est la SDN qui leur a «donné» en 1922 un mandat sur ces territoires ex-ottomans.

«Mais la SDN fait ce que la France et la Grande-Bretagne leur demandent», explique Ahmet Kuyas qui a contribué à la revue Qantara (IMA, n°78) consacrée aux «Turcs et Arabes, une histoire mouvementée». La guerre approche, l’Allemagne est le premier partenaire commercial de la Turquie, il faut éviter que les deux pays s’allient. La SDN donne son feu vert à l’indépendance du Sandjak en décidant qu’il y s’agit d’une «entité distincte».

Des listes électorales sont établies, les grands propriétaires fonciers turcs font pression sur leurs locataires afin qu’ils s’inscrivent en tant que Turcs. La division n’est plus seulement religieuse mais ethno-religieuse. Résultat: les Turcs obtiennent 22 des 40 sièges dans la toute nouvelle Assemblée du Sandjak qui adopte le nom de république du Hatay, choisitun drapeau très semblable à celui de la Turquie et inscrit le turc comme langue officielle.

Finalement, l’accord de cession du Sandjak à la Turquie sera signé le 23 juin 1939 par le ministre turc des Affaires étrangères Saracoglu et l’ambassadeur de France René Massigli. Les troupes françaises quittent le Sandjak le 23 juillet 1939. «L’annexion est proclamée le même jour. La France vient de violer de manière flagrante la charte du mandat qui garantit l’intégrité des territoires placés sous sa tutelle», selon Basile Khoury quireproduit les pièces d’identité successives de son grand-père, médecin d’Antioche, dont le nom Khoury est alors turquifié en Hüri. Le Sandjak devient province du Hatay intégrée à la République turque.

Le prix à payer

«Dans la situation tendue de l’après Munich (les troupes allemandes entrent à Prague le 15 mai 1939), la question du Sandjak s’intègre de plus en plus dans celle, plus vaste, de la sécurité des Balkans et de la Méditerranée orientale», analyse Anne-Lucie Chaigne-Oudin dans Les clés du Moyen-Orient.

Alexandrette, c’était le prix à payer pour obtenir la neutralité turque en attendant un pacte d'assistance mutuelle franco-anglo-turc qui sera signé le 19 octobre pour quinze ans mais qui restera, essentiellement du fait des Turcs, lettre morte.

«Les Turcs ont très bien joué en vérité. Ils n’avaient aucune envie de s’engager dans une nouvelle guerre. Le pays était en reconstruction, ses dirigeants avaient connu la Première Guerre mondiale, en avaient souffert, ils ne faisaient pas le poids militairement et voulaient à tout prix garder la guerre au loin. Or une alliance turco-allemande aurait ouvert les champs pétrolifères du Moyen-Orient au troisième Reich, ils ont donc su monnayer leur soutien», analyse Ahmet Kuyas.

Mais les minorités chrétiennes du sandjak d’Alexandrette se sentent trahies par la France. Des dizaines de milliers de maronites, d'Assyriens et d’Arméniens s’exilent en Syrie. Les mémoires et les lieux sont turquifiés.

La Syrie n’a jamais accepté cette amputation territoriale. Aujourd’hui encore, les cartes géographiques élaborées par les autorités de Damas incluent Antioche/Antakya (1,2 million d’habitants) comme partie intégrante de la république syrienne.

Ariane Bonzon

Ariane Bonzon

PARTAGE

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article