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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

VOLINE (1939) : La naissance des « Soviets » ( janvier - février 1905 )

Présentation Smolny :

Voline évoque ici, sous forme de souvenirs de sa propre participation aux événements, les formes de regroupement des ouvriers lors des grandes grèves de janvier 1905, après le dimanche sanglant. Ces regroupements constituent ce que Voline nomme le premier soviet de Saint Pétersbourg. Dans son livre 1905, Trotski n’évoque la figure de Nossar / Khroustalev que lors de sa présidence du soviet en octobre 1905, sans réellement expliquer de façon convaincante d’où il peut bien sortir, ce qui tendrait à prouver que Voline ne se trompe pas dans ses affirmations. Quant à Oskar Anweiler, dans son ouvrage Les Soviets en Russie, il évoque surtout la commission Chidlovsky et le Comité du Livre, laissant aux grèves d’Ivanovo quelques mois plus tard, le mérite de la formation du premier soviet. Pourtant Anweiler a consulté l’Histoire du conseil de députés ouvriers, de Khroustalev, parue à Saint Pétersbourg en 1907. On aurait pu imaginer qu’il fasse par ailleurs une référence, même critique, à ce texte de Voline ci-dessous. Ce n’est pas le cas. Raison de plus pour relire La révolution inconnue !

E.S.

Seconde partie - Chapitre II :

Nous arrivons maintenant à l’un des points les plus importants de la Révolution russe : l’origine et la première activité des « Soviets ».

Encore un fait paradoxal : c’est en même temps un des points les moins connus et les plus défigurés de la Révolution.

Dans tout ce qui a paru à ce jour sur l’origine des « Soviets » - je parle non seulement des études étrangères, mais aussi de la documentation russe - il existe une lacune qui saute aux yeux du lecteur intéressé : personne n’a pu encore établir avec précision quand, ou et comment fut créé le premier « Soviet » ouvrier.

Jusqu’à présent, presque tous les écrivains et historiens, aussi bien bourgeois que socialistes ( »mencheviks », « bolcheviks » ou autres) plaçaient la naissance du premier « Soviet ouvrier » vers la fin de l’année 1905, au moment de la grève générale d’octobre, du fameux Manifeste tzariste du 17 octobre et des événements qui suivirent. Or, c’est faux. En lisant ces pages on comprendra le pourquoi de cette lacune.

Certes, quelques auteurs - notamment P. Milioukov dans ses mémoires - font vaguement allusion à une ébauche des futurs « Soviets » au début de 1905. Mais ils ne donnent aucune précision. Et quand ils essayent d’en donner une, ils se trompent. Ainsi Milioukov croit avoir trouve le berceau des Soviets dans la « Commission Chidlovsky ». Ce fut une entreprise officielle - semi-gouvernementale, semi-libérale - qui tenta vainement de résoudre, au lendemain du 9 janvier 1905, avec la collaboration de quelques délégués ouvriers officiels, certains problèmes sociaux. D’après Milioukov, il y avait, parmi ces délégués, un intellectuel, un certain Nossar, qui plus tard forma avec quelques autres délégués, en marge de la Commission, un « Soviet » - le premier Soviet ouvrier - dont ce même Nossar devint l’animateur et le président. C’est vague. Et surtout ce n’est pas exact. Lorsque Nossar - le lecteur le verra plus loin - se présenta à la « Commission Chidlovsky », il était déjà membre - et même président - du premier Soviet ouvrier qui anait été créé avant cette « Commission » et n’avait aucun rapport avec celle-ci. D’autres auteurs commettent des erreurs analogues.

Les sociaux-démocrates prétendent parfois avoir été les véritables instigateurs du premier Soviet.

Les bolcheviks s’efforcent souvent de leur ravir cet honneur.

Tous se trompent, ne connaissant pas la vérité qui est fort simple : aucun parti, aucune organisation fixe, aucun « leader » n’ont inspiré l’idée du premier Soviet.Celui-ci surgit spontanément, à la suite d’un accord collectif, au sein d’un petit groupement fortuit et de caractère absolument privé [1].

Ce que le lecteur trouvera ici, à ce sujet, est tout à fait inédit et constitue un des chapitres les plus inattendus de la « Révolution inconnue ». Il est temps que la vérité historique soit reconstituée. Ceci d’autant plus que cette vérité est suffisamment suggestive.

Le lecteur m’excusera d’avoir à parler ici de ma propre personne. Involontairement, j’ai été mêlé de près à la naissance du premier « Soviet des délégués ouvriers », créé à Saint-Pétersbourg, non pas à la fin, mais en janvier-février 1905.

Aujourd’hui, je dois être à peu près le seul qui puisse relater et fixer cet épisode historique, à moins que l’un des ouvriers qui prirent part alors à l’action soit encore en vie et à même de le raconter un jour.

Plusieurs fois, déjà, le désir m’a pris de raconter les faits. En parcourant la presse - russe et étrangère - ayant trait aux événements de 1905 et aux Soviets. j’y constatais toujours la même lacune : aucun auteur n’était en état de dire exactement où, quand et comment surgit le premier Soviet ouvrier en Russie. Tout ce qu’on savait, tout ce qu’on sait jusqu’à présent, c’est que ce Soviet naquit à Saint-Pétersbourg, en 1905, et que son premier président fut un clerc d’avoué pétersbourgeois, Nossar, plus connu au Soviet sous le nom de Khroustaleff. Mais d’où et comment vint l’idée de ce Soviet ? Par qui fut-elle lancée ? Dans quelles circonstances fut-elle adoptée et réalisée ? Comment et pourquoi Nossar devint-il président ? D’où venait-il, de quel parti était-il ? Quelle a été la composition de ce premier Soviet ? Quelle fut sa première fonction ? Toutes ces questions, historiquement intéressantes, demeurent encore sans réponse.

Soulignons que cette lacune est compréhensible. La naissance du premier Soviet fut un événement d’ordre tout à fait privé. Elle eut lieu dans une ambiance très intime, à l’abri de toute publicité, en dehors de toute campagne ou action d’envergure.

Le lecteur peut obtenir lui-même une preuve indirecte de ce que j’avance. Dans la presse qui traite ce point de la Révolution russe, il trouvera bien le nom de Nossar-Khroustaleff, d’ailleurs cité presque incidemment. Mais, il constatera aussitôt cette chose étrange : personne ne dit jamais où ni comment apparut sur la scène cet homme, pourquoi et dans quelles circonstances il devint président du premier Soviet, etc. En ce qui concerne la presse socialiste, elle est même visiblement gênée de devoir parler de Nossar. Elle cite son nom presque à contre-coeur. Ne pouvant pas se taire sur le fait historique (ce qu’elle préférerait), elle balbutie sur Nossar et son rôle quelques mots inintelligibles ou inexacts et se hâte de passer à l’activité des Soviets à la fin de 1905, lorsque le président du Soviet de Saint-Pétersbourg devint Léon Trotski.

On comprend aisément cette discrétion, cette gêne et cette hâte. D’abord, ni les historiens, ni les socialistes (y compris Trotski), ni les partis politiques en général,n’ont jamais rien su de la véritable origine des Soviets, et il est, certes, gênant de l’avouer. Ensuite, même si les socialistes apprenaient les faits et voulaient en tenir compte, il leur faudrait avouer qu’ils n’y furent absolument pour rien et qu’ils surent seulement mettre à profit, beaucoup plus tard, le fait existant. Voilà pourquoi, qu’ils connaissent ou non la vérité, ils essayeront toujours, autant qu’ils le pourront, de glisser sur ce fait et de présenter les choses à leur avantage.

Ce qui m’a empêché, jusqu’à présent, de raconter les faits [2] c’est, avant tout, un sentiment de gêne causé par la nécessité d’avoir à parler de moi-même. D’autre part, je n’ai jamais eu l’occasion de parler des Soviets, dans la « grande presse » à laquelle, d’ailleurs, je ne collabore pas. Le temps a passé sans que je me sois décidé à rompre le silence sur l’origine des Soviets, à combattre les erreurs et les légendes, à dévoiler la vérité.

Une fois pourtant, vivement impressionné par les allusions prétentieuses et mensongères de certains articles de revues, j’allai, il y a plusieurs années, voir M. Melgounov, éditeur d’une revue historique russe à Paris. Je lui proposai de faire, à titre purement documentaire, le récit exact de la naissance du premier Soviet ouvrier. La proposition n’eut pas de suite : d’une part parce que l’éditeur ne voulut pas accepter a priori ma condition de ne rien changer dans la copie ; d’autre part, parce que je compris que sa revue était loin d’être une publication historique impartiale.

Obligé de parler des Soviets, je révèle les faits tels qu’ils se sont produits. Et si la presse - historique ou autre - s’y intéresse, elle n’a qu’à puiser la vérité ici.

( ... voir les extraits de texte relatifs à ce chapitre dans les Souvenirs sur Gapone et la Janvier 1905 ... )

Le jour suivant, 8 janvier, au soir, je me rendis de nouveau à la Section. Je voulais voir ce qui s’y passait. Et surtout je cherchais à prendre contact avec les masses, à me mêler à leur action, à déterminer ma conduite personnelle. Plusieurs de mes élèves m’accompagnaient.

Ce que je trouvai à la Section me dicta mon devoir.

Je vis d’abord, à nouveau, une foule recueillie stationner dans la rue. J’appris qu’à l’intérieur un membre de la Section était en train de lire la « pétition ». J’attendis.

Quelques instants après, la porte s’ouvrit bruyamment. Un millier de personnes sortit de la salle. Un autre millier s’y précipita. J’entrai avec les autres.

Aussitôt la porte refermée, un ouvrier gaponiste assis sur l’estrade commença à donner connaissance de la pétition.

Hélas ! c’était lamentable. D’une voix faible et monotone, sans entrain, sans la moindre explication ni conclusion, l’homme marmottait le texte devant une masse attentive et anxieuse. Dix minutes lui suffirent pour terminer son endormante lecture. Après la salle fut vidée pour recevoir un nouveau millier d’hommes.

Rapidement je consultai mes amis. Notre décision fut prise. Je me précipitai vers l’estrade. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais parlé devant les masses. Mais je n’hésitai pas. Il fallait à tout prix changer la façon de renseigner et de soulever le peuple.

Je m’approchai de l’ouvrier qui s’apprêtait à reprendre sa besogne. « Vous devez être joliment fatigué, lui dis-je. Laissez-moi vous remplacer... « L’homme me regarda surpris, interloqué. Il me voyait pour la première fois. « N’ayez pas peur, continuai-je : Je suis un ami de Gapone. En voici la preuve... » Et je lui tendis la carte de visite de ce dernier. Mes amis appuyèrent l’offre.

L’homme finit par acquiescer. Il se leva, me remit la pétition et se retira.

Aussitôt je commençai la lecture, puis continuai par l’interprétation du document en soulignant surtout les passages essentiels : protestations et revendications, en insistant tout particulièrement sur la certitude d’un refus de la part du tzar.

Je lus ainsi la pétition plusieurs fois, jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Et je couchai à la Section, avec des amis, sur des tables rapprochées les unes des autres.

Le lendemain matin - le fameux 9 janvier - je dus lire la pétition une ou deux fois encore. Ensuite nous sortîmes dans la rue. Une foule énorme nous y attendait, prête à se mettre en mouvement au premier signe. Vers 9 heures, mes amis et moi ayant formé, bras dessus, bras dessous, les trois premiers rangs, nous invitâmes la masse à nous suivre et nous nous dirigeâmes vers le Palais. La foule s’ébranla et nous suivit en rangs serrés.

Inutile de dire que nous ne parvînmes pas à la place du Palais. Obligés de traverser la Néva, nous nous heurtâmes aux abords du pont dit « Troïsky » à un barrage de troupes. Après quelques sommations sans effet, on tira sur nous à plusieurs reprises. A la deuxième salve, particulièrement meurtrière, la foule s’arrêta et se dispersa, laissant sur le terrain une trentaine de morts et une soixantaine de blessés. Il faut dire cependant que beaucoup de soldats tirèrent en l’air ; de nombreuses vitres, aux étages supérieurs des maisons faisant face aux troupes, volèrent en éclats sous le choc des balles.

Quelques jours passèrent. La grève restait quasi générale à Saint-Pétersbourg.

Il est à souligner que cette vaste grève avait surgi spontanément. Elle ne fut déclenchée par aucun parti politique, par aucun organisme syndical (à l’époque, il n’y en avait pas en Russie), ni même par un comité de grève. De leur propre chef, et dans un élan tout à fait libre, les masses ouvrières abandonnèrent usines et chantiers. Les partis politiques ne surent même pas profiter de l’occasion pour s’emparer, selon leur habitude, du mouvement. Ils restèrent complètement à l’écart.

Cependant, la troublante question se posa aussitôt devant les ouvriers : Que faire maintenant ?

La misère frappait à la porte des grévistes. I1 fallait y faire face sans délai. D’autre part, on se demandait, partout, de quelle façon les ouvriers devraient et pourraient continuer la lutte. Les « Sections », privées de leur chef, se trouvaient désemparées et à peu près impuissantes. Les partis politiques ne donnaient pas signe de vie. Pourtant, la nécessité d’un organisme qui coordonnerait et mènerait l’action se faisait sentir impérieusement.

Je ne sais pas comment ces problèmes étaient envisagés et résolus dans divers quartiers de la capitale. Peut-être, certaines « Sections » surent-elles au moins venir matériellement en aide aux grévistes de leurs régions. Quant au quartier où j’habitais, les événements y prirent une tournure particulière. Et, comme le lecteur le verra, ils conduisirent plus tard à une action généralisée.

Tous les jours, des réunions d’une quarantaine d’ouvriers de mon quartier avaient lieu chez moi. La police, momentanément, nous laissait tranquilles. Depuis les derniers événements elle gardait une neutralité mystérieuse Nous mettions cette neutralité à profit. Nous cherchions des moyens d’agir. Nous étions à la veille de prendre certaines décisions. Mes élèves décidèrent, d’accord avec moi, de liquider notre organisation d’études, d’adhérer, individuellement, à des partis révolutionnaires et de passer ainsi à l’action. Car, tous, nous considérions les événements comme des prémices d’une révolution imminente.

Un soir - une huitaine de jours après le 9 janvier - on frappa à la porte de ma chambre. J’étais seul. Un homme entra : jeune, de grande taille, d’allure franche et sympathique.

— Vous êtes un tel ? - me demanda-t-il. Et, sur mon geste affirmatif, il continua :

— Je vous cherche depuis quelque temps déjà. Enfin, hier, j’ai appris votre adresse. Moi, je suis Georges Nossar, clerc d’avoué. Je passe tout de suite à l’objet de ma visite. Voici de quoi il s’agit. J’ai assisté, le 8 janvier, à votre lecture de la « Pétition ». J’ai vu que vous aviez beaucoup d’amis, beaucoup de relations dans les milieux ouvriers. Et il me semble que vous n’appartenez à aucun parti politique.

— C’est exact !

— Alors, voici. Je n’adhère, moi non plus, à aucun parti, car je me méfie. Mais, personnellement, je suis révolutionnaire, je sympathise avec le mouvement ouvrier. Or, jusqu’à présent, je n’ai pas une seule connaissance parmi les ouvriers. Par contre, j’ai de vastes relations dans les milieux bourgeois libéraux, oppositionnels. Alors, j’ai une idée. Je sais que des milliers d’ouvriers, leurs femmes et leurs enfants, subissent déjà des privations terribles du fait de la grève. Et, d’autre part, je connais de riches bourgeois qui ne demandent pas mieux que de porter secours à ces malheureux. Bref, je pourrais collecter, pour les grévistes, des fonds assez importants. Il s’agit de les distribuer d’une façon organisée, juste, utile. Pour cela, il faut avoir des relations dans la masse ouvrière. J’ai pensé à vous. Ne pourriez-vous pas, d’accord avec vos meilleurs amis ouvriers, vous charger de recevoir et de distribuer parmi les grévistes et les familles des victimes du 9 janvier les sommes que je vous procurerais ?

J’acceptai d’emblée. Au nombre de mes amis se trouvait un ouvrier qui pouvait disposer de la camionnette de son patron pour aller visiter les grévistes et distribuer les secours.

Le lendemain soir, je réunis mes amis. Nossar était là. Il nous apportait déjà quelques milliers de roubles. Notre action commença tout de suite.

Pendant quelque temps, nos journées furent entièrement absorbées par cette besogne. Le soir je recevais des mains de Nossar, contre reçu, les fonds nécessaires et dressais le programme de mes visites. Et le lendemain, aidé par mes amis, je distribuais l’argent aux grévistes. Nossar lia ainsi amitié avec les ouvriers qui venaient me voir.

Cependant, la grève tirait à sa fin. Tous les jours des ouvriers reprenaient le travail. En même temps, les fonds s’épuisaient.

Alors apparut de nouveau la grave question : Que faire ? Comment poursuivre l’action ? Et que pourrait-elle être maintenant ?

La perspective de nous séparer à jamais, sans tenter de continuer une activité commune, nous paraissait pénible et absurde. La décision que nous avions prise : adhérer individuellement à un parti de notre choix, ne nous satisfaisait pas. Nous cherchions autre chose.

Habituellement, Nossar participait à nos discussions.

C’est alors qu’un soir où, comme d’habitude, il y avait chez moi plusieurs ouvriers - et que Nossar était des nôtres - l’idée surgit parmi nous de créer un organisme ouvrier permanent : une sorte de comité ou plut6t de conseil qui veillerait sur la suite des événements, servirait de lien entre tous les ouvriers, les renseignerait sur la situation et pourrait, le cas échéant, rallier autour de lui les forces ouvrières révolutionnaires.

Je ne me rappelle pas exactement comment cette idée nous vint. Mais je crois me souvenir que ce furent les ouvriers eux-mêmes qui l’avancèrent.

Le mot Soviet qui, en russe, signifie précisément conseil, fut prononcé pour la première fois dans ce sens spécifique.

En somme, il s’agissait, dans cette première ébauche, d’une sorte de permanence ouvrière sociale.

L’idée fut adoptée. Séance tenante, on essaya de fixer les bases d’organisation et de fonctionnement de ce « Soviet ».

Alors, rapidement, le projet prit de l’envergure.

On décida de mettre les ouvriers de toutes les grandes usines de la capitale au courant de la nouvelle création et de procéder, toujours dans l’intimité, aux élections des membres de cet organisme qu’on appela, pour la première fois, Conseil (Soviet)des délégués ouvriers.

En même temps, on posa une autre question : Qui dirigera les travaux du Soviet ? Qui sera placé à sa tête pour le guider ?

Les ouvriers présents, sans hésitation, me proposèrent ce poste.

Très touché par leur confiance, je déclinai néanmoins catégoriquement leur offre. Je dis à mes amis : « Vous êtes des ouvriers. Vous voulez créer un organisme qui devra s’occuper de vos intérêts ouvriers. Apprenez donc, dès le début, à mener vos affairesvous-mêmes. Ne confiez pas vos destinées à ceux qui ne sont pas des vôtres. Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres ; ils finiront par vous dominer et vous trahir. Je suis persuadé qu’en ce qui concerne vos luttes et votre émancipation, personne, en dehors de vous-mêmes, ne pourra jamais aboutir à un vrai résultat. Pour vous,au-dessus de vous, à la place de vous-mêmes, personne ne fera jamais rien. Vous devez trouver votre président, votre secrétaire et les membres de votre commission administrative dans vos propres rangs. Si vous avez besoin de renseignements, d’éclaircissements, de certaines connaissances spéciales, de conseils, bref, d’une aide intellectuelle et morale qui relève d’une instruction approfondie, vous pouvez vous adresser à des intellectuels, à des gens instruits qui devront être heureux non pas de vous mener en maîtres, mais de vous apporter leur concours sans se mêler à vos organisations. Il est de leur devoir de vous prêter ce concours, car ce n’est pas de votre faute si l’instruction indispensable vous fait défaut. Ces amis intellectuels pourront même assister à vos réunions - avec voix consultative, sans plus. »

J’y ajoutai une autre objection : « Comment voulez-vous, dis-je, que je sois membre de votre organisation, n’étant pas ouvrier ? De quelle façon pourrais-je y pénétrer ? »

A cette dernière question, il me fut répondu que rien ne serait plus facile : on me procurerait une carte d’ouvrier et je ferais partie de l’organisation sous un nom d’emprunt.

Je m’élevai vigoureusement contre un tel procédé. Je le jugeai non seulement indigne de moi-même et des ouvriers, mais dangereux, néfaste. « Dans un mouvement ouvrier, dis-je, tout doit être franc, droit, sincère. »

Malgré mes suggestions, les amis ne se sentirent pas assez forts pour pouvoir se passer d’un « guide ». Ils offrirent donc le poste de président à Nossar. Celui-ci, n’ayant pas les mêmes scrupules que moi, l’accepta.

Quelques jours plus tard, on lui procurait une carte ouvrière au nom de Khroustaleff, délégué d’une usine.

Bientôt les délégués de plusieurs usines de Saint-Pétersbourg tinrent leur première réunion.

Nossar-Khroustaleff en fut nommé président.

Du même coup, il devenait président de l’organisation : poste qu’il conserva par la suite,.jusqu’à son arrestation.

Le premier Soviet était né.

Quelque temps après, le Soviet de Saint-Pétersbourg fut complété par d’autres délégués d’usines. Leur nombre devint imposant.

Pendant plusieurs semaines le Soviet siégea assez régulièrement, tantôt ouvertement, tantôt en cachette. Il publiait une feuille d’informations ouvrières : Les Nouvelles (Izvestia) du Soviet des délégués ouvriers. En même temps, il dirigeait le mouvement ouvrier de la capitale. Nossar alla, un moment, à la « Commission Chidlovsky », citée plus haut, comme délégué de ce premier Soviet. Désillusionné, il la quitta.

Un peu plus tard, poursuivi par le gouvernement, ce premier Soviet dut cesser presque totalement ses réunions.

Lors du mouvement révolutionnaire d’octobre 1905, le Soviet, entièrement réorganisé, reprit ses réunions publiques. C’est depuis ce moment-là que son existence fut largement connue. Et c’est ainsi que s’explique, en partie, l’erreur courante concernant ses origines. Nul ne pouvait savoir ce qui s’était passé dans l’intimité d’une chambre privée. Nossar - le lecteur trouvera ailleurs quelques mots sur son sort personnel - n’en a, probablement, jamais parlé à personne. De toute façon, pour autant que je sache, il n’a jamais raconté ces faits publiquement. Et quant aux ouvriers au courant de l’affaire, pas un n’eut, certainement, l’idée de la communiquer à la presse [3].

Le parti social-démocrate finit par réussir à pénétrer dans ce Soviet et à s’y emparer d’un poste important. Le social-démocrate Trotski, le futur commissaire bolchevique, y entra et s’en fit nommer secrétaire. Par la suite, lorsque Khroustaleff-Nossar fut arrêté, Trotski en devint président.

L’exemple donné par les travailleurs de la capitale en janvier 1905 fut suivi par ceux de plusieurs autres villes. Des Soviets ouvriers furent créés çà et là. Toutefois, leur existence - à l’époque - fut éphémère : ils furent vite repérés et supprimés par les autorités locales.

Par contre - nous l’avons vu - le Soviet de Saint-Pétersbourg se maintint pendant quelque temps. Le gouvernement central, en très mauvaise posture après le 9 janvier et surtout à la suite des revers cruels dans sa guerre avec le Japon, n’osa y toucher. Il se borna, pour l’instant, à l’arrestation de Nossar.

D’ailleurs, la grève de janvier s’était éteinte d’elle-même : à défaut d’un mouvement de plus vaste envergure, l’activité de ce premier Soviet dut être réduite bientôt à des tâches insignifiantes.

Tout à la fin de 1905, le Soviet de Saint-Pétersbourg fut supprimé à son tour. A ce moment-là, le gouvernement tzariste reprit pied, « liquida » les derniers vestiges du mouvement révolutionnaire de 1905, arrêta Trotski ainsi que des centaines de révolutionnaires, et brisa toutes les organisations politiques de gauche.

Le Soviet de Saint-Pétersbourg (devenu Pétrograd) réapparut lors de la Révolution décisive de février-mars 1917, en même temps que se créèrent des Soviets dans toutes les villes et localités importantes du pays.

Source :

— VOLINE, La Révolution inconnue, Paris, Belfond, 1986 ; pp. 77-89 ; transcription originale pour internet de http://kropot.free.fr/Voline-revinco.htm ; corrections et mise en page : Smolny ;

Bibliographie indicative :

— ANWEILER Oskar, Les Soviets en Russie (1905-1921), Paris, Gallimard, 1972 ;

— TROTSKY Léon, 1905 suivi de Bilan et perspectives, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969 ;

Sur le site :

— GAPONE George & VASSIMOV Ivan (1905), Pétition des ouvriers au Tsar ;

— MARIE Jean-Jacques, Le Dimanche rouge, notice de parution ;

— VOLINE (1939) : Souvenirs sur Gapone et Janvier 1905

[1] Lénine, dans ses oeuvres, et Boukharine, dans son « ABC du Communisme », constatent bien, en passant, que les « Soviets » furent créés spontanément par les ouvriers, en 1905 ; mais ils ne donnent aucune précision, et ils laissent supposer que ces ouvriers étaient des bolcheviks ou, au moins, des « sympathisants ».

[2] Je dois formuler une certaine réserve. J’ai cité les faits dans une brève étude sur la Révolution russe, publiée par Sébastien Faure dans « l’Encyclopédie Anarchiste », au mot :Révolution. Par la suite, S. Faure édita un volume, sous le titre : La véritable Révolution Sociale, où il réimprima quelques études parues dans l’Encyclopédie, y compris la mienne. Le « grand public" ne lisant pas la littérature libertaire, les faits cités restèrent à peu près inaperçus.

[3] Nossar avait une femme, dont le sort ultérieur m’est inconnu, et un jeune frère, Stéphan. Je retrouvai celui-ci, plus tard, en prison. Par la suite, je le perdis de vue. Mon récit pourrait être confirmé par ces personnes si elles sont encore en vie.

VOLINE (1939) : La naissance des « Soviets » ( janvier - février 1905 )
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