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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Réflexions sur la critique culturelle

Le journaliste Éric Loret propose une réflexion sur la critique d’art, de cinéma, de littérature dans son Petit manuel critique. L’ancienne critique professionnelle et institutionnelle, avec les revues spécialisées, voit son lectorat s’effondrer sans qu’il se reporte sur l’Internet. « Tout exercice critique dans les "vieux médias", désormais perçus comme institutionnel, se retrouve englobé dans une défiance politique générale et, au même titre que celle-ci, vilipendé », observe Éric Loret. Les renvois d’ascenseur entre critiques et les conflits d’intérêt entre l’industrie des médias, de la production et de l’édition expliquent un légitime dénigrement.

Mais la critique sur les blogs, les forums et les réseaux sociaux reprend les travers de la critique traditionnelle qui distribue les bons et les mauvais points selon des critères basiquement personnels. La prise de parole prime sur l’écoute. Plutôt que cet égotisme culturel, une critique universelle doit être ravivée. « Une critique de tous, avec tous, donc, et ayant en vue une même œuvre : le monde », propose Éric Loret. Le plaisir esthétique doit se tourner vers la conciliation et la communion plutôt que vers la séparation et l’indifférence. Le philosophe John Dewey insiste sur une philosophie esthétique qui renvoie à l’expérience ordinaire. La critique doit permettre aux individus de communiquer leur sentiment, leur perception et leur représentation du monde. La perspective de communiquer son sentiment fait partie du plaisir esthétique. L’expérience esthétique ne peut pas se réduire à une jouissance solitaire.

Le philosophe Jacques Rancière insiste sur le « partage du sensible ». Il propose une démocratie des intelligences égales, une « communauté inédite d’individus cherchant les moyens de se joindre à travers la forêts des signes et des formes, une communauté constituée au risque de trajets et de rencontres multiples sous le signe de l’égalité ». le spectateur artiste n’est pas un simple consommateur mais doit être incité à la discussion et au désaccord.

La critique se banalise sur Internet à travers des sites comme Allociné ou Senscritique. Les films sont évalués et classés à travers divers tops. Les critiques sont également classées et notées. Les textes postés défendent un point de vue sans se reposer sur l’autorité que confère une institution (école ou médias). Le jugement est strictement subjectif et renvoie aux goûts de chacun.

Les journalistes et critiques institutionnels subissent les attaques légitimes du public. Ces intellectuels s’adressent uniquement à leur petit milieu et s’appuient sur des références qu’ils sont les seuls à comprendre. Ensuite, le suivisme et le panurgisme sont reprochés à des médias conformistes qui encensent les mêmes auteurs. Surtout, les journalistes méprisent le public, par négligence ou par simple dénigrement.

Mais le critique doit également souligner l’interprétation du monde qui se cache derrière une œuvre. Le film 300, spectaculaire divertissement, véhicule également une idéologie nauséabonde et réactionnaire. Paris Match conserve un ton consensuel sans évoquer la dimension politique du film. Les médias expriment une critique consensuelle qui vise à ne fâcher personne. « Dès qu’il y a critique, il y a négativité, puisqu’il y a interprétation, c’est-à-dire altération, de ce qui se donnait jusque là comme une plénitude sans faille », souligne Éric Loret.

Mais la critique amateur sur Allociné semble tout aussi médiocre. Un système d’étoile uniformise les créations cinématographiques. Forrest Gump et Django unchained obtiennent le score de cinq étoiles, sans distinction ni analyse originale. Les critiques insistent sur le divertissement mais occultent l’interprétation du monde que porte un film. Les critiques évoquent la dimension esthétique qui est plus facile à évoluer que la réflexion politique.

Le style du critique semble important. Le lecteur peut alors déterminer si des affinités se nouent avec la personne qui écrit la critique. Le style implique l’âge, la classe sociale, les goûts et le caractère du critique. C’est à travers ce style que se tisse une relation entre le lecteur et la personne qui compose le texte. « La façon d’agencer les mots, leurs choix, le rythme traduisent une certaine façon d’habiter le monde », précise Éric Loret.

Le philosophe Schiller esquisse une critique de la société néolibérale qui impose une séparation entre les individus. « La fragmentation et l’isolation y sont retournées en tyrannie de l’ego, et l’individu, soumis à un pouvoir qui se présente comme son destin (car "there is no alternative"), fuit autant que possible la question vivre ensemble et du rapport aux autres », souligne Éric Loret.

Jacques Rancière observe deux catégories d’individus dans la société capitaliste. La bourgeoisie dispose d’une liberté d’action pour vivre selon ses désirs. En revanche, le prolétariat doit assurer chaque jour sa survie. La capacité esthétique doit permettre de se sortir de ce quotidien. « Tenir compte de cette capacité esthétique, de cette pulsion créative égale en chacun, c’est donc se diriger vers la fin de la séparation de l’humanité entre maîtres et esclaves, entre hommes libres de leurs fins et hommes soumis à ce qui advient », décrit Éric Loret. Le critique doit permettre d’attiser cette capacité esthétique en chacun.

L’interprétation d’une œuvre apparaît comme déterminante pour faire partager une expérience esthétique. La critique impressionniste insiste sur la subjectivité, le ressentit et l’expérience personnelle. Mais la personnalité du critique prime alors sur l’œuvre et ce type d’approche n’incite pas au partage. Une critique descriptive reste figée sur le sens de l’œuvre donné par son auteur, mais peut passer à côté d’une réception plus personnelle. Une critique prescriptive donne un sens politique à une œuvre. Le plus souvent, ces différents modèles interprétatifs se confondent.

Une critique peut aussi se révéler ratée. Lorsque le journaliste connaît l’auteur de l’œuvre, il peut projeter ses sentiments personnels d’amitié ou de détestation. Ensuite, le critique peut être uniquement ouvert à un type précis d’œuvre et exprimer des préjugés.

Les journalistes professionnels révèlent leurs limites. Les critiques forment une petite oligarchie qui affirme son autorité en imposant des jugements de goût. Les critiques font tous l’éloge des livres médiatisés de la rentrée littéraire en faignant les avoir découvert. Au contraire, la critique devrait permettre un véritable échange artistique entre le lecteur et l’auteur. Le critique professionnel s’adresse en réalité à son petit milieu et exhibe des signes d’appartenances à travers des références désuètes et des expressions grotesques.

L’art contemporain devient la caricature de lui-même. Les discours médiatiques à son sujets semblent ridiculement élitistes. Dans l’art contemporain, la théorie demeure un instrument de pouvoir. L’art contemporain délaisse la forme et l’esthétique pour se réduire au discours. « Cette méfiance à l’égard de la forme se construit souvent contre l’idée qu’une œuvre aurait une émotion à délivrer, et que le rôle du spectateur serait de se l’approprier », observe Éric Loret.

Éric Loret propose des réflexions stimulantes sur le rôle de la critique dans la société moderne. Ce journaliste s’interroge donc sur son propre rôle. Il évite l’écueil de l’auto-justification et du corporatisme habituel de la profession. Il n’est pas dupe des limites d’un journalisme culturel qui s’adresse uniquement à son petit milieu avec ses propres références autocentrées.

Éric Loret insiste pertinemment sur la nécessité de s’adresser à un large public. Le plaisir de l’expérience esthétique réside aussi dans son partage à travers les discussions ou la rédaction d’articles. L’échange sur la réception d’une œuvre contribue fortement à faire exister cette œuvre. Éric Loret tranche ainsi avec une critique qui s’adresse uniquement à un petit milieu artistique. Il se distingue également de la posture postmoderne qui valorise la forme et la marge au détriment du contenu.

On peut néanmoins reprocher à Éric Loret son côté social-démocrate mollasson avec des références à Kant et une farouche obstination à ne froisser personne. Il manque à sa réflexion approfondie le tranchant de la polémique. La critique renvoie non seulement à une interprétation des œuvres artistiques, mais reflète aussi une interprétation du monde.

Il existe une véritable lutte de classes qui se joue sur le terrain esthétique et culturel. Des films, des livres et mêmes des musiques transportent souvent une vision du monde et reflètent les antagonismes de classes. Contre une culture bourgeoise et élitiste, il existe des contre-cultures qui expriment la voix des exploités et des opprimés. Ces cultures populaires permettent aux prolétaires de s’exprimer eux-mêmes, avec leurs propres mots, avec leur propre rage.

Il semble important de souligner que les journalistes s’identifient à la petite bourgeoisie intellectuelle. Les journalistes valorisent fortement la culture bourgeoise. Ils ne retiennent de la culture populaire uniquement la soupe mainstream del’industrie du divertissement. Lorsque les contres cultures sont évoquées, c’est pour mieux en faire un produit branché, en éludant la dimension historique et politique de cette créativité. Éric Loret refuse de choisir son camp dans la lutte des classes et estime banalement qu’un critique doit être ouverte à toutes les formes culturelles. Il s’inscrit alors dans le relativisme postmoderne.

La critique renvoie surtout à une interprétation du monde. La création artistique propose souvent un regard sur la société, un imaginaire poétique et parfois politique. Cette dimension de la critique semble souvent éludée au profit de la banale évaluation esthétique. Éric Loret observe que les sites Internet comme Allociné et Senscritique refusent l’interprétation politique et sociale d’une œuvre. En revanche, Internet ne se réduit pas à ces deux sites. De nombreux blogs ou webzines culturels peuvent émerger sur Internet. Des sites proposent même des critiques approfondies de films et d’œuvres culturelles.

Chacun peut exprimer sa propre critique. Le rôle du journaliste et de l’avant-garde intellectuelle, comme précepteurs des goûts et des jugements, semble s’affaiblir. C’est évidemment une évolution positive. Internet peut même alimenter un renouveau des contre-cultures, réinventer la critique pour développer un nouvel imaginaire politique et social.

Source : Éric Loret, Petit manuel critique, Les Prairies ordinaires, 2015

Éric Loret dans le journal Libération

Éric Loret sur la radio France culture

Éric Loret, D'une critique continuée par tous les moyens (y compris le 2.0), Séminaire La Critique impossible ? Séance du 15/02/10, publié sur le site de l'Institut Français de Presse

Note de lecture de Gabriel Bortzmeyer publié dans la revue Débordements le 15 mars 2015

Jérôme Lamy, Où en est la critique ?, publié sur le site Zilsel le 28 mars 2015

Ecole journalisme IFP, Eric Loret, l’art du portrait et les mythes de l’objectivité, publié sur le site Journalistes en formation

Radio : Séries, cinéma, idéologies et luttes des classes, sur le site Vosstanie le 5 novembre 2014

Publié dans #Contre culture

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