27 Mars 2015
Dans son dernier ouvrage, le neurologue Oliver Sacks nous offre un panorama clinique de l’hallucination. Ce phénomène polymorphe se révèle bien moins rare qu’on le croit, au point qu’il pourrait constituer un fondement naturel de certaines formations culturelles, comme les religions et les mythes. Le livre comporte toutefois quelques importantes lacunes
Depuis plus de trente ans, Oliver Sacks donne à travers ses livres accès à la réalité clinique de sa pratique de neurologue, et nous fait partager les expériences, plus ou moins tragiques mais toujours fascinantes, de ses patients. C’est au phénomène des hallucinations qu’il a consacré son dernier ouvrage, dont le titre choisi pour la traduction françaiseL’odeur du si bémol [1] ne doit pas faire oublier que l’original s’intitule sobrement Hallucinations. Il nous y propose « une sorte d’histoire naturelle ou d’anthologie des hallucinations », sous forme d’une quinzaine de chapitres qui en recensent les principales formes phénoménologiques.
Outre son style agréable, une qualité essentielle de l’œuvre de Sacks est qu’elle s’appuie en grande partie sur des sources de première main. Clinicien de talent, Sacks restitue les témoignages de ses propres patients, ou cite les lettres que lui adressent amis et correspondants occasionnels, avec une humilité constante envers l’expérience vécue. L’écriture, ici, vise d’ailleurs moins à faire entendre la voix de ceux dont le cerveau défaille, qu’à permettre au clinicien d’approcher d’un peu plus près « la compréhension de ces expériences » et « l’acceptation de leurs corollaires émotionnels » (p. 126).
La démarche en est profondément humaniste : l’émerveillement du savant face à un mystère dont la neurologie moderne commence à nous livrer quelques clés n’y exclut jamais l’attention portée au symptôme dont le patient est affecté, bien souvent avec un sentiment d’impuissance, d’inquiétude voire d’angoisse. De surcroît, Sacks n’hésite pas à livrer son propre vécu comme un témoignage supplémentaire. En l’occurrence, le récit de ses auras migraineuses, aussi bien que son expérimentation de divers psychotropes dans sa jeunesse, nous rappellent que l’hallucination est un phénomène bien plus banal que son étrangeté pourrait le laisser penser.
Définie de la façon la plus générale comme une « perception sans objet », l’hallucination couvre un champ extrêmement vaste, tant au point de vue de son étiologie que de celui de sa phénoménologie. Sa distinction avec l’illusion ou l’erreur perceptive, rappelle Sacks, est souvent des plus malaisées. Elle peut concerner toutes les modalités sensorielles externes : vision, audition, olfaction, goût, toucher, mais également les sensations internes et le sentiment même de soi, dans le cas des hallucinations cénesthésiques ou la perception de membres fantômes. Ses thèmes vont du plus simple : bruits, formes ou couleurs, au plus complexe : musique, voix, personnages animant des scènes élaborées, jusqu’à l’exceptionnelle hallucination d’un double de soi. En outre, la variété des états propices à une expérience hallucinatoire est telle qu’elle n’est spécifique d’aucun d’entre eux. On trouve ainsi des hallucinations associées à des pathologies sévères, comme la schizophrénie, l’épilepsie ou la maladie de Parkinson, mais également dans des contextes plus bénins ou plus répandus, comme les états fébriles ou confusionnels. Certaines auras migraineuses peuvent se manifester par la vision de motifs géométriques bariolés. Toute privation sensorielle semble également pouvoir s’accompagner de l’émergence d’hallucinations, l’exemple le plus caractéristique, auquel un chapitre entier est consacré, étant le syndrome de Charles Bonnet, un syndrome hallucinatoire visuel comportant souvent de petits personnages animés, survenant chez des patients à la vision fortement diminuée. Enfin, les effets hallucinogènes de l’intoxication à diverses substances sont bien connus et souvent volontairement recherchés.
Ainsi, bien que Sacks puisse écrire que « l’hallucination est unique en son genre et relève d’une forme spécifique de conscience et de vie mentale » (p. 13), son propos a souvent pour but de dédramatiser ce phénomène en montrant à quel point il est largement partagé. Il s’efforce en outre de traiter essentiellement des hallucinations d’origine organique, par opposition aux hallucinations survenant dans le contexte de pathologies psychiatriques. Le lecteur en est averti dès les premières pages : il ne sera pas ici question, ou le moins possible, des hallucinations schizophréniques, « qui mériteraient un livre entier ». Le chapitre intitulé « Délirants » ne porte d’ailleurs pas sur le délire (delusion en anglais) tel qu’il peut apparaître dans la psychose, comme conviction évoluant, souvent durablement, pour son propre compte, mais pouvant coexister avec une conscience préservée d’autres aspects de la réalité, au moins dans ses coordonnées temporo-spatiales. Il s’agit au contraire ici du delirium, état de confusion mentale généralisée plongeant le patient dans un état proche du rêve, avec une perte globale de la conscience de la réalité, qui survient, en général transitoirement, dans le contexte d’atteintes organiques générale comme la fièvre, ou en cas d’atteinte métabolique ou toxique. Cette distinction essentielle aurait sans doute mérité d’être signalée dans la traduction française.
Sacks rapporte plusieurs épisodes où il est amené à rassurer ses patients au sujet de leur santé mentale, en leur exposant les fondements organiques de leurs hallucinations. En effet, « les gens répugnent à parler de leurs hallucinations : ils craignent d’être étiquetés comme psychotiques » (p.145). C’est assurément un grand mérite de ce livre que de combattre l’idée reçue selon laquelle « les voix hallucinatoires sont quasiment synonymes d’atteinte schizophrénique » (p. 72). Sacks mentionne le caractère souvent « anodin » des hallucinations non psychiatriques, par opposition à la forte charge affective que l’on trouve par exemple dans les voix qui insultent ou menacent nombre de patients schizophrènes. L’hallucination neurologique serait typiquement neutre. Cependant, plusieurs exemples cités dans l’ouvrage montrent que c’est loin d’être toujours le cas, et font regretter l’absence d’une analyse plus précise de ce qui distingue, ou rapproche les hallucinations « organiques » des hallucinations propres aux pathologies psychiatriques. En écartant délibérément un pan entier, et crucial, du phénomène qu’il examine dans son ouvrage, Sacks fait preuve d’une modestie louable quant à l’extension de son domaine de compétence, mais il restreint en même temps considérablement la portée de son propos. On ne trouve par exemple aucune mention, dans cette anthologie, de la fascinante hallucination parfois dite « intrapsychique » caractéristique de la psychose, à savoir le phénomène « d’automatisme mental » où le sujet se trouve envahi de pensées dont il est persuadé qu’elles ne sont pas les siennes, et les hallucine au sens où il ne peut les reconnaître comme ses propres productions.
Sacks témoigne d’un émerveillement constant pour les productions du cerveau humain, dont « la créativité et la puissance de calcul (…) sont phénoménales » (p.227). Il nous présente un organe capable de produire des visions élaborées de paysages et de scènes animées, ou encore de partitions musicales complexes (au premier abord du moins, car elles se révèlent à l’analyse n’avoir « ni forme, ni tonalité, ni syntaxe, ni grammaire »). Cependant, le lecteur avide de s’initier aux mystères des neurosciences risque d’être quelque peu déçu. Car si Sacks possède un indéniable talent de vulgarisateur, et nourrit sa réflexion de références aux connaissances scientifiques les plus récentes, les données qu’il rapporte dans L’odeur du si bémol ne semblent pas à la hauteur de certaines ambitions exprimées en introduction. L’imagerie cérébrale la plus sophistiquée nous révèle par exemple que « les hallucinations utilisent les mêmes aires visuelles et les mêmes voies nerveuses que la perception stricto sensu » (p. 38), tandis que « les hallucinations auditives peuvent être associées à l’activation anormale du cortex auditif primaire » (p. 79).
Certaines expériences ont permis d’obtenir confirmation du fait que l’hallucination n’est pas assimilable à l’imagerie mentale, à la représentation imaginaire d’une voix, d’un paysage, d’un personnage ou d’une odeur. Il existerait ainsi une corrélation entre la phénoménologie des hallucinations et les structures et mécanismes cérébraux qui la sous-tendent : la neurophysiologie – une fois n’est pas coutume – donnerait en quelque sorte ses gages de réalité à l’expérience subjective (pour laquelle l’hallucination est par définition une perception externe et non une imagerie mentale). L’intérêt certain, mais souvent modeste, de ces données, reflète de façon caractéristique les limites de la connaissance neuroscientifique actuelle, rarement capable de s’émanciper de la subjectivité dont elle prétend décrypter les fondements.
On ne saurait en tenir rigueur à Sacks, qui écrit en clinicien et non en théoricien, ce qui induit une restriction supplémentaire à la portée son ouvrage. La mise à l’écart de la psychose se double en effet d’un refus assumé d’inclure une étude du rêve, refus difficile à expliquer de la part d’un auteur qui n’ignore rien de la tradition neuropsychologique la plus classique, pour laquelle, en conformité avec l’expérience de chacun, la proximité étroite entre songe et hallucination ne fait aucun doute. À tout le moins aurait-on pu attendre, à l’appui de cette distinction radicale entre le rêve et l’hallucination, une argumentation plus étoffée que la simple affirmation selon laquelle « en règle générale, les hallucinations ne ressemblent pas du tout aux rêves » (p. 13).
Du reste, la question du rêve, après avoir été évacuée par la porte, ne cesse tout au long de l’ouvrage de ressurgir par la fenêtre. On apprend ainsi que « les personnes empêchées de dormir pendant plus de quelques jours ont aussi tendance à halluciner, et la suppression des rêves peut avoir le même effet, y compris lorsque le sommeil est normal par ailleurs » (p. 57). À propos d’un patient délirant, Sacks peut carrément écrire que « quelles qu’en aient été les causes, ces rêves, ces délires ou ces hallucinations se répétaient chaque nuit » (p. 211), ce qui suggère une possible équivalence entre ces trois termes. D’ailleurs, les délires hallucinatoires, au sens précisé plus haut, présenteraient « des caractéristiques à la fois ascendantes et descendantes, comme les rêves », car « ils proviennent des niveaux « inférieurs » du cerveau tels que le cortex somatosensoriel associatif, les circuits hippocampiques et le système limbique ; mais ils sont façonnés également par l’intellect, les émotions et l’imagination de l’individu concerné, d’une part, et les croyances et le style de la culture à laquelle il appartient, de l’autre » (p. 216). Il existe donc une double détermination de l’expérience hallucinatoire, qui est déterminée par l’activité autonome, voire quasi-réflexe, de structures neurologiques primitives, dont l’action se fait « du bas vers le haut », mais également par les structures cérébrales supérieures, et le contexte psychologique et culturel de l’individu, qui exercent leur influence « du haut vers le bas ».
Avec l’ouverture d’esprit et l’absence de dogmatisme qui le caractérisent, Sacks ne prétend jamais réduire les hallucinations à leurs seules causes neurologiques. Son approche demeure néanmoins profondément naturaliste, et il n’hésite pas à faire l’hypothèse que certains phénomènes hallucinatoires neurologiquement déterminés constitueraient les fondements naturels de certaines formations culturelles. Ainsi, les visions et sensations extatiques décrites dans certains cas d’épilepsie temporale pourraient être « les précurseurs biologiques des émotions religieuses » (p. 182). L’expérience angoissante de la paralysie du sommeil, au cours de laquelle peut survenir la vision hallucinatoire de personnages terrifiants, pourrait de même être à l’origine des croyances, largement répandues, aux sorcières et aux démons de la nuit : « en excitant, déroutant, terrifiant ou inspirant bien plus que n’importe quelle autre expérience éveillée, les hallucinations donnent naissance à un folklore et à des mythes (…) dont aucun individu ni aucune culture ne sauraient peut-être totalement se passer » (p. 247).
Sans entrer trop avant dans le débat complexe sur la naturalisation de la culture, relevons tout de même que le sens de la causalité mentionné ici est sujet à caution : on peut tout aussi bien supposer que les personnes sujettes aux paralysies du sommeil auraient tendance à halluciner le genre de démons auxquels elles sont habituées à croire. En outre, fonder un phénomène aussi largement répandu que la croyance religieuse sur une expérience certes neurologiquement déterminée, mais très spécifique à certaines pathologies plutôt rares, paraît à tout le moins discutable. Surtout, l’on peut regretter l’absence de distance critique de l’auteur envers les divers témoignages d’hallucinations, qu’il rapporte comme s’ils avaient tous plus ou moins la même valeur. Or, des éclairs lumineux qui assaillent un médecin occidental au cours d’une aura migraineuse, au démon nocturne rencontré par un paysan laotien (fût-ce au cours d’une paralysie du sommeil) ; ou du kaléïdoscope contemplé par un consommateur de LSD dans la Californie des Sixties à la vision angoissante de son propre double par un écrivain du XIXe siècle, qu’il soit syphilitiques comme Maupassant ou épileptique comme Dostoïevski, il y a une distance géographique et historique qu’il faut savoir respecter, quand bien même la neurophysiologie serait en mesure de la réduire un peu. Il est nécessaire de faire droit à la complexité, à l’épaisseur de phénomènes indiscutablement culturellement organisés, a fortiori quand l’on admet que « les atmosphères superstitieuses et délirantes peuvent plonger elles aussi dans des états émotionnels si extrêmes que des communautés entières finissent par halluciner » (p. 263).
La dimension psychologique des hallucinations, enfin, souffre elle aussi d’un traitement superficiel, bien qu’elle ne soit aucunement contestée par l’auteur. Certaines hallucinations sont certes dénuées, du moins au premier abord, de toute connotation émotionnelle ou subjective. C’est le cas par exemple des formes géométriques perçues lors de l’endormissement dans l’hallucination hypnagogique, ou des personnages lilliputiens que les patients atteints du syndrome de Charles Bonnet (un trouble hallucinatoire qui survient chez des personnes malvoyantes) voient s’affairer dans les recoins de leur chambre. « Même quand elles sont tenues pour de délectables expériences sensorielles (ce qui n’est pas toujours le cas), ces sortes d’hallucinations sont presque uniformément dépeintes comme dépourvues de sens et étrangères aux événements ou aux problèmes personnels » (p. 248). Par ailleurs, leur dimension stéréotypée plaide en faveur de leur détermination essentiellement biologique – bien que l’on ne sache « toujours pas pourquoi certains malvoyants contractent le syndrome de Charles Bonnet et pas d’autres » (p. 55), de même que l’on ne sait pas pourquoi « deux individus ne réagissent jamais de la même manière » à la prise de drogues hallucinogènes. En revanche, les hallucinations post-traumatiques ou survenant dans le contexte d’un deuil ne sauraient être déconnectées de leur aspect psychologique : elles « font corps avec telle ou telle idée ou émotion intense » (p. 250). Converser avec l’être cher récemment disparu, ou revivre régulièrement la scène terrifiante au cours de laquelle on a cru perdre la vie, implique l’existence d’autres déterminants de l’hallucination que la simple « activation anormale des circuits perceptifs ».
Sacks est conscient de ce problème, qu’il résume ainsi : « Quelque chose doit se passer dans le cerveau/esprit pour que, sautant par-dessus ses frontières, l’imagination soit remplacée par l’hallucination : une certaine dissociation ou déconnexion doit s’effectuer, une certaine rupture des mécanismes qui nous permettent en temps normal de suffisamment reconnaître les fruits de notre pensée et de notre imaginaire pour que nous puissions en assumer la responsabilité en les tenant pour nôtres plutôt que pour extérieurs à nous-mêmes » (p. 261). Cette citation montre d’une part nos hésitations actuelles quant à la place à accorder à un terme aussi étrange que « l’esprit-cerveau », dans le langage courant non moins que dans le discours scientifique. Elle révèle surtout à quel point la neurologie n’a guère progressé en un siècle de confrontation au problème de l’hallucination, problème dont la formulation même n’a pas évolué, et qui laisse transparaître une incompréhension totale des raisons qui peuvent conduire un sujet à méconnaître sa propre activité psychique.
En dépit de ses limites conceptuelles, L’odeur du si bémol constitue une source utile de données cliniques pertinentes, qui éveillera la curiosité de ses lecteurs. Si cet ouvrage, qui n’est pas le meilleur d’Oliver Sacks, ne suscite pas autant l’empathie que les récits de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau (Seuil, 1988), ni la résonance avec une pratique et une expérience courante – la musique – que l’on trouvait dans Musicophilia (Seuil, 2009), cela tient sans doute en partie à la nature de son sujet. Car l’hallucination, malgré notre compréhension croissante de ses mécanismes de production, conserve son mystère et sa capacité à semer le trouble, dans l’esprit de celui qui l’expérimente comme dans celui du chercheur qui l’étudie.
par Mathias Winter , le 18 décembre 2014
Survoler l'univers des hallucinations
Recensé : Oliver Sacks, L'Odeur du si bémol. L'univers des hallucinations. Traduit par Christian Cler, Le Seuil, collection La Couleur des idées, 2014, 552 p., 24 €. Depuis plus de trente ans ...