anarchiste individualiste
12 Mai 2014
Patrick Vassort revient sur les récents Jeux olympiques de Sotchi, mais aussi sur la
prochaine Coupe du monde de football au Brésil, pour éclairer les enjeux qui se cachent
derrières ces compétitions pour les chefs d'État et les organisations sportives mondiales.
---- Quels étaient les objectifs de Poutine avec ses candidatures pour les JO et pour la
Coupe du monde de football en 2018? ---- Pour ce qui concerne sa politique intérieure, il
semble dans un premier temps que les JO lui ont permis d'asseoir un peu plus encore sa
domination sur l'opposition et d'enrichir ses proches. Ne dit-on pas que, pour la
préparation des JO, il a attribué les marchés de la construction des routes et que l'un de
ses amis aurait facturé le kilomètre d'autoroute 117 millions d'euros, soit dix fois plus
que la normale? Le coût même de ces Jeux est douteux.
Sur les 37 milliards annoncés il est probable qu'une grande partie a été détournée. Les
conditions accordées aux travailleurs sur les chantiers étaient désastreuses. Environ 60
000 ouvriers ont pu travailler simultanément. Ils étaient sous-payés et parfois non payés,
sans contrat de travail, sans normes de sécurité. Certains travailleurs ont même été
embauchés pour travailler 12 heures par jour, avec une journée de repos toute les deux
semaines, payés 1,50 euros de l'heure. À ce tarif, les entreprises font rapidement de gros
bénéfices.
L'organisation de ces Jeux dans le Caucase était également l'occasion de mettre la
pression sur des populations qui traditionnellement s'opposent au pouvoir de Poutine. Par
ces Jeux, ce dernier s'est emparé d'une région qui, jusqu'à présent, était protégée car
elle y accueillait la plus ancienne forêt d'Europe; désormais on projette pour elle la
construction de cinq stations de ski de grand luxe, donc l'arrivée progressive d'une
bourgeoisie nouvelle. Sur le plan géostratégique, alors que l'Europe s'extasiait sur la
beauté du sport, Poutine préparait son intervention en Ukraine. Le CIO de son côté, et
conformément à la charte olympique, a fait taire toute velléité d'opposition. À Sotchi,
aucun discours d'opposition n'a été entendu, aucun signe de manifestation n'a été visible.
Et Jean-Claude Killy estime même désormais avoir assisté à des Jeux qui seraient parmi les
plus beaux de l'histoire. Mais comme le déclare par bêtise ou incompétence Valérie
Foureyron, ministre française des Sports: «Les Jeux ne sont ni une tribune politique ni un
espace pour régler les différends diplomatiques». Évidemment Poutine a compris cela.
Peut-on dire que ces objectifs ont été atteints malgré les polémiques, notamment sur la
loi homophobe?
Certes, il y a eu quelques polémiques, mais que représentent-elles face aux couleuvres
avalées par ceux qui défendent les droits humains? Les lois homophobes ont-elles
disparues? Les milices racistes d'extrême droite ont-elles été arrêtées? La
psychiatrisation des opposants, comme aux plus belles heures du stalinisme, a-t-elle
cessée? La loi dite relative aux «agents étrangers» permettant le contrôle des ONG
a-t-elle été abrogée? Les libertés de la presse et d'expression se sont-elles accrues? À
toutes ces questions, la réponse est négative. Cela signifie donc que la théorie qui
voudrait que l'organisation d'une manifestation sportive internationale ouvre sur plus de
démocratie est totalement fausse. Nous avions évidemment remarqué cela depuis longtemps
et, récemment, plus particulièrement à propos des JO de Pékin. Pour Poutine la réussite
est totale.
Quels sont les intérêts du CIO ou de la Fifa?
Ni le CIO ni la FIFA ne sont des institutions démocratiques. Nous pourrions bien sûr
rappeler la période crépusculaire des années 1930 et 1940 lorsque les organisations des
grandes manifestations internationales furent confiées à l'Italie (1934 CM), l'Allemagne
(1936 JO, 1942 CM), le Japon (1940 JO). Cependant les organisations de Pékin 2008, des
Jeux de Sotchi 2014 ou de la Coupe du monde 2022 au Qatar, par exemple, ne sont pas plus
glorieuses. Quelles sont les raisons qui président à de telles prises de décision? Sans
doute celles-ci sont-elles nombreuses et communes à ces régimes politiques et à ces deux
institutions: intérêts économiques, malversations ou corruptions, mises au pas des
populations, intérêts pour les politiques non démocratiques, aide aux entreprises privées,
appropriation de l'espace public, etc. Jérôme Valcke, secrétaire général de la Fifa,
déclarait il y a peu: «Je vais dire quelque chose de fou, mais un moindre niveau de
démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde» [1]. Et pour
légitimer les choix de sa fédération, il insiste: «Quand on a un homme fort à la tête d'un
État qui peut décider, comme pourra peut-être le faire Poutine en 2018, c'est plus facile
pour nous les organisateurs qu'avec un pays comme l'Allemagne où il faut négocier à
plusieurs niveaux». Que fera la Fifa après la crise ukrainienne? Rien! Elle laissera
Poutine organiser la Coupe du monde de football 2018 qu'il faudrait d'ores et déjà
boycotter. La Coupe du monde de foot au Brésil ou celle au Qatar font déjà l'objet de
contestations (dépenses pharaoniques, conditions de travail sur les chantiers...). Comment
réagit la Fifa?
La Fifa, une fois encore, se moque de cela. Ce qui lui importe c'est la possibilité
d'organiser une compétition sans oppositions et susceptible de remplir ses caisses. Lors
de la Coupe du monde 2010, la Fifa a réalisé un bénéfice de près d'un milliard d'euros.
Pour le Brésil cela dépassera largement ce milliard. Quant au Qatar... Donc les chiens
aboient mais la caravane passe et comme le rappelle Blatter, le président de la Fifa, «le
football est plus fort que l'insatisfaction des gens», du moins est-il l'appareil
stratégique capitaliste idéal d'organisation des dominations les moins acceptables.
Quel est généralement l'impact d'une grande compétition de ce type dans le pays qui la reçoit?
Généralement il s'agit d'un appauvrissement des collectivités territoriales ainsi que d'un
endettement à long terme. Montréal aura mis 30 ans à rembourser les JO de 1976. La Grèce
doit subir désormais les affres des Jeux de 2004 car le choc économique a été largement
négatif et a entraîné le pays dans une spirale économique dangereuse. Seules les
institutions sportives et les grandes entreprises partenaires de ces événements sont
gagnantes. En 1998, par exemple, les villes de Toulouse et Saint-Étienne se sont
retrouvées en difficulté après l'organisation de la Coupe du monde au point de ne pas
pouvoir organiser la Fête de la musique. Nous sommes donc face à un fantasme dont l'espace
public subit les conséquences [2].
[1] leparisien.fr, 25 avril 2013.
[2] Voir «Jeux olympiques: faire plier les populations», entretien avec Patrick Vassort,
dans AL n° 219, été 2012.
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