anarchiste individualiste
30 Septembre 2018
Dans La fabrique de l’islamisme, publié par l'Institut Montaigne, Hakim El Karoui et ses collaborateurs dressent un panorama complet des producteurs et des canaux de diffusion de l’islamisme, en Occident comme en Orient. De la masse d’information contenue dans ce rapport de plus de 600 pages se dégagent plusieurs enseignements.
L’islamisme est une idéologie qui vise deux principaux objectifs politiques. D’une part, réislamiser les sociétés musulmanes pour y (r)établir un État islamique, c’est-à-dire un État qui applique la loi islamique (charia). D’autre part, diffuser l’islam au monde entier. Les racines intellectuelles de cette idéologie se trouvent dans l’Inde du 18e siècle et dans le monde arabe du 19e siècle, deux aires culturelles qui subissent la colonisation européenne et cherchent alors à défendre l’islam face à la domination et à l’influence occidentales. Puis au 20e siècle, sont créés en Inde le mouvement missionnaire Tabligh (années 1920) et le parti politique Jamat-e-islami (1941). En Égypte est créée la confrérie des Frères musulmans (1928), qui après-guerre exporte
activités militantes auprès des sunnites, arabes puis turcs. Chez les chiites, c’est la Révolution islamique en Iran (1979) qui conduit le clergé au pouvoir.
Les Frères musulmans sont toujours influents de nos jours. Ils sont soutenus par le Qatar, où réside leur prédicateur le plus célèbre, Youssef al-Qaradawi, présent depuis 1996 dans l’émission hebdomadaire d’Al Jazeera La charia et la vie. Suite aux printemps arabes (2011), des partis qui sont liés aux Frères musulmans sont parvenus au pouvoir en Tunisie, en Égypte et dans une certaine mesure au Maroc. Mais aujourd’hui, le courant islamiste le plus dynamique est le salafisme, un courant littéraliste né en Arabie (1744) et qui est devenu l’idéologie religieuse de l’État saoudien.
Les salafistes partagent plusieurs points communs avec les Frères musulmans : comme eux ils sont sunnites, et pour beaucoup d’entre eux arabes ; ils visent à réislamiser les sociétés et les institutions des pays musulmans, notamment par leur action éducative ; et pour parvenir à leurs fins politiques, certains – mais pas tous – justifient l’usage de la violence, notamment contre l’Occident, réputé en guerre contre l’islam. Mais là où les Frères musulmans pratiquent surtout le militantisme associatif et politique, les salafistes (ou tout du moins les salafistes quiétistes, c’est-à-dire apolitiques) développent surtout des activités religieuses, particulièrement la théologie et la prédication.
L’expansion du salafisme, financée par l’Arabie saoudite, est promue par plusieurs institutions : la Ligue islamique mondiale (1962), organisation panislamique qui sert la diplomatie religieuse saoudienne ; l’Université islamique de Médine (1961), centre de formation théologique d’étudiants venus du monde entier ; la World Assembly of Muslim Youth (1972) ; et l’Organisation internationale de secours islamique (1978), dont l’aide est réservée à des bénéficiaires musulmans et conditionnée à leur respect des normes salafistes. D’autres canaux contribuent eux aussi à diffuser le salafisme : une littérature islamique peu onéreuse voire gratuite ; des chaînes télévisées satellitaires (Al-Arabiya, Iqraa TV) ; et Internet. Comme le montrent El Karoui et ses collègues, aujourd’hui les principaux influenceurs musulmans sur Internet sont des salafistes, aussi bien sur Facebook que sur Twitter, Instagram ou les chaînes YouTube.
La doctrine salafiste est frontalement antilibérale, comme en témoignent les décisions juridiques (fatwas) émises par le Comité des grands oulémas, qui sont toujours en vigueur actuellement. Ainsi, « La punition de l’apostat c’est l’exécution » (fatwa n°21166) ; « la sodomie fait partie des péchés majeurs, et la punition dans la charia à celui qui s’y adonne est l’exécution » (fatwa n°3757). Le salafisme organise aussi la ségrégation et l’inégalité entre les sexes : « Il n’est pas permis à un homme, qui n’est pas un mahram [époux ou apparenté inépousable], de serrer la main d’une femme » (fatwa n°1742) ; « Il n’est pas permis à une femme de travailler dans un endroit mixte et son devoir lui impose d’observer le port du voile, et de se tenir éloignée des endroits où se rencontrent les hommes » (fatwa n°19504).
Le salafisme prône non seulement « l’allégeance » aux oulémas saoudiens, mais aussi le « désaveu » des mécréants (al-wala’ wa al-bara’). Les juifs et les chrétiens « sont considérés comme étant des mécréants » (fatwa n°6505) ; « Il n’est pas permis de porter les habits spécifiques aux mécréants » (fatwa n°2358) ; et « Il n’est pas permis d’avoir la nationalité des mécréants, car vous serez soumis à eux et à leur loi » (fatwa n°19685). Cette doctrine semble se diffuser bien au-delà des frontières saoudiennes. Selon la Déclaration du Caire des droits de l’homme en Islam (1990), la communauté islamique est « la meilleure communauté que Dieu ait créée » (préambule) et « L’islam est la religion naturelle de l’homme » (article 10). Cette déclaration a été adoptée par les 57 États membres de l’Organisation de la coopération islamique, qui représentent actuellement 22 % des habitants de la planète.