4 Juin 2017
ROJAVA : L’IMPOSTURE D’UNE RÉVOLUTION SOCIALE INEXISTANTE QUI MASQUE LE NATIONALISME KURDE SOLUBLE DANS LE RÉGIME ASSASSIN D’ASSAD Rojava et question nationale Alors qu’une abondante littérature existe sur le Rojava1 , aucun de ses chantres ne s’intéresse à la composition de classe de cette région, ni à la caractérisation précise de son développement économique2 . Une façon indirecte de cacher l’essentiel : dans le Rojava, aucune transformation révolutionnaire des rapports sociaux n’est en mouvement et les classes subalternes, prolétaires et paysans pauvres, restent privées comme avant du rôle dirigeant qui leur reviendrait si la révolution sociale y était en marche. L’enjeu réel des événements récents dans le Rojava est celui de l’autonomie administrative de cette région syrienne à majorité kurde. Minorité dans le pays, les Kurdes syriens sont nettement plus nombreux dans le Rojava que les Arabes, les Assyriens et les Turkmènes, qui vivent aussi sur ces terres. Si le sunnisme est la religion majoritaire au Rojava, il y existe aussi des minorités religieuses chrétiennes et yézidies. La domination kurde dans le Rojava, en marge de la dissolution violente de l’État syrien, est cachée derrière un épais écran de fumée idéologique à usage des belles âmes degôche occidentales. Les nouvelles classes dominantes de cette aire sous contrôle des nationalistes du PKK (Partiya Karkerên Kurdistan, parti des travailleurs du Kurdistan) turc entonnent avec désinvolture les chants des sirènes de l’écologie, du féminisme et de la démocratie directe participative. Une musique relayée et amplifiée par toutes sortes de gauchistes et par les filiales, établies dans les pays capitalistes développés, de la secte des adorateurs d’Öcalan, le fondateur du PKK emprisonné depuis plus de quinze ans sur l’île d’Imrali. L’oppression dont les Kurdes ont été l’objet par la dynastie Assad est une réalité. En effet3 , depuis 1962, entre 120 et 300 000 Kurdes ont été classés comme ajaneb (étrangers) et environ 75 000 classés comme maktoomeen (annulés) ; la production agricole des fermiers kurdes était contrôlée et ils subissaient des restrictions à leur accès à la propriété de terres agricoles (Décret 49 de 1984) ; et une loi de 2008, a rendu encore plus difficile l’accès à la propriété pour les Kurdes. En témoignent les révoltes de 2004 comme à Qamichli, durement réprimées par Bachar el-Assad 4 ou encore l’exécution en octobre 2011 du libéral Mechaal Tamo, l’un des fondateurs du Conseil national syrien (CNS)5 , principale coalition de l’époque de l’opposition démocratique bourgeoise syrienne. Marginalisés, discriminés, réprimés, les Kurdes syriens ont d’excellentes raisons pour se révolter contre l’autocratie des Assad. Mais le nationalisme est la pire des armes pour s’affranchir de l’oppression nationale. Dans le cas du Rojava, compte tenu de la faiblesse de la structure productive et du caractère étriqué de cette région, le nationalisme a encore moins qu’ailleurs la capacité d’apporter une solution aux problèmes de ces populations. 1 L’Ouest, pour les Kurdes. 2 Même pour la réforme agraire, on ne trouve mention que de 10 000 hectares redistribués, en octobre 2015, à des paysans pauvres Voir : https://rojavareport.wordpress.com/2015/10/30/self-government-and-land-redistribution/ 3 Voir : Rana Khalaf « Governing Rojava: Layers of Legitimacy in Syria » Chatham House, Décembre 2016 4 Massacre de centaines de civils, suite au soulèvement de la population que le PYD avait, seul des partis kurdes de Syrie, soutenu. 5 Le CNS est une autorité politique de transition, créée le 15 septembre 2011, et officialisée les 1er et 2 octobre 2011 à Istanbul, en Turquie, pour coordonner l'opposition au régime de Bachar el-Assad, en Syrie et dans les pays tiers. Composé de 400 membres et Turquie, pour coordonner l'opposition au régime de Bachar el-Assad, en Syrie et dans les pays tiers. Composé de 400 membres et dominé par les sunnites, le CNS rassemble plus de 30 organisations d'opposants dont les Frères musulmans (qui y sont majoritaires), des libéraux mais aussi des partis kurdes et assyriens.
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 2 Il devient lui-même une arme contre elles car il les sépare artificiellement du combat général contre les régimes despotiques de la région et leur obstrue la voie vers la lutte de classes, seul chemin viable pour éliminer l’exploitation et toutes les oppressions dont celles sur base nationale. La « communauté nationale », comme toute autre communauté fictive (dont ladite communauté religieuse), contrairement à la communauté prolétarienne en lutte contre le capital, est fondée sur une mystification fondamentale, sur l’occultation des rapports sociaux, sur la négation (ou la relativisation) de l’existence de classes aux intérêts antagoniques. Toute nation est un produit de la société divisée en classes enracinée sur des mythes visant à établir un trait d’union entre exploiteurs et exploités, entre classes dominantes et classes dominées. C’est la raison pour laquelle les communistes se battent contre tout État, contre toute nation dominante et, aussi, contre toute tentative de constitution de nouvelles « communautés nationales » dans les interstices des nations existantes. C’est le sens même de l’internationalisme prolétarien, car le prolétariat n’a pas de nation, il est « étranger » partout n’en déplaise aux nationalistes et n’a donc aucun intérêt national à défendre. Autre chose, en revanche, est de lutter avec les moyens de classe contre les oppressions engendrées par les classes dominantes. La question de l’oppression nationale (comme de toute autre oppression de l’individu social) ne suscite pas d’indifférence chez les communistes. Mais elle ne trouve pas de réponse dans le cadre strict qui l’a engendré. Opposer une nation opprimée à une nation dominante sert uniquement à créer de nouvelles oppressions, à remplacer, au mieux, celles d’antan et d’aujourd’hui avec de nouvelles dominations nationales, de nouvelles dominations qui par ailleurs ne seront pas nécessairement plus acceptables ou « ouvertes » – comme les résultats du « Printemps arabe » récent ou encore des mouvements de libération nationale du passé l’ont amplement démontré. Les communistes n’ont pas vocation à tracer de nouvelles frontières car ils combattent toutes les frontières. Ils n’ont rien à faire des refontes des États, de la redéfinition de leurs confins. Si une séparation a lieu – comme ce fut le cas entre la Tchéquie et la Slovaquie – sans déclencher une guerre au sein de la population, les révolutionnaires font valoir les raisons de l’internationalisme prolétarien et se battent pour garder les liens de classe au-delà des frontières anciennes et nouvelles. Lorsque la redéfinition des périmètres des États provoque des conflits au sein des opprimés et des exploités, comme dans le cas de la Syrie aujourd’hui, ou de la Yougoslavie hier, les communistes font acte de défaitisme et appellent les prolétaires et les paysans pauvres à s’unir contre les anciens et nouveaux oppresseurs. Et quand une partie de la population est victime d’une oppression particulière (nationale, culturelle, religieuse ou de genre), ils prennent parti pour elle en défendant la perspective de classe comme alternative viable aux illusions nationalistes et fidéistes. Ce fut et c’est encore le cas de la lutte contre l’oppression nationale en Irlande, contre celles au Tibet et en Palestine, contre la colonisation française des « territoires d’outre-Mer » etc. Les mêmes considérations s’appliquent au patriarcat où les communistes proposent de lutter contre l’oppression des femmes (et des minorités sexuelles) sur la base d’un mouvement de la classe plutôt que dans une perspective de modernisation de l’État démocratique. Mais venons-en à une analyse plus détaillée de la situation au Rojava. Que se passe-t-il au Rojava ? Bref inventaire des relations entre la Syrie, la Turquie, le PYD et… le PKK La toile de fond au Rojava est bien sûr la question kurde. Depuis la chute de l’empire ottoman, les Kurdes sont présents dans quatre États : Turquie, Syrie, Iraq et Iran à laquelle s’ajoute une importante diaspora en Europe et en Amérique. À grands traits, la population se répartissait, avant 2011, comme suit : Syrie, 2 millions ; Irak, 5,4 millions ; Iran, 7,8 millions ; Turquie 14,3 millions. Dans ce dernier État, les Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quat
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 3 provinces du Kurdistan sont peuplées de 9 millions d’habitants (dont 2,65 millions dans les provinces montagneuses). Ce qui fait que 5,3 millions de Kurdes vivent dans les provinces d’Anatolie centrale et surtout dans les deux capitales économiques turques Ankara et Istanbul. Dans tous les pays où ils résident, les Kurdes sont victimes depuis longtemps de discrimination nationale et de répression. Ainsi, les Kurdes sont devenus les otages des affrontements des puissances régionales (IranTurquie, Iran-Irak, Syrie-Turquie, etc.). Les changements soudains d’alliances de leurs représentants autoproclamés avec leurs protecteurs successifs n’ont jamais été couronnés de succès durables, à l’exception de la région autonome kurde en Irak, depuis 2005. Dans le strict cadre du Rojava, l’élément déterminant aujourd’hui est celui des relations entre la Syrie du dictateur en déchéance Bachar el-Assad et la Turquie de l’aspirant dictateur Erdoğan. La Syrie devient indépendante en 1946 (après 26 ans de mandature française)6 et les sources de conflit avec la Turquie sont : d’origine territoriale. L’ancien sandjak d’Alexandrette est rattaché en 1939 à la Turquie. Un territoire que revendique la Syrie, d’appartenance aux blocs. La Turquie, dès 1951, adhère à l’OTAN. En revanche, sous la houlette du parti Baas, la Syrie se rapproche, dès 1954 de l’URSS. Un facteur de grande division est l’attitude vis-à-vis d’Israël, contre lequel la Syrie rentre en guerre en 1948, 1956, 1967 et 1973. Ankara, a contrario, reconnaît l’État « juif » en 1949 en le soutenant sans faille jusqu’en 2009, de maitrise de l’eau. La Syrie reproche à la Turquie la mainmise sur le Tigre et l’Euphrate qu’elle contrôle en amont, et s’oppose à partir de 1980 aux projets de barrage turcs (Guneydogu Anadolu Projesi, Projet d’Anatolie du Sud-Est)7 . La question kurde en Turquie va rendre la situation encore plus complexe. Dès 1979, Öcalan, le dirigeant phare du PKK, se réfugie en Syrie et est en contact serré avec le gouvernement d’el-Assad père. Grâce à l’appui de ce dernier, le PKK enrôle des dizaines de milliers de combattants Kurdes syriens et les persuade que la solution à leurs problèmes en Syrie réside dans le combat pour les Kurdes en Turquie. Dans un entretien avec un journaliste syrien, Öcalan lui-même niait l’existence d’un Kurdistan syrien, affirmant que les Kurdes en Syrie n’étaient que des réfugiés politiques kurdes de Turquie. Ainsi, el-Assad père soutiendrait le PKK car ce dernier l’aiderait à se débarrasser des Kurdes syriens, en les incitant à émigrer vers la Turquie8 . La lune de miel Syrie-PKK se termine officiellement en 1999. Suite à l’accord d’Adana entre Turquie et Syrie, Öcalan doit quitter Damas. Bachar el-Assad arrivé au pouvoir, ferme trois bases du PKK et livre quatre cents cadres du PKK au gouvernement turc9 . L’arrivée au pouvoir de l’AKP, en 2002, accélère le réchauffement diplomatique entre Ankara et Damas. Le 22/12/2004, un traité de libre-échange est signé. En 2009, Erdoğan condamne l’opération « Plomb durci » menée par Israël à Gaza en reconnaissant ladite « cause palestinienne ». La même année, une coopération militaire entre la Turquie et la Syrie (premier exercice commun en avril 200910) est annoncée. Dans la foulée, le président turc se rend à Damas le 21/07/2009. La coopération se renforce également au plan économique avec des négociations, début 2011, de nombreux projets communs (modernisation du poste frontière de Nusaybin-Qamichli, création d’une banque commune entre la Syrie 6 Voir : Simon Fauret « Le rôle de la Turquie et de la question kurde dans les conflits irakiens et syriens. Partie 1 : Ankara face à Damas » Les clés du Moyen-Orient, 26/05/2015, in http://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-role-de-la-Turquie-et-de-la.html 7 Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Projet_d%27Anatolie_du_Sud-Est. Pour plus d’informations sur les problèmes de l’eau, voir : http://www.partagedeseaux.info/Le-bassin-du-Tigre-et-de-l-Euphrate-une-zone-de-tension-autour-de-l-eau 8 Voir : Hosheng Ose, « The PKK-Assad regime story: harmony, discord and Ocalan » Now, 20/04/2015 in https://now.mmedia.me/lb/en/commentary/565108-the-pkk-assad-regime-story-harmony-discord-and-ocalan 9 Voir : Hosheng Ose, op.cit. 10 Voir : Chris Phillips « Turkey, Syria's new best friend » The Guardian, 01/10/2009 in https://www.theguardian.com/commentisfree/2009/oct/01/turkey-syria-friendship Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quat
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 4 et la Turquie, mise en place du train à grande vitesse entre Gaziantep et Alep, intégration des réseaux de gaz naturel des deux pays et construction du barrage de l’amitié sur l’Oronte11). Mais la guerre en Syrie a fait voler le rapprochement en éclats. Un mois après avoir déclaré qu’elAssad était un « ami », Erdoğan dénonce sa « sauvagerie » et son comportement « inhumain » vis-à-vis de l’opposition. En août, il va jusqu’à comparer la répression à Hama et à Lattaquié à des actes perpétrés en son temps par Saddam Hussein. Le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, est envoyé à Damas, le 09/08/2011, pour exiger la fin des opérations militaires contre les civils12 . Parallèlement, la Turquie accueille, dès mars 2011, des figures de l’opposition syrienne, dont les Frères musulmans, proches de l’AKP. Le président turc s’est rapproché de l’Arabie saoudite depuis l’arrivée au pouvoir du roi Salman en janvier 2015. Un axe sunnite Arabie saoudite-Qatar-Turquie se crée pour soutenir diverses composantes sunnites de l’opposition à Assad. Les succès militaire du groupe Jaish Al-Fatah (Armée de la conquête), fondé le 24 mars 2015, rassemblant plusieurs factions islamistes et proche des Frères musulmans, ont été impulsés par les trois pays13. C’est dans ce contexte que le PKK et sa filiale syrienne PYD (Partiya Yekîtiya Demokrat, Parti de l’union démocratique)14 vont faire leur choix. Contrairement à la propagande du PKK et de ses soutiens gauchistes, ces deux organisations n’en font qu’une car elles partagent la même idéologie et nombre de cadres dirigeants du PYD (et des YPG Yekîneyên Parastina Gel, Unités de protection du peuple kurde, le bras armé du PYD) militaient au PKK. Le PKK, un parti stalinien de toujours Nous avons consacré15 un article à l’analyse de la défaite politico-militaire du PKK suite à la reddition d’Öcalan, en 1999. En voici les points fermes : « La matrice stalinienne de ce parti est à la base de sa capacité de revirements d’alliances et de programmes ; du nationalisme kurde au nationalisme grand-turc, de l’athéisme à l’islamisme, du bellicisme au pacifisme, de l’éloge des dictatures les plus farouches au ralliement à la démocratie anglosaxonne (et aujourd’hui aux balivernes sur la démocratie participative ndlr). La ligne rouge qui les relie, c’est la contre-révolution » […] « Les innombrables fautes militaires et diplomatiques ne sont qu’un reflet des erreurs de fond et des continuels errements politiques du PKK. Au fil des ans, cette organisation a sans cesse changé d’objectifs et d’alliances en semant la plus grande confusion dans les rangs kurdes. D’abord elle a affirmé se battre pour la constitution d'un Etat kurde unitaire ; puis elle s’est ralliée à la perspective de l’indépendance du seul Kurdistan de Turquie. Ensuite, le PKK a affiché le but d’une modeste autonomie administrative de l’Anatolie du sud-est et aujourd’hui, par la bouche de son Président et par les conclusions adoptées lors de son 7ème Congrès de janvier 2000, il ne demande que le maintien de la reconnaissance linguistique octroyée depuis 1990 par les autorités turques. Après avoir répandu la haine des Kurdes vis-à-vis des prolétaires turcs, qui, au contraire, auraient dû être appelés au combat commun contre les classes dominantes du pays, le PKK se fait le champion de l’unité nationale et, selon les propres mots de son chef, de la démocratie, de l’Etat kémaliste et du projet impérialiste grand-turc ». […] « Le PKK est longtemps parvenu à capter les énergies combattantes qui ne manquaient pas dans le prolétariat et la petite paysannerie pauvre kurdes, avivées par l'oppression nationale dont ils sont victimes. Le PKK s'est souvent approprié pour des raisons d'efficacité, sous prétexte de les structurer, les 11 Le projet a été signé en 2009 et la première pierre posée le 6 février 2011. Depuis, il a pris « l’eau ». Voir : http://www.partagedeseaux.info/Le-bassin-du-Tigre-et-de-l-Euphrate-une-zone-de-tension-autour-de-leauhttp://istanbul.blog.lemonde.fr/2012/03/23/le-barrage-de-lamitie-a-pris-leau/ 12 Voir : « Syria unrest: Turkey presses Assad to end crackdown », BBC news09/08/2011 in http://www.bbc.com/news/worldmiddle-east-14454175 13 Voir : Hala Kodmani « Syrie: qui se cache derrière l’Armée de la conquête ? » Libération, 26/07/2015 14 Fondé officiellement en 2003, mais clandestin depuis 1998 avec ses groupes armés restant, à l’époque, en Turquie. 15 Voir : MC n°9 « Kurdistan : comprendre la défaite pour recommencer la lutte » mai 2000, in http://mouvementcommuniste.com/documents/MC/Reviews/rmc_9_kurdistan
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 5 initiatives d'autodéfense villageoise contre la violence d'Etat, les confisquant dans une guerre frontale contre l'armée turque pour des objectifs contradictoires ou au rabais. Cela sans avoir démontré sur le terrain la capacité de protéger efficacement les populations des opérations de nettoyage des zones de combat. Son histoire de près de vingt ans accompagne certes celle de la révolte kurde mais elle en est aussi sa plus mauvaise expression. L'acharnement à liquider les guérilleros qui ne veulent pas rendre de comptes à l'État, l'anéantissement sans pitié des militants (plusieurs dizaines de morts par semaine encore aujourd’hui – en 2000 –) qui, par le simple fait de résister, refusent de voir dénaturer leur engagement politique, le sens d'une vie de combat contre l'État turc, sont l'autre versant de cette grande entreprise de pacification dont Öcalan s'est fait le porte-parole. Ce faisant Öcalan aura une fois de plus trahi la cause du peuple kurde et ses militants les plus déterminés mais certainement pas les principes politiques étroitement nationalistes ayant toujours présidé l'action du PKK. » […] « Depuis sa première embuscade tendue contre des militaires le 15 août 1984, ce groupe a cumulé les erreurs sur le plan militaire. Le choix de la guérilla menée hors des agglomérations urbaines s’est révélé désastreux. Peu à peu, les forces armées turques ont réussi à fixer les Kurdes en armes sur une ligne de front éloignée des villes kurdes et des villes de Turquie, où vit la moitié des Kurdes. Le départ des combattants vers d’autres pays de la région a été l’étape obligée suivante. Le bol d’air représenté par l’établissement d’une zone ‘démilitarisée’ entre la Turquie et l'Irak en territoire irakien suite à l'insurrection kurde du Nord de l'Irak de mars 1991 et à la guerre s’est traduit en un véritable piège dès que les deux factions kurdes irakiennes du PDK et de l’UPK, respectivement dirigées par Massoud Barzani et par Jalal Talabani, se sont unies dans la répression des militants du PKK. » Le PYD, la pâle filiale syrienne du PKK L’allié d’Assad, de la Russie et des USA Mais quel est donc cet étrange objet politico-militaire qui dit appliquer les principes édictés par Öcalan du confédéralisme démocratique16 dans la lignée de Murray Bookchin17 ? Créer une société agraire libre opposée aux grands propriétaires pour l’égalité des genres et laïque. Bookchin théorise que les relations hiérarchiques sont la cause de toutes les oppressions (hommes/femmes, jeunes/vieux, riches/pauvres) et du désastre écologique à venir. Il pense donc que l’État (tous les États) est la cause de la corruption et de la perte de liberté. Les rapports de production sont donc eux-mêmes réduits par cet idéologue, qui se professe libertaire et écologiste, à de simples relations de commandement de l’homme sur l’homme. Selon un responsable du PYD, le « Rojava est au-delà de l’État-nation » 18 . Qu’en est-il dans la réalité ? Le mini-État du Rojava se veut en opposition au régime d’Assad. Or, depuis 2011, le PYD/PKK est l’allié intérieur le plus constant et le plus consistant du régime d’Assad. Ce dernier a retiré ses troupes de ce territoire dès 2012. Des opérations militaires coordonnées contre les milices d’Alep ont été menée depuis. Les YPG n’ont pratiquement jamais croisé le fer avec les bouchers syrien, russe ou iranien présents sur le sol syrien. Son grand fait de guerre reste la victoire contre l’EI à Kobané. Une victoire qui cependant n’aurait pas été possible sans les centaines de raids aériens américains contre les assaillants islamistes de la ville frontalière. Le PYD a donc fait le choix d’une alliance avec le régime Assad en deux temps : rogner les positions du PDK et le laisser affronter comme seule force kurde, le régime, et profiter du refus de 16 « Il y a une raison pour laquelle nous appliquons la philosophie et l’idéologie d’Apo à la Syrie : Elle offre la meilleure solution aux problèmes kurdes », déclarait en novembre 2011 Salih Muslim, co-président de l’époque et encore en charge du PYD, « entraîné par le PKK » (New York Times 29/11/2015). 17 https://fr.wikipedia.org/wiki/Murray_Bookchin 18 « ‘‘Rojava is something beyond the nation-state,’’ said Hediye Yusuf, co-president of Jazeera canton, the local municipality of which Qamishli is part. ‘‘It’s a place where all people, all minorities and all genders are equally represented.’’ » Voir : Wes Enzinna « A Dream of Secular Utopia in ISIS’ Backyard » New York Times magazine,
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 7 les lois islamiques comme source principale des lois, reconnaît la langue kurde mais n’évoque pas un quelconque fédéralisme, juste une Syrie décentralisée25 . Le PYD se veut un champion de la démocratie. Dommage que les opposants soient systématiquement mis hors d’état d’agir et de parler publiquement. Le parti-État contrôle tout et évince là où il peut tout fonctionnaire qui ne lui est pas fidèle pour le remplacer par ses disciples. Selon Jian Omar, un opposant du Parti de l’avenir « la politique du PYD est celle d’une dictature avec son cortège d’arbitraire pour ceux qui s’opposent » 26. Ceci est confirmé par Human Rights Watch, qui a réalisé une enquête de trois semaines sur place en février 2015, ainsi que par Amnesty International en octobre 2015. L’ONG accuse le PYD de raser des villages arabes qui protégeraient des combattants de l’EI2728. A la mimars, le régime du PYD a fait une ample rafle dans les milieux de l’opposition kurde à sa dictature et a fermé les sièges de ses opposants29 . Les rois de la communication C’est finalement dans le domaine de la communication que le PYD fait vraiment preuve de modernité, avec une couverture médiatique bourgeoise qui va bien au-delà de la surface réelle et du caractère exemplaire présumé de cette expérience. Le postulat de sa propagande est de coller aux gôches bourgeoises qui se dépeignent comme radicales. Cihan Kendal commandant de l’YPG, interrogé, le 01/08/2016, par Gary Oak (volontaire international des YPG) et dont l’interview a été relayée sur plusieurs sites au Royaume-Uni30, Belgique31 et France32, affirme : « Nous faisons partie de la lutte anticapitaliste comme Podemos, Syriza et Jeremy Corbin mais nous ne sommes pas pour la lutte parlementaire qui ne peut marcher. Ça marche quand les gens s’organisent eux-mêmes pour aller au-delà de l’État, comme dit Apo, “l’État plus la démocratie” car nous sommes à la fois pour et contre. Pour, dans le cadre de la Syrie, car nous avons des liens avec Assad mais contre au Rojava. Nous ne sommes pas pour l’idée anarchiste d’abolir immédiatement l’État. » On ne peut mieux dire que les classes continuent d’exister au Rojava et que l’État en est le grand ordonnateur. Au passage, ce militaire de profession lance, à l’adresse de ses soutiens de l’extrême-gauche occidentale, que tout cela ne peut fonctionner que par l’auto-organisation. Une auto-organisation des « gens » très étatique bien sûr ! Il y a aussi une autre vérité de poids dans cette citation quand le chef militaire revendique les liens avec le régime Assad. On comprend alors que le programme effectif du PYD est celui d’une autonomie kurde au sein de la Syrie, y compris de celle de son boucher principal. Un plan en tout point identique à celui du PKK qui veut un Kurdistan turc au sein d’un État turc fédéral. « Le Rojava n’est pas la dictature du PKK, » poursuit-il. « Notre révolution est contradictoire ; il n’y a donc aucune dictature du PKK même si Apo nous inspire. Oui nous avons une police, mais sinon comment défendre l’ordre nécessaire dans la société ? Nous nous entraînons d’abord à résoudre les problèmes plutôt que réprimer. » 25 Voir : Rûdaw « Syrian draft constitution recognizes Kurdish language, no mentions of federalism » 26/01/2017. 26 Voir : Wes Enzina « A Dream of Secular Utopia in ISIS’ Backyard » New York Times, 24/11/2015 27 Le rapport d’AI se trouve : https://www.amnesty.org/download/Documents/MDE2425032015ENGLISH.PDF 28 http://www.middleeasteye.net/news/kurdish-fighters-deny-claims-house-demolitions-and-ethnic-cleansing-northern-syria- 245454000 http://www.rudaw.net/english/middleeast/syria/160620151 29 http://www.rudaw.net/english/middleeast/syria/17032017?keyword=PYD http://www.rudaw.net/english/kurdistan/150320174?keyword=PYD 30 Voir : https://internationalrevolutionarywomen.wordpress.com/2016/08/01/intervi
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 8 Les 6 000 flics de l’Asayish33 sont pourtant là pour assurer le rôle d’encadrement et de contrôle des populations. Le noyau dur de l’État est donc bien en place. Comme l’a montrée, en juin 2013, la répression, à Amude, d’une manifestation anti-PYD organisée par le parti Démocrate en faisant 6 morts et 50 emprisonnés34 . « Nous connaissons les intérêts des USA dans la région et leur responsabilité dans la situation (soutien à l’EI et Al-Nusra) Ils essayent de nous utiliser, nous le savons et nous essayons d’en tirer parti. Le soutien de la Turquie, c’est le PDK de Barzani. Avec les USA, on se combat idéologiquement mais nous coopérons sur le terrain. » Et voilà déclarée, on ne peut plus clairement, l’alliance militaire entre les USA et le PYD. Une alliance qui repose sur la fourniture en armements, l’envoi de forces spéciales de Washington et la coordination des frappes aériennes américaines avec les YPG. Le PYD exhibe également son féminisme qui ferait la différence par rapport au sexisme outrancier des islamistes. Mais suffit-il de créer des bataillons féminins pour se revendiquer de la fin de l’oppression de la femme par l’homme ? Certainement pas. Pour ce faire, le premier objectif serait de démolir de fond en comble la structure patriarcale de la société civile et des tribus. Une politique que le PYD se garde bien d’adopter car il est toujours en quête de soutiens dans la « société traditionnelle » kurde, exactement comme l’EI l’a fait avec les tribus sunnites d’Irak et de Syrie. « Nous avons une image virile à cause des combattants masculins mais cela change avec le nombre croissant de femmes combattantes. La force du Rojava, c’est le mouvement des femmes. » Virils (à cause des combattants masculins) et féministes, un couple de termes si mal assorti…. Multiplier les images des femmes combattantes ou membres de coopératives ne dit rien des rapports entre hommes et femmes, ne dit rien des rapports de reproduction. C’est oublier le joug que subissent toujours celles qui vivent sous le régime tribal avec son cortège de mariages forcés et de crimes d’« honneur ». Et ce, même si personne ne conteste que pour une femme, il vaut mieux vivre au Rojava aujourd’hui que sous le joug de l’EI. Mais que deviennent les classes sociales au Rojava ? En résumé, les classes existent bien et se reproduisent au Rojava, comme partout ailleurs. On y retrouve des paysans de tous revenus, des petits-commerçants en tous genres, des patrons, des employés de l’État syrien et ceux, nouveaux, du PYD, des enseignants, des ouvriers de la petite industrie et des professions libérales. La grande majorité des cadres du PYD sont avocats, enseignants, médecins ou ingénieurs diplômés en Syrie (peu) et en Turquie (beaucoup). Akram Kamal Hasu, le premier ministre du Canton de Cizire35 est un « riche homme d’affaires » syrien. Si l’on examine la composition de classe du Rojava, c’est une société majoritairement rurale dans une région en partie fertile, avec un artisanat, du petit-commerce, et des services réduits. Il y a deux usines (la cimenterie Lafarge de Jalabiya36 et le centre d’extraction pétrolière de Rumêlan37), donc un prolétariat industriel réduit à une simple expression. Sur cette structure des restes importants d’organisation précapitaliste de la société civile se maintiennent sous forme de clans et de tribus. Les tribus ne sont pas 33 https://en.wikipedia.org/wiki/Asayish_(Rojava_cantons) 34 Voir : Rana Khalaf, op. cit. (note 19, page 9). 35 https://en.wikipedia.org/wiki/Jazira_Canton 36 Inaugurée en 2010, cette cimenterie avait une production annuelle de 2,7 millions de tonnes. Elle a continué à fonctionner pendant l’occupation de l’EI – Lafarge payant une redevance à l’EI (Voir : Le Monde « Syrie : LafargeHolcim reconnaît que son usine a financé des groupes armés » 02/03/2017.) 37 Autrefois exploité par la Syrian Petroleum Company et occupé par le PYD depuis avril 2013, sa production est passée de 15 à 40 000 barils par jour pour la consommation interne et l’exportation (qui s’est améliorée depuis la mise en service d’un oléoduc de 8,9 km vers l’Iraq où le pétrole est transporté en Turquie). Ceci rapporte 10 millions de dollars par mois, partagé entre le PYD (20 %) le gouvernement syrien d’Assad (70 %) et la tribu Shamamr (10 %)
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 9 forcément nomades, en général dans le monde arabe, mais manifestent un système de relations sociales fortement hiérarchisées. Dis-moi qui tu soutiens, je te dirai qui tu es L’engouement des derniers maoïstes, des tiers-mondistes de tout poil, des « anti-impérialistes », des nationalistes écossais, des altermondialistes, des trotskystes et même des anarchistes et des « antagonistes » pour le Rojava n’a d’équivalent que celui en faveur de la « cause palestinienne ». Après l’URSS stalinienne, la Chine maoïste et toutes les destinations exotiques qui ont suivi, il échoit désormais au Rojava de porter les espoirs « révolutionnaires ». Le Rojava alimente les espoirs de ceux qui ont tourné le dos à la lutte de classe ou qui n’ont jamais brandi son drapeau. La popularité de ces phénomènes marginaux de la restructuration permanente de la domination capitaliste mondiale est inversement proportionnelle à l’intensité de la lutte de classe qui s’y déroule. Aujourd’hui, cette dernière peine à s’imposer donc l’inter-classisme et les nationalismes différemment colorés prospèrent. Les pèlerinages des « antagonistes » sur les nouveaux lieux saints de l’anti-impérialisme et du nationalisme se multiplient comme jadis à Cuba, dans la Chine maoïste, en Palestine ou dans le Chiapas. Parmi les visiteurs enthousiastes38, on relève David Graeber, l’un des initiateurs d’Occupy Wall Street, qui lors de sa visite, en décembre 2014, déclara au journal Evrensel : « La région autonome du Rojava, telle qu’elle est aujourd’hui, est un des quelques brillants endroits – sinon le plus brillant – qui a émergé de la tragédie de la révolution syrienne. » 39 Et dans une précédente tribune au Guardian40, ce même personnage avait osé dire que « c’est la Guerre d’Espagne qui se rejoue au Rojava » en ajoutant que « depuis 2005, le PKK s’inspire de la stratégie des rebelles zapatistes du Chiapas ». Le Rojava n’est pas salué seulement comme lueur d’espoir contre l’obscurantisme « fasciste » de l’EI mais comme une « fière expérience de démocratie à la base » ainsi que le prétend Sarah Glynn41, une militante écossaise de la campagne « Solidarité pour le Kurdistan ». Les témoignages des défenseurs du Rojava sont constamment relayés sans le moindre souci d’aller au-delà du folklore « combattant » et de la communication lénifiante des nouvelles autorités de ce territoire. Pas un mot n’est dépensé pour expliquer les relations complices avec le régime d’Assad. Aucune étude n’est menée pour connaître la composition de classe et pour dévoiler les rapports sociaux parfaitement capitalistes qui règnent dans l’enclave du PKK/PYD. À partir de là, la conclusion est inévitable : le Rojava est le paradis sur terre. À bas le paradis ! Une seule solution pour en finir avec l’oppression nationale des Kurdes, la révolution communiste Dans un court texte du début de 1916, « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » 42, Lénine rappelait à juste titre que « le socialisme a pour but, non seulement de mettre fin au morcellement de l'humanité en petits États et à tout particularisme des nations, non seulement de rapprocher les nations, mais aussi de réaliser leur fusion ». Un but complètement opposé donc à celui poursuivi au sein du mode de production capitaliste. Pour autant, le communisme ne peut pas rester indifférent au fait que les soubresauts infinis du capitalisme remettent systématiquement en discussion, parfois pacifiquement mais le plus souvent par la guerre, les frontières entre les États. La fin de l’ère coloniale de repartage de la planète n’a pas mis fin aux 38 Malheureusement, les souteneurs se bousculent pour raconter leur vision paradisiaque du Rojava et nous ne pouvons y donner plus d’importance, même pour la pitoyable interview d’un combattant des YPG, membre des IWW de Montréal (voir : https://durerealite.wordpress.com/2016/12/16/entrevue-un-wobbly-de-montreal-au-rojava/). 39 Voir : https://libcom.org/forums/news/no-genuine-revolution-interview-graeber-evrensel-newspaper-29122014. 40 Voir : David Graeber « Why is the world ignoring the revolutionary Kurds in Syria? » The Guardian, 08/10/2014 in https://www.theguardian.com/commentisfree/2014/oct/08/why-world-ignoring-revolutionary-kurds-syria-isis 41 Voir : « Discovering Syria’s 'real revolution': In conversation with PYD co-chair Salih Muslim » 19/12/2016 sur https://www.commonspace.scot/articles/10058/discovering-syria-s-real-revolution-conversation-pyd-co-chair-salih-muslim 42 Voir : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/01/19160100.htm Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 10 politiques impérialistes des États. Depuis la première guerre d’Irak, marquée par l’occupation par ce dernier du Koweït, les annexions vont bon train, dernières en date celle de la Crimée, réalisée, et celle du Donbass, tentée, par la Russie. Sans oublier les menées expansionnistes de la Chine sur la mer qui porte son nom et la guerre sans fin que se font l’Inde et le Pakistan pour le Cachemire. Dans le monde, des centaines de populations inermes sont ballottées, déplacées, réprimées. D’autres, à l’instar des Kurdes, des Palestiniens et des Tibétains, subissent le joug de l’État central et sont victimes de politiques de déplacement massif ou de repeuplement avec des injections de populations considérées plus dociles. Les colonies « officielles » ont diminué mais les enclaves de ségrégation, elles, fleurissent au sein même des États modernes sur des bases ethniques et religieuses. L’oppression nationale a de beaux jours devant elle à l’époque du capitalisme mûr. Ces oppressions se soldent par des conflits et, dans nombre de cas, par des guerres civiles où les États jettent une partie de la population contre une autre. Pour autant, comme le rappelle Lénine dans le texte cité, il n’est pas exclu que certaines « questions nationales » ne soient pas dépassées par le capitalisme. Et ce en fonction exclusive de ses propres intérêts. À ce propos, Lénine énonce un critère général que voici : « Plus le régime démocratique d'un État est proche de l'entière liberté de séparation (des nations ndlr), plus seront rares et faibles, en pratique, les tendances à la séparation, car les avantages des grands États, au point de vue aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont indubitables, et ils augmentent sans cesse avec le développement du capitalisme. » (idem) Lénine nie ensuite que l’auto-détermination des nations soit impossible dans le cadre du capitalisme. Mais il précise qu’elle sera, au mieux, imparfaite et uniquement « politique », pas « économique » car elle ne remettra pas en question l’existence des classes et la dictature des classes aujourd’hui dominantes. « L'exemple de la séparation de la Norvège d'avec la Suède, en 1905, suffit à lui seul pour réfuter ce “caractère irréalisable” compris dans ce sens. » (idem) Plus récemment, la Tchéquie et la Slovaquie se sont séparées de façon consensuelle. L’autodétermination des nations sous le capitalisme ne peut être qu’une émancipation politique d’une nation opprimée sous la forme de la création d’un nouvel État. C’est pourquoi reconnaître la nécessité pour le prolétariat révolutionnaire de combattre les oppressions issues des sociétés divisées en classes ne doit pas impliquer le soutien direct ou indirect à la constitution de nouveaux États bourgeois, y compris plus « libres » et plus démocratiques. « Le droit des nations à disposer d’elles-mêmes signifie exclusivement leur droit à l’indépendance politique, à la libre séparation politique d'avec la nation qui les opprime […] Cette revendication n’a pas du tout le même sens que celle de la séparation, du morcellement, de la formation de petits États. » (idem). Plus encore, pour parvenir à l’affranchissement de ces oppressions entretenues par le capital ou simplement héritées des sociétés précédentes, il faut que cette bataille spécifique soit menée avec les moyens de la révolution prolétarienne et sous la direction de la seule classe du monde contemporain qui est porteuse d’un projet de libération, la classe ouvrière. Mais laissons encore la parole à Lénine : « Il en découle la nécessité de formuler toutes ces revendications et de les faire aboutir non pas en réformistes, mais en révolutionnaires ; non pas en restant dans le cadre de la légalité bourgeoise, mais en le brisant ; non pas en se contentant d’interventions parlementaires et de protestations verbales, mais en entraînant les masses à l'action, en élargissant et en attisant la lutte autour de chaque revendication démocratique, fondamentale jusqu'à l'assaut direct du prolétariat contre la bourgeoisie, c’est-à-dire jusqu'à la révolution socialiste qui exproprie la bourgeoisie. La révolution socialiste peut éclater non Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-qu
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 11 seulement à la suite d'une grande grève ou d’une manifestation de rue, ou d’une émeute de la faim, ou d'une mutinerie des troupes, ou d’une révolte coloniale, mais aussi à la suite d’une quelconque crise politique du genre de l'affaire Dreyfus ou de l’incident de Saverne ou à la faveur d’un référendum à propos de la séparation d'une nation opprimée, etc. » (idem) Le prolétariat d’aujourd’hui doit prendre en charge cette lutte de la même façon que son ancêtre anglais du XIXème siècle devait prendre en charge la lutte contre l’oppression nationale des Irlandais. Karl Marx définit ainsi la ligne de classe : « Je suis de plus en plus arrivé à la conviction – et il ne s’agit que d’inculquer cette idée à la classe ouvrière anglaise – qu’elle ne pourra jamais rien faire de décisif, ici en Angleterre tant qu'elle ne rompra pas de la façon la plus nette, dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes ; tant qu’elle ne fera pas, non seulement cause commune avec les Irlandais, mais encore tant qu’elle ne prendra pas l'initiative de dissoudre l’Union décidée en 1801 pour la remplacer par des liens fédéraux librement consentis. Il faut pratiquer cette politique en en faisant non une question de sympathie pour l’Irlande, mais une revendication qui se fonde sur l’intérêt même du prolétariat anglais. Sinon le peuple anglais continuera à être tenu en lisière par ses classes dirigeantes parce qu’il est contraint de faire front commun avec elles contre l’Irlande Tout mouvement populaire en Angleterre même est paralysé par le différend avec les Irlandais qui forment, en Angleterre, une fraction très importante de la classe ouvrière ». 43 (Karl Marx; « Lettre à Kugelmann », du 29 novembre 1869). La réponse apportée est celle de la fédération. La forme fédérative étant la plus adaptée à soigner les blessures profondes provoquées par des millénaires de guerres, de prévarications, d’hostilités et de concurrence entre les populations. La révolution prolétarienne d’octobre 1917 en Russie appliquera scrupuleusement cette directive de Marx, en l’inscrivant dans sa Constitution de 1918 : « La République soviétique de Russie est fondée sur la libre union de nations libres, en tant que fédération de Républiques soviétiques nationales » (Titre premier, Chapitre 1, Point 2)44. Une fédération d’autant plus libre qu’elle ouvre la voie à l’abolition de tout ce qui détermine l’exploitation de l’homme sur l’homme et sur la nature. Une fédération qui est conçue comme un pas indispensable, inévitable, vers l’unification et la centralisation de la communauté humaine par-delà les frontières et toutes autres différenciations héritées du passé, comme le rappelait Lénine. « On peut être un adversaire résolu de ce principe et être partisan du centralisme démocratique, mais préférer la fédération à l’inégalité nationale, comme la seule voie menant au centralisme démocratique intégral. C'est précisément de ce point de vue que Marx, tout en étant centraliste, préférait même la fédération de l’Irlande avec l’Angleterre à l'assujettissement forcé de l’Irlande par les Anglais. » (idem). Plus question de soutenir des mouvements démocratiques bourgeois qui se battraient pour la fin de l’oppression nationale dans les pays capitalistes avancés car « les mouvements nationaux progressistes bourgeois y ont depuis longtemps pris fin. Chacune de ces “grandes” nations opprime d’autres nations dans les colonies et à l'intérieur de ses frontières. » (idem), indique Lénine. Plus question non plus de prendre parti pour des mouvements de libération nationale dans les pays capitalistes les moins avancés. Tout simplement, ces mouvements ont tous fait faillite et, quand ils existent, ils sont d’emblée inféodés à des secteurs des classes dominantes. Ce fut le cas de la Tricontinentale45, des mouvements des non-alignés de l’après seconde boucherie mondiale, comme c’est le cas du PKK, des différentes factions palestiniennes46, des religieux tibétains, de l’organisation zapatiste au Chiapas, etc. 43 Voir : https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/kug/km_kug_18691129.htm 44 Voir : http://mjp.univ-perp.fr/constit/ru1918.htm https://en.wikipedia.org/wiki/Organization_of_Solidarity_with_the_People_of_Asia,_Africa_and_Latin_America 46 « La reprise de la lutte de classe est plus que jamais nécessaire pour en finir avec le sacrifice des prolétaires pour des intérêts opposés aux leurs. C’est seulement lorsque les exploites palestiniens auront balayé les nationalistes et les religieux qui agissent
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu Lettre numéro quarante-quatre 12 Dans le même ordre d’idées, le défaitisme révolutionnaire en cas de guerres bourgeoises doit s’incarner dans le rejet de toute annexion. Et ce, non pas en défense des frontières quelles qu’elles soient mais comme matérialisation du rejet prolétarien des conflits capitalistes. Être favorables à l’autodétermination politique des nations et combattre les annexions sont deux faces de la même politique révolutionnaire juge Lénine. « Ce problème (les annexions ndlr) a acquis une actualité toute spéciale du fait de la guerre. Mais qu’est-ce qu’une annexion ? Il est aisé de se convaincre que l’opposition aux annexions se ramène à la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ou bien elle repose sur une phraséologie pacifiste qui défend le statu quo et est hostile à toute violence, même révolutionnaire. Une telle position est foncièrement fausse et inconciliable avec le marxisme. » (idem). C’est en appliquant scrupuleusement cette ligne que nous nous sommes opposés à l’annexion du Koweït par l’Irak et, plus récemment, à celle de la Crimée par la Russie. « Face à̀ l’occupation russe de la Crimée assortie de la menace d’invasion des régions orientales du pays, la seule réponse possible pour les prolétaires révolutionnaires est celle du défaitisme des deux camps bourgeois qui se font face. La politique coloniale d’annexion et de russification des provinces ukrainiennes de l’est est spéculaire au nationalisme ukrainien triomphant à l’ouest. Cependant, toute annexion accélère le cours à la guerre capitaliste. Les révolutionnaires rejettent de tous temps les annexions non pas pour défendre les territoires de tel ou tel État mais bien parce qu’elles sont un pas important vers la guerre. Et la guerre capitaliste est un terrain particulièrement hostile à l’émergence du prolétariat comme classe pour soi. Rejet de la politique coloniale russe des annexions et défaitisme dans les deux camps bourgeois qui s’affrontent constituent aujourd’hui les deux bases indispensables d’une politique ouvrière indépendante dans la région ». (MC/KpK, bulletin n°6, 4 mars 2014)47 Dénouer ce fil rouge jusqu’à aujourd’hui suppose, dans le cas spécifique de ladite question kurde, de se ranger résolument du côté de ces populations durement opprimées dans tous les États où elles sont présentes en masse, défendre la perspective de l’auto-détermination politique dans le cadre d’un processus révolutionnaire international dirigé par le prolétariat, la seule classe capable de mettre un terme définitif à toute oppression. Il suppose aussi de combattre tous les arrangements avec les États oppresseurs de la région et d’ailleurs, comme le font les organisations kurdes dominantes pour survivre en sacrifiant la libération de tous les Kurdes de l’oppression nationale. Il suppose enfin que les prolétaires kurdes identifient et combattent leur propre bourgeoisie sur le terrain de la lutte de classes, avec des moyens et une organisation indépendante de classe. Quand le prolétariat ne lutte pas, comme acteur déterminant et organisé, il faut bien sûr contribuer à son entrée en lutte, mais rien n'empêche les populations opprimées de se battre pour des revendications spécifiques comme la fin des discriminations, la lutte contre la répression ou la défense de la langue, mais entretenir l'idée que l'auto-détermination politique puisse être gagnée définitivement sans destruction de l’État et dépassement du capitalisme est typiquement une illusion nationaliste. MC/KPK, le 15 mai 2017