● "Aux soirs d’incertitude, Barcena aimait marcher dans la ville ombreuse. Les contretemps de son esprit s’y organisaient, ses masques chutaient, son regard adoptait une manière inédite de scruter l’obscur. Ce temps dilaté de la nuit urbaine, il le revivait, d’évidence, comme une exploration de ses instincts doublée d’une pause salvatrice. Avant le couvre-feu ou sous la lumière bleutée de la Défense passive, Paris devenait évanescent. Les heures indécises, pensa Barcena, sont les plus décisives. Elles attisaient son spleen inaugural, mais pas sa lassitude devant l’épreuve de la réalité ou son épuisement devant l’ampleur de la tâche. Au contraire, il s’y sentait pleinement vivre au rythme de sa mélancolie. Il aimait la brune, cet instant précis où le jour décline et la nuit perce, parce qu’elle referme une parenthèse. Il aimait l’aube, ce point où la nuit s’égare dans un rai de lumière, parce qu’elle en ouvre une nouvelle. C’était un homme de l’entre-deux. Ou de l’extrême, comme on voudra. Plutôt de l’extrême."
● "Le mystère résidait dans la manière dont s’articulaient, au sein d’un même petit monde, et dans l’ombre dense de sa diversité, des rapprochements contradictoires, des contiguïtés provisoires, des proximités inexpliquées, entre des imaginaires, des pratiques et des méthodes que rien, dans l’ordre de la logique militante, n’aurait pu faire coïncider. Ce mystère, il le savait constitutif de la liberté libertaire et de sa méfiance immémoriale pour l’immuable, le précontraint, le clos. Comme il savait, d’intuition, que le passé indéfini de l’anarchisme, qui en avait fait sa loi, égarerait à jamais la raison historienne, qui n’était finalement qu’une manifestation de la raison commune. De fait, pensait-il ce soir-là, à Verrières, à la veille de fermer cette parenthèse, rien n’expliquera jamais pourquoi, dans ce petit monde de la liberté libertaire, il existait une prédisposition supérieure à tous les postulats doctrinaux, un sens du coup de main où la fraternité suffisait à libérer des énergies solidaires. Cette aptitude à se défaire, temporairement, des identités fixes faisait beaucoup du charme de cette mouvance."
● "Dedans ou dehors, c’était du pareil au même dans ce Paris de l’exil libertaire espagnol de la mi-1950. À peu d’exceptions près, tout le monde se connaissait, se croisait ou se fréquentait dans un même temps traversé par le doute. En être ou pas de la CNT, ou de telle fraction plutôt que de telle autre, n’avait d’importance que pour les fétichistes de l’organisation, ces maniaques du tampon et de la circulaire. Pour les autres, infiniment plus nombreux, il restait la fraternité simple et le souvenir partagé du grand jaleo de l’été 36."
● "Dans son carnet d’adresses, qu’il avait choisi suffisamment épais pour résister aux sédimentations du temps, Barcena n’aurait rayé le nom des disparus sous aucun prétexte. Par fidélité aux absents, bien sûr, mais aussi parce qu’il savait qu’il ne cesserait jamais de s’adresser à eux. Aux heures de doute et de solitude, il lui suffisait d’en tourner les pages. La seule vision de leur adresse suffisait à les savoir présents. Et cette présence s’imposait à lui, sans réserves, comme un bienfait, comme une manière de se convaincre qu’il faisait partie d’une chaîne dont aucun chaînon ne manquait. Au fond, Barcena avait acquis depuis longtemps la certitude qu’on partage mieux le labyrinthe des émotions avec les absents qu’avec les présents."
Paris, Éditions Rue des Cascades, 2018,224 p., 14 euros
Avec cinq dessins originaux de Marcos Carrasquer
Isbn : 978-2-917051-17-7