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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Écologie : la petite bourgeoisie s’amuse

par Andree O. Fobb

L’écologie a politisé de nombreux aspects de la vie quotidienne : rythmes et cadre de vie par exemple. Mais quand l’écologie urbaine se contente d’améliorer la qualité de vie dans les quartiers centraux, y ramenant des classes aisées appréciées des décideurs, elle accompagne des phénomènes de domination socio-économique. La bonne conscience en plus.

La petite bourgeoisie, c’est cette classe sociale qui se caractérise par une liberté limitée. Elle ne possède pas de moyens de production significatifs et donc ne décide pas de l’ordre du monde. Mais, comme jadis on trouvait les révolutionnaires dans les rangs des petits propriétaires indépendants, cette classe est à même, par ses moyens économiques limités, de créer des alternatives. Épargne solidaire et sociétés foncières côté collectif, maisons écologiques ou fermes pour retourner à la terre côté individuel. Révolution ou alternatives ? Le capitalisme n’a qu’à bien se tenir.

La petite bourgeoisie est mon amie. C’est de là que je viens, c’est la classe ou je recrute mon entourage amical, composé de fonctionnaires et de salarié·e·s aux revenus point mirobolants mais qui permettent de se projeter dans l’achat d’un lieu de vie. C’est aussi elle qui a financé le premier numéro de la revue que vous avez dans les mains. La petite bourgeoisie est mon ennemie. Les difficultés avec lesquelles je vis m’ont lentement mais sûrement déclassée. Je suis un cas soc’ (devenir précaire serait une ascension sociale) et je n’en peux plus de l’arrogance modeste que j’observe dans le milieu écolo-alternatif qui a accueilli mes premiers émois politiques au sortir de l’adolescence. Tout ce qui a pu m’enthousiasmer le long d’années d’études payées par papa et maman, aujourd’hui je l’examine par le biais de la classe.

Écologie urbaine et logiques de classe

L’écologie se déploie en ville dans une idée du « bien vivre ensemble » qui laisse peu de place à la question sociale. La militante écolo que j’ai été revenait de Fribourg en louant les aménagements du quartier Vauban (1) sans y noter l’absence de classes populaires. Elle saluait chaque reprise de la rue aux bagnoles sans se rendre compte que les loyers grimpaient à mesure que les trottoirs s’élargissaient. Aujourd’hui sa ville plébiscite tous les six ans un maire de droite très conscient des enjeux de l’écologie urbaine (c’est injuste, son concurrent socialiste l’est aussi) et qu’importe que le centre-ville soit vidé de ses pauvres.

L’agriculture urbaine, qui fournit une partie non-négligeable des ressources alimentaires au niveau mondial et est essentielle à la subsistance des plus pauvres dans les grandes villes des tropiques et d’ailleurs (2), devient chez nous loisir créatif pour classes qui ne le sont pas moins. D’essentielle, elle devient anecdotique, puisque la petite bourgeoisie a son panier d’Amap pour compléter. Visitant le jardin partagé animé par un groupe militant, j’ai noté les herbes folles et les maigres récoltes qui contrastaient avec les rangs sévères mais fournis des jardins encore ouvriers du même lot. Est-il décent d’utiliser la terre comme bac à sable quand d’autres pourraient en avoir l’usage pour cultiver de quoi manger ? « L’appropriation de savoirs modestes par le courant dominant peut vendre des livres mais peut également porter préjudice aux personnes qui dépendent de ces savoirs pour survivre et (…) finalement contribuer à marginaliser des populations déjà marginalisées » (3). De la concurrence pour les parcelles aux logiques de marché en passant par les dispositions législatives et les normes sociales sur le jardinage urbain, Marianne Kirby dresse de cette mode, très vivante en Amérique du nord, un tableau plus sombre que celui d’une légitimation de pratiques modestes par des classes prescriptrices : c’est au contraire une dépossession.

Quand les militant·e·s d’une « ville en transition » imaginent dans leur quartier populaire en voie de gentrification des jardins potagers pour assurer la subsistance locale, sans penser aux pollutions laissées par les industries établies au XIXe siècle ni à la préservation de la ceinture maraîchère métropolitaine menacée par des projets immobiliers, on peut penser qu’il s’agit d’un premier pas qui en amènera d’autres et aboutira à une vision plus globale et ambitieuse des problèmes écologiques et sociaux. On peut aussi désespérer d’une approche aussi centrée sur les aspirations personnelles et la joie de mettre les mains dans la terre le mercredi après-midi avec les enfants. Derrière les belles intentions qui sont mises en avant apparaît souvent le désir de se faire plaisir ou de créer des environnements épanouissants (4). Quitte à en exclure les plus fragiles, si leur présence risque d’être préjudiciable au développement personnel de la petite bourgeoisie qui tient une chorale militante ou un jardin partagé. L’entre-soi se remarque moins bien que la différence et on ne s’étonne plus d’être entre diplômé·e·s blanc·he·s socialement inséré·e·s. L’écologie apparaît ici comme un puissant outil de déni des antagonismes de classe, au profit d’une petite bourgeoisie qui renforce sa certitude de penser et d’agir bien.

Zones à défendre et gentrification

C’est cette bien-pensance que bouscule Pierrette Rigaux dans un texte paru en décembre 2014 (5), quelques semaines après l’assassinat de Rémi Fraisse à Sivens. « Devant, et sur les flancs » dresse un tableau sans complaisance des logiques de pouvoir à l’œuvre dans les ZAD (zones à défendre) et mouvements d’opposition aux grands projets inutiles, les deux faces (l’une insurgée, l’autre légaliste) du refus populaire des projets d’aménagement. Populaire, vraiment ? Et si avec ces mouvements on voyait se déployer la même logique colonisatrice dont la petite bourgeoisie a fait montre dans les quartiers populaires de centre-ville ?

Rappelons le processus : « Squat et modes de vie alternatifs > Abandon des luttes sociales et populaires, prédominance de la culture, de l’écologie et de la technologie attirant la petite bourgeoisie > Flambée immobilière et embourgeoisement » (6). Après s’être approprié les dits quartiers urbains et les avoir rendus inaccessibles aux classes pauvres qui les ont habités, voire construits, la petite bourgeoisie se met à rêver de campagne et s’installe dans les villages, caressant des illusions d’autoproduction alimentaire et profitant d’un télétravail à forte valeur ajoutée ou d’horaires de présence au travail peu contraignants. Sensible aux valeurs écolo, elle s’investit fortement dans les luttes pour le cadre de vie. Souvent mal perçue à l’origine par les populations locales avec lesquelles elle entre de nouveau en concurrence sur le marché immobilier (résident·e·s secondaires ou permanent·e·s, le résultat est le même pour les gens du coin), elle profite de luttes écologistes qui légitiment sa présence.

« Ces gentrifieurs des champs sont plutôt sensibles à l’écologie, mais aussi au développement personnel, entretiennent parfois des rapports fétichistes à la nature, sont empreints de libéralisme postmoderne (chacun fait ce qu’il veut, tout dépend du point de vue), et votent volontiers pour une démocratie plus efficace. Mais surtout : ils ont renoncé à la lutte politique antagoniste, sauf par procuration. Ce qui est pratique, puisque ça permet d’être à la fois zadiste et au hammam. » Ironie de l’histoire, les habitant·e·s les plus dépassé·e·s par la situation, « ceux qui ont nourri la France d’après-guerre, mais qui ont loupé le virage des années 80, de l’innovation et de l’information », qui tentent de rester au pays même si celui-ci n’a plus de boulot à offrir, sont devenu·e·s au cours du processus de gros cons pro-autoroute ou pro-LGV (7). « Laissés pour compte de la mondialisation, pas rentables, tout aussi sous perfusion de subventions étatique que les allocataires RSA qu’ils montrent du doigt, ils vomissent les réformes sociétales et les taxes. Et s’ils se mobilisent, c’est parce qu’ils sentent bien que, derrière les zadistes, les peluts, les anti-tout, il y a le nouveau modèle des dominants, intellos, verts et technophiles, avec un vrai projet de société, leur relève en quelque sorte, qui va s’approprier leur territoire. »

Loin de reprendre cet amalgame, Pierrette Rigaux dessine une ligne de fracture entre révolutionnaires (« nous, les anarchistes, les militants, les zadistes ») et « ecotechs » petits bourgeois aux intérêts de classe bien compris, les premier·e·s servant malgré eux les intérêts des second·e·s qui s’en débarrasseront tôt ou tard. Mais les confondre n’est peut-être pas si idiot. Car même chez les personnes qui réinventent sur les ZAD des formes d’engagement collectif et dont la vie quotidienne est une lutte contre le système, les réflexes de classe peuvent réapparaître à tout moment. On peut tout à la fois se montrer solidaire des « arraché·e·s », routard·e·s, toxicos ou malades mentaux qui contribuent à tenir la ZAD et dans le même temps se fixer comme objectif de convertir les éleveurs du coin à la culture de lentilles, réactivant la hiérarchie qui veut que les agronomes (ici végan·e·s et au RSA) expliquent la vie aux agriculteurs (ici expulsables). On peut toujours espérer que les luttes et les engagements écolo effacent ce sous-produit du capitalisme qu’est la classe, mais elle réapparaît encore et toujours. Et le déni offre de violentes surprises.

(1) Maisons écologiques, rues libérées de la voiture… Vauban, jadis ancien quartier militaire squatté par des étudiant·e·s désargenté·e·s, est devenu l’un des modèles européens de l’écoquartier. Le texte et son contrepoint : « C’est plus facile de critiquer que de proposer, hein ouais ? », Désurbanisme n°6, septembre 2002, dans le recueil paru au Monde à l’envers, Grenoble, 2014.
(2) Jean-Valéry Marc, « Stratégie de lutte contre la pauvreté : l’exemple du jardin créole », communication au colloque « Josué de Castro dans le XXIe siècle », université Paris 8, janvier 2009.
(3) Marianne Kirby, « Co-opting the coop », Bitch magazine, Portland, Oregon, décembre 2012.
(4) Voir encadré dans l’entretien avec Nicolas Marquis p. 22.
(5) Pierrette Rigaux, « Devant, et sur les flancs. Lettre un peu péremptoire mais amicale au mouvement zadiste », décembre 2014, paru sur les sites piecesetmaindoeuvre.com puis reporterre.net.
(6) Les citations sont extraites de « Devant, et sur les flancs », article cité.
(7) Ligne de train à grande vitesse. J’ai bien évidemment moi aussi évangélisé les partisan·e·s d’une autoroute.

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