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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

DOSSIER - Centenaire d'Albert Camus [lundi 16 décembre 2013 ]

Il semble difficile de mettre uniquement sur le compte de la conjoncture économique le relatif silence qui entoure la commémoration du centenaire de la naissance d'Albert Camus, qui fut pourtant Prix Nobel de littérature en 1957 et qui reste largement étudié dans l'enseignement secondaire comme l'avait relevé de façon acerbe Jean-Jacques Brochier avec son Camus, philosophe pour classes terminales . Paradoxalement, l'une des explications de ce mutisme médiatique réside vraisemblablement dans la charge politique de cet écrivain pourtant mesuré, adepte de la "pensée de midi". Nonfiction.fr vous propose donc trois aperçus de l'aspect politique de l’œuvre d'Albert Camus : à partir de cette dernière, de ses prises de position explicites mais également à travers les usages politiques et posthumes de sa personne.

Dans sa recension d'Albert Camus. Littérature et politique de Jeanyves Guérin, Florian Alix revient sur l'entreprise de définition de la "politique littéraire" de l'écrivain, appréhendée à la fois comme réflexion et geste politique. Chez Camus, l'écriture littéraire recouvre ainsi une certaine méfiance à l'égard des idéologies : la politique est avant tout une expérience matière à questionnements philosophiques, dont celui de la justice constitue l'un des tous premiers, rappelant l'engagement éthique constant de l'homme.

Dans un texte fouillé, Isabelle de Mecquenem se penche sur la difficulté à cerner une pensée politique chez Camus, que loin de considérer comme un défaut, ne serait que la traduction d'un hommage rendu à "la plume qui pense", mais aussi d'un attachement profond à la lucidité, la liberté et l'humanité. Au passage, ces convictions expliqueraient sa réhabilitation par les intellectuels des années 1980. Toutefois, l'engagement politique de Camus ne fut pas toujours insaisissable comme le prouve sa participation au Parti communiste algérien, puis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, sa mobilisation en faveur d'une Europe socialiste et pacifiée.

Enfin, croisant la lecture de trois récents essais sur Albert Camus signés d'auteurs aussi différents politiquement qu'Henri Guaino , Jean Monneret , Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié , Benjamin Caraco examine les différentes interprétations et récupérations dont fut et est toujours l'objet Camus depuis sa disparition. À cause ou grâce à la complexité de ses engagements politiques, Camus reste populaire dans un certain nombre de cercles politiques différents et parfois antagonistes, de la gauche à la droite en passant par les nostalgiques de l'Algérie française, comme l'a illustré l'une des seules actualités liées à la commémoration de Camus : le fiasco d'une exposition devant lui être consacrée à Aix-en-Provence.

Cent ans après sa naissance, l’œuvre et la personne d'Albert Camus, en dépit de l'image paisible à laquelle il est parfois associée, continuent de faire l'objet de mobilisations et de luttes politiques et mémorielles, nous incitant, afin de les dépasser, à nous replonger dans ses livres

CAMUS - Le droit au bonheur et à la vie comme politique

[vendredi 22 novembre 2013 - 09:00]

Le soleil sur les ruines de Tipasa célébré par Camus ne saurait se confondre avec celui de Platon, allégorie du Bien absolu dans La République, car le culte des abstractions de la pensée politique n’a pas droit de cité dans l’œuvre de l’écrivain consacré, avouant humblement dans ses Carnets en 1959, "que ce n’est pas moi mais la plume qui pense".

En ce sens, soutenir effrontément qu’une pensée politique semble difficile à discerner chez Camus ne saurait constituer une impertinence manifeste, mais le meilleur moyen de rendre hommage et justice "à la plume qui pense".

Notre approche se situe donc d’emblée à rebours des critiques de tous bords qui, de Francis Jeanson à Philippe Muray , et avec une constance remarquable, ont violemment pointé la vacuité ou l’inconsistance de la pensée de Camus dans ce domaine, le reléguant à un vague humanitarisme approprié à la Croix-Rouge ou à Médecins Sans Frontières.

Or à l’aune des idéologies maquillant des meurtres de masse, le minimalisme camusien ne pourrait-il pas changer complètement de sens, comme l’image tenace de "moraliste" associée à sa réflexion et ses écrits sur l’actualité politique, étant plutôt le signe d’une défiance lucide, d’un désir de liberté chevillé au corps, d’amour des vivants et de fidélité aux morts ?

Il est vrai que l’on trouve chez Camus un concentré des "valeurs", notion qu’il propage avec insistance dans sa réflexion sur le totalitarisme de L’Homme révolté (1951) , qui lui vaut de représenter aujourd’hui encore, voire, plus que jamais, le prototype de la "bonne conscience de gauche" la plus répandue. Car c’est une longue liste de valeurs qu’il convient de citer et qui s’agrègent en une nébuleuse cohérente : "liberté", "vérité", "fraternité", "solidarité", "justice sociale", "responsabilité" et "démocratie", auxquelles il faut ajouter la généreuse notion d’un "droit au bonheur", et par-dessus tout, le "droit à la vie" qui, pour Camus, doit représenter la finalité supérieure du politique. Ces deux derniers items pourraient mettre en évidence l’accord de Camus avec l’idée de droits fondamentaux surplombant les constitutions et justifiant des revendications universelles, ce qui inscrirait sa conception dans l’optique de la "révolution des droits de l’homme" sur laquelle les années 80 se sont longuement interrogées et qui a reconfiguré les clivages politiques en France. C’est en partie la raison de sa redécouverte par les intellectuels au cours de cette décennie. Mais, en même temps, il s’agirait d’une interprétation trop formaliste, car le bonheur, la vie requièrent surtout de la "chaleur humaine", note le penseur charnel.

L’axiologie de Camus semble en tous les cas donner à sa pensée politique la tonalité insolite et dérangeante du cri plutôt que de la longue démonstration, le cri étant la version vertueuse du slogan : "sauver des vies" , "sauver l’Algérie de la haine" , "sauver l’Europe" et jusqu’à l’énigmatique : "sauver les corps" dans l’essai Ni victimes, ni bourreaux, publié dans Combat en 1946. Or ces "valeurs" d’encre et de papier paraissent dérisoires et bien chétives contre les "trois fléaux" du vingtième siècle : "servitude, mensonge et terreur", dont Camus retrace avec acuité la genèse idéologique dans L’Homme révolté. Et surtout, suffisent-elles à définir et à articuler une pensée politique ?

Est-ce de la seule générosité du soleil méditerranéen que Camus a tiré sa capacité de résistance et de discernement devant les terrifiantes machines de mort mises au point par les totalitarismes nazi et stalinien ? L’hypothèse confine au mythe personnel et à l’archétype inconscient, mais quelque chose d’un élan vital primordial semble nourrir ses analyses, comme nous avons déjà pu le repérer.

Dans le court vingtième siècle contracté entre deux guerres mondiales, "le siècle de la peur", affirme Camus dans Combat, on assiste à une perversion de la politique en messianismes séculiers, détournant la croyance en un paradis terrestre, programmant la conquête du monde par la race pure, et s’adonnant dans ce but à une mystique du chef, comme l’a montré Ernst Cassirer dansMythe de l’État à propos du national-socialisme. Une logomachie de la vie et de la mort promues au rang d’idées essentielles envahit les discours de propagande. Dans un texte de Combat, Camus désigne les "idéologies" comme causes univoques de la terreur politique : "Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer" sans pouvoir arrêter le cycle des mensonges et des violences, "parce qu’on ne persuade pas une abstraction, c’est-à-dire le représentant d’une idéologie."

La "pensée de midi" qui parachève L’Homme révolté, son essai politique le plus abouti, consomme ainsi la grande rupture de Camus avec le marxisme en tant que système d’interprétation et prophétie politique et lui inspire également l’analyse convaincante de la "révolution nihiliste" à laquelle la "religion hitlérienne" est assimilée. On a rarement observé que l’ouvrage développe ainsi une véritable critique de la raison politique – Camus n’aurait pas osé l’intituler ainsi, sous l’angle spécifique des "religions séculières", de l’historicisme révolutionnaire et de la raison d’État triomphante, c’est-à-dire des "ravages de la raison irrationnelle qui est la seule valeur que l’on puisse trouver dans l’histoire" . Une spéculation sur les fondements de la cité idéale n’était donc la priorité du moment dans l’esprit de Camus confronté à l’abyssale question de la "raison irrationnelle". Ne serait-ce que pour ce remarquable oxymore désignant l’essence du totalitarisme, il convient de créditer son auteur d’une "pensée politique" authentique.

Le vingtième siècle est celui de la peur, mais d’une peur panique, car la confiance en l’homme a perdu ses bases : la raison, le dialogue, l’humanité se sont effacés pendant de longues années. Pire encore, les tortionnaires se réclament de l’humanisme et de la civilisation, note Camus : "La terre de l’humanisme est devenue cette Europe, terre inhumaine" . Étayant ces considérations plus philosophiques, Camus met en évidence une "crise de l’homme" notamment à travers des exemples et des dilemmes insoutenables qui figurent dans le texte de conférences données aux États-Unis en 1946 . Il relate le drame suivant, entre autres récits de torture : "En Grèce, un officier allemand se prépare à fusiller trois frères, comme otages. La mère se jette à genoux, supplie l’officier d’épargner ses enfants. L’officier accepte de n’en fusiller que deux à condition que la mère choisisse celui qui ne le sera pas. Celle-ci est paralysée, mais quand ses fils sont mis en joue, hagarde, elle désigne l’aîné (chargé de famille), de ce fait condamnant les deux autres."

Ce n’est pas tant le procès de la raison pratique qu’intente Camus par cet exemple, que la dénaturation de l’être humain et de sa liberté prise au piège d’un choix absurde. Mais la suite du propos retranscrit par Michel Vinaver est plus angoissante encore : "Une jeune fille à qui Camus racontait ces 4 histoires s’écrie, impatientée : "Ecoutez, il y a en a trop de ces histoires, après tout, ils n’ont pas tous été torturés !"" . Dans la même veine, la lucidité de Camus nous glace d’effroi lorsqu’il relate sobrement le fait moral et politique sans doute le plus marquant et le moins audible de l’après-guerre, dans L’Homme révolté : "les victimes viennent d’entrer dans le temps de leur disgrâce : elles ennuient."

Le diagnostic radical de "crise de l’homme" a de quoi faire vaciller même un écrivain qui ne se revendique ni philosophe, ni chrétien, ni marxiste et qui a exploré le domaine de l’absurde de la condition humaine dans ses romans. Mais il est exclu de constater chez Camus ce "refus de penser" dont il fait le ressort du totalitarisme nazi et qu’il impute sans hésiter à l’ensemble du peuple allemand, avant qu’Arendt ne développe le thème de la banalité du mal. Au contraire, l’écrivain s’impose le devoir obstiné de relater "la tragédie collective" que traverse son époque à travers le vif-argent des événements, car la pensée est essentiellement, selon lui, exercice et mise en pratique de la responsabilité morale. De ce point de vue, le meilleur et le plus probant de la réflexion politique de Camus se trouve dans la zone grise constituée des "essais", articles et éditoriaux des années intenses à la tête de Combat, de 1944 à 1949, auxquels nous nous sommes déjà beaucoup référées.

Pour tenter néanmoins d’appréhender le sens éventuel du mot "politique" pour Camus, nous nous réfèrerons d’abord à deux citations éclairantes empruntées à des intellectuels contemporains de l’auteur, embarqués dans le même monde, confrontés aux mêmes problématiques : l’une de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), collaborateur des Temps modernes, phénoménologue marxisant, fustigeant la politique des philosophes "c’est-à-dire celle que personne ne fait", dans la préface deSignes (1960) ; l’autre, d’Emmanuel Mounier (1905-1950), fondateur du personnalisme chrétien et de la revue Esprit en 1932, se donnant pour règle une ambitieuse conception de l’engagement comme seul accès possible à la vérité des faits historiques : "l’événement sera notre maître intérieur" .

Cependant, Camus s’est bien gardé de rivaliser avec les philosophes de plus grande envergure (comme Aron ou Sartre également), maîtres en dialectique dans tous les sens du terme, qui n’auraient pas manqué de le renvoyer à son illégitimité d’écrivain, s’il s’était aventuré sur le territoire du concept. Ce qui se produisit cruellement avec Sartre et son aréopage à l’occasion de la publication de L’Homme révolté annoncé par Camus comme le pendant "idéologique" de La Peste et Des Justes. L’analyse lucide des totalitarismes n’a pas permis de faire éclater le déni de la révélation des camps staliniens soutenu par le co-fondateur des Temps modernes qui a préféré préserver le mythe soviétique. Camus a donc rejoint le sort des interprétations plus élaborées du phénomène totalitaire que l’on trouvait dans les écrits de Mounier et qui n’ont pas recueilli l’écho qu’elles méritaient.

Camus se situe donc à l’intersection d’un rejet certain de l’esprit de système et des logiques d’orthodoxie dont les hommes ont trop souffert selon lui, et d’une énergétique de l’engagement requise pour infléchir les événements fallacieusement présentés en fatalité inexorable. Ainsi, "la démocratie, la vraie, nous avons à la faire" écrit-il avec enthousiasme dans Combat le 2 septembre 1944.

Nous pourrions égrener de nombreux exemples (massacres en Algérie et en Espagne, fin des démocraties européennes, guerre mondiale, révélation des camps nazis et staliniens, bombe atomique, crises des décolonisations, etc.) afin de montrer que les analyses de Camus tendent toujours à réintégrer le tragique des crises historiques dans l’ordre humain de la liberté : telle est d’ailleurs leur dimension spécifiquement politique, car en reconstituant leur intelligibilité, Camus prouve qu’elles ont toujours présenté une prise à l’intervention de la volonté. Ce qui accroît considérablement la responsabilité des politiques et des citoyens le cas échéant. C’est donc une forme d’optimisme tacite et pratique qu’il semble avoir partagé et qu’il a tenté de réaliser à travers la trame significative de ses propres prises de position. Sa "pensée politique" indiscernable se tient certainement à la fine pointe de ses engagements d’écrivain et de journaliste, et l’inscription historique foncière de toute politique et de tout événement retentit donc nécessairement dans les analyses de Combat, mais sans jamais les réduire à un commentaire stérile, puisque Camus recherche toujours la vérité des faits, comme l’éthique du journaliste le lui impose. Telle est la raison pour laquelle les articles et éditoriaux de Combat restent passionnants à lire.

Dans une époque tragique et troublée, Camus a "cru" en la politique au moins à deux intenses et brefs moments, dans sa jeunesse en Algérie en 1935, où il s’affilie au parti communiste algérien pour le quitter deux ans plus tard, et après la Seconde guerre, où la perspective d’une Europe socialiste et d’une organisation internationale en faveur de la paix parviennent à l’exalter. La justice internationale est aussi à l’ordre du jour. L’idée d’une citoyenneté mondiale semble également le convaincre et l’attirer.

Pour ne nous référer qu’à la dernière période, celle de la Libération et de l’immédiat après-guerre, l’optimisme se conjugue néanmoins à une peur encore plus grande que la terreur précédemment évoquée, et qui déchire l’esprit de Camus. En effet, confronté au bilan des meurtres de masse de la modernité, Camus relie l’histoire européenne qui vient de s’achever par des millions de victimes à l’histoire mondiale qui se dessine sous l’angle inédit de l’apocalypse atomique. La nouvelle menace de destruction totale de l’humanité par la bombe atomique l’étreint à tel point qu’il croit une troisième guerre imminente. Camus s’évertue donc à appeler les nouveaux dirigeants à leur responsabilité afin de recréer la paix et l’espoir. Une Europe socialiste représente pour lui et d’autres intellectuels, la perspective la plus solide à l’époque de la guerre froide. Tel est le sens du manifeste marquant auquel il participe et qui paraît dans la revue Esprit en 1947.

Faut-il alors scruter le rapport de Camus à la politique afin de trouver la clé de ce qui nous est d’abord apparu comme une sorte de rejet des abstractions et des idéaux de la raison pure ? Plusieurs arguments peuvent être alors avancés pour comprendre la complexion camusienne. D’une part, Camus semble n’avoir jamais guéri de la méfiance radicale nourrie de l’observation des animaux politiques enragés qui ont entraîné les peuples dans la catastrophe de la guerre. De façon très explicite, les éditoriaux de Combat révèlent à quel point la politique a pu être pour lui l’objet d’un grand dégoût. Il dénonce ainsi le retour des hommes de la Troisième République, ceux-là mêmes qui ont démissionné devant Hitler et qui tentent néanmoins de refaire surface sur la scène publique nationale. En règle générale, Camus ne tenait pas la classe politique en grande estime, n’hésitant pas à l’accuser de trahison avec des accents proches de Charles Péguy. Enfin, il tient définitivement en abomination le réalisme politique qui est la doctrine certainement le mieux partagée de ce milieu.

Pourtant, Camus se déclare socialiste, mais socialiste exigeant, à une époque, l’après-guerre, "où tout le monde en France est socialiste" , comme on le lit dans une presse ironique. Il milite en effet en faveur de la justice sociale, condition primordiale de l’émancipation des ouvriers à laquelle il attache la plus grande importance, et de la liberté individuelle qu’il entend faire prévaloir comme la finalité même du politique. C’est un socialiste libéral défini comme le fruit "d’une tradition collectiviste française qui a toujours laissé sa place à la liberté de la personne et qui n’a rien emprunté au matérialisme philosophique" . Socialiste en économie, libéral en politique, pourrait-on résumer. Si l’on cite souvent pour confirmer ce beau programme, le propos de 1946 dans Ni victimes, ni bourreaux qui aborde le problème de l’utopie et la ré-axe vers la réalité incarnée des êtres humains : "il s’agit, en somme, de définir les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire délivrée de tout messianisme, et débarrassée de la nostalgie du paradis terrestre" , nous lui préférons une définition plus concise, proche de la fulgurance : la politique "est l’adresse directe de l’homme à d’autres hommes. Elle est un accent"

Isabelle DE MECQUENEM

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*A l'occasion du 55e anniversaire de la disparition d'Albert Camus, nous vous proposons de relire ce compte rendu d'un ouvrage qui revient sur l'engagement de l'écrivain.

Jeanyves Guérin propose une réflexion intempestive sur la notion d’engagement. S’il récuse le terme sartrien pour parler de l’œuvre de Camus, il s’attache à définir ce qu’on pourrait appeler une « politique littéraire », c'est-à-dire une manière dont un écrivain, dans son geste d’écriture, fournit tout à la fois une réflexion et un geste politique. Pour ce faire, Jeanyves Guérin fait le choix de traiter du corpus camusien dans son ensemble. À côté du Mythe de Sisyphe, de L’Étranger et de La Chute, il appuie son propos sur une étude serrée du théâtre de Camus, mais aussi de ses écrits journalistiques, de ses nouvelles et d’essais moins connus comme les Lettres à un ami allemand ou certains textes de la série desActuelles.

On découvre ainsi au fil des pages que l’écriture littéraire va de pair chez Camus avec une méfiance face à l’idéologie. Camus est un auteur qui refuse les mots d’ordre et les principes ; d’une certaine manière il refuse les discours surplombants, pour une vision à hauteur d’homme, qui s’articule à l’expérience. C’est du moins le portrait qui émerge de l’étude de Jeanyves Guérin. Plus qu’un philosophe, plus qu’un politique, Camus est donc d’abord un écrivain qui traite du politique à travers une expérience, vécue ou fictionnelle, ce qui l’amène à poser des questionnements philosophiques.

La première partie du livre est logiquement consacrée au travail de journaliste de Camus. En effet, cette place prépondérante de l’expérience humaine dans ses écrits s’enracine en grande partie dans son parcours de reporter, puis de chroniqueur, d’Alger républicain à L’Express en passant parCombat. Jeanyves Guérin fait une synthèse éclairante de cette pratique d’écriture, qui lui permet de passer en revue les différentes questions structurant l’œuvre entière de l’auteur. La notion de la justice, traitée en première place, après le chapitre de présentation, apparaît comme la vertu cardinale de l’œuvre. Autour d’elle s’étoilent les questions de la France, de l’Europe et de l’Espagne. On peut savoir gré à Jeanyves Guérin de faire saillir ces thèmes de l’œuvre de Camus, notamment la guerre d’Espagne, moins explicitement présente dans ses romans que chez Malraux, mais tout aussi sourdement active dans son œuvre. À travers cet aperçu sur le travail journalistique de Camus, on voit se dessiner le portrait d’un internationaliste réformiste.

La deuxième partie porte plus précisément sur les fictions de Camus. Jeanyves Guérin privilégie alors les pièces de théâtre aux romans – si un chapitre porte sur La Peste, les trois autres traitent deCaligula, L’État de siège et Les Justes. Il insiste alors sur les échos qu’entretiennent tous ces textes avec le contexte d’écriture. Le cadre spatio-temporel de chacun d’entre eux nous éloigne de l’actualité de Camus, mais c’est pour la diffracter de manière symbolique. Jeanyves Guérin suit ainsi le traitement que Camus fait subir au thème du totalitarisme, essentiel pour comprendre le XXe siècle. La fiction permettrait ainsi à Camus, à l’encontre de la plupart des intellectuels de gauche de l’époque, de penser aussi bien les fascismes que le régime soviétique. L’écriture littéraire lui permet donc de mettre en lumière des questions humaines qui se posent au-delà des idéologies, ou plutôt contre les idéologies. C’est ainsi qu’il subordonne le politique à l’éthique, comme l’indique le chapitre qui conclut cette partie, à propos des Justes.

La troisième et dernière partie porte sur l’Algérie, et plus particulièrement sur la réaction ambiguë de Camus à la guerre d’Algérie. Jeanyves Guérin essaie de saisir cette ambivalence à travers ses textes de réflexion, articles ou essais, mais aussi à travers ses nouvelles et surtout son ultime roman inachevé Le Premier Homme. S’il reconnaît que Camus évalue mal la situation, il se refuse à parler de contradiction. Dans le refus conjoint de la violence aussi bien française qu’algérienne, il retrouve les positions éthiques que Camus a construites tout au long de son œuvre. De fait, il brosse le portrait d’un Camus réformiste dans l’âme, méfiant et même hostile à l’idée de révolution, qu’elle soit communiste ou anticoloniale. Camus apparaît aussi ici comme l’homme de son milieu, celui des Européens d’Algérie modestes – « pauvres » est le terme qu’affectionne l’auteur du Premier Homme – dont il tentera de brosser une peinture littéraire contre les visions d’une gauche française qu’il juge peu informée et manichéenne.

On peut regretter que Jeanyves Guérin ait tendance, pour défendre Camus, à noircir Sartre et les intellectuels de gauche de l’époque. Dans son éloge de Camus, il exacerbe ce qui le distingue de ces écrivains pour faire ressortir sa profonde originalité. Camus a pourtant sans doute beaucoup partagé avec ceux avec qui il a croisé le fer, et on est souvent curieux à lire le livre de ces points communs inexplorés. L’un des intérêts du livre cependant est de comparer l’œuvre de Camus avec celles d’autres auteurs, eux-mêmes distincts de la gauche intellectuelle de l’époque, à part dans le champ littéraire. Jeanyves Guérin convoque ainsi des auteurs assez peu attendus en comparaison avec Camus, comme Raymond Aron ou Georges Orwell. De la même manière, sur le rapport à l’Algérie, il convoque Germaine Tillon, Jean Amrouche ou Albert Memmi. Cette troisième partie laisse elle aussi le lecteur un peu curieux. En effet, Jeanyves Guérin insiste sur ce qui sépare Camus, écrivain européen algérien – il n’utilise pas le qualificatif d’écrivain colonial, qui dans un sens neutre, pourrait être approprié – des intellectuels parisiens. Mais, en dehors de Jean Amrouche, d’Albert Memmi – qui d’ailleurs est un écrivain tunisien, et non algérien – et, dans une moindre mesure, de Mouloud Feraoun, il ne fait qu’évoquer Mohammed Dib et Kateb Yacine, dont les œuvres et l’engagement politique furent déterminants pour la construction du champ littéraire algérien francophone. On aurait envie d’une mise en perspective de l’œuvre de Camus avec des écrivains de cette ampleur. De même, les ouvrages historiques auxquels Jeanyves Guérin se réfèrent sont majoritairement le fait d’historiens français, alors qu’une mémoire plurielle qu’il appelle de ses vœux nécessiterait sans doute un travail historien polyphonique et l’appel à des historiens algériens – il faut tout de même signaler que les travaux de Mohammed Harbi sont cités à deux reprises.

Ces remarques cependant ne peuvent faire figure de reproches. Jeanyves Guérin choisit de faire un portrait de Camus et, pour cela, il rapproche l’auteur de ceux qui lui ressemblent, qui partagent une même position ambiguë dans le champ intellectuel. Plus encore, c’est la foi du critique en les exigences et en les choix politiques de Camus qui fait sans doute l’un des intérêts de l’ouvrage, dont la lecture est très stimulante parce qu’il est habité par un réel enthousiasme, qui vient doubler le sérieux d’une étude critique et scientifique de l’œuvre camusienne

Florian ALIX

Albert Camus : l'homme réinterprété

[lundi 16 décembre 2013 - 09:00]

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Les convictions politiques d'Albert Camus rentrent malaisément dans les schémas partisans habituels : se déclarant homme de gauche, il n'a pas hésité à critiquer son camp et ce dernier lui a bien rendu via Sartre et sa revue Les Temps Modernes comme à l'occasion de la parution de L’Homme révolté. Pour autant, il n'a jamais rejoint la droite même si ses prises de position, puis son silence, sur la guerre d'Algérie ont été à l'origine de bien des interprétations mais aussi d'ambiguïtés. De même, son attachement viscéral à la liberté a conduit aussi bien des libertaires, tendance anarchiste, que des libéraux à se réclamer de lui. Paradoxalement, cette popularité de Camus dans des cercles politiques différents et bien souvent antagonistes explique vraisemblablement, bien que partiellement, le relatif silence qui a entouré le centenaire de sa naissance. Entre l'absence de panthéonisation à la demande de ses descendants et l'affaire de l'exposition à Aix-en-Provence, l'on pourrait quasiment parler d'une commémoration qui n'a pas eu lieu. Le personnage d'Albert Camus, prix Nobel de littérature, semble au premier abord pourtant beaucoup plus consensuel qu'un Louis-Ferdinand Céline, dont la célébration fut interdite explicitement...

Trois ouvrages récents, écrits par quatre auteurs situés sur des cases différentes de l'échiquier politique, permettent de nous éclairer sur les luttes mémorielles et politiques dont fait encore l'objet Albert Camus, plus de quarante ans après son décès dans un accident de voiture. Ils incarnent tous les trois une tendance. Camus brûlant écrit conjointement par Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié, respectivement historien de l'Algérie et documentariste, revient sur l'affaire de l'exposition d'Aix-en-Provence, dont le commissariat leur avait été confié, et plus généralement sur les récupérations politiques de l'écrivain. Camus au Panthéon d'Henri Guaino, aujourd'hui député des Yvelines mais avant tout connu comme la plume et le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy durant sa mandature, propose un portrait et un discours qui aurait pu avoir lieu lors de son entrée au Panthéon. Camus et le terrorisme de l'historien Jean Monneret se penche sur l'attitude d'Albert Camus face à la violence en général et le terrorisme en particulier.

Un Camus de gauche

Dans le cadre de Marseille-Provence capitale de la culture 2013, une grande exposition Camus était initialement prévue à Aix-en-Provence. Ses deux commissaires furent "débarqués" en cours de projet par la maire de la ville : Maryse Joissains. Dans Camus brûlant, ils ne reviennent pas seulement sur cette polémique mais souhaitent prendre de la hauteur et étudier les controverses autour de l'écrivain, aussi bien en France qu'en Algérie.

Le capotage de leur exposition s'explique selon eux par leur refus de mettre Camus au service d'une certaine vision politique, qui se résumerait grosso modo à une opération de séduction électoraliste visant à capter les voix des anciens d'Algérie fortement représentés à Aix-en-Provence et courtisés par Maryse Joissains, maire de droite de la ville. Le philosophe Michel Onfray est un temps envisagé pour reprendre le projet mais il jette l'éponge de peur d'être récupéré. Le prix Nobel serait donc également l'objet des attentions des nostalgiques de l'Algérie française que de ceux qui cherchent à séduire ces derniers.

Toutefois, la controverse autour du personnage ne se limite pas à la France : elle touche pareillement son pays natal, l'Algérie. Les auteurs rappellent ainsi l'échec de la "Caravane Camus" initiative de l'écrivain algérien Yasmina Khadra visant à présenter son œuvre à travers tout le pays et objet de polémiques qui ont finalement conduit à son annulation. Pour Stora et Péretié, Camus sert de prétexte à la reprise de luttes mémorielles et politiques algériennes.

Malheureusement, ils sont plus laconiques lorsqu'il s'agit d'aborder la captation de Camus par la gauche social-démocrate après la chute du mur de Berlin. Implicitement, ils livrent par ailleurs leur vision de l'homme qu'ils aiment pour sa poursuite passionnée de la justice, pour la pauvreté de ses débuts, tout comme pour sa critique des totalitarismes et son attachement à l'Algérie. Ils voient en lui "une figure de réconciliation, en France comme en Algérie" et l'on serait tenté d'ajouter à la lumière des déclarations de Benjamin Stora lors du cinquantenaire de l'indépendance algérienne : de réconciliation entre la France et l'Algérie.

Un Camus "Algérie française"

Le Camus et le terrorisme de Jean Monneret présente de son côté une version relativement subtile et documentée de la description de Stora et Péretié : "dans ces milieux de la "nostalgérie", on aime à s'approprier Albert Camus. On le présente, de manière simplificatrice, sous les traits d'un pied-noir pro-Algérie française." , faisant fi de sa critique répétée de l'administration coloniale et de son soutien aux nationalistes (pas à tous) avant la guerre et ne retenant que le fait que celui-ci ait été pour une "Algérie égalitaire" et surtout contre une "Algérie indépendante" Il est nécessaire de saisir la chronologie des déclarations de Camus pour comprendre leur complexité. Or, les nostalgiques de l'Algérie française, pour Stora et Péretié qui parlent de "lecture pour le moins biaisée", se contentent de ses prises de position contre les méthodes terroristes du FLN touchant des civils et reprennent sa déclaration selon laquelle il préférait sa mère à la justice [du FLN]. Camus condamne cependant aussi bien l'emploi de la torture (française) que le terrorisme algérien. La notion de "déchirement" recouvre mieux l'opinion de l'écrivain méditerranéen face à un conflit fratricide que les nostalgiques ont bon dos de récupérer aujourd'hui alors qu'il était perçu à l'époque par bien des ultras comme un "traître".

Benjamin CARACO

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