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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

La CNT et l’édit d’expulsion des Juifs (Barcelone, 1938) samedi 11 juillet 2015, par Yves

Nous publions ci-dessous la traduction d’une correspondance entre Ben-Krimo, anarchiste de Tanger, et Mariano R. Vázquez. L’objectif de cette publication n’est pas d’accabler la CNT en choisissant un thème d’opprobre (l’antisémitisme) mais de stimuler la réflexion sur les ambiguïtés des anarchistes vis-à-vis de la « question juive ».

* Correspondance (1) entre Ben-Krimo (2) et Mariano R. Vázquez (3), Espagne, mai-juin 1938 (4), quelques semaines avant la Conférence d’Évian

Barcelone, le 15 mai 1938

Au camarade Mariano R. Vázquez,
Secrétaire du Comité national
Salud

Cher camarade,
Comme je te l’avais personnellement proposé, j’ai brossé un bref aperçu du problème séfarade et de ce qu’il est possible de faire pour nos frères. Dans l’urgence naturelle du moment, j’ai pris soin d’être le plus concis et précis possible. Je crois que la question mérite d’être examinée avec attention. Dans cette confiance, je la soumets à la considération du Comité national, sans vouloir épuiser le sujet, ni hâter son examen.
Cordialement,
Signé : Ben-Krimo

LE PROBLÈME SÉFARADE

Bref aperçu de ce que la question a été, ce qu’elle est et ce qu’elle peut être pour l’Espagne.

Antécédents historiques

La question séfarade commence avec l’expulsion des Juifs d’Espagne. En 1492 les Rois catholiques signent un édit au terme duquel les israélites vivant dans la péninsule sont contraints d’abandonner la terre de leurs ancêtres. Toute la rigueur de cette loi inspirée par l’Église catholique s’abat sur ceux qui ne s’y plient pas, à l’exception – bien entendu – de ceux qui choisiront la conversion au catholicisme. Les exilés arrivent sur le littoral méditerranéen ; nombre d’entre eux s’installent en Afrique, en Italie, dans les provinces du Levant et dans tout le Proche-Orient. D’autres encore partent pour l’Amérique. Les Juifs séfarades sont estimés à quelques millions (5) , ils vivent disséminés un peu partout dans le monde et, cinq siècles après leur expulsion d’Espagne, ils cultivent toujours avec amour la vieille langue castillane.

Aspect politique

Depuis la prise de Tétouan (6), le problème des Séfarades suscite l’attention de quelques minorités. Certes, ils sont peu nombreux à se soucier réellement du retour de nos frères en Espagne. Comme paladin de la cause séfarade, nous pourrions citer le célèbre docteur Ángel Pulido (7), auteur d’un livre merveilleux intitulé « Espagnols sans patrie ». Castelar (8) s’intéressa lui aussi au problème. Il y eut même au Parlement quelques interventions, presque toujours allusives à cette question. Mais rien qui ne prît effet comme nous l’aurions souhaité. Des politiciens, des hommes de science et des voyageurs, mais aussi des journalistes et des écrivains furent nombreux à s’y pencher eux aussi. Ils le firent tous sous un angle politique ou sentimental. Et, comme nous le disions, pratiquement aucune conclusion intéressante n’en fut tirée. Advint alors la République.

Les élections sont convoquées. Devant la Chambre qui débat du problème religieux, Fernando de los Ríos (9) , alors ministre de la Justice, rend un hommage admiratif aux Séfarades en déclarant que « la décadence de l’Espagne [avait commencé] avec l’expulsion de nos frères ». Les députés approuvent sa déclaration, debout et à l’unanimité. Le député de Cordoue, Antonio Jaen Morente (10), présente lui aussi une proposition de loi qui sera approuvée par les Cortes et communiquée à une commission d’instruction publique. Une invitation publique à enseigner dans une université espagnole est également adressée au grand savant juif allemand Einstein par de los Ríos, devenu ministre de l’Instruction. Tout cela au moment où les Juifs font l’objet de persécutions en Allemagne. Partout dans le monde, la presse commente la généreuse proposition selon l’orientation de chaque journal. Plus récemment encore, une campagne voudrait permettre aux Séfarades de rentrer en Espagne. Hélas, à tant de noblesse et d’enthousiasme, il est répondu par de l’indifférence.

Aspect juridique et conclusions

Du point de vue juridique, tout le monde admet que les Séfarades sont espagnols et qu’ils méritent que ce statut leur soit publiquement reconnu. Qui plus est lorsque nous savons que les israélites sont persécutés à feu et à sang par le fascisme. Et que l’Espagne lutte aujourd’hui contre cette forme d’oppression des peuples. Nous disons « juridiquement » à plusieurs titres, mais tout spécialement pour ce que l’infâme édit d’expulsion – toujours en vigueur (11) – signifie et pour les persécutions dont les Juifs sont victimes dans la plupart des pays fascistes et philo-fascistes comme l’Allemagne, l’Italie, la Pologne, la Roumanie, aujourd’hui l’Autriche ainsi que d’autres pays plus connus de tous. Cela étant, l’Espagne, l’Espagne d’aujourd’hui, peut :

1) abroger l’Édit, réclamer publiquement les Juifs expulsés ;

2) intensifier sa propagande antifasciste auprès de tous les israélites, puisque l’antisémitisme est l’une des pierres angulaires du fascisme ;

3) créer des organismes mettant en relation les différents centres séfarades du monde et le peuple espagnol, représenté par son gouvernement et par l’intermédiaire de son ministère de l’Instruction publique ;

4) informer directement – sous forme de conférences, débats, meetings, allocutions et brochures – tous les Juifs hispanophones du déroulement de la guerre en Espagne et de nos activités en faveur des Séfarades ;

5) susciter une prise de conscience chez ces Espagnols disséminés un peu partout dans le monde à partir de tous les supports que l’on estimera fidèles à nos luttes pour la Liberté de toute l’Humanité (12) : cinéma, théâtre, projection de films et promotion de pièces de théâtre dans les pays où les foyers séfarades sont les plus importants et conservent le mieux notre langue castillane. Comme, par exemple, en Roumanie, Grèce, Bulgarie, Turquie, Hongrie, Amérique latine, Amérique du Nord et dans d’autres pays où le judaïsme a beaucoup d’influence. Tout cela, naturellement, avec des personnes compétentes, sensibles au problème séfarade.

6) tirer des leçons des persécutions fascistes visant le judaïsme ;

7) parler aux Juifs de l’antisémitisme fasciste, plus précisément de l’antijudaïsme de Hitler et autres dictateurs de type totalitaire ;

8) continuer à soutenir les écoles, centres culturels, casas d’Espagne et autres activités présentes dans les Balkans, où les Juifs reçoivent une éducation dans une ambiance espagnole ;

9) dans la plupart de ces pays, soutenir la presse éditée en caractères hébraïques mais en castillan ;

10) inviter les professeurs d’université juifs, les savants, en un mot ceux que le fascisme persécute, à faire autant de suggestions qu’ils le voudront en faveur de la cause séfarade ;

et 11) formaliser toutes les suggestions faites en ce sens, compte tenu des intérêts de l’Espagne, de l’antifascisme et de toutes les victimes de l’Oppression et de la Barbarie.

Note.- À ces quelques lignes – écrites au rythme que la guerre nous impose –, je pourrais joindre des centaines de textes prouvant tout ce que j’expose autant que ce que je suggère simplement. Néanmoins, persuadé de l’importance du problème, et sans pouvoir m’étendre davantage dans ce contexte qui est le nôtre, convaincu aussi que ces considérations mériteront naturellement l’attention de mes camarades, je remets à plus tard le soin d’exposer tout ce qui peut encore être dit sur un sujet aussi palpitant et toujours aussi actuel que celui des Séfarades.
Ben-Krimo.

***

À l’attention du camarade Ben-Krimo
Barcelone, le 20 mai 1938

Cher camarade,
J’accuse réception de ta lettre du 15 courant et t’informe qu’après avoir étudié ton projet avec intérêt et sympathie, nous avons la conviction – nous en étions d’ailleurs déjà persuadés – qu’il est important de travailler dans ce domaine pour recueillir une plus grande adhésion à notre cause et à notre lutte.
Il convient néanmoins de préciser que nous ne pouvons pas battre le fer contre le vieil édit sur l’expulsion des Juifs d’Espagne et réclamer son abrogation pour ouvrir les portes du pays à tous ceux qui souhaiteraient s’établir ici.Ce n’est pas possible, car cela reviendrait incontestablement à prendre l’une des décisions les plus contre-révolutionnaires que nous puissions prendre. Nous savons parfaitement qu’un capitalisme d’une importance considérable s’installerait immédiatement ici, ravivant en conséquence les vieux systèmes d’exploitation (13). Nous allons probablement perdre du terrain sur nos conquêtes sociales et assister au retour d’une partie du système antérieur au 19 juillet. Mais de là à ce que nous œuvrions en faveur de l’instauration d’une domination capitaliste en Espagne – et il n’en serait pas autrement si nous ouvrions la porte aux Juifs -, il y a un abîme.

Hormis ce problème de principe, on peut faire tout le travail de ralliement, de propagande et de divulgation que l’on voudra dans les milieux séfarades, tout en reconnaissant qu’aucun Juif n’est fasciste et que, puisqu’ils sont tous ennemis du fascisme, ils sont déjà amplement convaincus.
Pour réaliser ce travail, il est convenu avec le camarade Bernardo Pou, chef du service de la propagande du ministère de l’Instruction publique, que tu iras travailler dans la section correspondante. Tu peux donc te mettre en rapport avec lui pour commencer le moment venu.
Fraternellement,
Pour le Comité national
Mariano R. Vázquez
Secr
étaire

***

Réponse du 5 juin 1938, Barcelone
Au camarade Mariano R. Vázquez
Secrétaire du Comité national
Salud

Cher camarade,
J’ai bien reçu ta réponse à ma lettre évoquant les possibilités de travailler sur la question juive et sur la propagande qu’il conviendrait de préparer. Je partage certaines de tes considérations ; quant aux autres, j’y reviendrai plus tard, quand nous pourrons échanger nos impressions ou quand les circonstances nous permettront de nous étendre davantage. La guerre exige à présent rapidité et concision. Autrement dit, elle nous impose son propre rythme. Je ne parlerai donc pas de ta lettre maintenant, mais de la nécessité de passer à des choses concrètes – un penchant que j’apprécie chez toi – en faisant en sorte que les camarades comprennent bien ce que je vais t’expliquer.

L’arrière-garde factieuse se trouve dans une situation intenable. Et le Maroc – notre zone d’influence – est actuellement une véritable poudrière. Sur ce volcan – prêt à exploser d’un jour à l’autre –, toute la presse de ces derniers jours, presse étrangère comprise, nous livre des informations qui ne sont pas complètement fantaisistes... Je pense que nous pouvons marquer des points si nous savons profiter de cette agitation et de cette inquiétude, qui menacent les envahisseurs et ceux qui ont trahi l’Espagne, pour placer tous les Marocains à nos côtés dans ce combat et partager la même généreuse destinée.

Nous avons des camarades dans toute la zone française, en Algérie et en Tunisie. Avec leur aide et celle de Marocains qui nous sont proches, avec aussi des israélites de ma connaissance, je serais en mesure de réaliser dans ce secteur un travail intéressant pour l’Organisation et pour la cause antifasciste. Mais, en attendant de l’entreprendre de manière « officielle », je pourrais travailler par l’intermédiaire d’organismes que l’Espagne possède à l’extérieur. Je pense que ce serait intéressant pour tout le monde. Ce que je fais savoir au Comité national, dont tu voudras bien me transmettre l’opinion.
Fraternellement
Signé : Ben-Krimo

NOTES

1. Notes préliminaires 1 à 4. Nous avons examiné une copie de ces documents qui se trouvent au CDMH (Centre documentaire de la mémoire historique) à Salamanque sous la référence PS-BARCELONA, 811,12. Les lettres de Ben-Krimo sont dactylographiées et signées de son nom d’emprunt. La lettre attribuée à Mariano R. Vázquez est dactylographiée sur papier libre, sans signature ni tampon.

2. Ben-Krimo, pseudonyme de Léon Azerrat Cohen.

3. Mariano R. Vázquez, secrétaire général de la CNT de 1936 à 1939.

4. Le 15 avril 1938, les franquistes atteignent la Méditerranée. L’Espagne républicaine est coupée en deux. En juin, la frontière française est fermée. L’étau se resserre.

5. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il y aurait eu de 270 000 à 450 000 judéo-hispanophones, d’après Salvador Santa Puche in Una lengua en el infierno : el judeo-español en los campos de exterminio (article en ligne).

6. « C’est à l’occasion de la guerre d’Afrique (1859-1860) que se produit le premier contact entre Espagnols de la péninsule Ibérique et Séfarades de la Méditerranée. La crise hispano-marocaine et la menace que fait peser le Maroc sur les places de souveraineté espagnole, en l’occurrence Ceuta, ont débouché sur l’envoi d’un corps expéditionnaire en Afrique du Nord. L’affrontement militaire décisif a lieu aux portes de Tétouan. Sous la conduite du général O’Donnell, les Espagnols vainqueurs entrent le 6 février 1860 dans la ville. Ils y sont confrontés à des habitants parlant un castillan archaïque qui les reçoivent comme des libérateurs. Ce sont les Juifs de Tétouan victimes, deux jours avant l’arrivée des troupes d’occupation, d’un pogrom et d’une mise à sac de la judería de la part de la population musulmane. » Danielle Rozenberg, L’Espagne contemporaine et la question juive : Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire, Toulouse, Presse universitaire du Mirail,‎ 2006

7. Ángel Pulido (1852-1932), sénateur républicain acquis aux idées d’Emilio Castelar.

8. Emilio Castelar (1832-1899), libéral républicain.

9. Fernando de los Ríos (1879-1949), socialiste.

10 Antonio Jaen Morente (1879-1964), socialiste.

11. Il le restera officiellement jusqu’en 1967, cf. Danielle Rozenberg, op. déjà cité.

12. Nous avons conservé les majuscules de l’auteur.

13. Ce passage est souligné en gras par nous.

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Traduit par Françoise Bonnet.

Ni patrie ni frontières

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Nous publions ci-dessous la traduction d’une correspondance entre Ben-Krimo, anarchiste de Tanger, et Mariano R. Vázquez. L’objectif de cette publication n’est pas d’accabler la CNT en choisissant un thème d’opprobre (l’antisémitisme) mais de stimuler la réflexion sur les ambiguïtés des anarchistes vis-à-vis de la « question juive ».

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La CNT et l’édit d’expulsion des Juifs (Barcelone, 1938) samedi 11 juillet 2015, par Yves
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