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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Au sujet de « Caliban et la sorcière »

Dès que nous avons commencé à parler, à l’intérieur du collectif Senonevero, de la traduction et de la publication du livre de Federici (Caliban et la sorcière), j’ai été favorable à sa publication. J’y voyais (et j’y vois toujours) une importante contribution historique et théorique à l’analyse de la construction du groupe femmes dans le mode de production capitaliste à partir de sa définition socialement construite comme « reproductrice » sur la base de la population et de la force de travail comme principale force productive. Une production théorique du groupe femmes qui, contrairement à un «constructivisme» qui souvent contourne la chose, ne recule pas devant le fait que les femmes «font des enfants», ce qui n’a rien d’essentialiste ou de naturel et que le travail de Federici confirme.
Les quelques remarques que j’ai pu faire alors ne remettaient pas en cause la problématique de l’ouvrage, ni son importance ni la nécessité de le publier. D’une part, je notais que l’Angleterre, pays phare des enclosures, n’avait pas été le lieu de la chasse aux sorcières la plus massive et la plus féroce, celle-ci se concentrant plutôt le long de l’arc Rhin-Danube où l’aube capitaliste fut plus tardive ; d’autre part, cette chasse aux sorcières fut avant tout l’affaire interne des communautés villageoises faisant appel aux autorités religieuses et étatiques, là où ces dernières étaient efficientes (cf. la somme de Guy Bechtel, La sorcière et l’Occident, Ed. Plon, 1997 – absente de la bibliographie de Federici). Tout cela n’altérait pas la problématique générale et sa fécondité.
Ce qui m’avait échappé, ce que je n’avais pas pressenti, malgré la préface de l’auteure, c’est la lecture qui serait faite de l’ouvrage. Le peu d’écho, pour l’instant, en France, de l’inepte idéologie des Commons, m’avait fait négliger ce qui était pourtant clair dans la préface. Or, il me semble, à la lecture de la page que le Monde des Livres (11 juillet 2014) consacre en Une au livre et le long entretien avec Federici en page deux, que cette idéologie est donnée par Virginie Despentes, Beatriz Preciado et Federici elle-même comme la grille de lecture adéquate de l’ouvrage qui en serait un jalon, et même une réflexion fondatrice (il faut remarquer que le compte rendu de Naïké Desquesnes dans le Monde diplomatique de septembre 2014 échappe à cette lecture). Sous peine de me sentir rouler dans la farine, il me parait nécessaire de rejeter cette lecture, quelle que soit l’opinion de l’auteure elle-même.
Encore une fois se vérifie que quand une théorie plait, c’est qu’elle est inoffensive. L’idéologie des Commons, comme lecture proposée (imposée ?), neutralise et conjure ce qu’il pouvait y avoir de dérangeant dans le corps de la thèse exposée.
Non seulement elle la neutralise mais encore elle est contraire à la ligne éditoriale de Senonevero (est-ce un effet de la coédition, mais la plateforme éditoriale est absente de cet ouvrage). Autant ce livre est nécessaire, autant je crois qu’il est nécessaire de dire clairement mon opposition à cette grille de lecture, même si elle est le fait de l’auteure (les auteur(e)s ne sont que des accidents de la pensée).

L’idéologie des Commons n’est qu’une énième variante de l’increvable idéologie de l’alternative. Par analogie, on fait de l’accumulation primitive un processus continu, et on substitue à un développement contradictoire interne du mode de production capitaliste, une imaginaire opposition (contradiction ?) à ce mode de production de la part de «populations» non encore touchées par celui-ci ou marginalement. La modification de la segmentation mondiale du capital, des modes d’appropriation de la force de travail et / ou du surplus sont vus par analogie comme la répétition de l’accumulation primitive. Le but de l’opération est toujours le même : fonder sur une force externe au mode de production capitaliste (MPC) la possibilité de son abolition, ce qui justifie, ici et maintenant, l’alternative. Quand les prolétaires d’El Alto (Bolivie) se mobilisent et se révoltent contre la privatisation de l’eau, ils défendent leurs conditions d’existence et leur survie comme prolétaires que le capital a déjà entassés dans des barrios, quelle que soit l’idéologie sous laquelle opèrent ces luttes (ce qui n’est pas sans importance, loin de là, mais doit être analysé comme tel). Il est vrai que les touristes pourront aller se faire décrasser leur mental néolibéral dans une cérémonie dédiée à la Pachamama pour 50 dollars par tête.
Quand, au XVIè siècle, les paysans, privés des communaux et expulsés tombent dans une misère noire, deviennent vagabonds et sont pendus, ils perdent tragiquement leurs conditions de vie en tant que serfs (le RSA de l’époque…) et non la beauté du collectif face à l’appropriation privée «néo libérale». Il faut que le développement capitaliste ait eu lieu pour produire une «compréhension» des communaux comme du «communisme».
Si la contradiction et l’opposition au MPC est extérieure à lui (se construisant comme un ailleurs dans le MPC ou lui étant antérieur), il n’y a plus de classes, mais des modes vie qui se rencontrent conflictuellement sans s’impliquer mutuellement. Le comble du ridicule est atteint lorsque les deux présentatrices du livre écrivent : «Ces mêmes techniques (la confiscation des formes de vie et des relations collectives, nda) permirent d’en finir avec les résistances locales en Afrique, en Amérique latine ou en Inde, et elles sont aujourd’hui celles que la « dette souveraine » permet d’imposer en Europe. Il ne s’agit pas tant de maximiser la fluctuation des capitaux, mais de venir à bout des formes de vie non capitalistes». A moins de prendre Ford et Keynes pour des communistes, on serait curieux de connaitre ces «modes de vie non capitalistes» en Europe. «L’exploitation», si dans cette idéologie le mot a encore un sens, n’est plus qu’une rapine opposant la société dépouillée de son «social» à une force obscure et étrangère. Il faut le dire abruptement : il n’y a de social que le capital. Un social tout plein de ses contradictions propres qui sont les nôtres et qui nous constituent.
Les formes d’organisation collective dans les luttes ne sont pas un autre du capital, mais une pratique contradictoire dans le MPC, c’est la lutte des classes. Même la construction du groupe femmes telle que les deux présentatrices du livre l’exposent évacue le caractère contradictoire de cette construction : «…sans l’imposition de la maternité aux femmes, le capitalisme perd son socle». C’est exact, mais ce qui disparait c’est que cette imposition, c’est-à-dire la population et le travail comme principale force productive est, dans le MPC, une contradiction pour elle-même. Ce mode de production est le premier qui a un problème avec le travail et la population : toujours nécessaire, toujours de trop. Une disparition qui ne pourrait être qu’une différence d’analyse si ce qui disparaissait n’était pas, dans le MPC, la contradiction que contient le fait même d’être femme, contradiction qui est la substance même de la lutte des femmes pour ne plus l’être. Le «contrôle» et la «répression» inhérents à la contradiction se substituent totalement à elle. La «résistance au néolibéralisme» se substitue à la contradiction interne que contient le fait d’être femme dans le MPC. Mais alors, quelle est la raison d’être de l’existence de cette résistance ? L’extériorité du capital à la vraie vie humaine collective et sociale ? Balivernes.
L’extériorité permet aux présentatrices de prendre une posture radicale : «Le féminisme, ici, n’est plus l’étude des heures de crèche et de la répartition des tâches ménagères, mais bien l’outil indispensable de compréhension de la façon dont prospère le néolibéralisme». Un peu de compassion, beaucoup de condescendance, dans la mise de côté de ces problèmes quotidiens et de ces inégalités. Pourtant, ces inégalités c’est l’existence empirique immédiate du sexage et de la sexuation, la lutte contre ces inégalités n’est pas dénuée d’enjeux : le temps partiel imposé est une inégalité ; la différence de temps de travail domestique est une inégalité, le plafond de verre est une inégalité ; le poids de la «reproduction biologique» est une inégalité, l’occupation de l’espace public est une inégalité, le souci constant d’être un corps est une inégalité, etc. Mais ce dédain des inégalités qui peut paraître anodin et relever du consensus dans la bonne compagnie des grand(e)s penseur(se)s joue son rôle dans cette grille de lecture. En escamotant ces inégalités dans leur expression générale d’inégalités entre hommes et femmes, c’est la contradiction de genre dans ses formes et conditions d’existence les plus immédiates et triviales à l’intérieur du MPC qui est escamotée et ne reste que le face à face du capital (néolibéralisme) et de l’Autre (le social, l’humain, exotiques de préférence), qui n’est même pas son autre.
Pour créer des «territoires de résistance» comme dit Federici dans l’entretien, il faut ne pas être un «sans réserve», ne pas être un prolétaire, il faut posséder un territoire, des moyens de production aussi rudimentaires soient-ils. A moins d’attendre que les ouvriers de Sochaux s’emparent du Territoire de Belfort pour y chasser le lion. C’est étrange cette opposition au capital qui, de fait, exclut la classe ouvrière. Et si c’était le but, le non-dit enfoui ? Les «Commons» ont fait une croix sur la lutte des classes, tout le monde est également dépossédé et les profs de fac que le capital dépouille de leur savoir (bien évidemment collectif et social, ils sont toujours prêts à le faire partager …, c’est même leur gagne-pain et leur prestige social) peuvent devenir leaders d’Occupy aux côtés des SDF dépouillés de logements «sociaux».
Rien ne subsiste (si tant est que quelque chose subsiste) dans le monde qui n’ait été reconfiguré (il est vrai à partir d’un matériau existant) par le MPC et n’ait de sens qu’en lui. Ces configurations peuvent devenir des entraves à sa valorisation, elles sont alors éliminées dans toutes sortes de conflits. Rien n’est à nous, tout est à eux et nous ne voulons plus être ce que nous sommes, aussi social que cela soit, car ce social (sans guillemets), c’est le mode de production capitaliste. Ce social est le seul qui existe et seules les pratiques que déterminent ses contradictions internes, y compris celles que les commonners couvrent de leur idéologie, peuvent être révolutionnaires.

J’aurais souhaité une déclaration commune du collectif Senonevero, mais pour diverses raisons que j’ai du mal à comprendre et surtout de par le silence qui a accompagné ma proposition, il semble que cela ne soit pas de l’ordre du possible. C’est peut être mieux ainsi.

Roland Simon

Au sujet de « Caliban et la sorcière »
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