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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Bakounine. – Textes sur la religion

Bakounine. – Textes sur la religion

Ce n’est pas la propagande de la libre-pensée, mais la révolution sociale seule qui pourra tuer la religion dans le peuple. La propagande de la libre-pensée est certainement très utile ; elle est indispensable, comme un moyen excellent pour convertir les individus déjà avancés ; mais elle ne fera pas brèche dans le peuple, parce que la religion n’est pas seulement une aberration, une déviation de la pensée, mais encore et spécialement une protestation du naturel vivant, puissant, des masses contre les étroitesses et les misères de la vie réelle. Le peuple va à l’église comme il va au cabaret, pour s’étourdir, pour oublier sa misère, pour se voir en imagination, pour quelques instants au moins, libre et heureux à l’égal de tous les autres. Donnez-lui une existence humaine, et il n’ira plus ni au cabaret, ni à l’église. Eh bien, cette existence humaine, la révolution sociale devra et pourra seule la lui donner.

(Bakounine, "Lettre à mes amis d’Italie" 19-21 octobre 1871)

  • kakounine – textes sur la religion Les textes sur la religion présentés ici sont ceux qui figurent dans les chapitres 8 et 9 de la première partie de l’ouvrage d’Etienne Lesourd, d’après G.P. Maximov : Michel Bakounine, Théorie générale de la révolution, Les Nuits rouges. Les extraits sont tous tirés de Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, sauf le dernier paragraphe qui est tiré de la « Lettre à mes amis d’Italie » (19-21 octobre 1871) L’essence de la religion Pour les hommes qui pensent réellement avec logique et dont l'intelligence s'est élevée à la hauteur actuelle de la science, – cette unité du Monde ou de l'Être est désormais un fait acquis. Mais il est impossible de ne point reconnaître que ce fait si simple et tellement évident que tout ce qui lui est opposé nous apparait désormais comme absurde, que ce fait, disons nous, ne se trouve en flagrante contradiction avec la conscience universelle de l'humanité, qui, abstraction faite de la différence des formes sous lesquelles elle s'est manifestée dans l'histoire, s'est toujours unanimement prononcée pour l'existence de deux mondes distincts : le monde spirituel et le monde matériel, le monde divin et le monde réel. Depuis les grossiers fétichistes qui adorent dans le monde qui les entoure l'action d'une puissance surnaturelle, incarnée dans quelque objet matériel, tous les peuples ont cru, tous croient encore aujourd'hui à l'existence d'une divinité quelconque. Cette unanimité imposante, selon l'avis de beaucoup de personnes, vaut plus que toutes les démonstrations de la science ; et, si la logique d'un petit nombre de penseurs conséquents mais isolés lui est contraire, tant pis, disent-elles, pour cette logique, car le consentement unanime, l'adoption universelle d'une idée ont été considérés de tout temps comme la preuve la Bakounine – textes sur la religion 2 plus victorieuse de sa vérité, et cela avec beaucoup de raison parce que le sentiment de tout le monde et de tous les temps ne saurait se tromper ; il doit avoir sa racine dans une nécessité essentiellement inhérente à la nature même de toute l'humanité. Mais s'il est vrai que, conformément à cette nécessité, l'homme ait absolument besoin de croire à l'existence d'un Dieu, celui qui n'y croit pas, quelle que soit la logique qui l'entraîne à ce scepticisme, est une exception anormale, un monstre. Ainsi donc l'antiquité et l'universalité de la croyance en Dieu seraient, contre toute science et contre toute logique, les preuves irrécusables de l'existence de Dieu. Et pourquoi ? Jusqu'au siècle de Kopernic et de Galilée, tout le monde, moins les Pythagoriciens peut-être, avait cru que le soleil tourne autour de la terre : cette croyance était-elle une preuve de la vérité de cette supposition ? Dès l'origine de la société historique jusqu'à nos jours, il y a eu toujours et partout exploitation du travail forcé des masses ouvrières, esclaves ou salariées, par quelque minorité conquérante ; s'en suit-il que l'exploitation du travail d'autrui par des parasites ne soit pas une iniquité, une spoliation ou un vol ? Voilà deux exemples qui prouvent que l'argumentation de nos déistes modernes ne vaut rien. Rien n'est en effet ni aussi universel, ni aussi antique que l'absurde, et c'est la vérité au contraire qui relativement est beaucoup plus rare et plus jeune, ayant toujours été le résultat, le produit, jamais le commencement de l'histoire ; car l'homme, par son origine, cousin, sinon descendant direct du gorille, est parti de la nuit profonde de l'instinct animal pour arriver à la lumière de l'esprit, ce qui explique fort naturellement toutes ses divagations passées et nous console en partie de ses présentes erreurs. Toute l'histoire de l'homme n'est donc autre chose que son éloignement progressif de la pure animalité par la création de son humanité. Il s'en suit que l'antiquité d'une idée, loin de prouver quelque chose en faveur d'une idée, doit au contraire nous la rendre suspecte. Quant à l'universalité d'une erreur, elle ne prouve qu'une chose : l'identité de l'humaine nature dans tous les temps et sous tous les climats. Et puisque tous les peuples à toutes les époques ont cru et croient en Dieu, sans nous en laisser imposer par ce fait sans doute incontestable, mais qui ne saurait prévaloir dans notre esprit ni contre la logique, ni contre la science, nous devons en conclure simplement que l'idée divine, sans doute issue de nous-mêmes, est une erreur nécessaire dans le développement de l'humanité et nous demander comment et pourquoi elle est née, pourquoi, pour l'immense majorité de l'espèce humaine, elle reste encore aujourd'hui nécessaire ? Bakounine – textes sur la religion 3 Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l'idée d'un monde surnaturel ou divin s'est produite, et a dû nécessairement se produire dans le développement naturel de l'esprit humain et de l'humaine société par l'histoire, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l'absurdité de cette idée, nous ne pourrons jamais la détruire dans l'opinion du monde, parce que sans cette connaissance, nous ne pourrons jamais l'attaquer dans les profondeurs mêmes de l'être humain, où elle a pris racine, – et condamnés à une lutte stérile et sans fin, nous devrons nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses mille manifestations, dont l'absurdité, à peine abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt dans une forme nouvelle et non moins insensée, – parce que tant que la racine de la croyance en Dieu restera intacte, elle produira toujours des rejetons nouveaux. C'est ainsi que dans certaines régions de la société civilisée actuelle, le spiritisme tend à s'installer aujourd'hui sur les ruines du Christianisme. Qui plus est, il nous est indispensable de nous en rendre compte pour nous-mêmes, car nous aurons beau nous dire athées, tant que nous n'aurons pas compris la genèse historique, naturelle, de l'idée de Dieu dans l'humaine société, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les clameurs de cette conscience universelle dont nous n'aurons pas surpris le secret, c'est-à-dire la raison naturelle, et vu la faiblesse naturelle de l'individu contre le milieu social qui l'entoure, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard dans l'esclavage de l'absurdité religieuse. – Les exemples de ces tristes conversions sont fréquents dans la société actuelle. Nous sommes plus que jamais convaincus, Messieurs, de l'urgence qu'il y a aujourd'hui à résoudre complètement la question suivante : L'homme formant avec toute la nature un seul être et n'étant que le produit matériel d'une quantité indéfinie de causes exclusivement matérielles, comment cette dualité : la supposition de deux mondes opposes, l'un spirituel, l'autre matériel, l'un divin, l'autre tout naturel, a-t-elle pu naître, s'établir et s'enraciner si profondément dans la conscience humaine ? La religion, comme on voit, ainsi que toutes les choses humaines, a sa première source dans la vie animale. Il est impossible de dire, qu'aucun animal, excepté l'homme, ait une religion ; parce que la religion la plus grossière suppose encore un certain degré de réflexion, auquel aucun animal, hormis l'homme, ne s'est jamais élevé. Mais il est tout aussi impossible de nier que dans l'existence de tous les animaux, sans en excepter aucun, ne se trouvent tous les éléments, pour ainsi dire matériels, constitutifs de la religion, moins sans doute son côté idéal, celui même, qui Bakounine – textes sur la religion 4 doit la détruire, tôt ou tard – la pensée. En effet, quelle est l'essence réelle de toute religion ? C'est précisément ce sentiment d'absolue dépendance de l'individu passager vis-à-vis de l'éternelle et omnipotente nature. Il nous est difficile d'observer ce sentiment et d'en analyser toutes les manifestations dans les animaux d'espèces inférieures ; pourtant nous pouvons dire que l'instinct de conservation, qu'on retrouve jusque dans les organisations relativement les plus pauvres, sans doute à un moindre degré que dans les organisations supérieures, n'est rien qu'une sorte de sagesse coutumière qui se forme en chacune sous l'influence de ce sentiment qui n'est autre, avons nous dit, que le sentiment religieux. Dans les animaux doués d'une organisation plus complète et qui se rapprochent davantage de l'homme, il se manifeste d'une manière beaucoup plus sensible pour nous, dans la peur instinctive et panique, par exemple, qui s'empare d'eux quelquefois à l'approche de quelque grande catastrophe naturelle, tels qu'un tremblement de terre, une incendie de forêts ou une forte tempête. Et en général, on peut dire, que la peur est un des sentiments prédominants dans la vie animale. Tous les animaux vivants en liberté sont farouches, ce qui prouve, qu'ils vivent dans une peur instinctive, incessante, qu'ils ont toujours le sentiment du danger, c'est-à-dire celui d'une influence toute puissante qui les poursuit, les pénètre et les embrasse toujours et partout. Cette crainte, la crainte de Dieu, diraient les théologiens, est le commencement de la sagesse, c'est-à-dire, de la religion. Mais chez les animaux elle ne devient pas religion, parce qu'il leur manque cette puissance de réflexion, qui fixe le sentiment, en détermine l'objet et le transforme en conscience, en pensée. – On a eu donc raison de prétendre que l'homme est religieux par naturel, il l'est comme tous les autres animaux, – mais lui seul, sur cette terre, a la conscience de sa religion. La religion, a-t-on dit, est le premier réveil de la raison : oui, mais sous la forme de la déraison. La religion, avons nous observé tout à l'heure, commence par la crainte. Et en effet l'homme, en se réveillant aux premières lueurs de ce soleil intérieur, que nous appelons la conscience de soi-même, et sortant lentement pas à pas, de ce demi-sommeil magnétique, de cette existence toute d'instinct qu'il menait, lorsqu'il se trouvait encore à l'état de pure innocence, c'est-à-dire d'animal : – étant d'ailleurs né comme tout animal, dans la crainte de ce monde extérieur, qui le produit et le nourrit, il est vrai, mais qui, en même temps, l'opprime, l'écrase et menace de l'engloutir à toute heure – l'homme a dû avoir nécessairement, pour premier objet de sa naissante réflexion, cette crainte même. On peut présumer que chez l'homme primitif, au réveil de son intelligence, cette instinctive terreur devait être plus forte que chez les animaux de toutes les autres espèces ; Bakounine – textes sur la religion 5 d'abord parce qu'il naît beaucoup moins armé que les autres, et que son enfance dure beaucoup plus longtemps ; et ensuite parce que cette même réflexion, à peine éclose et non encore arrivée à un degré suffisant de maturité et de force pour reconnaître et pour utiliser les objets extérieurs, a dû tout de même arracher l'homme à l'union, à l'entente, à l'harmonie instinctive, dans lesquelles, comme cousin du Gorille, il a dû se trouver avec le reste de la nature, avant que la pensée ne se fût en lui réveillée ; ainsi la réflexion l'isolait au milieu de cette nature, qui, lui devenant ainsi étrangère, a dû lui apparaître à travers le prisme de son imagination excitée et élargie par l'effet même de cette commençante réflexion, comme une sombre et mystérieuse puissance, infiniment plus hostile et plus menaçante qu'elle ne l'est en réalité. Il nous est excessivement difficile, sinon impossible, de nous rendre un compte exact des premières sensations et imaginations religieuses de l'homme sauvage. Dans leurs détails, elles ont dû être sans doute aussi diverses que l'ont été les propres natures des peuplades primitives qui les ont éprouvées, aussi bien que les climats, la nature des lieux et toutes les autres circonstances et déterminations extérieures, au milieu desquelles elles se sont développées. Mais comme après tout c'étaient des sensations et des imaginations humaines, elles ont dû, malgré cette grande diversité de détails, se résumer en quelques simples points identiques, d'un caractère général et que nous allons tâcher de fixer. Quelle que soit la provenance des différents groupes humains et de la séparation des races humaines sur le globe ; que tous les hommes n'aient eu qu'un seul Adam-Gorille ou cousin de Gorille pour ancêtre, ou qu'ils soient issus de plusieurs, que la nature aurait formés sur différents points, et à différentes époques, indépendamment les uns des autres, la faculté qui constitue proprement et qui crée l'humanité de tous les hommes : la réflexion, la puissance d'abstraction, la raison, la pensée, en un mot, la faculté de former des idées, restent, aussi bien que les lois qui déterminent la manifestation de cette faculté, en tous temps et en tous lieux identiques, partout et toujours les mêmes – de sorte qu'aucun développement humain ne saurait se faire contrairement à ces lois. Ceci nous donne le droit de penser, que les phases principales observées dans le premier développement religieux d'un seul peuple, ont dû se reproduire dans celui de toutes les autres populations de la terre. A en juger d'après les rapports unanimes des voyageurs, qui, depuis le siècle passé ont visité les îles de l'Océanie, comme de ceux qui de nos jours ont pénétré dans l'intérieur de l'Afrique, le Fétichisme doit être la première religion, celle de toutes les peuplades sauvages, qui se sont le moins Bakounine – textes sur la religion 6 éloignées de l'état de nature. Mais le Fétichisme n'est autre chose que la religion de la peur. Il est la première humaine expression de cette sensation de dépendance absolue, mêlée de terreur instinctive, que nous trouvons au fond de toute vie animale et qui, comme nous l'avons déjà dit, constitue le rapport religieux des individus des espèces même les plus inférieures avec la toute-puissance de la nature. Qui ne connaît l'influence, qu'exercent et l'impression que produisent sur tous les êtres vivants, sans en excepter même les plantes, les grands phénomènes réguliers de la nature ; tels que le lever et le coucher du soleil, le clair de la lune, le retour des saisons, la succession du froid et du chaud, l'action particulière et constante de l'océan, des montagnes, du désert, ou bien les catastrophes naturelles, telles que les tempêtes, les éclipses, les tremblements de terre, aussi bien que les rapports si variés et mutuellement destructifs des espèces animales entre elles et avec les espèces végétales ; – tout cela constitue pour chaque animal un ensemble de conditions d'existence, un caractère, une nature, et nous serions presque tentés de dire un culte particulier ; car chez tous les animaux, dans tous les êtres vivants, vous retrouverez une sorte d'adoration de la nature, mêlée de crainte et de joie, d'espérance et d'inquiétude, et qui, en tant que sentiment, ressemble beaucoup à la religion humaine. L'invocation et la prière même n'y manquent pas. Considérez le chien apprivoisé, implorant une caresse, un regard de son maître ; n'est ce pas l'image de l'homme à genoux devant son Dieu ? Ce chien ne transporte-t-il pas par son imagination et même par un commencement de réflexion, que l'expérience a développée en lui, la Toutepuissance naturelle qui l'obsède, sur son maître, comme l'homme croyant la transporte sur Dieu ? Quelle est donc la différence entre le sentiment religieux de l'homme et celui du chien ? Ce n'est pas même la réflexion, c'est le degré de la réflexion, ou bien la capacité de la fixer et de la concevoir comme une pensée abstraite, de la généraliser en la nommant, – la parole humaine ayant ceci de particulier, qu'incapable de nommer les choses réelles qui agissent immédiatement sur nos sens, elle n'en exprime que la notion ou la généralité abstraite ; et comme la parole et la pensée sont les deux formes distinctes, mais inséparables, d'un seul et même acte de l'humaine réflexion, cette dernière, en fixant l'objet de la terreur et de l'adoration animales ou du premier culte naturel de l'homme, l'universalise, le transforme en être abstrait et cherche à le désigner par un nom. L'objet réellement adoré par tel ou tel individu reste toujours celui-ci : cette pierre, ce morceau de bois, pas un autre ; mais du moment qu'il a été nommé par la parole, il devient un objet ou une notion abstraite, un morceau de bois ou une pierre, en général. – C'est ainsi qu'avec le premier réveil de la pensée, Bakounine – textes sur la religion 7 manifestée par la parole, le monde exclusivement humain, le monde des abstractions commence. Cette faculté d'abstraction, source de toutes nos connaissances et de toutes nos idées, est donc aussi, comme on voit, l'unique cause de toutes les émancipations humaines. Mais le premier réveil de cette faculté, qui n'est autre que la raison, ne produit pas immédiatement la liberté. Lorsqu'elle commence à agir dans l'homme, en se dégageant lentement des langes de son instinctivité animale, elle se manifeste d'abord, non sous la forme d'une réflexion raisonnée, ayant conscience et connaissance de son activité propre, mais sous celle d'une réflexion imaginative ou de la déraison, et comme telle, elle ne délivre graduellement l'homme de l'esclavage naturel qui l'obsède à son berceau, que pour le rejeter aussitôt sous le poids d'un esclavage, mille fois plus dur et plus terrible encore – sous celui de la religion. C'est la réflexion imaginative de l'homme qui transforme le culte naturel dont nous avons retrouvé les éléments et les traces chez tous les animaux, en culte humain, sous la forme élémentaire du fétichisme. Nous avons montré les animaux adorant instinctivement les grands phénomènes de la nature, qui réellement exercent sur leur existence une influence immédiate et puissante, mais nous n'avons jamais entendu parler d'animaux, qui adorent un inoffensif morceau de bois, un torchon, un os ou une pierre – tandis que nous retrouvons ce culte dans la religion primitive des sauvages et jusque dans le catholicisme. Comment expliquer cette anomalie en apparence du moins si étrange et qui sous le rapport du bon sens et du sentiment de la réalité des choses, nous présente l'homme comme bien inférieur aux plus modestes animaux ? Cette absurdité est le produit de la réflexion imaginative de l'homme sauvage. Il ne sent pas seulement la toute-puissance de la nature comme les autres animaux, il en fait l'objet de sa constante réflexion, il le fixe et le généralise en lui donnant un nom quelconque, il en fait le centre autour duquel se groupent toutes ses imaginations enfantines. Encore incapable d'embrasser par sa pauvre pensée l'univers, même le globe terrestre, même le milieu si restreint au sein duquel il est né et il vit, il cherche partout où réside donc cette toute-puissance, dont le sentiment, désormais réfléchi et fixé, l'obsède, – et par un jeu, par une aberration de sa fantaisie ignorante qu'il nous serait difficile d'expliquer aujourd'hui, il l'attache à ce morceau de bois, à ce torchon, à cette pierre..... c'est le pur fétichisme, la plus religieuse, c'est-à-dire la plus absurde de toutes les religions. Bakounine – textes sur la religion 8 Après et souvent avec le fétichisme, vient le culte des sorciers. C'est un culte, sinon beaucoup plus rationnel, au moins plus naturel et qui nous surprendra moins que le pur fétichisme, parce que nous y sommes habitués, étant encore aujourd'hui entourés de sorciers : les spiritistes, les médiums, les clairvoyants avec leurs magnétiseurs, et voir même les prêtres de l'église catholique romaine aussi bien que ceux de l'église orientale grecque, qui prétendent avoir la puissance de forcer le bon Dieu, à l'aide de quelques formules mystérieuses, à descendre sur l'eau ou bien même à se transformer en pain et en vin – tous ces forceurs de la divinité soumise à leurs enchantements, ne sont-ils pas autant de sorciers ? Il est vrai que leur divinité, issue d'un développement de plusieurs mille ans, est beaucoup plus compliquée, que celle de la sorcellerie primitive, qui n'a d'abord pour objet, que l'imagination déjà fixe, mais encore indéterminée de la toute-puissance, sans aucun autre attribut, soit intellectuel, soit moral. La distinction du bien et du mal, du juste ou de l'injuste, y est encore inconnue ; on ne sait ce qu'elle aime, ce qu'elle déteste, ce qu'elle veut et ce qu'elle ne veut pas ; elle n'est ni bonne ni mauvaise, – elle est seulement la Toute-puissance. Pourtant le caractère divin commence déjà à se dessiner ; elle est égoïste et vaniteuse, elle aime les compliments, les génuflexions, l'humiliation et l'immolation des hommes, leur adoration et leurs sacrifices – et elle persécute et punit cruellement ceux qui ne veulent pas s'y soumettre : les rebelles, les orgueilleux, les impies. C'est, comme on sait, le fond principal de la nature divine dans tous les Dieux, antiques et présents, créés par l'humaine déraison. Y a-t-il eu jamais au monde un être plus atrocement jaloux, vaniteux, égoïste, sanguinaire que le Jehovah des Juifs ou Dieu, le père des chrétiens ? Dans le culte de la sorcellerie primitive, la Divinité ou cette Toutepuissance indéterminée, apparaît d'abord comme inséparable de la personne du sorcier : lui-même est Dieu, comme le Fétiche. Mais à la longue, le rôle d'homme surnaturel, d'homme-Dieu, pour un homme réel, – surtouoBakounine – textes sur la religion 2 plus victorieuse de sa vérité, et cela avec beaucoup de raison parce que le sentiment de tout le monde et de tous les temps ne saurait se tromper ; il doit avoir sa racine dans une nécessité essentiellement inhérente à la nature même de toute l'humanité. Mais s'il est vrai que, conformément à cette nécessité, l'homme ait absolument besoin de croire à l'existence d'un Dieu, celui qui n'y croit pas, quelle que soit la logique qui l'entraîne à ce scepticisme, est une exception anormale, un monstre. Ainsi donc l'antiquité et l'universalité de la croyance en Dieu seraient, contre toute science et contre toute logique, les preuves irrécusables de l'existence de Dieu. Et pourquoi ? Jusqu'au siècle de Kopernic et de Galilée, tout le monde, moins les Pythagoriciens peut-être, avait cru que le soleil tourne autour de la terre : cette croyance était-elle une preuve de la vérité de cette supposition ? Dès l'origine de la société historique jusqu'à nos jours, il y a eu toujours et partout exploitation du travail forcé des masses ouvrières, esclaves ou salariées, par quelque minorité conquérante ; s'en suit-il que l'exploitation du travail d'autrui par des parasites ne soit pas une iniquité, une spoliation ou un vol ? Voilà deux exemples qui prouvent que l'argumentation de nos déistes modernes ne vaut rien. Rien n'est en effet ni aussi universel, ni aussi antique que l'absurde, et c'est la vérité au contraire qui relativement est beaucoup plus rare et plus jeune, ayant toujours été le résultat, le produit, jamais le commencement de l'histoire ; car l'homme, par son origine, cousin, sinon descendant direct du gorille, est parti de la nuit profonde de l'instinct animal pour arriver à la lumière de l'esprit, ce qui explique fort naturellement toutes ses divagations passées et nous console en partie de ses présentes erreurs. Toute l'histoire de l'homme n'est donc autre chose que son éloignement progressif de la pure animalité par la création de son humanité. Il s'en suit que l'antiquité d'une idée, loin de prouver quelque chose en faveur d'une idée, doit au contraire nous la rendre suspecte. Quant à l'universalité d'une erreur, elle ne prouve qu'une chose : l'identité de l'humaine nature dans tous les temps et sous tous les climats. Et puisque tous les peuples à toutes les époques ont cru et croient en Dieu, sans nous en laisser imposer par ce fait sans doute incontestable, mais qui ne saurait prévaloir dans notre esprit ni contre la logique, ni contre la science, nous devons en conclure simplement que l'idée divine, sans doute issue de nous-mêmes, est une erreur nécessaire dans le développement de l'humanité et nous demander comment et pourquoi elle est née, pourquoi, pour l'immense majorité de l'espèce humaine, elle reste encore aujourd'hui nécessaire ? Bakounine – textes sur la religion 3 Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l'idée d'un monde surnaturel ou divin s'est produite, et a dû nécessairement se produire dans le développement naturel de l'esprit humain et de l'humaine société par l'histoire, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l'absurdité de cette idée, nous ne pourrons jamais la détruire dans l'opinion du monde, parce que sans cette connaissance, nous ne pourrons jamais l'attaquer dans les profondeurs mêmes de l'être humain, où elle a pris racine, – et condamnés à une lutte stérile et sans fin, nous devrons nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses mille manifestations, dont l'absurdité, à peine abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt dans une forme nouvelle et non moins insensée, – parce que tant que la racine de la croyance en Dieu restera intacte, elle produira toujours des rejetons nouveaux. C'est ainsi que dans certaines régions de la société civilisée actuelle, le spiritisme tend à s'installer aujourd'hui sur les ruines du Christianisme. Qui plus est, il nous est indispensable de nous en rendre compte pour nous-mêmes, car nous aurons beau nous dire athées, tant que nous n'aurons pas compris la genèse historique, naturelle, de l'idée de Dieu dans l'humaine société, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les clameurs de cette conscience universelle dont nous n'aurons pas surpris le secret, c'est-à-dire la raison naturelle, et vu la faiblesse naturelle de l'individu contre le milieu social qui l'entoure, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard dans l'esclavage de l'absurdité religieuse. – Les exemples de ces tristes conversions sont fréquents dans la société actuelle. Nous sommes plus que jamais convaincus, Messieurs, de l'urgence qu'il y a aujourd'hui à résoudre complètement la question suivante : L'homme formant avec toute la nature un seul être et n'étant que le produit matériel d'une quantité indéfinie de causes exclusivement matérielles, comment cette dualité : la supposition de deux mondes opposes, l'un spirituel, l'autre matériel, l'un divin, l'autre tout naturel, a-t-elle pu naître, s'établir et s'enraciner si profondément dans la conscience humaine ? La religion, comme on voit, ainsi que toutes les choses humaines, a sa première source dans la vie animale. Il est impossible de dire, qu'aucun animal, excepté l'homme, ait une religion ; parce que la religion la plus grossière suppose encore un certain degré de réflexion, auquel aucun animal, hormis l'homme, ne s'est jamais élevé. Mais il est tout aussi impossible de nier que dans l'existence de tous les animaux, sans en excepter aucun, ne se trouvent tous les éléments, pour ainsi dire matériels, constitutifs de la religion, moins sans doute son côté idéal, celui même, qui Bakounine – textes sur la religion 4Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l'idée d'un monde surnaturel ou divin s'est produite, et a dû nécessairement se produire dans le développement naturel de l'esprit humain et de l'humaine société par l'histoire, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l'absurdité de cette idée, nous ne pourrons jamais la détruire dans l'opinion du monde, parce que sans cette connaissance, nous ne pourrons jamais l'attaquer dans les profondeurs mêmes de l'être humain, où elle a pris racine, – et condamnés à une lutte stérile et sans fin, nous devrons nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses mille manifestations, dont l'absurdité, à peine abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt dans une forme nouvelle et non moins insensée, – parce que tant que la racine de la croyance en Dieu restera intacte, elle produira toujours des rejetons nouveaux. C'est ainsi que dans certaines régions de la société civilisée actuelle, le spiritisme tend à s'installer aujourd'hui sur les ruines du Christianisme. Qui plus est, il nous est indispensable de nous en rendre compte pour nous-mêmes, car nous aurons beau nous dire athées, tant que nous n'aurons pas compris la genèse historique, naturelle, de l'idée de Dieu dans l'humaine société, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les clameurs de cette conscience universelle dont nous n'aurons pas surpris le secret, c'est-à-dire la raison naturelle, et vu la faiblesse naturelle de l'individu contre le milieu social qui l'entoure, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard dans l'esclavage de l'absurdité religieuse. – Les exemples de ces tristes conversions sont fréquents dans la société actuelle. Nous sommes plus que jamais convaincus, Messieurs, de l'urgence qu'il y a aujourd'hui à résoudre complètement la question suivante : L'homme formant avec toute la nature un seul être et n'étant que le produit matériel d'une quantité indéfinie de causes exclusivement matérielles, comment cette dualité : la supposition de deux mondes opposes, l'un spirituel, l'autre matériel, l'un divin, l'autre tout naturel, a-t-elle pu naître, s'établir et s'enraciner si profondément dans la conscience humaine ? La religion, comme on voit, ainsi que toutes les choses humaines, a sa première source dans la vie animale. Il est impossible de dire, qu'aucun animal, excepté l'homme, ait une religion ; parce que la religion la plus grossière suppose encore un certain degré de réflexion, auquel aucun animal, hormis l'homme, ne s'est jamais élevé. Mais il est tout aussi impossible de nier que dans l'existence de tous les animaux, sans en excepter aucun, ne se trouvent tous les éléments, pour ainsi dire matériels, constitutifs de la religion, moins sans doute son côté idéal, celui même, qui Bakounine – textes sur la religion 4 doit la détruire, tôt ou tard – la pensée. En effet, quelle est l'essence réelle de toute religion ? C'est précisément ce sentiment d'absolue dépendance de l'individu passager vis-à-vis de l'éternelle et omnipotente nature. Il nous est difficile d'observer ce sentiment et d'en analyser toutes les manifestations dans les animaux d'espèces inférieures ; pourtant nous pouvons dire que l'instinct de conservation, qu'on retrouve jusque dans les organisations relativement les plus pauvres, sans doute à un moindre degré que dans les organisations supérieures, n'est rien qu'une sorte de sagesse coutumière qui se forme en chacune sous l'influence de ce sentiment qui n'est autre, avons nous dit, que le sentiment religieux. Dans les animaux doués d'une organisation plus complète et qui se rapprochent davantage de l'homme, il se manifeste d'une manière beaucoup plus sensible pour nous, dans la peur instinctive et panique, par exemple, qui s'empare d'eux quelquefois à l'approche de quelque grande catastrophe naturelle, tels qu'un tremblement de terre, une incendie de forêts ou une forte tempête. Et en général, on peut dire, que la peur est un des sentiments prédominants dans la vie animale. Tous les animaux vivants en liberté sont farouches, ce qui prouve, qu'ils vivent dans une peur instinctive, incessante, qu'ils ont toujours le sentiment du danger, c'est-à-dire celui d'une influence toute puissante qui les poursuit, les pénètre et les embrasse toujours et partout. Cette crainte, la crainte de Dieu, diraient les théologiens, est le commencement de la sagesse, c'est-à-dire, de la religion. Mais chez les animaux elle ne devient pas religion, parce qu'il leur manque cette puissance de réflexion, qui fixe le sentiment, en détermine l'objet et le transforme en conscience, en pensée. – On a eu donc raison de prétendre que l'homme est religieux par naturel, il l'est comme tous les autres animaux, – mais lui seul, sur cette terre, a la conscience de sa religion. La religion, a-t-on dit, est le premier réveil de la raison : oui, mais sous la forme de la déraison. La religion, avons nous observé tout à l'heure, commence par la crainte. Et en effet l'homme, en se réveillant aux premières lueurs de ce soleil intérieur, que nous appelons la conscience de soi-même, et sortant lentement pas à pas, de ce demi-sommeil magnétique, de cette existence toute d'instinct qu'il menait, lorsqu'il se trouvait encore à l'état de pure innocence, c'est-à-dire d'animal : – étant d'ailleurs né comme tout animal, dans la crainte de ce monde extérieur, qui le produit et le nourrit, il est vrai, mais qui, en même temps, l'opprime, l'écrase et menace de l'engloutir à toute heure – l'homme a dû avoir nécessairement, pour premier objet de sa naissante réflexion, cette crainte même. On peut présumer que chez l'homme primitif, au réveil de son intelligence, cette instinctive terreur devait être plus forte que chez les animaux de toutes les autres espèces ; Bakounine – textes sur la religion 5 d'abord parce qu'il naît beaucoup moins armé que les autres, et que son enfance dure beaucoup plus longtemps ; et ensuite parce que cette même réflexion, à peine éclose et non encore arrivée à un degré suffisant de maturité et de force pour reconnaître et pour utiliser les objets extérieurs, a dû tout de même arracher l'homme à l'union, à l'entente, à l'harmonie instinctive, dans lesquelles, comme cousin du Gorille, il a dû se trouver avec le reste de la nature, avant que la pensée ne se fût en lui réveillée ; ainsi la réflexion l'isolait au milieu de cette nature, qui, lui devenant ainsi étrangère, a dû lui apparaître à travers le prisme de son imagination excitée et élargie par l'effet même de cette commençante réflexion, comme une sombre et mystérieuse puissance, infiniment plus hostile et plus menaçante qu'elle ne l'est en réalité. Il nous est excessivement difficile, sinon impossible, de nous rendre un compte exact des premières sensations et imaginations religieuses de l'homme sauvage. Dans leurs détails, elles ont dû être sans doute aussi diverses que l'ont été les propres natures des peuplades primitives qui les ont éprouvées, aussi bien que les climats, la nature des lieux et toutes les autres circonstances et déterminations extérieures, au milieu desquelles elles se sont développées. Mais comme après tout c'étaient des sensations et des imaginations humaines, elles ont dû, malgré cette grande diversité de détails, se résumer en quelques simples points identiques, d'un caractère général et que nous allons tâcher de fixer. Quelle que soit la provenance des différents groupes humains et de la séparation des races humaines sur le globe ; que tous les hommes n'aient eu qu'un seul Adam-Gorille ou cousin de Gorille pour ancêtre, ou qu'ils soient issus de plusieurs, que la nature aurait formés sur différents points, et à différentes époques, indépendamment les uns des autres, la faculté qui constitue proprement et qui crée l'humanité de tous les hommes : la réflexion, la puissance d'abstraction, la raison, la pensée, en un mot, la faculté de former des idées, restent, aussi bien que les lois qui déterminent la manifestation de cette faculté, en tous temps et en tous lieux identiques, partout et toujours les mêmes – de sorte qu'aucun développement humain ne saurait se faire contrairement à ces lois. Ceci nous donne le droit de penser, que les phases principales observées dans le premier développement religieux d'un seul peuple, ont dû se reproduire dans celui de toutes les autres populations de la terre. A en juger d'après les rapports unanimes des voyageurs, qui, depuis le siècle passé ont visité les îles de l'Océanie, comme de ceux qui de nos jours ont pénétré dans l'intérieur de l'Afrique, le Fétichisme doit être la première religion, celle de toutes les peuplades sauvages, qui se sont le moins

éloignées de l'état de nature. Mais le Fétichisme n'est autre chose que la religion de la peur. Il est la première humaine expression de cette sensation de dépendance absolue, mêlée de terreur instinctive, que nous trouvons au fond de toute vie animale et qui, comme nous l'avons déjà dit, constitue le rapport religieux des individus des espèces même les plus inférieures avec la toute-puissance de la nature. Qui ne connaît l'influence, qu'exercent et l'impression que produisent sur tous les êtres vivants, sans en excepter même les plantes, les grands phénomènes réguliers de la nature ; tels que le lever et le coucher du soleil, le clair de la lune, le retour des saisons, la succession du froid et du chaud, l'action particulière et constante de l'océan, des montagnes, du désert, ou bien les catastrophes naturelles, telles que les tempêtes, les éclipses, les tremblements de terre, aussi bien que les rapports si variés et mutuellement destructifs des espèces animales entre elles et avec les espèces végétales ; – tout cela constitue pour chaque animal un ensemble de conditions d'existence, un caractère, une nature, et nous serions presque tentés de dire un culte particulier ; car chez tous les animaux, dans tous les êtres vivants, vous retrouverez une sorte d'adoration de la nature, mêlée de crainte et de joie, d'espérance et d'inquiétude, et qui, en tant que sentiment, ressemble beaucoup à la religion humaine. L'invocation et la prière même n'y manquent pas. Considérez le chien apprivoisé, implorant une caresse, un regard de son maître ; n'est ce pas l'image de l'homme à genoux devant son Dieu ? Ce chien ne transporte-t-il pas par son imagination et même par un commencement de réflexion, que l'expérience a développée en lui, la Toutepuissance naturelle qui l'obsède, sur son maître, comme l'homme croyant la transporte sur Dieu ? Quelle est donc la différence entre le sentiment religieux de l'homme et celui du chien ? Ce n'est pas même la réflexion, c'est le degré de la réflexion, ou bien la capacité de la fixer et de la concevoir comme une pensée abstraite, de la généraliser en la nommant, – la parole humaine ayant ceci de particulier, qu'incapable de nommer les choses réelles qui agissent immédiatement sur nos sens, elle n'en exprime que la notion ou la généralité abstraite ; et comme la parole et la pensée sont les deux formes distinctes, mais inséparables, d'un seul et même acte de l'humaine réflexion, cette dernière, en fixant l'objet de la terreur et de l'adoration animales ou du premier culte naturel de l'homme, l'universalise, le transforme en être abstrait et cherche à le désigner par un nom. L'objet réellement adoré par tel ou tel individu reste toujours celui-ci : cette pierre, ce morceau de bois, pas un autre ; mais du moment qu'il a été nommé par la parole, il devient un objet ou une notion abstraite, un morceau de bois ou une pierre, en général. – C'est ainsi qu'avec le premier réveil de la pensée, Bakounine – textes sur la religion 7 manifestée par la parole, le monde exclusivement humain, le monde des abstractions commence. Cette faculté d'abstraction, source de toutes nos connaissances et de toutes nos idées, est donc aussi, comme on voit, l'unique cause de toutes les émancipations humaines. Mais le premier réveil de cette faculté, qui n'est autre que la raison, ne produit pas immédiatement la liberté. Lorsqu'elle commence à agir dans l'homme, en se dégageant lentement des langes de son instinctivité animale, elle se manifeste d'abord, non sous la forme d'une réflexion raisonnée, ayant conscience et connaissance de son activité propre, mais sous celle d'une réflexion imaginative ou de la déraison, et comme telle, elle ne délivre graduellement l'homme de l'esclavage naturel qui l'obsède à son berceau, que pour le rejeter aussitôt sous le poids d'un esclavage, mille fois plus dur et plus terrible encore – sous celui de la religion. C'est la réflexion imaginative de l'homme qui transforme le culte naturel dont nous avons retrouvé les éléments et les traces chez tous les animaux, en culte humain, sous la forme élémentaire du fétichisme. Nous avons montré les animaux adorant instinctivement les grands phénomènes de la nature, qui réellement exercent sur leur existence une influence immédiate et puissante, mais nous n'avons jamais entendu parler d'animaux, qui adorent un inoffensif morceau de bois, un torchon, un os ou une pierre – tandis que nous retrouvons ce culte dans la religion primitive des sauvages et jusque dans le catholicisme. Comment expliquer cette anomalie en apparence du moins si étrange et qui sous le rapport du bon sens et du sentiment de la réalité des choses, nous présente l'homme comme bien inférieur aux plus modestes animaux ? Cette absurdité est le produit de la réflexion imaginative de l'homme sauvage. Il ne sent pas seulement la toute-puissance de la nature comme les autres animaux, il en fait l'objet de sa constante réflexion, il le fixe et le généralise en lui donnant un nom quelconque, il en fait le centre autour duquel se groupent toutes ses imaginations enfantines. Encore incapable d'embrasser par sa pauvre pensée l'univers, même le globe terrestre, même le milieu si restreint au sein duquel il est né et il vit, il cherche partout où réside donc cette toute-puissance, dont le sentiment, désormais réfléchi et fixé, l'obsède, – et par un jeu, par une aberration de sa fantaisie ignorante qu'il nous serait difficile d'expliquer aujourd'hui, il l'attache à ce morceau de bois, à ce torchon, à cette pierre..... c'est le pur fétichisme, la plus religieuse, c'est-à-dire la plus absurde de toutes les religAprès et souvent avec le fétichisme, vient le culte des sorciers. C'est un culte, sinon beaucoup plus rationnel, au moins plus naturel et qui nous surprendra moins que le pur fétichisme, parce que nous y sommes habitués, étant encore aujourd'hui entourés de sorciers : les spiritistes, les médiums, les clairvoyants avec leurs magnétiseurs, et voir même les prêtres de l'église catholique romaine aussi bien que ceux de l'église orientale grecque, qui prétendent avoir la puissance de forcer le bon Dieu, à l'aide de quelques formules mystérieuses, à descendre sur l'eau ou bien même à se transformer en pain et en vin – tous ces forceurs de la divinité soumise à leurs enchantements, ne sont-ils pas autant de sorciers ? Il est vrai que leur divinité, issue d'un développement de plusieurs mille ans, est beaucoup plus compliquée, que celle de la sorcellerie primitive, qui n'a d'abord pour objet, que l'imagination déjà fixe, mais encore indéterminée de la toute-puissance, sans aucun autre attribut, soit intellectuel, soit moral. La distinction du bien et du mal, du juste ou de l'injuste, y est encore inconnue ; on ne sait ce qu'elle aime, ce qu'elle déteste, ce qu'elle veut et ce qu'elle ne veut pas ; elle n'est ni bonne ni mauvaise, – elle est seulement la Toute-puissance. Pourtant le caractère divin commence déjà à se dessiner ; elle est égoïste et vaniteuse, elle aime les compliments, les génuflexions, l'humiliation et l'immolation des hommes, leur adoration et leurs sacrifices – et elle persécute et punit cruellement ceux qui ne veulent pas s'y soumettre : les rebelles, les orgueilleux, les impies. C'est, comme on sait, le fond principal de la nature divine dans tous les Dieux, antiques et présents, créés par l'humaine déraison. Y a-t-il eu jamais au monde un être plus atrocement jaloux, vaniteux, égoïste, sanguinaire que le Jehovah des Juifs ou Dieu, le père des chrétiens ? Dans le culte de la sorcellerie primitive, la Divinité ou cette Toutepuissance indéterminée, apparaît d'abord comme inséparable de la personne du sorcier : lui-même est Dieu, comme le Fétiche. Mais à la longue, le rôle d'homme surnaturel, d'homme-Dieu, pour un homme réel, – surtout pour un sauvage, qui n'ayant encore aucun moyen de s'abriter contre la curiosité indiscrète de ses croyants, reste du matin jusqu'au soir exposé à leurs investigations – devient impossible. Le bon sens, l'esprit pratique d'une peuplade sauvage, qui continue de se développer parallèlement à son imagination religieuse, finit enfin par lui démontrer l'impossibilité qu'un homme accessible à toutes les faiblesses et infirmités humaines, soit un Dieu. – Le sorcier reste pour elle un être surnaturel, mais seulement par instants, lorsqu'il est possédé. Mais possédé par qui ? Par la Toutepuissance, par Dieu... Donc la divinité se trouve ordinairement en dehors du sorcier. – Où la chercher ? – Le Fétiche, le Dieu-chose est dépassé, le Bakounine – textes sur la religion 9 sorcier, l'homme-Dieu, l'est aussi. – Toutes ces transformations, dans les temps primitifs, ont pu occuper des siècles. – L'homme sauvage déjà avancé, développé et riche de l'expérience et de la tradition de plusieurs siècles, cherche alors la divinité bien loin de lui, mais toujours encore dans des êtres réellement existants : dans le soleil, dans la lune, dans les astres. – La pensée religieuse commence déjà à embrasser l'univers. L'homme, avons-nous dit, n'a pu arriver à ce point qu'après une longue série de siècles. Sa faculté abstractive, sa raison s'est déjà développée, fortifiée, éprouvée par la connaissance pratique des choses qui l'entourent, et par l'observation de leurs rapports ou de leur causalité mutuelle, tandis que le retour régulier de certains phénomènes lui a donné la première notion de quelques lois naturelles... il commence à s'inquiéter de l'ensemble des phénomènes et de leurs causes ; il les cherche. En même temps il commence à se connaître lui-même, et grâce toujours à cette puissance d'abstraction, qui lui permet de s'élever en lui-même, par la pensée, au-dessus de luimême et de se poser comme objet de sa réflexion, il commence à séparer son être matériel et vivant de son être pensant, son extérieur de son intérieur, son corps de son âme. – Mais une fois cette distinction pour lui acquise et fixée, il la transporte naturellement, nécessairement dans son Dieu, il commence à chercher l'âme invisible de cet apparent univers. – C'est ainsi qu'a dû naître le panthéisme religieux des Indiens. Nous devons nous arrêter sur ce point, car c'est ici que commence proprement la religion dans la pleine acception de ce mot, et avec elle la théologie et la métaphysique mêmes. Jusque-là l'imagination religieuse de l'homme, obsédée par la représentation fixe de la Toute-puissance, a procédé naturellement, cherchant la cause et la source de cette Toutepuissance, par la voie de l'investigation expérimentale, d'abord dans les objets les plus rapprochés, dans les fétiches, puis dans les sorciers, plus tard encore dans les grands phénomènes de la nature, enfin dans les astres, mais l'attachant toujours à quelque objet réel et visible, si éloigné qu'il fût. Maintenant il suppose l'existence d'un Dieu spirituel, extra-mondain, invisible. D'autre part, jusqu'ici, ses Dieux ont été des êtres restreints et particuliers, parmi beaucoup d'autres êtres non divins, non doué s de la Toute-puissance, mais non moins réellement existants. Maintenant il pose pour la première fois une divinité universelle : l'Être des Êtres, substance et créateur de tous ces Êtres restreints et particuliers, – l'âme universelle de tout l'univers, le Grand-Tout. Voici donc le vrai Dieu qui commence et avNous devons examiner maintenant le procédé par lequel l'homme est arrivé à ce résultat, afin de reconnaître, dans son origine historique même, la véritable nature de la divinité. Toute la question se réduit à celle-ci : Comment naissent en l'homme la représentation de l'univers et l'idée de son unité ? D'abord, commençons par le dire, la représentation de l'univers pour l'animal ne peut exister, car ce n'est pas un objet qui se donne immédiatement par le sens, comme tous les objets réels, grands ou petits, qui de près ou de loin l'entourent – c'est un être abstrait et qui par conséquent ne peut exister que pour la faculté abstractive – c'est-à-dire pour l'homme seul. Examinons donc la manière dont elle se forme dans l'homme. L'homme se voit entouré d'objets extérieurs ; lui-même, en tant que corps vivant, en est un pour sa propre pensée. Tous ces objets qu'il apprend successivement et lentement à connaître, se trouvent entre eux dans des rapports mutuels, réguliers, qu'il reconnait aussi plus ou moins ; et néanmoins malgré ces rapports, qui les avoisinent sans les unir, ni les confondre en un seul, ces objets restent en dehors l'un de l'autre. Le monde extérieur ne présente donc à l'homme rien qu'une diversité innombrable d'objets, d'actions et de rapports séparés et distincts, sans la moindre apparence d'unité, – c'est une juxtaposition indéfinie, ce n'est pas un ensemble. D'où vient l'ensemble ? Il git dans la pensée de l'homme. L'intelligence de l'homme est douée de cette faculté abstractive, qui lui permet, après qu'elle eut parcouru lentement et examiné séparément, un à un, l'un après l'autre, une quantité d'objets, de les embrasser en un clin d'œil par une seule représentation, de les unir en une seule et même pensée. – C'est donc la pensée de l'homme qui crée l'unité et qui la transporte dans la diversité du monde extérieur. Il s'en suit que cette unité est un être, non concret et réel, mais abstrait, produit uniquement par la faculté abstractive de l'homme. Nous disons : faculté abstractive, parce que pour unir tant d'objets différents en une seule représentation, notre pensée doit faire abstraction de tout ce qui constitue leur différence, c'est-à-dire leur existence séparée et réelle, et ne retenir que ce qu'ils ont de commun, d'où il résulte, que plus une unité pensée par nous embrasse d'objets, plus elle s'élève, et plus ce qu'elle retient en commun et ce qui constitue sa détermination positive, son contenu, se raréfie ; – plus elle devient abstraite et dénuée de réalité. La vie avec toutes ses exubérances et magnificences passagères est en bas, dans la diversité, – la mort avec sa monotonie éternelle et sublime est en haut, dans l'unité. – Montez toujours plus haut et plus haut, par cette même puissance d'abstraction, dépassez le monde terrestre, embrassez en une même pensée le monde solaire, imaginez-vous cette sublime unité : que vous restera-t-il Bakounine – textes sur la religion 11 pour la déterminer et pour la remplir ? – Le sauvage aurait été bien embarrassé de répondre à cette question ! Mais nous répondrons pour lui : il restera la matière avec ce que nous appelons la force d'abstraction, la matière mouvante avec ses divers phénomènes, tels que la lumière, la chaleur, l'électricité et le magnétisme, qui sont, comme on le prouve aujourd'hui, les différentes manifestations d'une seule et même chose. – Mais, si par la puissance de cette faculté d'abstraction, qui ne s'arrête devant aucune limite, vous montez encore plus haut, au-dessus de notre système solaire, et réunissez dans votre pensée, non seulement ces millions de soleils que nous voyons briller au firmament, mais encore une infinité d'autres systèmes solaires, que nous ne voyons et que nous ne verrons jamais, mais dont nous supposons l'existence, – car notre pensée, par cette même raison, qu'elle ne connait point de limites à son action abstractive, se refuse de croire que l'univers, c'est-à-dire la totalité de tous les mondes existants puisse avoir une limite ou une fin ; – puis faisant abstraction, toujours par notre pensée, de l'existence particulière de chacun de ces mondes existants, si vous tâchez de vous représenter l'unité de cet univers infini – que vous restera-t-il pour la déterminer et la remplir ? Un seul mot, une seule abstraction : l'Être indéterminé, c'est-à-dire l'immobilité, le vide, le néant absolu – Dieu. Dieu – c'est donc l'abstractum absolu, c'est le propre produit de la pensée humaine qui, comme puissance abstractive, ayant dépassé tous les êtres connus, tous les mondes existants et s'étant délivrée par là même de tout contenu réel, arrivée à n'être plus rien que le monde absolu, se pose devant elle-même, sans se reconnaître pourtant dans cette sublime nudité – comme objet infini, comme l'Être unique et suprême. Abdication de la raison Dans toutes les religions qui se partagent le monde et qui possèdent une théologie quelque peu développée – moins le Bouddhisme pourtant, dont la doctrine étrange et d'ailleurs parfaitement incomprise par les quelques centaines de millions de ses adhérents, établit une religion sans Dieu – dans tous les systèmes de métaphysique, Dieu nous apparaît avant tout comme un être suprême, éternellement préexistant et prédéterminant, contenant en luimême, étant lui-même la pensée et la volonté génératrices de toute existence et antérieures à toute existence : source et cause éternelle de toute création, immuable et toujours égal à lui-même dans le mouvement universel des Bakounine – textes sur la religion 12 mondes créés. Ce Dieu, nous l'avons vu, ne se trouve pas dans l'univers réel, au moins dans cette partie de l'univers que l'homme peut atteindre. Donc n'ayant pu le rencontrer en dehors de lui-même, l'homme a dû le trouver en lui-même. Comment l'a-t-il cherché ? – En faisant abstraction de toutes les choses vivantes et réelles, de tous les mondes visibles, connus. – Mais nous avons vu qu'à la fin de ce stérile voyage, la faculté ou l'action abstractive de l'homme ne rencontre plus qu'un seul objet : elle-même, mais délivrée de tout contenu et privée de tout mouvement, faute de quelque chose à dépasser – elle-même comme abstraction, comme être absolument immobile et absolument vide. – Nous dirions le Néant absolu. – Mais la fantaisie religieuse dit : l'Être suprême – Dieu. D'ailleurs, comme nous l'avons déjà fait observer, elle est induite à le faire en prenant exemple de la différence ou même de l'opposition que la réflexion, déjà développée à ce point, commence à établir entre l'homme extérieur – son corps, et son monde intérieur, comprenant sa pensée et sa volonté – l'âme humaine. Ignorant naturellement que cette dernière n'est rien que le produit et la dernière expression toujours renouvelée, reproduite de l'organisme humain, voyant au contraire que dans la vie journalière, le corps semble toujours obéir aux suggestions de la pensée et de la volonté ; supposant par conséquent que l'âme est, sinon le créateur, au moins toujours le maître du corps auquel il ne resterait alors d'autre mission que celle de la servir et de la manifester, – l'homme religieux, – du moment que sa faculté abstractive arrivée, de la manière que nous venons de décrire, à la conception de l'être universel et suprême, qui n'est autre, avons nous prouvé, que cette puissance d'abstraction se posant à elle-même comme objet, en fait naturellement l'âme de tout l'univers – Dieu. C'est ainsi que le vrai Dieu, – l'être universel, éternel, immuable créé par la double action de l'imagination religieuse et de la faculté abstractive de l'homme, fut posé pour la première fois dans l'histoire. Mais du moment qu'il fut ainsi conçu et posé, l'homme oubliant ou plutôt même ignorant sa propre action intellectuelle, qui seul l'avait créé et, ne se reconnaissant plus du tout dans sa création propre : l'abstractum universel, se mit à l'adorer. Les rôles aussitôt changèrent : le créé devint le créateur présumé et le véritable créateur, l'homme prit sa place parmi tant d'autres créatures misérables, comme une pauvre créature à peine quelque peu privilégiée. Une fois Dieu posé, le développement successif et progressif des différentes théologies s'explique naturellement, comme le reflet du développement de l'humanité dans l'histoire. Car du moment que l'idée d'un être extramondain et suprême s'est emparée de l'imagination de l'homme et s'est établie dans sa conviction religieuse, au point que la réalité de cet être Bakounine – textes sur la religion 13 lui apparaît plus certaine que celle des choses réelles qu'il voit et qu'il touche de ses doigts, – il devient naturel, nécessaire que cette idée devienne le fond principal de toute l'humaine existence, qu'elle la modifie, la pénètre et la domine exclusivement et d'une manière absolue. L'être suprême apparaît aussitôt comme le maître absolu, comme la pensée, la volonté, la source – comme le créateur et le régulateur de toutes choses, rien ne saurait plus rivaliser avec lui, et tout doit en sa présence disparaître : la vérité de toute chose ne se trouvant qu'en lui seul, et chaque être particulier, quelque puissant qu'il paraisse, y compris l'homme lui-même, ne pouvant désormais exister que par une concession divine, – ce qui d'ailleurs est parfaitement logique, puisqu'autrement Dieu ne serait point l'être suprême, tout-puissant, absolu, c'est-à-dire qu'il n'existerait pas du tout. Dès lors, par une conséquence naturelle, l'homme attribue à Dieu toutes les qualités, toutes les forces, toutes les vertus qu'il découvre successivement soit en lui, soit en dehors de lui-même. Nous avons vu que, posé comme être suprême, et n'étant rien en réalité que l'abstractum absolu, Dieu est absolument vide de toute détermination et de tout contenu – nu et nul comme le néant : et comme tel, il se remplit et s'enrichit de toutes les réalités du monde existant, dont il n'est rien que l'abstraction, mais dont il apparaît à la fantaisie religieuse comme le Seigneur et le Maître ; – d'où il résulte que Dieu, c'est le spoliateur absolu, et que – l'anthropomorphisme étant l'essence même de toute religion – le ciel, séjour des Dieux immortels, n'est rien qu'un infidèle miroir qui renvoie à l'homme croyant sa propre image renversée et grossie. Car l'action de la religion ne consiste pas seulement en ceci qu'elle prend à la terre les richesses et puissances naturelles et à l'homme ses facultés et ses vertus, à mesure qu'il les découvre dans son développement historique, pour les transformer dans le ciel en autant d'attributs ou d'êtres divins. En effectuant cette transformation, elle change radicalement la nature de ces puissances et de ces qualités, elle les fausse, les corrompt, leur donnant une direction diamétralement opposée à leur direction primitive. C'est ainsi que la raison humaine, le seul organe, que nous possédions pour reconnaître la vérité, en devenant raison divine, se fait incompréhensible pour nous et s'impose aux croyants, comme la révélation de l'absurde. C'est ainsi que le respect du ciel se traduit en mépris pour la terre, et l'adoration de la divinité en dénigrement de l'humanité ; l'amour humain, cette immense solidarité naturelle, qui reliant tous les individus, tous les peuples, et rendant le bonheur et la liberté de chacun dépendants de la liberté et du bonheur de tous les autres, doit, malgré toutes les différences de couleurs et de races les unir tôt ou tard, dans une commune fraternité – Bakounine – textes sur la religion 14 cet amour, transformé en amour divin et en religieuse charité, devient aussitôt le fléau de l'humanité : tout le sang versé au nom de la religion, depuis le commencement de l'histoire, des millions de victimes humaines immolées à la plus grande gloire des Dieux, en font foi.... Enfin la justice elle-même, cette mère future de l'égalité, une fois transportée par la fantaisie religieuse dans les célestes régions et transformée en justice divine, retombant aussitôt sur la terre sous la forme théologique de la grâce, et embrassant toujours et partout le parti des plus forts, ne sème plus parmi les hommes que violences, privilèges, monopoles et toutes les monstrueuses inégalités consacrés par le droit historique. Nous ne prétendons pas nier la nécessité historique de la religion, ni affirmer qu'elle ait été un mal absolu dans l'histoire. Si c'en est un, elle fut et malheureusement elle reste encore aujourd'hui pour l'immense majorité de l'humanité ignorante, un mal inévitable, comme le sont, dans le développement de toute humaine faculté, les défaillances, les erreurs. La religion, avons nous dit, c'est le premier réveil de l'humaine raison sous la forme de la divine déraison ; c'est la première lueur de l'humaine vérité à travers le voile divin du mensonge ; la première manifestation de la morale humaine, de la justice et du droit, à travers les iniquités historiques de la grâce divine ; c'est enfin l'apprentissage de la liberté sous le joug humiliant et pénible de la divinité, joug qu'il faudra bien finir par briser, afin de conquérir pour tout de bon la raison raisonnable, la vérité vraie, la pleine justice et la réelle liberté. Par la religion, l'homme animal, en sortant de la bestialité, fait un premier pas vers l'humanité ; mais tant qu'il restera religieux, il n'atteindra jamais son but, parce que toute religion le condamne à l'absurde et, faussant la direction de ses pas, le fait chercher le divin au lieu de l'humain. Par la religion, les peuples à peine délivrés de l'esclavage naturel, dans lequel restent plongées toutes les autres espèces d'animaux, retombent aussitôt dans l'esclavage des hommes forts et des castes privilégiées par la divine élection. Toutes les religions avec leurs Dieux n'ayant jamais été rien que la création de la fantaisie croyante et crédule de l'homme non encore à la hauteur de la réflexion pure et de la pensée libre appuyée sur la science, le ciel religieux n'a été qu'un mirage où l'homme exalté par la foi a si longtemps retrouvé sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la grandeur et de la décadence des Dieux qui se sont succédés, n'est donc rien que l'histoire du développement de l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure qu'ils Bakounine – textes sur la religion 15 découvraient soit en eux, soit en dehors d'eux-mêmes, une force, une capacité, une qualité quelconques, ils l'attribuaient à leurs dieux, après l'avoir agrandie, élargie, outre toute mesure, comme font ordinairement les enfants, par un acte de fantaisie religieuse. De sorte que, grâce à cette modestie et à cette générosité des hommes, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et par une conséquence naturelle, plus le Ciel devenait riche, plus l'humanité devenait misérable. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la maîtresse, la source, la dispensatrice de toutes choses : le monde réel ne fut plus rien que par elle et l'homme, après l'avoir créée à son insu, s'agenouilla devant elle et se déclara sa créature, son esclave. Le Christianisme est précisément la religion par excellence parce qu'il expose et manifeste la nature même et l'essence de toute religion, qui sont : l'appauvrissement, l'anéantissement et l'asservissement systématiques, absolus, de l'humanité au profit de la Divinité, – principe suprême nonseulement de toute religion, mais encore de toute métaphysique, soit théiste, soit même panthéiste. Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice et la vie infinie, l'homme est le mensonge, l'iniquité et la mort. Dieu étant le maître, l'homme est esclave. Incapable de trouver par lui-même le chemin de la Justice et de la vérité, il doit les recevoir comme une révélation d'en-haut, par l'intermédiaire des envoyés et des élus de la grâce divine. Qui dit révélation dit révélateurs, dit prophètes, dit prêtres, et ceux-ci une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la terre, comme les instructeurs et les initiateurs de l'humanité à la vie éternelle, reçoivent par là même la mission de la diriger, de la gouverner et de lui commander ici-bas. Tous les hommes leur doivent une foi et une obéissance absolue ; esclaves de Dieu, ils doivent l'être aussi de l'Église et de l'État en tant que celui-ci est béni par l'Église. C'est ce que de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le Christianisme a seul parfaitement compris, et ce que, parmi toutes les sectes chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec une conséquence rigoureuse. Voilà pourquoi le Christianisme est la religion absolue, la dernière religion, et pourquoi l'Église apostolique et romaine est la seule conséquente, légitime et divine. N'en déplaise donc à tous les demi-philosophes, à tous les soi-disant penseurs religieux : L'existence de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines, elle est la négation de l'humaine liberté et aboutit nécessairement à un esclavage non seulement théorique mais pratique. A moins donc de vouloir l'esclavage, nous ne pouvons, ni ne devons faire la moindre concession à la théologie, car dans cet alphabet mystique et Bakounine – textes sur la religion 16 rigoureusement conséquent, qui commence par A devra fatalement arriver à Z, et qui veut adorer Dieu devra renoncer à sa liberté et à sa dignité d'homme : Dieu est – donc l'homme est esclave. L'homme est intelligent, juste, libre, – donc Dieu n'existe pas. Nous défions qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant qu'on choisisse. D'ailleurs l'histoire nous démontre que les prêtres de toutes les religions, moins ceux des églises persécutées, ont été les alliés de la tyrannie. Et ces derniers même, tout en combattant et en maudissant les pouvoirs qui les opprimaient, ne disciplinaient-ils pas en même temps leurs propres croyants, et par là même n'ont-ils pas toujours préparé les éléments d'une tyrannie nouvelle ? L'esclavage intellectuel de quelque nature qu'il soit, aura toujours pour conséquence naturelle l'esclavage politique et social. – Aujourd'hui le Christianisme sous toutes ses formes différentes, et avec lui la métaphysique doctrinaire et déiste, issue de lui, et qui n'est au fond qu'une théologie masquée, font sans aucun doute le plus formidable obstacle à l'émancipation de la société ; et pour preuve, c'est que les gouvernements, tous les hommes d'État de l'Europe qui ne sont, eux, ni métaphysiciens, ni théologiens, ni déistes, et qui dans le fond de leurs cœurs ne croient ni à Dieu ni à Diable, protègent avec passion, avec acharnement la métaphysique aussi bien que la religion, quelque religion que ce soit, pourvu qu'elle enseigne, comme toutes le font du reste, la patience, la résignation, la soumission. Cet acharnement qu'ils mettent à les défendre, nous prouve combien il est pour nous nécessaire de les combattre et de les renverser. Est-il besoin de vous rappeler, Messieurs, jusqu'à quel point les influences religieuses démoralisent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison, le principal instrument de l'émancipation humaine, et les réduit à l'imbécilité, fondement principal de tout esclavage, en remplissant leur esprit de divines absurdités. Elles tuent en eux l'énergie du travail, qui est leur gloire et leur salut : le travail étant l'acte par lequel l'homme, devenant créateur, forme son monde, les bases et les conditions de son humaine existence et conquiert en même temps sa liberté et son humanité. La religion tue en eux cette puissance productive, en leur faisant mépriser la vie terrestre, en vue d'une céleste béatitude, et en leur représentant le travail comme une malédiction ou comme un châtiment mérité, et le désœuvrement comme un divin privilège. – Elle tue en eux la justice, cette gardienne sévère de la fraternité et cette condition souveraine de la paix, en faisant toujours pencher la balance en faveur des plus forts, objets privilégiés de la Bakounine – textes sur la religion 17 sollicitude, de la grâce et de la bénédiction divines. Enfin elle tue en eux l'humanité, en la remplaçant dans leurs coeurs par la divine cruauté. Toute religion est fondée sur le sang, car toutes, comme on sait, reposent essentiellement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation perpétuelle de l'humanité à l'inextinguible vengeance de la Divinité. Dans ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi, mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur cœur et sinon dans leur coeur, au moins dans leur esprit et dans leur imagination, – et on sait l'influence que l'un et l'autre exercent sur le coeur, – quelque chose de cruel et de sanguinaire ; et pourquoi, lorsqu'on avait partout agité la question de l'abolition de la peine de mort, prêtres catholiques romains, orthodoxes, Moscovites et Grecs, Protestants – tous se sont unanimement déclarés pour son maintien ! La Religion chrétienne plus que toute autre fut fondée sur le sang et historiquement baptisée dans le sang. Qu'on compte les millions de victimes que cette religion de l'amour et du pardon a immolées à la vengeance cruelle de son Dieu. Qu'on se rappelle les tortures qu'elle a inventées et qu'elle a infligées. Est-elle devenue plus douce et plus humaine aujourd'hui ? Non, ébranlée par l'indifférence et par le scepticisme, elle est devenue seulement impuissante, ou plutôt beaucoup moins puissante, car malheureusement la puissance du mal ne lui manque pas encore, même aujourd'hui. Et regardez dans les pays où, galvanisée par des passions réactionnaires, elle se donne l'air de revivre : son premier mot n'est-il pas toujours la vengeance et le sang, son second mot l'abdication de la raison humaine, et sa conclusion l'esclavage ? Tant que le christianisme et les prêtres chrétiens, tant que quelque religion divine que ce soit, continueront d'exercer la moindre influence sur les masses populaires, la raison, la liberté, l'humanité, la justice ne triompheront pas sur la terre ; parce que tant que les masses populaires resteront plongées dans la superstition religieuse, elles serviront toujours d'instrument à tous les despotismes coalisés contre l'émancipation de l'humanité. Il nous importe donc beaucoup de délivrer les masses de la superstition religieuse, pas seulement par amour d'elles, mais encore par amour de nousmêmes, pour sauver notre liberté et notre sécurité. Mais nous ne pouvons atteindre ce but que par deux moyens : la science positive et la propagande du socialisme. Bakounine – textes sur la religion 18 Ce n'est pas la propagande de la libre-pensée, mais la révolution sociale seule qui pourra tuer la religion dans le peuple. La propagande de la librepensée est certainement très utile ; elle est indispensable, comme un moyen excellent pour convertir les individus déjà avancés ; mais elle Ce n'est pas la propagande de la libre-pensée, mais la révolution sociale seule qui pourra tuer la religion dans le peuple. La propagande de la librepensée est certainement très utile ; elle est indispensable, comme un moyen excellent pour convertir les individus déjà avancés ; mais elle ne fera pas brèche dans le peuple, parce que la religion n'est pas seulement une aberration, une déviation de la pensée, mais encore et spécialement une protestation du naturel vivant, puissant, des masses contre les étroitesses et les misères de la vie réelle. Le peuple va à l'église comme il va au cabaret, pour s'étourdir, pour oublier sa misère, pour se voir en imagination, pour quelques instants au moins, libre et heureux à l'égal de tous les autres. Donnez-lui une existence humaine, et il n'ira plus ni au cabaret, ni à l'église. Eh bien, cette existence humaine, la révolution sociale devra et pourra seule la lui donner. (Lettre à mes amis d’Italie 19-21 octobre 1871)

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