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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Audit de la dette grecque :

à l’instar du théâtre classique, il y a unité de lieu, unité de temps et unité d’action

Quelques caractéristiques importantes de la dette publique réclamée à la Grèce :
Dans le cas grec, à l’instar du théâtre classique, il y a unité de lieu (la Grèce dans l’UE ), unité de temps (2010-2015), unité d’action (les politiques dictées dans le cadre des mémorandums de 2010 et de 2012 qui ont entraîné une chute de 25% du PIB et une dégradation sans précédent en temps de paix des conditions de vie la population grecque), enfin, des acteurs bien identifiés (les membres de la Troïka, les gouvernants grecs, quelques créanciers privés). Souvent, une restructuration de dette sert à blanchir des dettes illégales et/ou odieuses afin de leur donner une apparence de légalité et de légitimité. Dans ce cas, lorsqu’on commence l’audit, il est généralement nécessaire de retourner 10, 15 ou 30 ans en arrière.

En Grèce, nous sommes confrontés à une situation différente.
La dette récente, celle qui est réclamée aujourd’hui à ce pays, est marquée par des éléments d’irrégularité, d’illégitimité, d’illégalité, d’insoutenabilité, voire de caractère odieux. Certes, les dettes grecques qui ont été accumulées avant 2010 sont elles-même largement illégitimes et / ou illégales (contrats d’armement avec fraude et corruption à la clé, grands travaux liés aux jeux olympiques de 2004 liés à des surfacturations et à de la corruption, cadeaux fiscaux à une minorité privilégiée, sauvetages bancaires, taux exagérés) mais ce qui est particulièrement frappant c’est à quel point les dettes contractées depuis 2010 sont viciées.

Les mémorandums, la restructuration et le processus d’accumulation de la dette publique grecque sont marqués manifestement d’irrégularité, d’illégitimité, d’illégalité et ont selon toute vraisemblance un caractère odieux.

Ici, ce sont les nouveaux créanciers avec la complicité des autorités locales (les gouvernements grecs) qui ont poussé la Grèce dans une situation d’impossibilité de remboursement. Ces créanciers (la troïka) ont imposé des politiques dont les fameuses « conditionnalités » avaient en réalité deux vocations essentielles :

sauver les banques privées étrangères et grecques alors qu’elles étaient largement responsables de la crise ;
imposer des politiques macroéconomiques néolibérales récessives et régressives (privatisations, licenciements, réduction radicale des revenus, etc.) impliquant des violations des DESC (droits économiques sociaux et culturels) et des droits civils et politiques, précarisant et appauvrissant la population. Il s’agissait d’imposer à la population grecque une dévaluation interne brutale |1| .

Pour la seule année 2015, les créanciers de la Grèce réclament au pays un montant de 23 milliards d’euros. Plusieurs paiements ont déjà été réalisés et, depuis la signature des accords de février 2015, la Grèce s’approche d’une situation d’insoutenabilité financière. De nombreux analystes considèrent que c’est déjà le cas et certains parmi eux jugent que le pays est dans une situation d’insoutenabilité du remboursement de la dette du point de vue du respect des droits humains, vu la profondeur de la crise humanitaire et la nécessité de réunir des moyens financiers importants pour commencer à la résoudre. Plusieurs journalistes et éditorialistes « hétérodoxes » de la presse financière dominante (Wolfgang Munchau du Financial Times, Romaric Godin de La Tribune,...) plaident pour la suspension du paiement et pour une annulation de la dette grecque.

Etant donné l’urgence dans laquelle se trouve le pays et les attentes de sa population qui a opté pour le changement, la Commission pour la vérité sur la dette grecque va privilégier dans un premier temps l’analyse de la période 2010-2015. Bien sûr, l’audit du processus d’endettement de la période antérieure sera également à réaliser et certains membres de cette commission s’y emploient d’ores et déjà.

Dans les dettes que la Commission est chargée d’analyser, on relève des facteurs évidents d’illégalité et d’insoutenabilité.

Je reprends les quatre définitions que j’ai avancées depuis le début de l’annonce de la mise place de la Commission lors de la conférence de presse tenue le 17 mars dernier.

a. Dette publique illégitime : dette contractée par les pouvoirs publics sans respecter l’intérêt général ou au préjudice de l’intérêt général. Une dette contractée pour favoriser l’intérêt particulier d’une minorité privilégiée.

b. Dette illégale : dette contractée en violation des lois, de l’ordre juridique ou constitutionnel applicable. Si l’illégalité est avérée, l’Etat peut déclarer la nullité de la dette.

c. Dette publique odieuse : crédits octroyés en imposant des conditions qui violent les droits sociaux, économiques, culturels, civils ou politiques des populations concernées par le remboursement.

d. Dette publique insoutenable : dette dont le remboursement condamne la population d’un pays à l’appauvrissement, à une dégradation de la santé et de l’éducation publique, à l’augmentation du chômage,... Bref, une dette dont le remboursement implique le non respect des droits humains fondamentaux. Dit autrement : une dette dont le remboursement empêche les pouvoirs publics de garantir les droits humains fondamentaux. Sur la base de l’argument de l’insoutenabilité de la dette un État peut déclarer un moratoire des paiements (sans que cela génère des intérêts de retard). On pourrait bien sûr également parler d’insoutenabilité financière et économique du remboursement de la dette.

Au cours de sa deuxième réunion plénière tenue du 4 au 7 mai 2015, la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque a adopté une définition des dettes illégitimes, illégales, odieuses et insoutenables. Ces définitions seront rendues publiques en français rapidement |2| .

J’ai la conviction après avoir étudié sous bien des aspects la dette réclamée à la Grèce qu’on peut prouver l’existence d’irrégularités, d’illégalité, de fraude, d’insoutenabilité... afin de conclure à la nullité d’une partie très importante de la dette.

Concernant la définition du caractère illégitime de la dette, voire de son caractère odieux, plusieurs auteurs considèrent qu’il faut réunir 3 conditions :
absence de consentement ;
absence de bénéfice ;
connaissance des éléments précédents par les créanciers.

J’avance comme hypothèse que ces trois critères sont réunis dans le cas de la dette grecque :
la population et ses représentants au parlement n’ont pas donné leur consentement en bonne et due forme, les règles démocratiques n’ont pas été respectées ;
de toute évidence, la population n’a pas bénéficié des politiques menées en application des accords d’endettement ;
enfin, il est indéniable que les créanciers, notamment les membres de la troïka étaient conscients que les politiques qu’ils imposaient n’allaient pas améliorer les conditions de vie de la population, ils demandaient expressément et exigent encore la suppression de dizaines de milliers d’emplois, la diminution des salaires et des retraites, une réduction des dépenses sociales, la restriction des libertés de négociation, etc.

Ce dernier aspect est également très important. Pourquoi ?
La majorité des dettes publiques des pays industrialisés est constituée de titres vendus par les États sur lesmarchés financiers. Les acquéreurs des titres (ce sont dans la plupart des cas des banques) prétendent généralement qu’ils ne connaissent pas l’utilisation précise qui est faite des fonds octroyés aux autorités publiques. Or dans le cas grec, cet argument contestable en soi, ne tient pas la route car les fonds sont octroyés par les prêteurs dans le cadre de prêts (qui font l’objet de contrats) sous réserve que toute une série de conditions soient respectées. Ces conditions ou conditionnalités sont explicitées dans les contrats de prêts et dans les documents qui y sont annexés : mémorandums et rapports d’exécution de ceux-ci.

Les conclusions de la Commission ne pourront pas être prises en compte par un tribunal international des dettes car il n’en existe pas. Il n’y a toujours pas de mécanisme de résolution des crises des dettes souveraines. L’Assemblée générale des Nations Unies va à peine commencer à travailler sur ces questions.

Les travaux et les conclusions de la Commission peuvent avoir plusieurs conséquences :
renforcer ou provoquer la prise de conscience dans l’opinion publique nationale et internationale du caractère illégitime, illégal, insoutenable, odieux de la dette réclamée à la Grèce ;
renforcer ou provoquer la prise de conscience dans les parlements des pays membres de l’Union européenne et au parlement européen du caractère illégitime, illégal, insoutenable, odieux de la dette réclamée à la Grèce ;
donner des arguments aux autorités grecques pour mener à bien des négociations afin de réduire radicalement la dette ;
donner des arguments aux autorités grecques pour décréter un moratoire sur le remboursement de la dette jugée insoutenable afin de - forcer les créanciers à négocier sérieusement ;
donner des arguments aux autorités grecques pour poser d’autres actes souverains unilatéraux en cas d’échec des négociations ;
amener la justice du pays à entamer des poursuites judiciaires contre les responsables d’actes de fraude et de tout délit condamnables ;
amener le pouvoir législatif à adopter des lois qui empêchent ou limitent la reproduction d’un processus endettement illégitime, illégal, insoutenable, odieux...
favoriser, dans le cas d’un processus constituant, l’adoption de dispositions constitutionnelles qui empêchent ou limitent la reproduction d’un processus d’endettement illégitime, illégal, insoutenable, odieux...
rendre les créanciers responsables de leurs actes de manière à réduire l’aléa moral (moral hazard) et éviter qu’ils prêtent dans des conditions qui violent les droits humains fondamentaux.

On peut certainement ajouter d’autres débouchés possibles de l’audit en cours.

Conclusion :
Il faut souligner le caractère historique de l’audit actuellement engagé en Grèce. Les crises de dettes souveraines ont été nombreuses au cours des deux derniers siècles. Dans les années 30 du siècle passé, la plupart des pays d’Europe ont été en suspension prolongée de paiement. Au moment de l’accord de Londres sur la dette allemande de 1953, l’Allemagne était en suspension de paiement depuis 1932 (soit depuis plus de 20 ans). Depuis la deuxième guerre mondiale, on compte plus de 170 suspensions de paiement et plus de 600 restructurations de dette. Mais le cas grec est tout à fait singulier : c’est la première fois qu’en Europe les autorités d’un pays mettent en place un processus d’audit indépendant avec participation citoyenne. Et c’est ce qui fait de cette initiative engagée par Zoé Konstantopoulou, la Présidente du parlement grec, un geste démocratique exemplaire, sachant qu’au final c’est aux citoyens grecs et aux autorités du pays qu’il appartient de prendre les décisions qu’ils jugeront pertinentes.

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|1| La dévaluation interne implique une baisse des salaires et des retraites ainsi qu’une aggravation de la précarisation du travail. L’objectif visé officiellement est d’augmenter la compétitivité. A noter que l’équipe de recherche de la Banque Natixis a émis de fortes réserves sur l’efficacité de cette politique en ce qui concerne la relance de la croissance et résoudre la crise de la zone euro. Voir : « Pourquoi nous ne croyons pas aux dévaluations internes pour résoudre la crise de la zone euro ? », octobre 2012, http://cib.natixis.com/flushdoc.asp...

|2| Voir la version en anglais : http://cadtm.org/Definition-of-ille..

Auteur

Eric Toussaint

est maître de conférence à l’université de Liège, préside le CADTM Belgique et est membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est auteur des livresProcès d’un homme exemplaire, Editions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet du livre AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège Dernier livre : Bancocratie ADEN, Brussels, 2014.

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