24 Septembre 2018
La vitrine d’une poissonnerie brisée, des blocages d’abattoirs, des caméras cachées, des procès toujours plus nombreux, des marches non-violentes de rue, des manifestations devant les cirques, des Unes dans la presse ou des appels aux forces de l’ordre pour « sécuriser » les boucheries : portée depuis l’Antiquité comme aux quatre coins de la planète, la cause animale (aussi divisée soit-elle) occupe une place désormais incontournable dans le débat public — à tel point que l’animateur du talk-show le plus populaire de France a, la semaine passée, fait état du conflit qui oppose « les spécistes et les antispécistes ». Rappelons que la notion de spécisme (inventée dans les années 1970 mais connue, jusqu’à récemment, des seuls espaces militants) désigne l’idéologie qui — à l’instar du racisme ou du sexisme — prône la hiérarchisation systémique des individus ou des groupes ; celle, dans le cas présent, des espèces au profit de l’une d’entre elles, l’Homo sapiens. Rappelons aussi que trois millions d’animaux sont tués chaque jour, en France, dans des abattoirs. Pour en parler, nous interrogeons Yves Bonnardel — cofondateur des Cahiers antispécistes et coauteur, en 2018, de l’ouvrage La Révolution antispéciste — et Axelle Playoust-Braure — étudiante en sociologie, militante féministe et cofondatrice du Collectif antispéciste pour la solidarité animale de Montréal. Pourquoi et comment intégrer la cause animale aux luttes sociales et émancipatrices ?
Vous promouviez en 2015 un « socialisme du monde entier » : qu’est-ce à dire ?
C’est un socialisme qui comprend chacun, qui est fondé sur l’éthique et la volonté de justice, sur une exigence d’universalité. Le géographe anarchiste Élisée Reclus exprimait déjà parfaitement cette idée en 1884 : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste. » Un tel socialisme, s’il doit rester fondé sur l’humanisme et son terreau naturaliste, n’atteindra certainement pas ses objectifs. Si l’on veut que le projet socialiste ne reste pas basé sur la domination sanguinaire actuelle à l’encontre des autres animaux et ne se retrouve pas confronté à des incohérences indéfendables, il va falloir s’attaquer à l’incroyable déficit de considération morale et politique dont sont victimes les autres animaux. La question animale doit devenir une question que tout le monde se pose : une question de société, une question cruciale qui impose de revoir très profondément notre conception de l’éthique et notre pratique de la politique.
«
« La question animale doit devenir une question que tout le monde se pose : une question de société, une question cruciale. »
Il reste beaucoup de chemin à parcourir. Encore aujourd’hui, la plupart des forces progressistes font preuve de ce qu’on pourrait appeler une species-blindness1 : les considérations antispécistes sont ignorées ou perçues comme secondaires. L’antagonisme d’espèce reste complètement naturalisé, exclu des analyses critiques. Pour avoir une idée de cet anthropocentrisme qui s’ignore, il faut jeter un œil à l’histoire illustrée parue dans un numéro de L’Assiette au beurre en mai 1910. Elle reflète à merveille l’imaginaire révolutionnaire du Grand Soir. On peut y lire : « Aux abattoirs on ne sacrifie plus que les animaux absolument nécessaires à la consommation ouvrière et des hôpitaux […] L’ère de justice, d’amour, de liberté est enfin réalisée… » Plus d’un siècle plus tard, ce genre de propos aberrants reste la norme dans bien des milieux militants, en France et ailleurs. On ne veut pas abandonner l’idée qu’en tant qu’humain·e·s, nous avons le droit le plus fondamental de (faire) tuer d’autres animaux pour nos commodités. Focalisés sur des notions arbitraires comme l’humanité ou abstraites comme la dignité2, ces milieux militants maintiennent une conception fixiste, réifiée et naturaliste des catégories humanité/animalité : cela les rend incapables de réaliser pleinement l’antagonisme d’espèce qui traverse et structure nos sociétés. On souhaite continuer à croire à une « infériorité naturelle » et évidente des non-humains, alors que ce qui compte est plutôt une infériorisation sociale (Colette Guillaumin parle de situation minoritaire3) politiquement organisée et maintenue par les institutions spécistes (l’élevage et la zootechnie, les lois, les productions culturelles, la publicité, etc.). La notion d’infériorité est aujourd’hui très légitimement refusée en ce qui concerne les humains (les comparaisons intra-humaines), mais reste très légitimement acceptée, hélas, en ce qui concerne les animaux (les comparaisons entre humanité/animalité et entre les espèces). Le principe de solidarité animale devrait être au cœur de tout projet socialiste. Le livre de Sue Donaldson et de Will Kimlycka, Zoopolis, offre des pistes remarquables pour mettre en place concrètement une telle solidarité sociale et politique — notamment avec l’idée d’une citoyenneté animale : il montre que les non-humains sont dans une certaine mesure susceptibles d’accepter et de co-créer des règles sociales, des règles du vivre-ensemble.
La vitrine d’une poissonnerie brisée, des blocages d’abattoirs, des caméras cachées, des procès toujours plus nombreux, des marches non-violentes de rue, des manifestations devant les cirques, des Unes dans la presse ou des appels aux forces de l’ordre pour « sécuriser » les boucheries : portée depuis l’Antiquité comme aux quatre coins de la planète, la cause animale (aussi divisée soit-elle) occupe une place désormais incontournable dans le débat public — à tel point que l’animateur du talk-show le plus populaire de France a, la semaine passée, fait état du conflit qui oppose « les spécistes et les antispécistes ». Rappelons que la notion de spécisme (inventée dans les années 1970 mais connue, jusqu’à récemment, des seuls espaces militants) désigne l’idéologie qui — à l’instar du racisme ou du sexisme — prône la hiérarchisation systémique des individus ou des groupes ; celle, dans le cas présent, des espèces au profit de l’une d’entre elles, l’Homo sapiens. Rappelons aussi que trois millions d’animaux sont tués chaque jour, en France, dans des abattoirs. Pour en parler, nous interrogeons Yves Bonnardel — cofondateur des Cahiers antispécistes et coauteur, en 2018, de l’ouvrage La Révolution antispéciste — et Axelle Playoust-Braure — étudiante en sociologie, militante féministe et cofondatrice du Collectif antispéciste pour la solidarité animale de Montréal. Pourquoi et comment intégrer la cause animale aux luttes sociales et émancipatrices ?
Vous promouviez en 2015 un « socialisme du monde entier » : qu’est-ce à dire ?
C’est un socialisme qui comprend chacun, qui est fondé sur l’éthique et la volonté de justice, sur une exigence d’universalité. Le géographe anarchiste Élisée Reclus exprimait déjà parfaitement cette idée en 1884 : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste. » Un tel socialisme, s’il doit rester fondé sur l’humanisme et son terreau naturaliste, n’atteindra certainement pas ses objectifs. Si l’on veut que le projet socialiste ne reste pas basé sur la domination sanguinaire actuelle à l’encontre des autres animaux et ne se retrouve pas confronté à des incohérences indéfendables, il va falloir s’attaquer à l’incroyable déficit de considération morale et politique dont sont victimes les autres animaux. La question animale doit devenir une question que tout le monde se pose : une question de société, une question cruciale qui impose de revoir très profondément notre conception de l’éthique et notre pratique de la politique.
« La question animale doit devenir une question que tout le monde se pose : une question de société, une question cruciale. »
Il reste beaucoup de chemin à parcourir. Encore aujourd’hui, la plupart des forces progressistes font preuve de ce qu’on pourrait appeler une species-blindness1 : les considérations antispécistes sont ignorées ou perçues comme secondaires. L’antagonisme d’espèce reste complètement naturalisé, exclu des analyses critiques. Pour avoir une idée de cet anthropocentrisme qui s’ignore, il faut jeter un œil à l’histoire illustrée parue dans un numéro de L’Assiette au beurre en mai 1910. Elle reflète à merveille l’imaginaire révolutionnaire du Grand Soir. On peut y lire : « Aux abattoirs on ne sacrifie plus que les animaux absolument nécessaires à la consommation ouvrière et des hôpitaux […] L’ère de justice, d’amour, de liberté est enfin réalisée… » Plus d’un siècle plus tard, ce genre de propos aberrants reste la norme dans bien des milieux militants, en France et ailleurs. On ne veut pas abandonner l’idée qu’en tant qu’humain·e·s, nous avons le droit le plus fondamental de (faire) tuer d’autres animaux pour nos commodités. Focalisés sur des notions arbitraires comme l’humanité ou abstraites comme la dignité2, ces milieux militants maintiennent une conception fixiste, réifiée et naturaliste des catégories humanité/animalité : cela les rend incapables de réaliser pleinement l’antagonisme d’espèce qui traverse et structure nos sociétés. On souhaite continuer à croire à une « infériorité naturelle » et évidente des non-humains, alors que ce qui compte est plutôt une infériorisation sociale (Colette Guillaumin parle de situation minoritaire3) politiquement organisée et maintenue par les institutions spécistes (l’élevage et la zootechnie, les lois, les productions culturelles, la publicité, etc.). La notion d’infériorité est aujourd’hui très légitimement refusée en ce qui concerne les humains (les comparaisons intra-humaines), mais reste très légitimement acceptée, hélas, en ce qui concerne les animaux (les comparaisons entre humanité/animalité et entre les espèces). Le principe de solidarité animale devrait être au cœur de tout projet socialiste. Le livre de Sue Donaldson et de Will Kimlycka, Zoopolis, offre des pistes remarquables pour mettre en place concrètement une telle solidarité sociale et politique — notamment avec l’idée d’une citoyenneté animale : il montre que les non-humains sont dans une certaine mesure susceptibles d’accepter et de co-créer des règles sociales, des règles du vivre-ensemble.
Quels seraient les contours de cette solidarité ?
Il s’agit d’abolir l’élevage, la pêche et la chasse. Mais aussi de mettre en place une solidarité qui soit active, autrement dit qui ne concerne pas seulement les non-humains avec lesquels nous sommes en contact quotidien : les animaux dits domestiques ou « de rente ». C’est un projet d’une ampleur sans précédent. Il implique une refonte générale de notre civilisation. Il implique de revoir totalement les buts que nous donnons à nos activités collectives pour les faire servir dans la mesure du possible au bien-être de tou·te·s sur cette planète. En ce sens, il s’agit d’un élargissement du socialisme humaniste à un socialisme animaliste — le premier restant inachevé sans le second. À travers l’idéologie humaniste contemporaine, nous avons tendance à voir le « mal » uniquement là où il y a « système » et « exploitation humaine ». Or dans « la Nature » non plus, la vie n’est idyllique pour personne ; elle est même plutôt « trash » pour la plupart. On sait depuis Darwin que la logique propre à la sélection naturelle n’est pas orientée : il s’agit d’un processus aveugle, accidentel, sans plan ni but. Il n’y a aucune finalité ou direction morale dans l’évolution : elle ne se dirige pas vers un mieux, elle ne suit pas une logique de perfectionnement. Nous sommes tou·te·s confronté·e·s à un univers qui ne nous veut ni du bien ni du mal, qui, selon toute vraisemblance, n’a pas été créé — encore moins pour nous — et ne correspond donc pas d’emblée à nos intérêts en tant qu’individus. « Naturel » n’est pas égal à bon, à agréable, à confortable, à juste ni à souhaitable. Si le monde doit être un jour harmonieux, c’est que nous l’aurons rendu tel… Nous finissons par oublier que nous vivons dans le même monde que les animaux, que nous sommes soumis aux mêmes lois physiques, que le partage de la sentience crée une communauté de sort. Un socialisme du monde entier pourrait se donner pour but la fête sans sacrifices4, un monde où la fête (les privilèges, le confort) des un·e·s ne repose pas sur le sacrifice des autres. Ce sur quoi nous fondons aujourd’hui nos sociétés, nous devrons l’abolir ; nous avons un nouvel horizon éthique à explorer. C’est une tâche collective qui ne repose pas uniquement sur les antispécistes.
Prenons le philosophe Francis Wolff comme cas archétypique : que révèle-t-il lorsqu’il affirme qu’« au-delà de l’humanité, la passion égalitaire est pathologique » ?
Selon une logique commune à de nombreux autres mouvements sociaux, les défenseurs des animaux ont fait émerger de façon explicite les défenseurs… de la viande ! La végéphobie5 et le néocarnisme6 sont des réactions face à la menace végétarienne, à la remise en question de la légitimité du meurtre alimentaire7. La réaction de Wolff tient du même réflexe conservateur de pathologisation d’un mouvement progressiste que celui qui meut les antiféministes. Même rhétorique, même peur du changement, même défense des privilèges, même manque d’imagination politique. Les revendications égalitaristes suscitent chez certain·e·s l’appréhension angoissante (et infondée) que « tout le monde se ressemble », que des distinctions essentielles (pour l’ordre social) soient remises en question. Leur crainte n’est en fait fondée que sur un seul point : l’humanité devra en effet renoncer à son suprématisme, à sa volonté de se placer identitairement au sommet de l’échelle des êtres — elle devra évidemment renoncer aux privilèges qui y sont associés et à l’exploitation qu’ils fondent. Ce n’est pas un bien grand malheur pour les humain·e·s (il pourrait même en résulter des bienfaits collatéraux importants), mais ce devrait être d’une très grande portée pour les autres êtres sentients de la planète. Aujourd’hui, les antispécistes sont des fauteurs de trouble dans l’ordre hiérarchique du monde. L’essayiste Dominique Lestel nous reproche ainsi notre « vision waltdisneyenne du monde ». Le recours de Wolff au terme « passion » révèle d’ailleurs le refus de ces intellectuels humanistes de reconnaître la dimension rationnelle des arguments égalitaristes. Ces arguments n’ont pourtant jamais été réfutés depuis leur exposition par Peter Singer, dans Animal Liberation, il y a plus de 40 ans. La tactique suivie par les spécistes francophones consiste simplement à ne pas les affronter.
« Les antispécistes ne s’opposent bien évidemment pas aux droits fondamentaux humains (beaucoup sont actifs pour les défendre !), mais seulement aux privilèges injustes obtenus sur le dos des autres animaux. »
Ce que révèlent également les propos de Wolff, et consorts, c’est que « l’unité du genre humain » se fonde en grande partie sur la distinction vis-à-vis des animaux. Faire entrer les animaux au sein de notre « passion égalitaire » représenterait ainsi une menace pour l’identité humaine et le statut particulier de celle-ci. La différence humanité/animalité a une fonction politique qui doit survivre aux acquis scientifiques (Darwin, l’éthologie et les neuro-sciences contemporaines) et aux contestations sociales. Notre civilisation a élevé l’Humanité au rang d’entité supérieure, quasi divine. Nous sommes devenus les Seigneurs de la Terre, régnant sans partage sur le monde. Et des trublions voudraient que nous nous soucions du bien-être de nos inférieurs ; bien pis, que nous leur accordions ces droits fondamentaux que nous ne nous octroyons que parce que nous sommes les (infiniment) supérieurs ? Ne serait-ce pas nous rabaisser, et rabaisser les raisons pour lesquelles nous nous accordons les uns les autres ces droits fondamentaux ? Notre humanité tranche infiniment avec tout ce que le monde a pu produire d’autre, elle est extraordinaire et n’a pas de prix… Allez, soyons charitables ! Considérons que Francis Wolff ne tient pas seulement à rester le roi de la Création, mais craint simplement que la prise en compte des intérêts des animaux fragilise les acquis des droits humains, selon un principe de vases communicants. Nous pensons qu’il se fait bien du souci à tort.
C’est la réplique ultra classique, oui : prendre en compte les animaux reviendrait à mépriser l’espèce hum
Les partisans de la libération animale sont continuellement accusés de « tout mettre sur le même plan », de « tout relativiser ». Comment l’entendre ?
Reformulons : on nous reproche de brouiller une hiérarchie des problématiques et des luttes qui serait évidente. Bref, de relativiser ou rabaisser les luttes dites sociales — c’est-à-dire les luttes humano-humaines (comme si les luttes animalistes n’étaient pas « sociales » et « politiques »…). Ce reproche est cependant tout à fait vrai ! Et nous l’assumons entièrement. D’un point de vue éthique, nous mettons sur un même plan intérêts humains et non-humains d’importance similaire : l’intérêt à ne pas être torturé ou tué, par exemple. Et nous ne considérons pas qu’il y ait d’autre hiérarchie des luttes que, éventuellement, en fonction de l’importance des intérêts en jeu8. Mais ce n’est qu’aux yeux de personnes aveuglées par le spécisme que notre position revient à rabaisser les luttes sociales. Il faut d’emblée considérer qu’il y aurait des luttes nobles et d’autres viles pour en « rabaisser » certaines ! Tout fantasme spéciste mis à part, mettre sur un même plan ne relativise rien. Comparer le massacre des animaux avec un génocide ne devrait pas passer pour relativiser le génocide en question : c’est au contraire pour une personne non spéciste une façon de réaffirmer l’horreur qu’il représente ; c’est reprendre le fameux « Plus jamais ça ! » en l’actualisant. D’ailleurs, même si c’est finalement anecdotique et ne prouve rien, il n’est pas inintéressant de savoir que l’une des seules maisons d’édition « de gauche » qui ait publié un ouvrage sur l’implication française dans le génocide rwandais et qui ait soutenu la création de La Nuit rwandaise, une revue consacrée à faire la lumière sur les responsabilités hexagonales dans cette abomination, est une structure antispéciste. On attend par contre toujours, depuis 30 ans, que la plupart des militants progressistes consacrent un tant soit peu d’énergie à dénoncer la Françafrique et ses crimes…
En termes de chiffres, les morts animales causées par la main des humains dépassent d’ailleurs de loin celles que ces derniers s’infligent mutuellement.
« Nombre de personnes découvrent le féminisme, la lutte contre le racisme ou la critique du capitalisme par le biais des luttes animalistes. »
Oui. En France, on tue chaque année de façon abominable 1 milliard 200 millions de vertébrés terrestres et plus de 15 milliards de poissons. On pourrait, à cette aune, imaginer une priorisation de la cause animale, couplée à une diminution de l’intérêt pour les luttes purement humano-humaines, perçues comme nécessairement secondaires. On observe plutôt l’inverse ! Il semble que les militant·e·s animalistes soient très souvent impliqué·e·s dans les luttes dites sociales, plus souvent en tout cas que la moyenne de la population9. Et nombre de personnes découvrent le féminisme, la lutte contre le racisme ou la critique du capitalisme par le biais des luttes animalistes et des idées égalitaristes qu’elles mobilisent. Bref, le refus de « tout mettre sur un même plan » que nous balancent souvent les humanistes marque fondamentalement le refus de notre égalitarisme. Tant que ces personnes et les mouvements progressistes qui se réclament aujourd’hui de l’humanisme resteront sur des bases similaires, ils feront malheureusement partie du problème, et non de la solution.
La notion philosophique de « liberté » revient sans cesse dans ce débat. Pourquoi un attachement aussi peu réfléchi à cette valeur, qui n’est pas en elle-même gage d’émancipation ?
L’attachement à l’idée de liberté humaine n’est rien d’autre qu’un attachement à l’idée d’exceptionnalisme humain, de fracture radicale et définitive entre les humain·e·s et les autres animaux. Revendiquer une liberté spécifique à son espèce permet de poser l’existence d’une différence de nature. Cette liberté est une liberté-privilège, intrinsèquement liée à un statut, à une position majoritaire dans les rapports de pouvoir spécistes : c’est la liberté de celles et ceux qui s’appartiennent en propre, qui se voient reconnaître le statut de propriétaires, qui ne sont donc la propriété de personne et qui par contre peuvent s’approprier les autres et le monde. Accorder ou refuser la reconnaissance d’une liberté (métaphysique) permet de légitimer d’un côté la mise sous tutelle et l’appropriation, et de l’autre la souveraineté et possession de soi. Les animaux se situent bien entendu du côté des non-propriétaires, des non-libres, c’est-à-dire, des appropriables : ils appartiennent à un propriétaire (éleveur, maître, etc.), ou bien potentiellement à « tout le monde » lorsqu’ils ne sont pas élevés (le statut social de chose appropriable des animaux sauvages est ancré dans le droit par le statut juridique de res nullius, « chose de personne »). En tout cas, ils ne s’appartiennent pas à eux-mêmes. La liberté humaine est valorisée pour remplir un rôle de contraste avec l’absence de liberté supposée de ces « êtres de Nature » que sont censés rester les animaux.
« Faites ce que vous voulez mais laissez-moi libre de manger ce que je veux » : c’est là l’un des arguments centraux des opposants à la cause animale. La liberté tous azimuts est pourtant, c’est bien connu, celle du plus fort…
La « liberté de manger ce qu’on veut » est un moyen éclatant de réaffirmer la non-valeur absolue des animaux concernés par cette consommation. Ils n’ont tellement pas de valeur qu’on ne juge pas nécessaire de les prendre en compte dans l’équation morale au sujet de la consommation de viande. Cette consommation doit rester de l’ordre du choix personnel, du privé10. Cette liberté revendiquée fièrement n’est rien moins que la liberté du propriétaire, qui peut user et abuser librement de son bien. On retrouvait la même liberté il y a peu, du mari de corriger sa femme, et aujourd’hui toujours, des parents de battre leurs enfants. C’était sa femme, ce sont leurs enfants. « C’est notre bouffe. Laissez-nous tranquilles ! »
La vitrine d’une poissonnerie brisée, des blocages d’abattoirs, des caméras cachées, des procès toujours plus nombreux, des marches non-violentes de rue, des manifestations devant les cirques, des Unes dans la presse ou des appels aux forces de l’ordre pour « sécuriser » les boucheries : portée depuis l’Antiquité comme aux quatre coins de la planète, la cause animale (aussi divisée soit-elle) occupe une place désormais incontournable dans le débat public — à tel point que l’animateur du talk-show le plus populaire de France a, la semaine passée, fait état du conflit qui oppose « les spécistes et les antispécistes ». Rappelons que la notion de spécisme (inventée dans les années 1970 mais connue, jusqu’à récemment, des seuls espaces militants) désigne l’idéologie qui — à l’instar du racisme ou du sexisme — prône la hiérarchisation systémique des individus ou des groupes ; celle, dans le cas présent, des espèces au profit de l’une d’entre elles, l’Homo sapiens. Rappelons aussi que trois millions d’animaux sont tués chaque jour, en France, dans des abattoirs. Pour en parler, nous interrogeons Yves Bonnardel — cofondateur des Cahiers antispécistes et coauteur, en 2018, de l’ouvrage La Révolution antispéciste — et Axelle Playoust-Braure — étudiante en sociologie, militante féministe et cofondatrice du Collectif antispéciste pour la solidarité animale de Montréal. Pourquoi et comment intégrer la cause animale aux luttes sociales et émancipatrices ?
Vous promouviez en 2015 un « socialisme du monde entier » : qu’est-ce à dire ?
C’est un socialisme qui comprend chacun, qui est fondé sur l’éthique et la volonté de justice, sur une exigence d’universalité. Le géographe anarchiste Élisée Reclus exprimait déjà parfaitement cette idée en 1884 : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste. » Un tel socialisme, s’il doit rester fondé sur l’humanisme et son terreau naturaliste, n’atteindra certainement pas ses objectifs. Si l’on veut que le projet socialiste ne reste pas basé sur la domination sanguinaire actuelle à l’encontre des autres animaux et ne se retrouve pas confronté à des incohérences indéfendables, il va falloir s’attaquer à l’incroyable déficit de considération morale et politique dont sont victimes les autres animaux. La question animale doit devenir une question que tout le monde se pose : une question de société, une question cruciale qui impose de revoir très profondément notre conception de l’éthique et notre pratique de la politique.
« La question animale doit devenir une question que tout le monde se pose : une question de société, une question cruciale. »
Il reste beaucoup de chemin à parcourir. Encore aujourd’hui, la plupart des forces progressistes font preuve de ce qu’on pourrait appeler une species-blindness1 : les considérations antispécistes sont ignorées ou perçues comme secondaires. L’antagonisme d’espèce reste complètement naturalisé, exclu des analyses critiques. Pour avoir une idée de cet anthropocentrisme qui s’ignore, il faut jeter un œil à l’histoire illustrée parue dans un numéro de L’Assiette au beurre en mai 1910. Elle reflète à merveille l’imaginaire révolutionnaire du Grand Soir. On peut y lire : « Aux abattoirs on ne sacrifie plus que les animaux absolument nécessaires à la consommation ouvrière et des hôpitaux […] L’ère de justice, d’amour, de liberté est enfin réalisée… » Plus d’un siècle plus tard, ce genre de propos aberrants reste la norme dans bien des milieux militants, en France et ailleurs. On ne veut pas abandonner l’idée qu’en tant qu’humain·e·s, nous avons le droit le plus fondamental de (faire) tuer d’autres animaux pour nos commodités. Focalisés sur des notions arbitraires comme l’humanité ou abstraites comme la dignité2, ces milieux militants maintiennent une conception fixiste, réifiée et naturaliste des catégories humanité/animalité : cela les rend incapables de réaliser pleinement l’antagonisme d’espèce qui traverse et structure nos sociétés. On souhaite continuer à croire à une « infériorité naturelle » et évidente des non-humains, alors que ce qui compte est plutôt une infériorisation sociale (Colette Guillaumin parle de situation minoritaire3) politiquement organisée et maintenue par les institutions spécistes (l’élevage et la zootechnie, les lois, les productions culturelles, la publicité, etc.). La notion d’infériorité est aujourd’hui très légitimement refusée en ce qui concerne les humains (les comparaisons intra-humaines), mais reste très légitimement acceptée, hélas, en ce qui concerne les animaux (les comparaisons entre humanité/animalité et entre les espèces). Le principe de solidarité animale devrait être au cœur de tout projet socialiste. Le livre de Sue Donaldson et de Will Kimlycka, Zoopolis, offre des pistes remarquables pour mettre en place concrètement une telle solidarité sociale et politique — notamment avec l’idée d’une citoyenneté animale : il montre que les non-humains sont dans une certaine mesure susceptibles d’accepter et de co-créer des règles sociales, des règles du vivre-ensemble.
Quels seraient les contours de cette solidarité ?
Il s’agit d’abolir l’élevage, la pêche et la chasse. Mais aussi de mettre en place une solidarité qui soit active, autrement dit qui ne concerne pas seulement les non-humains avec lesquels nous sommes en contact quotidien : les animaux dits domestiques ou « de rente ». C’est un projet d’une ampleur sans précédent. Il implique une refonte générale de notre civilisation. Il implique de revoir totalement les buts que nous donnons à nos activités collectives pour les faire servir dans la mesure du possible au bien-être de tou·te·s sur cette planète. En ce sens, il s’agit d’un élargissement du socialisme humaniste à un socialisme animaliste — le premier restant inachevé sans le second. À travers l’idéologie humaniste contemporaine, nous avons tendance à voir le « mal » uniquement là où il y a « système » et « exploitation humaine ». Or dans « la Nature » non plus, la vie n’est idyllique pour personne ; elle est même plutôt « trash » pour la plupart. On sait depuis Darwin que la logique propre à la sélection naturelle n’est pas orientée : il s’agit d’un processus aveugle, accidentel, sans plan ni but. Il n’y a aucune finalité ou direction morale dans l’évolution : elle ne se dirige pas vers un mieux, elle ne suit pas une logique de perfectionnement. Nous sommes tou·te·s confronté·e·s à un univers qui ne nous veut ni du bien ni du mal, qui, selon toute vraisemblance, n’a pas été créé — encore moins pour nous — et ne correspond donc pas d’emblée à nos intérêts en tant qu’individus. « Naturel » n’est pas égal à bon, à agréable, à confortable, à juste ni à souhaitable. Si le monde doit être un jour harmonieux, c’est que nous l’aurons rendu tel… Nous finissons par oublier que nous vivons dans le même monde que les animaux, que nous sommes soumis aux mêmes lois physiques, que le partage de la sentience crée une communauté de sort. Un socialisme du monde entier pourrait se donner pour but la fête sans sacrifices4, un monde où la fête (les privilèges, le confort) des un·e·s ne repose pas sur le sacrifice des autres. Ce sur quoi nous fondons aujourd’hui nos sociétés, nous devrons l’abolir ; nous avons un nouvel horizon éthique à explorer. C’est une tâche collective qui ne repose pas uniquement sur les antispécistes.
Prenons le philosophe Francis Wolff comme cas archétypique : que révèle-t-il lorsqu’il affirme qu’« au-delà de l’humanité, la passion égalitaire est pathologique » ?
Selon une logique commune à de nombreux autres mouvements sociaux, les défenseurs des animaux ont fait émerger de façon explicite les défenseurs… de la viande ! La végéphobie5 et le néocarnisme6 sont des réactions face à la menace végétarienne, à la remise en question de la légitimité du meurtre alimentaire7. La réaction de Wolff tient du même réflexe conservateur de pathologisation d’un mouvement progressiste que celui qui meut les antiféministes. Même rhétorique, même peur du changement, même défense des privilèges, même manque d’imagination politique. Les revendications égalitaristes suscitent chez certain·e·s l’appréhension angoissante (et infondée) que « tout le monde se ressemble », que des distinctions essentielles (pour l’ordre social) soient remises en question. Leur crainte n’est en fait fondée que sur un seul point : l’humanité devra en effet renoncer à son suprématisme, à sa volonté de se placer identitairement au sommet de l’échelle des êtres — elle devra évidemment renoncer aux privilèges qui y sont associés et à l’exploitation qu’ils fondent. Ce n’est pas un bien grand malheur pour les humain·e·s (il pourrait même en résulter des bienfaits collatéraux importants), mais ce devrait être d’une très grande portée pour les autres êtres sentients de la planète. Aujourd’hui, les antispécistes sont des fauteurs de trouble dans l’ordre hiérarchique du monde. L’essayiste Dominique Lestel nous reproche ainsi notre « vision waltdisneyenne du monde ». Le recours de Wolff au terme « passion » révèle d’ailleurs le refus de ces intellectuels humanistes de reconnaître la dimension rationnelle des arguments égalitaristes. Ces arguments n’ont pourtant jamais été réfutés depuis leur exposition par Peter Singer, dans Animal Liberation, il y a plus de 40 ans. La tactique suivie par les spécistes francophones consiste simplement à ne pas les affronter.
« Les antispécistes ne s’opposent bien évidemment pas aux droits fondamentaux humains (beaucoup sont actifs pour les défendre !), mais seulement aux privilèges injustes obtenus sur le dos des autres animaux. »
Ce que révèlent également les propos de Wolff, et consorts, c’est que « l’unité du genre humain » se fonde en grande partie sur la distinction vis-à-vis des animaux. Faire entrer les animaux au sein de notre « passion égalitaire » représenterait ainsi une menace pour l’identité humaine et le statut particulier de celle-ci. La différence humanité/animalité a une fonction politique qui doit survivre aux acquis scientifiques (Darwin, l’éthologie et les neuro-sciences contemporaines) et aux contestations sociales. Notre civilisation a élevé l’Humanité au rang d’entité supérieure, quasi divine. Nous sommes devenus les Seigneurs de la Terre, régnant sans partage sur le monde. Et des trublions voudraient que nous nous soucions du bien-être de nos inférieurs ; bien pis, que nous leur accordions ces droits fondamentaux que nous ne nous octroyons que parce que nous sommes les (infiniment) supérieurs ? Ne serait-ce pas nous rabaisser, et rabaisser les raisons pour lesquelles nous nous accordons les uns les autres ces droits fondamentaux ? Notre humanité tranche infiniment avec tout ce que le monde a pu produire d’autre, elle est extraordinaire et n’a pas de prix… Allez, soyons charitables ! Considérons que Francis Wolff ne tient pas seulement à rester le roi de la Création, mais craint simplement que la prise en compte des intérêts des animaux fragilise les acquis des droits humains, selon un principe de vases communicants. Nous pensons qu’il se fait bien du souci à tort.
C’est la réplique ultra classique, oui : prendre en compte les animaux reviendrait à mépriser l’espèce humaine…
C’est que les droits humains reposent aujourd’hui sur un fondement bien fragile, sur cette idéologie humaniste/naturaliste que nous évoquions et que tous les acquis contemporains sont en train de renvoyer aux poubelles de l’Histoire. Pourtant, ces mêmes droits peuvent être défendus sur une base enfin solide, qui semble même pouvoir résister à toutes les attaques : l’égalité animale, la prise en compte des intérêts des uns et des autres, non pas parce qu’ils sont humains, mais parce qu’ils sont sentients. Cesser de raisonner en termes de supérieurs et d’inférieurs permettrait enfin d’éloigner cette menace permanente qui pèse sur tant de catégories dominées d’humain·e·s, du déclassement vers l’animalité ou la naturalité, de la déchéance d’humanité. Les antispécistes ne s’opposent bien évidemment pas aux droits fondamentaux humains (beaucoup sont actifs pour les défendre !), mais seulement aux privilèges injustes obtenus sur le dos des autres animaux. Il n’y a donc finalement qu’un seul droit humain contre lequel nous nous battons, un droit qui est certes perçu et défendu comme fondamental mais jamais vraiment explicité comme tel : le droit de vie ou de mort, pour les motifs les plus futiles, que nous nous arrogeons à l’encontre de tous les non-humains.
Les partisans de la libération animale sont continuellement accusés de « tout mettre sur le même plan », de « tout relativiser ». Comment l’entendre ?
Reformulons : on nous reproche de brouiller une hiérarchie des problématiques et des luttes qui serait évidente. Bref, de relativiser ou rabaisser les luttes dites sociales — c’est-à-dire les luttes humano-humaines (comme si les luttes animalistes n’étaient pas « sociales » et « politiques »…). Ce reproche est cependant tout à fait vrai ! Et nous l’assumons entièrement. D’un point de vue éthique, nous mettons sur un même plan intérêts humains et non-humains d’importance similaire : l’intérêt à ne pas être torturé ou tué, par exemple. Et nous ne considérons pas qu’il y ait d’autre hiérarchie des luttes que, éventuellement, en fonction de l’importance des intérêts en jeu8. Mais ce n’est qu’aux yeux de personnes aveuglées par le spécisme que notre position revient à rabaisser les luttes sociales. Il faut d’emblée considérer qu’il y aurait des luttes nobles et d’autres viles pour en « rabaisser » certaines ! Tout fantasme spéciste mis à part, mettre sur un même plan ne relativise rien. Comparer le massacre des animaux avec un génocide ne devrait pas passer pour relativiser le génocide en question : c’est au contraire pour une personne non spéciste une façon de réaffirmer l’horreur qu’il représente ; c’est reprendre le fameux « Plus jamais ça ! » en l’actualisant. D’ailleurs, même si c’est finalement anecdotique et ne prouve rien, il n’est pas inintéressant de savoir que l’une des seules maisons d’édition « de gauche » qui ait publié un ouvrage sur l’implication française dans le génocide rwandais et qui ait soutenu la création de La Nuit rwandaise, une revue consacrée à faire la lumière sur les responsabilités hexagonales dans cette abomination, est une structure antispéciste. On attend par contre toujours, depuis 30 ans, que la plupart des militants progressistes consacrent un tant soit peu d’énergie à dénoncer la Françafrique et ses crimes…
« Nombre de personnes découvrent le féminisme, la lutte contre le racisme ou la critique du capitalisme par le biais des luttes animalistes. »
Oui. En France, on tue chaque année de façon abominable 1 milliard 200 millions de vertébrés terrestres et plus de 15 milliards de poissons. On pourrait, à cette aune, imaginer une priorisation de la cause animale, couplée à une diminution de l’intérêt pour les luttes purement humano-humaines, perçues comme nécessairement secondaires. On observe plutôt l’inverse ! Il semble que les militant·e·s animalistes soient très souvent impliqué·e·s dans les luttes dites sociales, plus souvent en tout cas que la moyenne de la population9. Et nombre de personnes découvrent le féminisme, la lutte contre le racisme ou la critique du capitalisme par le biais des luttes animalistes et des idées égalitaristes qu’elles mobilisent. Bref, le refus de « tout mettre sur un même plan » que nous balancent souvent les humanistes marque fondamentalement le refus de notre égalitarisme. Tant que ces personnes et les mouvements progressistes qui se réclament aujourd’hui de l’humanisme resteront sur des bases similaires, ils feront malheureusement partie du problème, et non de la solution.
La notion philosophique de « liberté » revient sans cesse dans ce débat. Pourquoi un attachement aussi peu réfléchi à cette valeur, qui n’est pas en elle-même gage d’émancipation ?
L’attachement à l’idée de liberté humaine n’est rien d’autre qu’un attachement à l’idée d’exceptionnalisme humain, de fracture radicale et définitive entre les humain·e·s et les autres animaux. Revendiquer une liberté spécifique à son espèce permet de poser l’existence d’une différence de nature. Cette liberté est une liberté-privilège, intrinsèquement liée à un statut, à une position majoritaire dans les rapports de pouvoir spécistes : c’est la liberté de celles et ceux qui s’appartiennent en propre, qui se voient reconnaître le statut de propriétaires, qui ne sont donc la propriété de personne et qui par contre peuvent s’approprier les autres et le monde. Accorder ou refuser la reconnaissance d’une liberté (métaphysique) permet de légitimer d’un côté la mise sous tutelle et l’appropriation, et de l’autre la souveraineté et possession de soi. Les animaux se situent bien entendu du côté des non-propriétaires, des non-libres, c’est-à-dire, des appropriables : ils appartiennent à un propriétaire (éleveur, maître, etc.), ou bien potentiellement à « tout le monde » lorsqu’ils ne sont pas élevés (le statut social de chose appropriable des animaux sauvages est ancré dans le droit par le statut juridique de res nullius, « chose de personne »). En tout cas, ils ne s’appartiennent pas à eux-mêmes. La liberté humaine est valorisée pour remplir un rôle de contraste avec l’absence de liberté supposée de ces « êtres de Nature » que sont censés rester les animaux.
« Faites ce que vous voulez mais laissez-moi libre de manger ce que je veux » : c’est là l’un des arguments centraux des opposants à la cause animale. La liberté tous azimuts est pourtant, c’est bien connu, celle du plus
Le refus de contribuer à l’exploitation animale (le véganisme) et la volonté de changer l’ordre social et politique (l’antispécisme) constituent une suite logique. Les deux ont pour origine la révolte face à ce que subissent de notre part les autres animaux. De la même façon qu’il semble incohérent de défendre des principes antispécistes sans chercher à remettre en question ses privilèges humains (et donc sa consommation de viande), il serait étrange de refuser de participer à la grande messe humano-carniste que représente la consommation d’animaux sans remettre en cause de façon plus générale l’exploitation animale, sans juger qu’elle devrait être remise en question de façon collective, sans chercher à élaborer des stratégies pertinentes pour y mettre fin. Renoncer à la consommation de produits d’origine animale reste évidemment extrêmement pertinent — surtout lorsque ce renoncement est revendiqué comme un refus de collaborer, un choix politique de résistance au système spéciste, un geste de solidarité animale et de rupture symbolique avec l’ordre spéciste du monde (comme c’est le cas lors de la marche de la Veggie Pride). On peut donc refuser de collaborer au meurtre alimentaire. Mais gardons à l’esprit qu’à l’échelle de l’ordre spéciste, il s’agit d’une démarche quasi symbolique. Si nous refusons de manger les animaux, ce n’est pas parce que nous pensons que c’est particulièrement efficace pour mettre un terme à ce massacre : ce n’est pas là que se situe la lutte. Reconnaissons le véganisme pour ce qu’il est (une condamnation en acte qui a une très forte valeur symbolique), mais ne le faisons pas passer pour ce qu’il n’est pas. Le véganisme, uniquement comme « choix de consommation » vertueux, ne suffit pas : une quantité non négligeable des personnes se disant végétariennes ou véganes… ne le sont pas en pratique, ou ne le restent pas longtemps (sans doute à cause de la pression et de la répression sociales). Il y a plein de secteurs sur lesquels notre boycott ne peut avoir d’influence : ce que mangent nos voisin·e·s par exemple, tou·te·s celles et ceux qui ne boycottent pas !
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Le refus de contribuer à l’exploitation animale (le véganisme) et la volonté de changer l’ordre social et politique (l’antispécisme) constituent une suite logique. Les deux ont pour origine la révolte face à ce que subissent de notre part les autres animaux. De la même façon qu’il semble incohérent de défendre des principes antispécistes sans chercher à remettre en question ses privilèges humains (et donc sa consommation de viande), il serait étrange de refuser de participer à la grande messe humano-carniste que représente la consommation d’animaux sans remettre en cause de façon plus générale l’exploitation animale, sans juger qu’elle devrait être remise en question de façon collective, sans chercher à élaborer des stratégies pertinentes pour y mettre fin. Renoncer à la consommation de produits d’origine animale reste évidemment extrêmement pertinent — surtout lorsque ce renoncement est revendiqué comme un refus de collaborer, un choix politique de résistance au système spéciste, un geste de solidarité animale et de rupture symbolique avec l’ordre spéciste du monde (comme c’est le cas lors de la marche de la Veggie Pride). On peut donc refuser de collaborer au meurtre alimentaire. Mais gardons à l’esprit qu’à l’échelle de l’ordre spéciste, il s’agit d’une démarche quasi symbolique. Si nous refusons de manger les animaux, ce n’est pas parce que nous pensons que c’est particulièrement efficace pour mettre un terme à ce massacre : ce n’est pas là que se situe la lutte. Reconnaissons le véganisme pour ce qu’il est (une condamnation en acte qui a une très forte valeur symbolique), mais ne le faisons pas passer pour ce qu’il n’est pas. Le véganisme, uniquement comme « choix de consommation » vertueux, ne suffit pas : une quantité non négligeable des personnes se disant végétariennes ou véganes… ne le sont pas en pratique, ou ne le restent pas longtemps (sans doute à cause de la pression et de la répression sociales). Il y a plein de secteurs sur lesquels notre boycott ne peut avoir d’influence : ce que mangent nos voisin·e·s par exemple, tou·te·s celles et ceux qui ne boycottent pas !
Le mouvement consacre trop de temps à essayer de convaincre les individus. La plupart du temps, ce n’est pas efficace : la majorité ne fonctionne pas au bon sens et à l’éthique mais à l’habitude, à l’intégration et à la valorisation sociale, au moindre effort. Comme le rappelle Florence Burgat dans L’Humanité carnivore, la psyché humaine n’est pas faite d’un « bois tendre et docile ». Nous devons nous focaliser sur les changements structurels. Il est illusoire de penser qu’un intérêt sincère pour les animaux puisse se généraliser rapidement dans des sociétés qui en pêchent et tuent des millions par jour et qui ont fondé le critère social d’appartenance fondamental sur l’espèce. Il n’y a pas de raison que le véganisme soit au centre de notre activisme. Ce dernier n’est pas une question de pureté individuelle : nous vivons de toute façon dans un monde « sale » — le spécisme est partout… Prêcher une excellence végane n’est pas toujours la meilleure solution : au contraire, il faut dans une certaine mesure se salir les mains, plonger dans la complexité du spécisme, de la société. L’exigence politique est préférable à l’intransigeance individuelle. Il nous faut dépasser cet écueil qui a fait que, pendant des siècles et malgré les très nombreux détracteurs du meurtre alimentaire, la question animale est essentiellement restée cantonnée à une question de conduite individuelle ! Ne laissons pas passer notre chance, organisons-nous à la hauteur de nos ambitions : changer le monde.
Le refus de contribuer à l’exploitation animale (le véganisme) et la volonté de changer l’ordre social et politique (l’antispécisme) constituent une suite logique. Les deux ont pour origine la révolte face à ce que subissent de notre part les autres animaux. De la même façon qu’il semble incohérent de défendre des principes antispécistes sans chercher à remettre en question ses privilèges humains (et donc sa consommation de viande), il serait étrange de refuser de participer à la grande messe humano-carniste que représente la consommation d’animaux sans remettre en cause de façon plus générale l’exploitation animale, sans juger qu’elle devrait être remise en question de façon collective, sans chercher à élaborer des stratégies pertinentes pour y mettre fin. Renoncer à la consommation de produits d’origine animale reste évidemment extrêmement pertinent — surtout lorsque ce renoncement est revendiqué comme un refus de collaborer, un choix politique de résistance au système spéciste, un geste de solidarité animale et de rupture symbolique avec l’ordre spéciste du monde (comme c’est le cas lors de la marche de la Veggie Pride). On peut donc refuser de collaborer au meurtre alimentaire. Mais gardons à l’esprit qu’à l’échelle de l’ordre spéciste, il s’agit d’une démarche quasi symbolique. Si nous refusons de manger les animaux, ce n’est pas parce que nous pensons que c’est particulièrement efficace pour mettre un terme à ce massacre : ce n’est pas là que se situe la lutte. Reconnaissons le véganisme pour ce qu’il est (une condamnation en acte qui a une très forte valeur symbolique), mais ne le faisons pas passer pour ce qu’il n’est pas. Le véganisme, uniquement comme « choix de consommation » vertueux, ne suffit pas : une quantité non négligeable des personnes se disant végétariennes ou véganes… ne le sont pas en pratique, ou ne le restent pas longtemps (sans doute à cause de la pression et de la répression sociales). Il y a plein de secteurs sur lesquels notre boycott ne peut avoir d’influence : ce que mangent nos voisin·e·s par exemple, tou·te·s celles et ceux qui ne boycottent pas !
Le mouvement consacre trop de temps à essayer de convaincre les individus. La plupart du temps, ce n’est pas efficace : la majorité ne fonctionne pas au bon sens et à l’éthique mais à l’habitude, à l’intégration et à la valorisation sociale, au moindre effort. Comme le rappelle Florence Burgat dans L’Humanité carnivore, la psyché humaine n’est pas faite d’un « bois tendre et docile ». Nous devons nous focaliser sur les changements structurels. Il est illusoire de penser qu’un intérêt sincère pour les animaux puisse se généraliser rapidement dans des sociétés qui en pêchent et tuent des millions par jour et qui ont fondé le critère social d’appartenance fondamental sur l’espèce. Il n’y a pas de raison que le véganisme soit au centre de notre activisme. Ce dernier n’est pas une question de pureté individuelle : nous vivons de toute façon dans un monde « sale » — le spécisme est partout… Prêcher une excellence végane n’est pas toujours la meilleure solution : au contraire, il faut dans une certaine mesure se salir les mains, plonger dans la complexité du spécisme, de la société. L’exigence politique est préférable à l’intransigeance individuelle. Il nous faut dépasser cet écueil qui a fait que, pendant des siècles et malgré les très nombreux détracteurs du meurtre alimentaire, la question animale est essentiellement restée cantonnée à une question de conduite individuelle ! Ne laissons pas passer notre chance, organisons-nous à la hauteur de nos ambitions : changer le monde.