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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Survie : « Il n’y a pas de bases militaires africaines en France

L’ère coloniale en Afrique s’est achevée dans les années 1960. Une fin qui, pour les autorités françaises, se fit sans omettre de placer au pouvoir quelques dirigeants stratégiques, ceux à même de maintenir les routes ouvertes pour la circulation des matières premières utiles au bien-être de l’Europe. Qui sait vraiment, aujourd’hui, en quoi consiste la présence militaire française en Érythrée ou au Gabon ? Qui sont ces chefs d’États africains qui dépensent « leur » argent dans des résidences de luxe à l’ombre des capitales européennes ? Quelles furent les positions du gouvernement Mitterrand-Balladur lors du génocide au Rwanda ? L’association française Survie s’échine, depuis 1984, à décortiquer les coulisses des relations entre l’Hexagone et les pays africains, à « dénonce[r] toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique » et à militer « pour une refonte réelle de la politique étrangère ». À l’heure où la famille Bongo s’apprête à fêter ses cinquante années de règne sur le Gabon, pays-cœur de cette « Françafrique » que Survie poussa sur le devant de la scène médiatique, nous avons sollicité l’association.

À quoi ressemblerait une France qui devrait se passer du pétrole de Total (au Gabon et au Cameroun), de l’uranium et du nucléaire d’Areva (au Gabon, au Niger et au Mali) et de Bouygues ? Aurions-nous encore de quoi allumer la lumière ?

La France ne serait pas ce qu’elle est sans sa domination sur l’Afrique. Elle accède effectivement de manière préférentielle (et à de faibles coûts) à des ressources énergétiques situées dans ses anciennes colonies. De ce point de vue, le choix du nucléaire en France présenté comme une « indépendance énergétique » (ce qui est mensonger quand on sait d’où vient l’uranium) n’aurait peut-être pas été fait de manière aussi inconditionnelle, par exemple. Certes, il est probable que la France aurait su s’approvisionner ailleurs pour son industrie, comme bien d’autres pays le font en Europe. L’association Survie n’a pas pour revendication la fin de toute relation commerciale entre la France et ses anciennes colonies, mais que ces relations se fassent sur un pied d’égalité, transparentes, et que les matières premières soient achetées à leur juste prix, sans pillage et sans ingérence dans la politique intérieure des pays concernés.

Votre association voudrait « ramener à la raison la politique africaine de la France », qui reste enracinée dans l’histoire coloniale. Dans la mesure où la colonisation fut l’exploitation capitaliste des hommes et des sols africains et qu’il n’y eut pas, depuis, de rupture franche, les termes « post-colonial » et « néocolonial » ont-ils réellement un sens ? La colonisation — comme le capitalisme — n’implique-t-elle pas l’impossibilité d’un retour en arrière ?

« Le colonialisme et le capitalisme ne se recouvrent pas complètement. Le colonialisme implique une dimension raciste et idéologique supplémentaire. »

Nous avons une diversité de conceptions dans notre mouvement : si certain.e.s veulent effectivement « ramener à la raison » la politique de la France en Afrique, d’autres sont favorables, par exemple, à un retrait pur et simple de l’État et des entreprises françaises du continent, au regard du passif colonial. Le terme de « post-colonial » a l’avantage de rappeler l’histoire dans laquelle cette domination s’inscrit. Le colonialisme et le capitalisme ne se recouvrent pas complètement. En effet, le colonialisme implique une dimension raciste et idéologique supplémentaire, qui dépasse et parfois contredit l’exploitation économique. Le capitalisme, s’il détruit des vies, ne s’accompagne pas partout des massacres de masse qui ont jalonné l’histoire coloniale. Il y a évidemment des liens entre les deux. Mais la colonisation est aussi un processus de hiérarchisation des humains, une aliénation des esprits décrite par Frantz Fanon. D’autre part, quoi qu’on en pense, il y a des Africain.e.s qui envisagent une rupture avec le colonialisme sans rupture avec le capitalisme. Même au-delà de la question nationale, il y a des courants panafricains pour qui l’anticapitalisme n’est pas forcément une priorité. En ce qui nous concerne, ce n’est pas à nous de juger de cela. Notre action vise à lever la domination de la France sur ses anciennes colonies. Les gens qui y habitent feront bien ce qu’ils voudront.

Vous avez tenu, à travers votre ouvrage Françafrique, à montrer que ce terme n’est pas désuet. Comment votre association, forte de 30 ans d’expérience, entend-elle les enjeux auxquels elle doit faire face aujourd’hui, en plein retour de l’ingérence militaire française en Centrafrique, en Côte d’Ivoire et au Mali ?

Comme nous l’écrivions dans ce livre, il nous semble important d’analyser les structures et les institutions de l’ingérence française. Un des détournements de l’attention les plus courants pour décrédibiliser le terme de Françafrique consiste à attirer le regard sur les aspects clinquants de cette relation : la figure de Foccart, les barbouzeries, les valises de billets, le folklore des loges maçonniques, etc. De ce seul point de vue, on pourrait arguer, comme le font certains propagandistes français, que la Françafrique appartient au passé. Et même cet aspect est discutable. Mais si l’on regarde l’activité des multinationales issues de la colonisation française, le franc CFA, les liens diplomatiques, les soutiens politiques apportés à des régimes encore autoritaires et l’aspect militaire, quasiment rien n’a changé. L’analyse de Survie se focalise actuellement sur ces aspects structurels. Il y a 20 ans (c’est-à-dire depuis que l’association a centré son travail sur la politique de la France en Afrique), l’enjeu pour Survie était de faire connaître la Françafrique dont le grand public ignorait tout, puis de montrer que ce que les ONG et les médias français appelaient sous-développement, en Afrique, avait des causes politiques prenant naissance, en grande partie, en France. Il importait de faire entrer la critique de la Françafrique dans le débat public.

En 1998, avec la sortie du livre de François-Xavier Verschave, La Françafrique, puis au début des années 2000 lors du procès de dictateurs africains contre Verschave (qui a reçu un écho important), ces objectifs ont été atteints. Aujourd’hui, les enjeux sont renouvelés. Les politiques, relayées par les médias, sont passées directement du discours niant l’existence de la Françafrique à celui affirmant qu’elle était terminée, sans que jamais le scandale n’éclate au point de forcer à de profonds changements dans cette politique. Tandis que la Françafrique est toujours bien vivante, l’enjeu est de poursuivre avec la même rigueur notre analyse de la politique française, tout en étant extrêmement vigilants et réactifs face aux multiples contre-feux qui voudraient faire croire que la Françafrique n’est plus, ou que la relation entre les deux continents doit être réinvestie selon le credo « L’Afrique est notre avenir » (titre d’un rapport du Sénat français). Nous sommes encore très loin d’une Afrique qui construirait son propre avenir, libérée de la tutelle coloniale et des convoitises économiques.

Le journaliste Antoine Glaser parle d’« Africa-France » : « ayant le monde entier dans leur salle d’attente » grâce à la mondialisation des flux économiques, les dirigeants africains seraient devenus les maîtres du jeu face à l’ancien colon français…

Cette analyse ne résiste pas à l’épreuve des faits et à l’étude des mécanismes structurels mentionnés précédemment. Les chefs d’État africains n’ont pas la mainmise sur la France au niveau monétaire. Au contraire, les administrateurs français ont une minorité de blocage dans les banques centrales qui gèrent le franc CFA. Il n’y a pas de bases militaires africaines en France. En 2008, la France a décidé d’intervenir militairement pour sauver le pouvoir d’Idriss Déby au Tchad. En 2011, c’est l’armée française qui a destitué, de factoLaurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. On ne trouve rien de tel dans l’autre sens. Sur le plan économique, c’est aussi flagrant : quelle entreprise africaine a la capacité d’obtenir des quasi-monopoles en France ?

« Les politiques, relayées par les médias, sont passées directement du discours niant l’existence de la Françafrique à celui affirmant qu’elle était terminée. »

Il y a bien entendu des liens interpersonnels entre les élites politiques de part et d’autre, mais le résultat matériel de cette relation est évident : c’est très largement la France qui domine. La théorie de « l’Africa-France » permet de détourner l’attention sur ce qu’effectue la France sur le continent africain. Il n’est donc pas surprenant que Monsieur Glaser soit aussi fréquemment invité par les médias français : s’il a effectivement une grande connaissance de l’Afrique du point de vue des élites, sa thèse permet d’occuper les temps d’antenne en parlant de l’Afrique, mais d’une manière bien inoffensive… En plus d’être faux, ce discours est problématique : il permet de défendre l’idée d’une « colonisation inversée », ce qui constitue une négation de la réalité du colonialisme et de ses horreurs, et peut entretenir les discours négrophobes et islamophobes en France, à l’heure ou le racisme vis-à-vis des descendants de colonisés imprègne tous les étages de la société française.

L’intervention au Mali a été présentée comme une opération de lutte contre le terrorisme par les autorités françaises. Comment gérer la tension entre le réel danger des groupes islamistes armés, la demande de soutien du gouvernement malien, le soutien d’une partie de la population locale à l’armée française et les intérêts stratégiques que la France, évidemment, défend ?

Le risque invoqué de prise de Bamako, la capitale, était un mensonge éhonté. On entend encore des politiciens français s’appuyer sur ce récit de pure propagande. Le danger des groupes islamistes a été surévalué et surmédiatisé à dessein, pour ne pas dire parfois suscité. Il y avait en effet une perméabilité certaine entre les indépendantistes de l’Azawad, auxquels les Français prêtaient une oreille bienveillante, voire plus — l’indépendance de l’Azawad a été proclamée à Paris —, et certains djihadistes. Des gens bien informés ont écrit que la demande d’intervention du Mali à la France a été rédigée au Quai d’Orsay, dans la meilleure tradition françafricaine. On a beaucoup médiatisé des Maliens acclamant l’armée française, mais moins le fait qu’au Mali, certains mouvements de gauche populaire et nationaliste, ainsi que des intellectuels de renom, étaient fermement opposés à l’intervention française. Aujourd’hui, on aurait beaucoup de mal à mobiliser une poignée de Maliens pour acclamer des Français. La seule chose évidente dans cet épisode, c’est que cela a permis à la France de reprendre un contrôle étroit sur la politique malienne, donc de l’assujettir à ses propres intérêts stratégiques. La guerre au Mali était surtout une guerre voulue par les hauts gradés de l’armée française depuis l’époque de Sarkozy. Nous développons ces aspects dans un livre, La France en guerre au Mali, enjeux et zones d’ombre, et dans nos écrits, pour celles et ceux que ça intéresse

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Entretien inédit pour le site de Ballast

L’ère coloniale en Afrique s’est achevée dans les années 1960. Une fin qui, pour les autorités françaises, se fit sans omettre de placer au pouvoir quelques dirigeants stratégiques, ceux à même de maintenir les routes ouvertes pour la circulation des matières premières utiles au bien-être de l’Europe. Qui sait vraiment, aujourd’hui, en quoi consiste la présence militaire française en Érythrée ou au Gabon ? Qui sont ces chefs d’États africains qui dépensent « leur » argent dans des résidences de luxe à l’ombre des capitales européennes ? Quelles furent les positions du gouvernement Mitterrand-Balladur lors du génocide au Rwanda ? L’association française Survie s’échine, depuis 1984, à décortiquer les coulisses des relations entre l’Hexagone et les pays africains, à « dénonce[r] toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique » et à militer « pour une refonte réelle de la politique étrangère ». À l’heure où la famille Bongo s’apprête à fêter ses cinquante années de règne sur le Gabon, pays-cœur de cette « Françafrique » que Survie poussa sur le devant de la scène médiatique, nous avons sollicité l’association.


vign-survieÀ quoi ressemblerait une France qui devrait se passer du pétrole de Total (au Gabon et au Cameroun), de l’uranium et du nucléaire d’Areva (au Gabon, au Niger et au Mali) et de Bouygues ? Aurions-nous encore de quoi allumer la lumière ?

La France ne serait pas ce qu’elle est sans sa domination sur l’Afrique. Elle accède effectivement de manière préférentielle (et à de faibles coûts) à des ressources énergétiques situées dans ses anciennes colonies. De ce point de vue, le choix du nucléaire en France présenté comme une « indépendance énergétique » (ce qui est mensonger quand on sait d’où vient l’uranium) n’aurait peut-être pas été fait de manière aussi inconditionnelle, par exemple. Certes, il est probable que la France aurait su s’approvisionner ailleurs pour son industrie, comme bien d’autres pays le font en Europe. L’association Survie n’a pas pour revendication la fin de toute relation commerciale entre la France et ses anciennes colonies, mais que ces relations se fassent sur un pied d’égalité, transparentes, et que les matières premières soient achetées à leur juste prix, sans pillage et sans ingérence dans la politique intérieure des pays concernés.

Votre association voudrait « ramener à la raison la politique africaine de la France », qui reste enracinée dans l’histoire coloniale. Dans la mesure où la colonisation fut l’exploitation capitaliste des hommes et des sols africains et qu’il n’y eut pas, depuis, de rupture franche, les termes « post-colonial » et « néocolonial » ont-ils réellement un sens ? La colonisation — comme le capitalisme — n’implique-t-elle pas l’impossibilité d’un retour en arrière ?

« Le colonialisme et le capitalisme ne se recouvrent pas complètement. Le colonialisme implique une dimension raciste et idéologique supplémentaire. »

Nous avons une diversité de conceptions dans notre mouvement : si certain.e.s veulent effectivement « ramener à la raison » la politique de la France en Afrique, d’autres sont favorables, par exemple, à un retrait pur et simple de l’État et des entreprises françaises du continent, au regard du passif colonial. Le terme de « post-colonial » a l’avantage de rappeler l’histoire dans laquelle cette domination s’inscrit. Le colonialisme et le capitalisme ne se recouvrent pas complètement. En effet, le colonialisme implique une dimension raciste et idéologique supplémentaire, qui dépasse et parfois contredit l’exploitation économique. Le capitalisme, s’il détruit des vies, ne s’accompagne pas partout des massacres de masse qui ont jalonné l’histoire coloniale. Il y a évidemment des liens entre les deux. Mais la colonisation est aussi un processus de hiérarchisation des humains, une aliénation des esprits décrite par Frantz Fanon. D’autre part, quoi qu’on en pense, il y a des Africain.e.s qui envisagent une rupture avec le colonialisme sans rupture avec le capitalisme. Même au-delà de la question nationale, il y a des courants panafricains pour qui l’anticapitalisme n’est pas forcément une priorité. En ce qui nous concerne, ce n’est pas à nous de juger de cela. Notre action vise à lever la domination de la France sur ses anciennes colonies. Les gens qui y habitent feront bien ce qu’ils voudront.

Vous avez tenu, à travers votre ouvrage Françafrique, à montrer que ce terme n’est pas désuet. Comment votre association, forte de 30 ans d’expérience, entend-elle les enjeux auxquels elle doit faire face aujourd’hui, en plein retour de l’ingérence militaire française en Centrafrique, en Côte d’Ivoire et au Mali ?

Comme nous l’écrivions dans ce livre, il nous semble important d’analyser les structures et les institutions de l’ingérence française. Un des détournements de l’attention les plus courants pour décrédibiliser le terme de Françafrique consiste à attirer le regard sur les aspects clinquants de cette relation : la figure de Foccart, les barbouzeries, les valises de billets, le folklore des loges maçonniques, etc. De ce seul point de vue, on pourrait arguer, comme le font certains propagandistes français, que la Françafrique appartient au passé. Et même cet aspect est discutable. Mais si l’on regarde l’activité des multinationales issues de la colonisation française, le franc CFA, les liens diplomatiques, les soutiens politiques apportés à des régimes encore autoritaires et l’aspect militaire, quasiment rien n’a changé. L’analyse de Survie se focalise actuellement sur ces aspects structurels. Il y a 20 ans (c’est-à-dire depuis que l’association a centré son travail sur la politique de la France en Afrique), l’enjeu pour Survie était de faire connaître la Françafrique dont le grand public ignorait tout, puis de montrer que ce que les ONG et les médias français appelaient sous-développement, en Afrique, avait des causes politiques prenant naissance, en grande partie, en France. Il importait de faire entrer la critique de la Françafrique dans le débat public.

Cuves de pétrole, Cap Lopez (Gabon), par Maya Mihindou

En 1998, avec la sortie du livre de François-Xavier Verschave, La Françafrique, puis au début des années 2000 lors du procès de dictateurs africains contre Verschave (qui a reçu un écho important), ces objectifs ont été atteints. Aujourd’hui, les enjeux sont renouvelés. Les politiques, relayées par les médias, sont passées directement du discours niant l’existence de la Françafrique à celui affirmant qu’elle était terminée, sans que jamais le scandale n’éclate au point de forcer à de profonds changements dans cette politique. Tandis que la Françafrique est toujours bien vivante, l’enjeu est de poursuivre avec la même rigueur notre analyse de la politique française, tout en étant extrêmement vigilants et réactifs face aux multiples contre-feux qui voudraient faire croire que la Françafrique n’est plus, ou que la relation entre les deux continents doit être réinvestie selon le credo « L’Afrique est notre avenir » (titre d’un rapport du Sénat français). Nous sommes encore très loin d’une Afrique qui construirait son propre avenir, libérée de la tutelle coloniale et des convoitises économiques.

Le journaliste Antoine Glaser parle d’« Africa-France » : « ayant le monde entier dans leur salle d’attente » grâce à la mondialisation des flux économiques, les dirigeants africains seraient devenus les maîtres du jeu face à l’ancien colon français…

Cette analyse ne résiste pas à l’épreuve des faits et à l’étude des mécanismes structurels mentionnés précédemment. Les chefs d’État africains n’ont pas la mainmise sur la France au niveau monétaire. Au contraire, les administrateurs français ont une minorité de blocage dans les banques centrales qui gèrent le franc CFA. Il n’y a pas de bases militaires africaines en France. En 2008, la France a décidé d’intervenir militairement pour sauver le pouvoir d’Idriss Déby au Tchad. En 2011, c’est l’armée française qui a destitué, de factoLaurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. On ne trouve rien de tel dans l’autre sens. Sur le plan économique, c’est aussi flagrant : quelle entreprise africaine a la capacité d’obtenir des quasi-monopoles en France ?

« Les politiques, relayées par les médias, sont passées directement du discours niant l’existence de la Françafrique à celui affirmant qu’elle était terminée. »

Il y a bien entendu des liens interpersonnels entre les élites politiques de part et d’autre, mais le résultat matériel de cette relation est évident : c’est très largement la France qui domine. La théorie de « l’Africa-France » permet de détourner l’attention sur ce qu’effectue la France sur le continent africain. Il n’est donc pas surprenant que Monsieur Glaser soit aussi fréquemment invité par les médias français : s’il a effectivement une grande connaissance de l’Afrique du point de vue des élites, sa thèse permet d’occuper les temps d’antenne en parlant de l’Afrique, mais d’une manière bien inoffensive… En plus d’être faux, ce discours est problématique : il permet de défendre l’idée d’une « colonisation inversée », ce qui constitue une négation de la réalité du colonialisme et de ses horreurs, et peut entretenir les discours négrophobes et islamophobes en France, à l’heure ou le racisme vis-à-vis des descendants de colonisés imprègne tous les étages de la société française.

L’intervention au Mali a été présentée comme une opération de lutte contre le terrorisme par les autorités françaises. Comment gérer la tension entre le réel danger des groupes islamistes armés, la demande de soutien du gouvernement malien, le soutien d’une partie de la population locale à l’armée française et les intérêts stratégiques que la France, évidemment, défend ?

Le risque invoqué de prise de Bamako, la capitale, était un mensonge éhonté. On entend encore des politiciens français s’appuyer sur ce récit de pure propagande. Le danger des groupes islamistes a été surévalué et surmédiatisé à dessein, pour ne pas dire parfois suscité. Il y avait en effet une perméabilité certaine entre les indépendantistes de l’Azawad, auxquels les Français prêtaient une oreille bienveillante, voire plus — l’indépendance de l’Azawad a été proclamée à Paris —, et certains djihadistes. Des gens bien informés ont écrit que la demande d’intervention du Mali à la France a été rédigée au Quai d’Orsay, dans la meilleure tradition françafricaine. On a beaucoup médiatisé des Maliens acclamant l’armée française, mais moins le fait qu’au Mali, certains mouvements de gauche populaire et nationaliste, ainsi que des intellectuels de renom, étaient fermement opposés à l’intervention française. Aujourd’hui, on aurait beaucoup de mal à mobiliser une poignée de Maliens pour acclamer des Français. La seule chose évidente dans cet épisode, c’est que cela a permis à la France de reprendre un contrôle étroit sur la politique malienne, donc de l’assujettir à ses propres intérêts stratégiques. La guerre au Mali était surtout une guerre voulue par les hauts gradés de l’armée française depuis l’époque de Sarkozy. Nous développons ces aspects dans un livre, La France en guerre au Mali, enjeux et zones d’ombre, et dans nos écrits, pour celles et ceux que ça intéresse.

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Cuves de pétrole, Cap Lopez (Gabon), par Maya Mihindou

Comment envisagez-vous la fin de « l’ère Kadhafi » — personnage respecté par une grande partie des citoyens du continent — dans les relations liant la France au continent africain ?

Le lynchage de Kadhafi n’a fait qu’exacerber les sentiments anti-français et anti-occidentaux dans les populations africaines, pour lesquelles Kadhafi était un leader populaire en raison de l’indépendance et de la prospérité qu’avait la Libye. La fin de Kadhafi a amené, comme on le constate, le chaos non seulement en Libye mais aussi au Mali, et mis tout le Sahel sur le pied de guerre, sous commandement occidental. C’est, à tous points de vue, un désastre pour tous ces pays qui sont entraînés maintenant dans un cycle de violences dont on ne voit pas la fin.
 Il y a récemment eu un rapport parlementaire anglais très critique de la décision que fut celle de Cameron de lancer l’Angleterre dans une guerre contre Kadhafi, court-circuitant toute démarche diplomatique, qui résume assez bien les choses. Il accuse la France d’avoir été en pointe pour la solution violente et mentionne cinq raisons qui ont poussé Nicolas Sarkozy à la guerre en Libye : « Accéder au pétrole libyen, accroître l’influence française en Afrique du Nord, améliorer sa situation politique personnelle en France, donner l’occasion à l’armée française de reprendre son rang, contrer la prétention de Kadhafi à remplacer le leadership de la France dans l’Afrique francophone. »

Votre association prend un virage en 1993-94 : il semble qu’elle abandonne son objectif d’Aide publique au développement pour privilégier un travail de mémoire critique concernant les relations entre la France et le continent africain. Pourquoi ce changement ?

« Il est plus facile de mobiliser sur l’impérialisme des USA ou sur la Palestine que sur la domination de notre pays. Attaquer la Françafrique implique de questionner notre confort matériel. »

À l’origine, Survie s’est en effet constituée sur des objectifs, qu’on peut dire classiques, de solidarité internationale. Le tournant critique se fait avec la catastrophe du génocide des Tutsi au Rwanda, tragédie dont Jean Carbonare, alors président de Survie, avait annoncé l’imminence en 1993. C’est alors que François-Xavier Verschave, qui succède à Jean Carbonare pendant l’été 1994, va, par ses recherches et ses écrits, découvrir et faire connaître l’ampleur de l’implication criminelle de la France dans sa politique africaine depuis 1960. En novembre 1994, lors du sommet franco-africain de Biarritz, Survie impulse avec d’autres ONG le premier contre-sommet contre la politique africaine de la France. C’est de ce moment qu’on peut dater une certaine radicalisation de l’association dans ses analyses : nous avons commencé à mettre en cause le rôle de l’État et nous avons enquêté sur le rôle de la France au Rwanda.

Vous éditez une information étayée, éditez brochures et livres… mais Survie reste parfois méconnue, notamment pour le grand public mais aussi dans les milieux militants a priori réceptifs. Comment expliquez-vous ce désintérêt ?

D’une part, nous essayons de nous rendre visibles dans les médias, mais avec de faibles moyens. Nous n’avons pas de subventions et nos ressources dépendent exclusivement des dons, des adhésions et des ventes de nos livres, brochures, etc. En face, les entreprises, le gouvernement ou l’armée disposent d’agences de communication grassement payées et de personnes dont la communication est un travail à temps plein. Il faut donc affronter le rouleau compresseur de la propagande médiatique. Mais, surtout, on parle d’un sujet lointain et qui plaît peu. À gauche, en France, il est bien plus facile de mobiliser sur l’impérialisme des USA ou sur la Palestine que sur la domination de notre propre pays. C’est la bonne vieille métaphore de la paille dans l’œil du voisin et de la poutre dans le sien. Comme on le disait plus haut, attaquer la Françafrique implique de questionner notre confort matériel qui dépend de l’approvisionnement en matières premières. De nombreux secteurs économiques en France dépendent de la domination sur l’Afrique : le pétrole, le nucléaire, l’armement, ce sont des emplois en France ! Au niveau des services aussi, une partie non négligeable de l’activité économique française dépend de l’Afrique. Enfin, comme le racisme en France s’est construit sur l’histoire coloniale, il y a un désintérêt et même du mépris pour l’Afrique et les gens qui y vivent. Nous sommes imprégnés de conceptions racistes sur ce qui est acceptable ou pas pour des êtres humains. Mitterrand, parlant du Rwanda, pouvait affirmer que « dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas trop important ». On trouve quantité de déclarations d’intellectuels et de politiciens tenant des propos analogues sans scandaliser l’opinion : les gens en Afrique sont renvoyés à une sous-humanité. Et la violence actuelle du racisme en France ne va pas améliorer les choses.

Port-Gentil (Gabon), par Maya Mihindou

La France a des bases militaires permanentes dans de nombreux pays d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest, mais également à Djibouti, près de l’Éthiopie et de l’Érythrée. Toutes ces zones d’où sont acheminées des matières premières qui nous sont profitables. Mais les menées impérialistes américaines en Irak ou en Afghanistan remuent davantage l’opinion publique…

Il est plus difficile de dénoncer le colonialisme français. Pendant des dizaines d’années, le Monde Diplomatique, pour ne citer que ce titre, a analysé à profusion la tutelle exercée par les USA sur l’Amérique du Sud et le soutien apporté à de sanglantes dictatures. Pendant toutes ces années, pas un mot sur ce que la France faisait réellement en Afrique ! On en était à la description d’une sympathique coopération, d’une aide tutélaire, d’une « décolonisation » idyllique, dans l’esprit paternaliste, qui est loin d’avoir disparu des discours sur l’Afrique de la classe politique et intellectuelle française. Quant à remettre en cause le rôle de notre armée en Afrique, c’est tabou. Un rapport comme celui du parlement anglais cité plus haut est impensable. Il faut lire notre Dossier noir : « Que fait l’armée française en Afrique ? » Ce n’est pas un sujet qui passionne les médias.

On sait qu’une grande partie des opposants — nous parlons de ceux qui affichent une rupture réelle avec les logiques économiques et les gouvernements en place — dans des pays d’Afrique, comme le Gabon (famille Bongo), le Cameroun (Paul Biya) ou le Tchad (Idriss Déby), ne peuvent s’exprimer librement dans leurs pays. Cherchez-vous à en faire des partenaires, à dialoguer avec eux ? Quelle place faites-vous à la critique des élites africaines dans votre discours ?

« Nous réaffirmons notre positionnement, qui consiste à critiquer d’abord le rôle de notre État en Afrique, en ayant soin de ne pas parler à la place des gens. »

Survie est entièrement en phase avec des ONG comme Amnesty International, l’ACAT, la FIDH ou Human rights watch, pour la défense des citoyens, militants et opposants politiques persécutés dans les dictatures françafricaines. Nous relayons les informations les concernant et nous manifestons pour les soutenir. Nous avons des liens avec nombre d’entre eux que nous invitons à s’exprimer dans les réunions organisées par nos groupes. Nous relayons leurs publications, livres, films documentaires. Nous leur ouvrons les colonnes de nos publications. La critique africaine de la politique françafricaine est essentielle et passablement ignorée en France, où l’on ne relaie que les discours sur l’Afrique des africanistes français et des Africains dociles, alors qu’il y a de très grandes voix africaines qui ont été totalement occultées en France. Qui connaît, même de nom, Cheikh Anta Diop ou Tchoundjang Pouémi ? Par ailleurs, « critique des élites africaines » a aussi un sens objectif. Nous critiquons avec vigueur l’oligarchie comprador qui, en Afrique, est vendue à la puissance coloniale et trahit les intérêts du peuple, ce qui nous vaut d’être taxés par cette oligarchie de « Blancs qui veulent donner des leçons aux Africains ». Or nous réaffirmons régulièrement notre positionnement, qui consiste à critiquer d’abord le rôle de notre État en Afrique, en ayant soin de ne pas parler à la place des gens.

Il a été reproché à votre président-fondateur, François-Xavier Verschave, de dénoncer les liens françafricains sans vraiment s’être rendu sur « le continent noir », de collecter ses données à partir de la presse et des livres.

Ce sont les défenseurs des dictateurs africains, dans le procès intenté à François-Xavier Verschave en 2000, pour son livre Noir silence, complaisamment relayé par les journalistes des grands médias parisiens comme Le Monde ou Libération — qui ont répandu cette critique passablement débile, inspirée par une volonté malveillante de dénigrement. Quel journaliste est allé en Corée du Nord ou au Tibet avant de disserter surabondamment sur ces pays dans les médias ? On sait que durant la première guerre du Golfe, les journalistes étaient parqués loin du front et relayaient les informations données par l’armée américaine. On peut être sur le terrain, fréquenter les antichambres des dictateurs, se faire véhiculer dans leurs limousines et n’avoir jamais rien vu, et encore moins dit, de la réalité des pays africains francophones — ce qui était le cas de la grande presse française depuis 1960. On n’a pas pardonné à Verschave et à Survie d’avoir fait, sans moyens, ce travail d’information. L’objectif de Survie n’est pas d’intervenir en Afrique, mais en France, pour briser le silence et l’ignorance au sujet de la politique menée par la France en Afrique francophone. On le fait par tous les moyens dont nous disposons, avec des relais sur le terrain et de la documentation. Survie a souvent été la seule organisation à publier des informations sur des événements en Afrique soigneusement tus par les médias.

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Entrepôt pour réserve de bois, Port-Gentil (Gabon), par Maya Mihindou

Thomas Sankara, trois mois avant son assassinat, prononça un discours fameux à Addis Abeba, appelant les pays africains à s’unir contre la dette. « Les masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses populaires en Afrique, mais ceux qui veulent exploiter l’Afrique, ce sont les mêmes qui exploitent l’Europe ; Nous avons un ennemi commun. » Partagez-vous cette lecture politique ?

Qui peut douter de la justesse de ce point de vue, qui rend compte d’une réalité évidente, sinon les organes de propagande ? Plus on est dominé partout par une oligarchie mondialisée — qui détient la puissance, via les masses financières qui circulent d’un paradis fiscal à un autre —, plus on est soumis à la propagande qui essaie de dresser les peuples les uns contre les autres à l’aide de notions comme l’identité, la culture, l’invasion des pauvres, etc. L’art de détourner la haine des moins pauvres, qui se croient menacés dans leurs maigres privilèges, contre les plus pauvres, est le b.a.-ba de la domination des uns et des autres, grâce à l’instrumentalisation de celle des uns par les autres. La lucidité et le courage de Sankara demeurent un point d’ancrage de la connaissance de l’impérialisme et du colonialisme. On l’a tué pour ses paroles et ses actes, lumineux, mais redoutables ; mais ses paroles restent.

La déclassification des archives sur le rôle de la France dans le génocide rwandais est toujours largement incomplète. Quelles sont les chances de connaître un jour la vérité ?

Pendant les 22 ans qui se sont écoulés depuis ce génocide, on n’a pu compter que sur des militant.e.s, quelques journalistes et universitaires, des témoins (parfois même dans l’armée), mais bien peu sur la classe politique française, évidemment. La question des archives, qui n’est pas le seul enjeu, est édifiante : malgré une promesse explicite de Hollande de déclassifier, il y a de nombreux blocages au sein de l’appareil d’État. La vérité est aujourd’hui en grande partie connue. Elle est documentée dans de nombreux livres. Il manque encore des pans de l’histoire, mais cela a bien avancé. Par contre, c’est la justice qui pèche, et pour avancer, il faut du monde, des gens en France et ailleurs qui s’emparent de la question pour mener ce combat dans les tribunaux, mais aussi à tous les niveaux de la société française.


REBONDS

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☰ Lire notre entretien avec Bruno Jaffré : « En tuant Sankara, on s’est débarrassé de quelqu’un de gênant », novembre 2014

 
Publié le 07 novembre 2016 dans InternationalPolitique par
Ballast
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Collectif de création politique — « Tenir tête, fédérer, amorcer »

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