14 Décembre 2017
Mon père, de son nom de plume Roger Ascot, était un journaliste juif et un Français aimant. Je n’ai pas d’autre titre à me désespérer d’Alain Finkielkraut, qui était venu à son enterrement, à l’automne il y a six ans. Jamais mon père n'aurait voulu blesser quiconque, dans l’exercice de son magistère, et il n’aurait jamais alimenté la moindre haine, dans cette société infectée. Roger Ascot dirigeait des journaux de la communauté juive, et fut un fondateur de Radio communauté, désormais RCJ, où Alain Finkielkraut, dimanche dernier, vaticinait sur les petits blancs et les «non-souchiens», ces Français moins nets qui n'auraient pas pris le deuil de Johnny
Je suis journaliste, et juif en privé, et mon père avant moi, qui, lui, en fit son engagement. Je n’ai pas d’autre titre à m’attrister d’Alain Finkielkraut. Je pourrais, sans passion personnelle, enrager d’un philosophe qui enrobe de belles lettres les préjugés grégaires et l’aversion ethnique. Mais l’homme me blesse comme un familier égaré. La tristesse s’autorise d’une proximité des origines: il fut un temps où nous parlions de la même chose.
J’ai été élevé ainsi, et Finkielkraut, n’est pas différent. Il dit parfois qu’il a redécouvert une France fragile, qu’il avait, jeune, négligée. Il en a, désormais, des abandons touchants:
«Je me suis retrouvé, par hasard, entre Sarlat et Brive, dans le Périgord. Je suis tombé en pâmoison devant un petit village, Saint-Amand-de-Coly, avec une église merveilleuse.»
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Mon père, lui, aimait un vieux poète juif et sioniste, Joseph Milbauer, qui avait chanté les campagnes de France, et citait ses vers: «Dans le village où nul ne prie, l’église a froid de toutes ses pierres.» Nous n’étions pas des Français imaginaires, ni des juifs d’invention. Qu’en a-t-il fait? Mon père, qu’il s’agisse des juifs ou de la France ne savait qu’aimer. Il racontait et apaisait, à longueur de livres et de chroniques, le petit monde fragile des juifs de ce pays: ceux-là même que Finkielkraut étouffe de ses peurs et offre en excuse au racisme. Je n’ai pas d’autre titre à le regretter.
On doit revenir sur le vertige réactionnaire d’un autrefois joyeux drille des désordres amoureux, désormais confit en refus. Son compère Bruckner ne vieillit pas mieux, mais que serai-je, demain? On sait tout cela. Finkielkraut de l'identité assiégée, du droit supérieur à ce pays dont auraient hérité les «Français de souche», Finkielkraut des ironies hostiles contre l’équipe de France «black-black-black», Finkielkraut de l’estime courtoise accordée à Renaud Camus, contempteur du «grand remplacement» de notre peuple. Il devient cela.
Alain Finkielkraut nous suggère, hélas, qu’il n’est pas de bonne réaction. On commence par regretter les facilités de son temps et déplorer les cahots de la transmission? On finit par vitupérer l’hommage rendu à un chanteur comme l’absolu de la décadence, et, parce qu’on ne peut plus s’en empêcher, saupoudrer sa diatribe d’ethnicisme canaille, c’est devenu une obsession.
Il faut bien entendre le propos de Finkielkraut, sur RCJ, dimanche 10 novembre. On y ressent intimement l’égarement d’un homme. Face à sa complice, la journaliste Elisabeth Lévy (enjouée, pas un instant pousse-au-crime), Finkielkraut nous réjouit, au début de sa chronique, tant on l’espère encore capable de nos joies communes. Il évoque à propos de Johnny un texte de Proust en défense de la «mauvaise musique».
«Finkie» n’a pas renoncé aux livres, et c’est un plaisir. «Telle fâcheuse ritournelle que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l'instant d'écouter, a reçu le trésor de milliers d'âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la consolation toujours prête, toujours entrouverte sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l'idéal.»
On sourit alors du Finkie indulgent, et dimanche sera doux? Mais on se trompe. Le philosophe ne s’habille que de malheur, et s’il a cité Proust, c’est parce que son temps est passé.
Résumons la suite. Aujourd’hui la mauvaise musique règne en maîtresse et «a fomenté un coup d’État», elle impose son empire dans un «penchant dictatorial» nourri de «dictature émotionnelle». Comparer la fin de Johnny à la mort de Victor Hugo, comme l’a fait une député macronienne, c’est «tourner la page de l’identité nationale»: «La France s’oublie, la France se nie», la bienséance n’a plus court et l’indistinction règne…
Tout est mûr pour la scorie fatale. À ce stade du raisonnement, le philosophe veut exprimer que la trahison ne paye pas, et même la dictature de la mauvaise musique échoue à rassembler le pays. Il dit ceci, alors: «Le petit peuple des petits blancs est descendu dans la rue pour dire adieu à Johnny. Il était nombreux et il était seul. Les non-souchiens brillaient par leur absence.»
Le scandale peut naître. Rarement opprobre fut plus méritée.
Lundi 11 décembre, Alain Finkielkraut et ses amis ont plaidé comme à l’habitude, invoquant le réel que le philosophe observerait, et l’ironie qu’il manierait, car enfin! Comment nier que «les banlieues» n’étaient pas venues au rendez-vous de Johnny! Comment ne pas comprendre que Finkielkraut, évoquant les «non-souchiens», avait simplement retourné une méchante expression d’une femme méchante, Houria Bouteldja,représentante du groupuscule «anticolonial» des Indigènes de la République, qui, sur un plateau télé, avait un jour qualifié de «souchiens» les Français d’origine… Finkie, en somme, avait répondu, du berger à la bergère, en chevalier de France qui n’oublie pas une injure.
L’ironie? Elle s’entend moins que la vengeance. Bouteldja avait insulté les «nôtres», Finkielkraut insultait les «siens», et dans son vocabulaire. C’était son ardente passion, qui envahissait même sa péroraison sur Johnny et nos décadences.
Le réel? Qui a su recenser les origines du peuple de Johnny, dans une foule compacte, et qui a compté les téléspectateurs, dans leurs cultures, leur peau plus ou moins bistre ou rose, leur plat du dimanche, après l’hommage? D’une approximation, on tire une imbécilité mauvaise. Finkielkraut se retranchait derrière une banalité improuvable, anonnée dans la paresse des media. «On» disait, «chacun» savait, que «les banlieues», «le peuple de la Seine Saint-Denis», avait brillé par son absence. Si on ne pouvait le prouver, c’était au moins logique: on enfonçait des portes ouvertes.
Le savez-vous? Il y aurait des frontières culturelles et générationnelles entre les adeptes du rap et les enfants du yéyé! Comme une barrière de classe séparait les mods et les rockers, comme le jazz différait de la java, comme la country serait des campagnes et le hip-hop des villes… La belle affaire, tellement pliée, qui nie l’hybridation et le goût de chacun, et transforme la coutume de l’oreille en une identité assignée!
Admettons qu’un peuple du rap existe, qui ne fut pas Johnny. Mais pourquoi ce peuple serait-il «non-souchien»? Il n’existerait pas de jeunes gaulois rappeurs, ou amateurs d’opéra, au fait, insensibles au rock et à la variétoche? Il faudrait n’avoir pas de sang français dans les veines pour être rétif à Jean-Philippe Smet? Et forcément blanc, «petit blanc», pour l’aimer? Qui pense cela, que la culture est la race?
Son «non-souchien», ses «petits blancs», ne disent rien d’autre. C’est l’ethnie qui induit le goût et le deuil, ou l’abstention, fut-ce dans le kitsch de Johnny. L’ethnie d’abord. Le blanc et le non-blanc. Le «de souche» et le «non-souchien», dont la dialectique serait au coeur du combat français.
Il pense ainsi, Alain Finkielkraut, que le réel n’est qu’une césure ethnique. Ne le penserait-il pas qu’il en serait resté à son antienne sur les valeurs. Il n’aurait été «que» réactionnaire. Mais il fallait que sorte, non pas malgré lui, mais au plus profond de ce qu’il pense, la guerre des races qu’il redoute mais à laquelle il travaille. Il devait le dire. C’est sorti ainsi.
Rarement désespoir fut plus justifié, qu’Alain Finkielkraut soit cela. Le barde des blancs, comme Bouteldja est la prêtresse des «racisés», chacun organisant l’irréductible affrontement des origines. Rarement tristesse fut plus profonde.
Tristesse pour l’homme. Tristesse pour le lieu, donc.
Les radios juives sont nées de la libéralisation des ondes, au début des années 1980. Radio Communauté émettait depuis la rue George Berger, dans le XVIIe arrondissement de Paris, où le mensuel juif que dirigeait mon père, l’Arche, avait sa rédaction. On mangeait, le midi, dans un troquet au coin de la rue Legendre, et bien sûr, aussi du jambon. La radio est aujourd’hui installée au centre Rachi, du nom d’un philosophe juif de Champagne, au Moyen Age, rue de Broca dans le Ve arrondissement de Paris.
La cantine est casher, signe des temps. Une femme si gentille travaillait à Rachi, dont le fils,Ilan Halimi, fut en 2006 la première victime d’un antisémitisme de la haine et de l’envie. Cela aussi est un signe des temps.
Dès leurs naissances, les radios juives ont joué un double rôle. Elles organisaient une proximité culturelle, rassemblant leurs publics autour de chansons arabo-andalouses, yiddish, israeliennes évidemment, d’organisation de fêtes, de conférences culturelles ou religieuses. On y parlait politique aussi, et singulièrement du Proche-Orient. En 1982, la guerre du Liban faisait des ondes juives un media de repli, pour les juifs perturbés de ne pas assez entendre, dans les media nationaux, les raisons de l’État hébreu. Le pli serait pris, d’espérance en conflit. Dans ces radios, le soldat de Tsahal sera un cousin, et le passager du bus qui saute, rue Dizengoff à Tel-Aviv, un familier. C’est, d’ailleurs, souvent vrai.
La cantine est casher, signe des temps. Une femme si gentille travaillait à Rachi, dont le fils,Ilan Halimi, fut en 2006 la première victime d’un antisémitisme de la haine et de l’envie. Cela aussi est un signe des temps.
Dès leurs naissances, les radios juives ont joué un double rôle. Elles organisaient une proximité culturelle, rassemblant leurs publics autour de chansons arabo-andalouses, yiddish, israeliennes évidemment, d’organisation de fêtes, de conférences culturelles ou religieuses. On y parlait politique aussi, et singulièrement du Proche-Orient. En 1982, la guerre du Liban faisait des ondes juives un media de repli, pour les juifs perturbés de ne pas assez entendre, dans les media nationaux, les raisons de l’État hébreu. Le pli serait pris, d’espérance en conflit. Dans ces radios, le soldat de Tsahal sera un cousin, et le passager du bus qui saute, rue Dizengoff à Tel-Aviv, un familier. C’est, d’ailleurs, souvent vrai.
En même temps, les radios de la communauté restaient au diapason de la France, singulièrement antiraciste et de bonne volonté pacifiste, ces années-là. Je n’ai pas souvenir d’une chronique de mon père qui ne fut bienveillante. Roger Ascot était, en France, des amis de «la Paix maintenant», l’organisation progressiste israelienne. On savait que la colonisation était un piège. On ne laissait pas, sur les antennes, se répandre la rage, ni la haine envers les Palestiniens, ni l’idée que les arabes nous seraient étrangers. On échangeait avec d’autres radios communautaires, telle Radio Beur, qui deviendra Beur FM, entre cousins. L’esprit de SOS Racisme imprégnait les ondes. Les radio juives -celle de mon père en premier lieu- étaient sionistes, mais pour la paix et en France antiracistes, forcément.
Il y a dix-sept ans, quelque chose s’est cassé.
L’histoire a été racontée. L’espoir d’Oslo se brise en 2000 et l’Intifada renaît et l’enchaînement des attentats, de la répression, des roquettes, de Gaza bombardée.