anarchiste individualiste
1 Octobre 2018
e mois dernier, j’ai déjeuné dans un restaurant d’insertion végétarien et solidaire qui employait des handicapées et handicapés mentaux en salle. L’assiette, unique, était composée de céréales, de protéines végétales et de légumineuses. Les prix ne permettaient pas réellement de faire de marge, le restaurant n’acceptait pas la carte bleue, les clientes et clients attendaient patiemment leur tour. Dans ce type de restaurant associatif, on prend parfois soi-même ses couverts et son assiette sur un meuble, puis on les ramène après avoir déjeuné. La décoration est minimale et vise le dénuement austère plus que le minimalisme des magazines lifestyle. Des affichettes signalent une prochaine conférence sur la vie secrète des arbres, l’intelligence des forêts ou le yoga de l’intestin.
Dans la France contemporaine, on peut encore déjeuner dans un de ces vestiges de ce qu’était l’alimentation saine, naturelle, végétarienne et locale jusqu’à la fin du siècle dernier. Mais les temps ont changé. À la fin de l’année 2017, le restaurant Grand Appétit, l’un des pionniers de cette première vague, installé dans le quartier de la Bastille à Paris, a fermé ses portes. Ouvert en 1986, l'établissement servait une «assiette macrobiotique» à base de céréales complètes, de légumes, de protéines végétales et d’algues, de produits locaux bio et issus du commerce équitable, cuits lentement.
«Les goûts sont simples et variés. Une consommation trop rapide peut laisser penser que nos plats sont fades. Or ils sont goûteux, simples et subtils. Sans fards, et sans art-épices. Ils demandent seulement que nous leur donnions le temps d’exprimer leur saveur en bouche. C’est pourquoi nous recommandons une mastication longue, et de ne pas trop boire durant le repas», peut-on encore lire sur le site du restaurant la démarche qui guidait ses fondateurs.
Il ressemblait selon Time Out «davantage à une cantine beatnik au charme un peu désuet qu’à une échoppe moderne et soignée». Sandrine, éditrice adepte de cuisine macrobiotique se rappelle qu’«à l’époque, ces restaurants n’étaient fréquentés que par trois catégories de personnes: les psychanalystes, ceux qui revenaient d’Inde et ceux qui pratiquaient le yoga», certaines ou certains pouvant cumuler plusieurs de ces caractéristiques. Celles et ceux qui ont connu cette période témoignent à l’unanimité d’un stigmate associé à la clientèle végétarienne et bio, qu’on moquait pour son côté «neurasthénique» ou parce qu’«ils étaient tout blanc et qu’ils avaient l’air malade». «L’imaginaire des années 1980 c’était Véronique et Davina, le magazine Vital et les yuppies», m’explique Sandrine. L’obsession du corps et du sport étaient déjà présente, mais le bien-être et la santé étaient encore alignées sur un mode de vie consumériste dépensier et énergivore incorporant lait, sucre, œufs, proétines animales.
Mais un grand basculement est depuis à l’œuvre. Les nouveaux consommateurs et consommatrices d'alimentation saine, bio, végétarienne et issue des circuits courts sont de plus en plus des clientes et clients aisés et éduqués, sensibles aux modes gastronomiques, soucieux de leur santé autant que du plaisir gustatif. La restauration a suivi l’évolution des attentes. Dans ces nouvelles «cantines healthy», le personnel ressemble à sa clientèle: chic et dans l’air du temps. La déco oscille entre le vintage esthétisé et le mobilier Made.com.
Les menus, s’ils respectent scrupuleusement les principes de l’alimentation saine et naturelle, se veulent néanmoins attrayants voire gourmands. Généralement, les prix suivent cette sophistication générale et il n’est pas rare de voir un brunch vegan, bio, local autour de trente euros. L’alimentation naturelle est sortie de son ghetto hippie et marginal pour envahir le monde des classes supérieures, des quartiers branchés et des fils Instagram de mode. Pour reprendre la terminologie du film Problemos d’Éric Judor, qui parodie le mode de vie hippie, l’alimentation naturelle est devenue totalement «Babylone».
Ce passage du roots au chic et de Problemos à Instagram est parfaitement décrit par une sociologue américaine, Laura J. Miller, dans un livre paru l’année dernière et intitulé Building Nature’s Market.Cette histoire est celle d’un processus de négociation entre l’idéal de pureté ascétique, d’abord religieux puis, à partir des années 1960, porté par les mouvements New age, et la société d’abondance et de consommation de
Ce passage
masse de l’après-guerre.
Ce passage du roots au chic et de Problemos à Instagram est parfaitement décrit par une sociologue américaine, Laura J. Miller, dans un livre paru l’année dernière et intitulé Building Nature’s Market.Cette histoire est celle d’un processus de négociation entre l’idéal de pureté ascétique, d’abord religieux puis, à partir des années 1960, porté par les mouvements New age, et la société d’abondance et de consommation de masse de l’après-guerre.
On peut résumer cette évolution en deux grandes étapes. La première plonge dans les racines religieuses et sectaires, au sens littéral du terme, de l’alimentation naturelle. Si celle-ci et ses adeptes ont longtemps été perçus comme sectaires dans l’imaginaire populaire, l’association n’est pas uniquement métaphorique. C’est réellement au sein des sectes religieuses protestantes, dont les membres ont émigré du Royaume-Uni pour s'installer sur la côte est américaine au début du XIXesiècle, que ce régime s’est d’abord développé. Manger des aliments végétaux, crus et non transformés, proscrire le café, le lait, l’alcool étaient des préceptes qui découlaient d’une lecture stricte de la Bible.
Les mangeurs et mangeuses pieuses cherchaient alors à atteindre un idéal de pureté en se limitant aux produits tels que la nature et donc Dieu les avaient fournis, en excluant tout ce qui était artificiel et perçu comme moralement dégradant dans la nourriture. Généralement, l’abstinence sexuelle allait de pair avec ces restrictions, ce qui peut expliquer l’origine des stéréotypes associés aux adeptes de l'alimentation naturelle: austères, puritains, dénués d'humour, etc.
Élevé dans ce puritanisme religieux américain, John Harvey Kellogg a lancé à la fin du XIXe siècle une des premières entreprises fabriquant et commercialisant des produits alimentaires naturels comme le protose, un substitut de viande et le désormais célèbre granola, mélange de céréales cuites qu'il servait aux malades de son sanatorium... Loin de l'esthétique des Instagram de bols matinaux.
roniquement, la postérité a retenu son frère, Will Kellogg, qui après une brouille avec John Harvey fonda de son côté ce qui allait devenir la célèbre marque de corn flakes, et dont le premier succès serait justement une version beaucoup plus sucrée du granola que celui que servait le frère strictement puritain...
Cette image religieuse va quoiqu'il en soit être brouillée avec l’entrée en scène d’une autre sous-culture adepte du bio et du végétal. La contre-culture californienne, dont le mouvement hippie est l’émanation la plus avancée, va s’emparer de l’alimentation naturelle pour en faire champ d’expérimentation dans sa recherche d’une alternative d’ensemble à la société industrielle. Manger sain s’intégrera à l’éventail des pratiques alternatives aux côtés de l’accouchement naturel, de la construction de sa propre maison, de la cueillette de champignons ou de la recherche de l’autosuffisance alimentaire. Le retour à la terre et l’établissement en communautés seront des prolongements logiques de cette quête d’une nourriture non altérée par l’industrie agroalimentair
Avec les hippies, l’alimentation naturelle est passée de la droite conservatrice puritaine et religieuse à la gauche libertaire, mais ni le soupçon de sectarisme ni celui d’ascétisme n’ont pour autant quitté son univers.
Jusque dans les années 1950, l'alimentation naturelle était tellement marginalisée qu'elle faisait figure d'auberge espagnole des sous-cultures étranges de la société américaine, et «qu'elle avait peu à perdre à ouvrir ses rangs aux nudistes, aux dévots, aux militants anti-vaccination et anti-vivisection et à tous ceux qui étaient perçus comme excentriques ou extrémistes», raconte Laura Miller. Il faudra attendre les années 1970 pour que l’histoire d’amour entre la société de consommation et les alternatives alimentaires décolle véritablement. Après l’échec des communautés, le mouvement hippie se désagrège, mais certains de ses traits culturels se sont diffusés dans la population et la contre-culture va donner naissance à d’étranges rejetons.
Le plus célèbre est la Silicon Valley, au croisement de la recherche militaro-industrielle et de l'esprit geek issu de la contre-culture, peuplé des bidouilleurs retranchés dans leur garage qui deviendront les futurs milliardaires du secteur high-tech. Le legs de «l’idéologie californienne» ne se limitera pas aux géants de la technologie et aux réseaux sociaux, profondément marqués par les racines libertaires et utopiques de certains de leurs fondateurs qui voyaient dans l'avènement des réseaux dématérialisés une occasion de rejouer le rêve hippie de communautés autogérées et non hiérarchiques. L’alimentation naturelle va connaître un destin assez similaire, sortant des magasins coopératifs et des communautés rurales pour envahir la vie urbaine et le mainstream.
«Le look moderne du supermarché était abandonné en faveur d'aménagements en bois et d'une esthétique délabrée»
Pourtant, les puritaines et puritains protestants comme les hippies partageaient un même rejet du secteur agroalimentaire industriel et du capitalisme. Laura Miller décrit comment dans les années 1970 «ces valeurs se reflétaient dans le design des co-ops [coopératives alimentaires]: les emballages fermés avec leurs couches de papier et de plastique étaient rejetés au profit de distributeurs de vrac qui permettent un contact direct avec la nourriture, et le look moderne du supermarché était abandonné en faveur d'aménagements en bois et d'une esthétique délabrée qui rappelait les vieux magasins de campagne».
Au tournant des années 1970 et 1980, le secteur des co-ops et des magasins alternatifs s’essouffle.«Mais d'un autre côté, ce qui a perduré, écrit la spécialiste de l’alimentation naturelle, ce sont des entreprises qui tout en se lançant selon un modèle capitaliste et un management conventionnel conservèrent une identité et un style issus de la contre-culture.» En montant en gamme et en étant prise en main par des entrepreneurs du secteur conventionnel, l’alimentation naturelle va être associée au choix d’alimentation des plus riches:
«Un groupe social émergeant aspirant à un mode de vie hédoniste, cosmopolite et authentique a fait de l’alimentation naturelle son régime alimentaire de prédilection. C'est aussi à cette époque que l’alimentation naturelle commence à être associée à un marché économiquement élitiste, une association qui n'existait absolument pas avant ce retournement d'image.»
on positionnement élitiste et sa philosophie contre-culturelle, souvent contredite par sa croissance, en font une cible régulière de moqueries visant une gauche aisée dont les préoccupations environnementales et sociales cohabitent fort bien avec un principe général d'hédonisme et de confort dans sa consommation quotidienne. Whole Foods et ses 479 magasins sera rachetée en 2017 par Amazon pour 13,4 milliards de dollars, comme un symbole de ce nouvel esprit du capitalisme qui souffle sur ces secteurs revivifiés par le mouvement de critique anti-consumériste des sixties.
«Les différences de styles de vie sont devenues centrales pour repérer et exprimer des oppositions sociales plus larges»
Laura Miller évite dans son ouvrage les conclusions faciles sur la récupération d’un mouvement pur et non marchand par des entrepreneurs et entrepreneuses cyniques du secteur conventionnel. Selon la spécialiste, le mouvement de l’alimentation naturelle ne se prête pas à une grille de lecture binaire, car il fait partie des mouvements sociaux de style de vie, les «lifestyle movements». Ces derniers propagent des valeurs culturelles qui s’incarnent par des choix de vie au quotidien, qui se manifestent par des engagements à consommer ou à ne pas consommer certains produits. De sorte que s’engager revient à consommer, et inversement.
Les entrepreneurs ou entrepreneuses et les consommateurs ou consommatrices d'alimentation naturelle se recrutaient parmi le même groupe de pairs, et leurs intérêts étaient souvent convergents: un marché de l'alimentation naturelle en croissance signifiait plus de sources d'approvisionnement pour les adeptes, ainsi qu'un élargissement de la base des pratiquantes et pratiquants. L'avènement de géants de l'alimentation naturelle comme les chaînes de supermarchés bio illustre ce mouvement de critique de la société de consommation qui trouve sa résolution dans... la consommation.
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L’évolution de l’alimentation naturelle illustre également une tendance croissante à la politisation des choix de consommation. «Les différences de styles de vie sont devenues centrales pour repérer et exprimer des oppositions sociales plus larges», écrit Laura Miller. Il est clair que nous ne sommes qu'aux premiers stades de ce grand basculement social, politique, économique et nutritionnel.