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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Pourquoi les journalistes doivent lire Dabiq, la revue de l'État islamique

Remplies d'images atroces, diffusant une propagande détestable au service d'un groupe sanguinaire, les publications de l’État islamique n'en sont pas moins les fenêtres les plus directes sur son idéologie.

Imaginez la scène: c'est le matin et vous prenez votre petit déjeuner alors qu'une nouvelle journée de labeur s'annonce. À la radio, un journaliste achève sa revue de presse quotidienne et vous l'entendez conclure, après avoir mentionné les sources «classiques», en citant... un article de Dabiq, le magazine de l'organisation État islamique.

Inimaginable? Sur sa page Facebook, Vincent Feltesse, conseiller au cabinet de François Hollande, déplorait récemment ce «jour où Dabiq est presque rentré dans les revues de presse de France Inter». Comme toujours, le«presque» a son importance car il réagissait en fait, non pas de la revue de presse au sens strict de la radio, dans laquelle Dabiq n'est jamais mentionnée, mais à un sujet entendu lors de la matinale du 20 janvier –l'élu le précisait d'ailleurs dans ce même statut.

Son inquiétude est cependant à prendre au sérieux, alors que les mentions de Dabiq ou de son cousin francophone Dar al-Islam (composé souvent de reprises d'articles rédigés pour le premier) se multiplient dans la presse, les deux revues donnant également lieu à de savantes analyses, comme sur France Culture. Malgré sa barbarie, va-t-on, dans les médias français, vers une banalisation de la propagande djihadiste, qui vise à aider au recrutement dans les pays occidentaux autant qu'à effrayer, narguer ou égarer ces derniers? Les journalistes devraient-ils justement en parler pour mieux contrer ses effets néfastes? Comment traiter une publication de propagande qui a aussi un intérêt informatif, de la part d'une organisation terroriste qui ne cache ni ses objectifs, ni sa stratégie militaire ni la politique qu'elle mène sur les territoires qu'elle occupe? Faut-il ignorer un matériel médiatique aussi facilement accessible sur internet et possiblement influent sur une partie de la population?

Christophe Dansette est journaliste pour France 24 et, pour lui, les choses sont très claires: même s'il peut les consulter à titre personnel pour confirmer une information telle que la mort d'un cadre de l'EI, par exemple, jamais Dabiq, Dar al-Islam, ni aucune propagande islamiste n'apparaîtront dans ses chroniques:

«Pour mieux connaître leurs réseaux et leur idéologie, nous nous appuyons sur des spécialistes, comme Wassim Nasr. Mais je ne citerai pas les articles de leurs revues et on ne montrera pas non plus les photos qu'on y trouve. L'objectif de ce groupe, c'est de se faire passer pour un véritable État avec une justice, une politique, des lois et donc des médias. Si on commence à utiliser leurs journaux un peu comme on utiliserait une agence de presse, on fait leur jeu.»

Le peu de reporters sur le terrain en Syrie, en Irak ou en Libye oblige parfois France 24 à passer à l'antenne des extraits de vidéos visiblement tournées par des combattants djihadistes, qu'ils se soient placés sous la barrière de Daech ou d'un autre groupe, auquel cas la chaîne «ajoute scrupuleusement sur les images diffusées qu'il s'agit de propagande», explique Christophe Dansette. La réflexion est différente pour l'écrit: «A la télé, conformément à une clause de la convention de Genève, on n'a pas le droit de montrer des menottes, et comme on ne sait pas exactement dans quelle mesure les auteurs de Dabiq écrivent librement (je pense notamment à John Cantlie), citer un de leurs papiers pourrait être vu comme une atteinte à la convention de Genève, en un sens».

«Une mine d'informations»

Nicolas Martin officie sur France Culture, où il décortique la presse. Pour lui non plus, il n'est pas question de faire une place à ce genre de communication en tant que telle et il rappelle ce qui est selon lui l'essence d'une revue de presse:

«Je décide d'un fil conducteur avec deux ou trois sujets et je montre comment la presse le commente pour donner aux auditeurs la couleur médiatique autour de ce sujet. Mon boulot, c'est ça et pas de parler de tout ce qui a été publié. Mon matériau, ce n'est pas l'information en elle-même, c'est le commentaire qui en est produit.»

S'il affirme qu'on ne l'entendra jamais directement parler de ce qui s'écrit dans les colonnes de Dabiq, il reste attentif au regard que la presse porte sur l'actualité et au discours de l’État islamique:

«Si un journal décide de franchir une ligne et de s'intéresser au contenu d'un magazine islamiste ou de décrire la dernière vidéo en date de Daech, là, ça devient un fait médiatique et je peux m'en saisir. Éventuellement, c'est même l'occasion d'interroger les pratiques journalistiques.»

Journaliste spécialisé sur les questions relevant de l'islamisme pour RFI et très actif sur Twitter, David Thomson a lui choisi de s'immerger dans cette matière hautement sensible, mais comprend la réticence de nombreuses rédactions à se plonger dans la communication salafiste: «Évidemment, des supports de ce type posent problème, on peut craindre de relayer, d'alimenter la propagande.» Cependant, il estime que ses confrères auraient quelques raisons d'y jeter un œil: «Dabiq, c'est une mine d'informations. Tout ce qui est dit dans Dabiq a été au préalable validé par la haute hiérarchie de Daech. Et c'est dans ce magazine qu'ont été officialisés l'esclavage de femmes, la mort de cadres de l'EI (comme dernièrement Jihadi John) et qu'on a dévoilé la photo de la bombe artisanale utilisée pour l'attentat contre l'avion russe dans le Sinaï.»

Dans une organisation terroriste où les propagandistes en chef sont considérés comme les égaux des émirs à la tête des opérations militaires, où la doctrine est tout, connaître Dabiq et Dar al-Islam est capital à un autre titre encore, rappelle David Thomson: «C'est dans Dabiq qu'on peut voir l'évolution idéologique du groupe.»

«Entendre, contrer et écraser ses arguments»

A l'étranger, d'ailleurs, certains ont déjà mis en place une vigie médiatique concernant ces objets numériques délirants. Aux États-Unis, une association a ainsi décidé de publier sur son site chaque numéro de Dabiq, assorti de quelques paragraphes de présentation et remise en contexte. The Clarion Project se consacre avant tout à l'extrémisme islamique et emploie en son sein des intellectuels musulmans américains. Ryan Mauro, cofondateur du site, régulièrement invité sur les plateaux de la chaîne conservatrice (et décriée) Fox News mais également cité par le New York Times et le Washington Post, a du mal à comprendre les réserves de certains médias quant au risque de se faire le relais de la propagande djihadiste:

«Pour défaire l’État islamique, on doit comprendre et battre son idéologie. Sa vision du monde et ses arguments doivent être entendus, contrés et écrasés par de meilleures alternatives. Prenons l'exemple d'une équipe de débat: elle virerait son entraîneur s'il lui disait de venir sur scène le jour J en se bouchant les oreilles au moment où l'équipe d'en face parlerait. Si quelqu'un doit lire Dabiq, autant qu'il le fasse dans un contexte où on lui donnera des éléments contradictoires et des informations contredisant ce que l'EI raconte, plutôt que dans sa bulle d'autoradicalisation.»

La stratégie mise en place n'est apparemment pas mauvaise car, comme il le dit, elle fait parfois «enrager» les sympathisants de l'EI. Certains d'entre eux ont ainsi tenu à exprimer leurs griefs par rapport à la présentation jugée trop «partiale» de Dabiq sur le site du Clarion Project: «On s'est bien marrés quand quelques internautes des réseaux sociaux proches de Daech nous ont reproché de ne pas être objectifs et de répandre notre propagande. Il y en a même un qui nous a défié de prouver notre neutralité en rendant ces contenus accessibles sans commentaire pour que le public puisse voir la "vérité" et juger par lui-même.»

À leur corps défendant, ces djihadistes du web ont peut-être lancé le plaidoyer le plus décisif en faveur de la couverture des magazines islamistes par les journalistes: démystifier et contextualiser une propagande est encore le meilleur moyen de lui enlever tout prestige et toute efficacité.

Robin Verner

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