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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Pour la défense de la culture, contre la barbarie*



Pour la défense de la culture, contre la barbarie*


Précision indispensable à toute lutte contre la barbarie


Camarades, sans prétendre apporter beaucoup de nouveauté, j’aimerais dire quelque chose sur la lutte contre ces forces qui s’apprêtent, aujourd’hui, à étouffer la culture dans le sang et l’ordure, ou plutôt les restes de culture qu’a laissé subsister un siècle d’exploitation.


Je voudrais attirer votre attention sur un seul point, sur lequel la clarté devrait, à mon avis, être faite, si vraiment l’on veut mener contre ces puissances une lutte efficace, et surtout si l’on veut la mener jusqu’à sa conclusion finale.


Les écrivains qui éprouvent les horreurs du fascisme, dans leur chair ou dans celle des autres, et en demeurent épouvantés, ne sont pas pour autant, avec cette expérience vécue ou cette épouvante, en état de combattre ces horreurs.


Beaucoup peuvent croire qu’il suffit de les décrire, surtout lorsqu’un grand talent littéraire et une sincère indignation rendent la description prenante.


De fait, ces descriptions sont d’une grande importance.


Voilà qu’on commet des horreurs.


Cela ne doit pas être.


Voilà qu’on bat des êtres humains.


Il ne faut pas que cela soit.


À quoi bon de longs commentaires ?


Les gens bondiront, et ils arrêteront le bras des bourreaux.


Camarades, il faut des commentaires.


Les gens bondiront, peut-être, c’est relativement facile.


Mais pour ce qui est d’arrêter le bras des bourreaux, c’est déjà plus difficile. L’indignation existe, l’adversaire est désigné.


Mais comment le vaincre ?


L’écrivain peut dire : ma tâche est de dénoncer l’injustice, et il abandonne au lecteur le soin d’en finir avec elle.


Mais alors, l’écrivain va faire une expérience singulière.


Il va s’apercevoir que la colère comme la pitié sont des phénomènes de masse, des sentiments qui quittent les foules comme ils y sont entrés.


Et le pire est qu’ils les quittent d’autant plus qu’ils deviennent plus nécessaires.


Des camarades me disaient : la première fois que nous avons annoncé que des amis étaient massacrés, il y a eu un cri d’horreur, et l’aide est venue, en quantité.


Puis on en a massacré cent. Et lorsqu’on en eut tué mille et que le massacre ne sembla plus devoir finir, le silence recouvrit tout, et l’aide se fit rare.


C’est ainsi : « Lorsque les crimes s’accumulent, ils passent inaperçus. Lorsque les souffrances deviennent intolérables, on n’entend plus les cris. Un homme est frappé à mort, et celui qui assiste est frappé d’impuissance.


Rien là que de normal.


Lorsque les forfaits s’abattent comme la pluie, il n’y a plus personne pour crier qu’on les arrête. »


Voilà ce qu’il en est.


Comment y parer ? N’y a-t-il donc aucun moyen d’empêcher les hommes de se détourner de l’horreur ? Pourquoi s’en détournent-ils ?


Parce qu’ils ne voient pas la possibilité d’intervenir.


S’il n’a pas la possibilité de les aider, l’homme ne s’attarde pas sur la douleur des autres. On peut retenir le coup lorsqu’on sait où, quand, pour quelle raison, dans quel but il est donné.


Et lorsqu’on peut arrêter le coup, lorsqu’il subsiste pour cela une possibilité, fût-ce la plus mince, alors on peut avoir pitié de la victime.


On le peut aussi dans le cas contraire, mais pas longtemps, en tout cas pas au-delà du moment où les coups commencent à s’abattre sur la victime comme la grêle.


Alors, pourquoi les coups tombent-ils ? Pourquoi la culture, ou ces restes de culture qu’on nous a laissés, pourquoi est-ce jeté par-dessus bord comme un poids mort et encombrant ?


Pourquoi la vie de millions d’hommes, de la grande majorité des hommes, est-elle à ce point appauvrie, dénudée, à moitié ou complètement détruite ?


Il y en a parmi nous qui ont une réponse.


Ils disent : c’est la sauvagerie.


Ils croient assister chez une part, et une part de plus en plus grande, de l’humanité, à un déchaînement effrayant, un déchaînement soudain, sans cause décelable, et qui disparaîtra peut-être, du moins ils l’espèrent, aussi vite qu’il est survenu ; à l’irrésistible remontée au grand jour d’une barbarie longtemps réprimée ou en sommeil, et de nature instinctuelle.


Ceux qui répondent de la sorte sentent évidemment eux-mêmes qu’une telle réponse ne porte pas très loin.


Et ils sentent également eux-mêmes qu’il n’est pas juste d’attribuer à la sauvagerie l’apparence d’une force naturelle, d’une invincible puissance infernale.


Aussi disent-ils qu’on a négligé l’éducation du genre humain.


Il y a un devoir dans ce domaine auquel on a manqué, ou bien c’est le temps qui a manqué. Il faut rattraper cela, réparer cette négligence, et mobiliser contre la barbarie – la bonté.


Il faut faire appel aux grands mots, conjurer les grandes et impérissables idées qui nous ont déjà sauvés une fois : liberté, dignité, justice, dont l’histoire passée est là pour garantir l’efficacité.


Et les voilà tout à leurs grandes incantations.


Que se passe-t-il alors ? Lui fait-on reproche d’être sauvage, le fascisme répond par un éloge fanatique de la sauvagerie.


Accusé d’être fanatique, il répond par l’apologie du fanatisme.


Le convainc-t-on de violation, de destruction de la raison, il franchit le pas allègrement, et il condamne la raison.


C’est que le fascisme trouve, lui aussi, qu’on a négligé l’éducation des masses. Il attend beaucoup de la suggestion des esprits et de l’endurcissement des cœurs.


À la barbarie de ses chambres de torture, il ajoute celle de ses écoles, de ses journaux, de ses théâtres.


Il éduque l’ensemble de la nation, il ne fait même que cela du matin au soir. Il n’a pas grand-chose d’autre à distribuer aux masses : d’où un gros travail d’éducation.


Comme il ne donne pas aux gens de quoi manger, il leur apprend comment se discipliner.


Il n’arrive pas à mettre de l’ordre dans son système de production, il lui faut pour cela des guerres, il développera donc l’éducation et le courage physiques.


Il lui faut sacrifier des victimes, il développera donc le sens du sacrifice.


Cela aussi, c’est exiger beaucoup des hommes, cela aussi, ce sont bel et bien des idéaux, parfois même des exigences très hautes, des idéaux élevés.


Seulement, nous savons à quoi servent ces idéaux, qui est ici l’éducateur, et au service de qui cette éducation est mise : sûrement pas au service des éduqués.


Qu’en est-il de nos idéaux à nous ?


Même ceux d’entre nous qui aperçoivent dans la barbarie la racine du mal ne parlent, on l’a vu, que d’éduquer, d’influencer les esprits – sans rien influencer d’autre.


Ils parlent d’apprendre aux gens la bonté. Mais on n’arrivera pas à la bonté par l’exigence de bonté, de bonté sous n’importe quelles conditions, même les pires ; pas plus que la barbarie ne résulte de la barbarie.


Pour ma part, je ne crois pas à la barbarie pour la barbarie. Il faut défendre l’humanité quand on prétend qu’elle serait barbare même si la barbarie n’était pas une bonne affaire.


Mon ami Feutchwanger parodie avec esprit les Nazis lorsqu’il dit : la bassesse générale prime l’intérêt particulier1 ; mais il n’a pas raison. La barbarie ne provient pas de la barbarie, mais des affaires ; elle apparaît lorsque les gens d’affaires ne peuvent plus faire d’affaires sans elle.


Dans le petit pays d’où je viens2, le régime est moins terrible que dans bien d’autres. Et pourtant, chaque semaine, on y détruit cinq mille têtes du meilleur bétail. C’est un malheur, mais ce n’est pas le déchaînement subit d’instincts sanguinaires.


S’il en était ainsi, ce serait moins grave. La cause commune à la destruction du bétail et à la destruction des biens culturels, ce ne sont pas des instincts barbares. Dans un cas comme dans l’autre, on détruit une partie de ces biens qui ont coûté beaucoup de peines, parce qu’elle est devenue une gêne et une charge.


Quand on sait que les cinq continents souffrent de la faim, ces mesures sont à n’en pas douter des crimes, mais ils n’ont rien, absolument rien d’actes gratuits commis par malignité pure.


Dans le régime social en vigueur actuellement dans la plupart des pays du globe, les crimes en tous genres sont largement récompensés et les vertus coûtent très cher. « L’homme bon est sans défense et l’homme sans défense se fait matraquer : mais avec de la bassesse on obtient tout.


La bassesse s’installe pour dix mille ans.


La bonté, elle, a besoin de gardes du corps, et elle n’en trouve pas. »


Gardons-nous d’exiger des hommes la bonté, sans autre précision !


Puissions-nous, nous aussi, ne rien demander d’impossible !


Ne nous exposons pas, nous aussi, au reproche d’exhorter l’homme à des performances surhumaines, comme de supporter un régime effroyable grâce à de hautes vertus, un régime dont on dit qu’il pourrait sans doute être changé, mais non pas qu’il doit l’être ! Ne défendons pas que la culture !


Ayons pitié de la culture, mais ayons d’abord pitié des hommes !


La culture sera sauvée quand les hommes seront sauvés.


Ne nous laissons pas entraîner à dire que les hommes sont faits pour la culture et non la culture pour les hommes ! Cela rappellerait trop la pratique des foires où les hommes sont là pour les bêtes de boucherie, et non l’inverse !


Camarades, réfléchissons aux racines du mal !


Voici qu’une grande doctrine, qui s’empare de masses de plus en plus grandes sur notre planète (laquelle est encore très jeune), dit que la racine de tous nos maux est dans les rapports de propriété.


Cette doctrine, simple comme toutes les grandes doctrines, s’est emparée des masses qui ont le plus à souffrir des rapports de propriété existants et des méthodes barbares par lesquelles ils sont défendus.


Elle devient réalité dans un pays qui couvre le sixième du globe, où les opprimés et les non-propriétaires ont pris le pouvoir.


Là-bas on ne détruit pas les denrées alimentaires, on ne détruit pas les biens culturels.


Beaucoup d’entre nous, écrivains, qui apprenons et réprouvons les horreurs du fascisme, n’ont pas encore compris cette doctrine et n’ont pas décelé les racines de la barbarie.


Ils courent toujours, comme avant, le danger de considérer les cruautés du fascisme comme des cruautés gratuites.


Ils demeurent attachés aux rapports de propriété parce qu’ils croient que les cruautés du fascisme ne sont pas nécessaires pour les défendre.


Mais ces cruautés sont nécessaires à la préservation des rapports de propriété existants.


En cela les fascistes ne mentent pas, ils disent la vérité.


Ceux d’entre nos amis que les cruautés du fascisme indignent autant que nous, mais qui tiennent aux rapports de propriété existants, ou que la question de leur maintien ou de leur renversement laisse indifférents, ne peuvent mener le combat contre une barbarie qui submerge tout avec suffisamment d’énergie et de persévérance, parce qu’ils ne peuvent nommer, et aider à instaurer, les rapports sociaux qui devraient rendre la barbarie superflue.


Par contre, ceux qui, à la recherche des sources de nos maux, sont tombés sur les rapports de propriété, ont plongé toujours plus bas, à travers un enfer d’atrocités de plus en plus profondément enracinées, pour en arriver au point d’ancrage qui a permis à une petite minorité d’hommes d’assurer son impitoyable domination.


Ce point d’ancrage, c’est la propriété individuelle, qui sert à exploiter d’autres hommes, et que l’on défend du bec et des dents, en sacrifiant une culture qui ne se prête plus à cette défense ou refuse désormais de s’y prêter, en sacrifiant les lois de toute société humaine, pour lesquelles l’humanité a combattu si longtemps et avec l’énergie du désespoir.


Camarades, parlons des rapports de propriété !


Voilà ce que je voulais dire au sujet de la lutte contre la barbarie montante, afin que cela fût dit ici aussi, ou que moi aussi je l’aie dit.


Juin 1935


Notes


* Bertolt Brecht, « Précision indispensable à toute lutte contre la barbarie », Discours au Premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, juin 1935, dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 31-37.


1. Calembour. Le slogan démagogique des nazis qui est ainsi parodié (« Gemeinnutz geht vor Eigennutz ») signifie : « L’intérêt général prime l’intérêt particulier ».


2. Le Danemark.


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Si l’humanité est détruite, l’art cesse d’exister*


Je comprends votre question. Vous me voyez là, assis, à regarder par la fenêtre le Sund, qui n’a rien de guerrier. Qu’est-ce donc qui me pousse à m’occuper de la lutte du peuple espagnol contre ses généraux ?


Mais demandez-vous pourquoi je suis là ? Comment pourrais-je éliminer de mes écrits ce qui a tant influencé ma vie, et aussi mes écrits ?


Car enfin, si je suis là, c’est comme proscrit, et avant toute chose on m’a pris mes lecteurs et mes spectateurs, dans la langue desquels j’écris ; et ce ne sont pas là seulement des hommes que j’ai ravitaillés en œuvres littéraires, ce sont des hommes auxquels je m’intéresse du plus profond de moi-même. Je ne peux écrire que pour des hommes qui m’intéressent ; il en va pour cela des œuvres littéraires comme de la correspondance.


Or ces hommes endurent présentement des souffrances indicibles.


Comment pourrais-je m’en abstraire dans mes écrits ?


Pour peu que je porte mes regards au-delà de l’endroit où cesse ce détroit du Sund, je ne vois que des hommes endurant ces souffrances.


Or, si l’humanité est détruite, l’art cesse d’exister.


Comment l’art pourrait-il émouvoir les hommes s’il ne se laisse plus lui-même émouvoir par leurs destinées ? L’art, ce n’est pas assembler des mots qui sonnent bien.


Si moi-même je m’endurcis contre les souffrances des hommes, comment espérer que mes écrits vont leur dilater le cœur ?


Et si je ne m’efforce pas de trouver une issue à leurs souffrances, comment trouveraient-ils l’issue qui mène à mes livres ?


La petite pièce en question traite de la lutte d’une femme de pêcheur andalouse contre les généraux franquistes1. J’essaie de montrer comme il lui est difficile de se résoudre à cette lutte, comment elle ne recourt au fusil qu’au plus profond de la détresse.


C’est un appel aux opprimés, pour qu’ils se soulèvent contre leurs oppresseurs au nom de l’humanité.


Car, par les temps qui courent, l’humanité doit se faire guerrière, si elle ne veut pas être exterminée.


En même temps, c’est une lettre adressée à la femme de pêcheur, pour l’assurer que tous ceux qui parlent la langue allemande ne sont pas pour les généraux et l’envoi des tanks et des bombes dans son pays.


Et cette lettre, je l’écris au nom d’un grand nombre d’Allemands, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières allemandes, et même, j’en suis certain, du plus grand nombre.


Février 1938


Notes


*Bertolt Brecht, « Art ou politique », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 41-43.


1. Les Fusils de la mère Carrar.


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Le fascisme est une forme du capitalisme*


Que le capitalisme veuille maintenir sa puissance économique en mobilisant derrière lui les couches moyennes, ou que les couches moyennes, dans le cadre du national-socialisme, aient érigé leur État sur une base capitaliste, en se glissant pour ainsi dire entre les deux classes économiquement antagonistes, à la faveur de la question paysanne insoluble à l’intérieur du système (les deux hypothèses ne sont pas contradictoires), dans les deux cas, de toute façon, on ne pourra combattre le national-socialisme qu’en combattant le capitalisme.


Il n’y a donc pas d’autre allié dans cette lutte que la classe ouvrière.


Il est exclu de combattre le national-socialisme en prétendant conserver le capitalisme, car on aboutirait à renvoyer ce dernier sur une position de faiblesse, précédemment abandonnée parce qu’elle était devenue intenable.


Le capitalisme ne peut plus essayer de se maintenir contre sa crise, désormais stabilisée, sous la forme d’un libéralisme craintif, cédant à toutes les « pressions » de son prolétariat, mais uniquement sous sa forme la plus pure, en recourant aux pires brutalités.


Dans un bref délai, la bourgeoisie entière aura compris que le fascisme est le meilleur type d’État capitaliste à l’époque présente, comme le libéralisme était le meilleur type d’État capitaliste à l’époque antérieure.


On ne peut combattre le fascisme qu’en renonçant à la propriété privée des moyens de production et à tout ce qui en découle, et en rejoignant la classe qui combat le plus violemment cette propriété privée.


Note


*Brecht, Bertolt, Extrait de « Plate-forme pour les intellectuels de gauche » dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, p. 184.


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Sur la liberté en Union soviétique*


Beaucoup d’intellectuels combattent l’Union soviétique au nom de la liberté.


On dénonce la prétendue servitude où vivraient là-bas aussi bien l’individu que la masse des ouvriers et des paysans.


Cette servitude serait le fait d’un certain nombre d’hommes puissants et violents dirigés par un seul homme, Joseph Staline.


Ce mot d’ordre n’est pas lancé, ce tableau de la situation n’est pas brossé seulement par les fascistes, les démocrates bourgeois et les sociaux-démocrates, mais aussi par des théoriciens marxistes qui luttent honnêtement contre les fascistes, les démocrates bourgeois et les sociaux-démocrates.


Ces théoriciens expriment ce que pensent et ressentent de nombreux intellectuels.


Si leurs adversaires, les fascistes, les démocrates bourgeois et les sociaux-démocrates les traitaient en alliés, ils se récrieraient : ils ne luttent pas contre l’Union soviétique, ils sont seulement opposés à « l’état où elle se trouve présentement », à un certain nombre d’hommes puissants là-bas, à un individu : Joseph Staline.


Mais si l’Union soviétique était impliquée dans une guerre, ce distinguo les mettrait en difficulté, car ils ne pourraient prendre sa défense que conditionnellement, que si elle se séparait de Staline, et ils ne pourraient approuver une victoire acquise sous Staline, où ils verraient par conséquent une victoire de Staline.


Et ils ne peuvent nier que leur argumentation « contre Staline seulement » facilite les préparatifs de guerre contre l’Union soviétique.


Si leur argumentation facilite la préparation de cette guerre, c’est principalement parce qu’elle permet aux adversaires de l’Union soviétique de dire : ce que vous voulez, vous, les socialistes, a été réalisé en Russie. Vous avez réclamé la liberté, vous avez dit ce qu’il fallait faire pour que la liberté fût.


Cela fut fait et vous reconnaissez vous-mêmes que la liberté n’est pas.


Là où a été fait ce que vous proposez, il n’y a pas de liberté.


Vous avez bouleversé toute l’économie, changé les rapports de propriété.


Vous avez toujours prêché qu’il n’y a de liberté qu’une fois l’économie bouleversée, la propriété privée abolie ; cela a été fait, et il n’y a pas de liberté.


À cela les antistaliniens ne répondent pas directement, mais en se retournant furieux contre les « staliniens » (car pour eux, tous ceux qui sont aujourd’hui pour l’Union soviétique sont des staliniens, c’est-à-dire des gens stipendiés ou opprimés par Joseph Staline) et disent : « Vous voyez bien. »


Inachevé


Note


* Bertolt Brecht, « La liberté en URSS », dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, p. 85.
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Sur les procès de Moscou*


Voici mon opinion au sujet de ces procès. Dans mon isolement de Svendborg, je n’en fais part qu’à vous seul, et je vous serais obligé de me dire si une argumentation de cette sorte vous parait, la situation étant ce qu’elle est, politiquement juste ou non.


Pour ce qui est des procès, il serait parfaitement déplacé d’adopter pour en parler une attitude hostile au gouvernement de l’Union, qui les organise, ne fût-ce que parce qu’une telle attitude aurait tôt fait de se muer, automatiquement et nécessairement, en une attitude d’hostilité au prolétariat russe menacé de guerre par le fascisme mondial et au socialisme qu’il est en train d’édifier.


Même des adversaires acharnés de l’Union soviétique et de son gouvernement estiment que ces procès ont prouvé sans ambiguïté l’existence de conspirations actives contre le régime et que les conspirateurs avaient non seulement perpétré des actes de sabotage à l’intérieur, mais aussi engagé des pourparlers avec des diplomates fascistes sur l’attitude de leurs gouvernements au cas d’un changement de régime en Union soviétique.


Leur politique avait pour fondement le défaitisme et pour objectif sa propagation.


Tous les accusés, pour autant qu’ils argumentent en termes de politique, reconnaissent avoir douté de la possibilité d’édifier le socialisme dans un seul pays, avoir été convaincu de la longévité du fascisme dans les autres pays, avoir cru à la théorie de l’impossibilité d’un développement économique des zones périphériques sous-développées sans passer par la phase capitaliste.


L’aspect psychologique du procès est devenu entre-temps de plus en plus une affaire politique.


Les intellectuels sympathisants sont sincèrement effrayés par les aveux.


Ils ne croient pas possible que des accusés connus comme des héros de la révolution avouent des délits tels que le sabotage économique, l’espionnage (stipendié par surcroît) et l’assassinat (et qui plus est, celui de Gorki), sans quelque pression inhumaine de la part des magistrats instructeurs.


D’autant plus qu’on ne sait pas grand-chose du passé révolutionnaire de ceux-ci.


Mais l’existence de telles pressions est aussi peu prouvée que leur non-existence.


À l’appui de la thèse de leur existence, on observe que les crimes avoués dépassent ce qui est raisonnablement imaginable et que leur aveu présuppose un repentir qui présupposerait à son tour chez les inculpés une totale prise de conscience de leur erreur.


On commencera donc par se demander si une conception politique est imaginable qui puisse motiver les actes des accusés.


Une telle conception est imaginable.


Elle ne peut reposer que sur le postulat d’une coupure insurmontable entre le régime et les masses, et cette coupure devrait, pour motiver une politique telle que celle des accusés, leur être apparue non seulement comme une coupure entre un groupe de militants haut placés et les masses des ouvriers et des paysans, mais comme une coupure entre le parti communiste dans son ensemble et ces masses (car il est peu probable qu’à lui seul l’appareil puisse faire perdre toutes les guerres) ; un tel phénomène à son tour ne serait imaginable que dans la mesure où éclaterait une incompatibilité d’intérêts entre la classe ouvrière et la paysannerie.


Ce qui supposerait la totale impossibilité pour la classe ouvrière de dominer la production et subséquemment de dominer l’armée.


Une fois admise, cette impossibilité peut faire naître la tentation de saboter l’expérience en cours, d’en dévoiler le caractère utopiste avant le total affaiblissement du prolétariat.


En politique extérieure, on devrait se préparer à des concessions du genre de celles dont il a été question au cours des procès.


Tout cela formant une conception contre laquelle aucun social-démocrate n’est immunisé.


Mais s’il est imaginable qu’on fasse ce raisonnement, il est imaginable aussi qu’on en découvre le caractère erroné.


D’autant plus que l’expansion forcenée de la production modifie très rapidement les conditions de la vie sociale.


La collaboration avec les états-majors capitalistes, inavouable pour des révolutionnaires, pourrait aussi être « simplement » une coopération avec des individus payés par ces organes étrangers.


Ce qui ne change rien au fond des choses, ni pour l’accusation, ni pour les accusés.


Leur malheur fut d’être cernés par toute la fripouillerie qui trouve son intérêt à ces conceptions défaitistes.


Il est parfaitement vain de se demander si l’Union soviétique, dans sa situation présente, est en mesure de combattre et de dénoncer ces menées contre-révolutionnaires, dangereuses pour son existence, en respectant les exigences d’un humanisme bourgeois. Lénine a lui-même, au cours de la grande révolution, alors qu’il réclamait la terreur, constamment protesté contre l’exigence purement formaliste d’un humanisme en contradiction avec les conditions sociales réelles et en fait contre-révolutionnaire.


Cela ne prétend pas excuser la torture ; il est impossible de supposer qu’elle ait été appliquée et il n’y a d’ailleurs pas lieu de le supposer.


Voici comment les gens réagissent : si j’entends dire que le pape a été arrêté pour le vol d’une saucisse et Albert Einstein pour le meurtre de sa belle-mère et l’invention de la relativité, j’attends de ces deux messieurs qu’ils nient les faits. S’ils avouent ces forfaits, je suppose qu’on les a torturés.


Je ne veux nullement dire que l’accusation [de Moscou] ressemble à ma caricature, mais elle fait, vue d’ici, un effet analogue.


Notre tâche est de la faire comprendre. Si les politiciens accusés lors des procès se sont abaissés à des crimes de droit commun, il faut que l’Europe occidentale comprenne que cette déchéance a été d’essence politique.


Il faut montrer que leur ligne politique aboutissait à des crimes de droit commun.


Il faut faire apparaître, derrière les agissements des accusés, quelle conception politique qu’ils aient été capables d’imaginer les a conduits dans la fange des crimes de droit commun.


Il est naturellement aisé de décrire cette conception : elle est défaitiste de bout en bout ; elle est, pour employer une image, le suicide par peur de la mort.


On n’a pourtant nulle difficulté à comprendre comment elle a pu naître dans ces cerveaux – y naître de la panique qu’ont suscitée les immenses difficultés naturelles parmi lesquelles s’accomplissait l’édification du socialisme, alors que dans quelques États européens se détériorait rapidement la situation du prolétariat.


Cette panique est conditionnée idéologiquement par une attitude apparentée à celle que nous a révélée l’histoire des bolcheviks.


Je pense à l’attitude de Lénine dans les questions de Brest-Litovsk et de la Nouvelle Politique Économique. Évidemment, ces attitudes, aussi justifiées qu’elles aient pu être en 1918 ou 1922, sont aujourd’hui parfaitement anachroniques, contre-révolutionnaires et criminelles.


Elles ne sont plus ni nécessaires, ni possibles.


Les quelques années qui nous séparent de l’apparition de cette conception ont suffi à révéler son caractère anachronique à ceux-là mêmes qui l’ont inventée. Eux-mêmes ne peuvent plus s’en tenir à leurs opinions, les ressentent comme une faiblesse criminelle, comme une trahison impardonnable.


La fausseté de leur conception politique les a enfoncés dans l’isolement et la criminalité de droit commun.


Tout ce qu’il y avait en Russie et ailleurs de vermine, de parasites, de professionnels du crime, d’indicateurs est venu se nicher autour d’eux : ils avaient les mêmes objectifs que toutes ces fripouilles. Je suis convaincu que c’est la vérité, et je suis convaincu que cette vérité doit avoir un accent de vraisemblance, même en Europe occidentale, même pour des lecteurs hostiles. Le vautour n’est pas un pacifiste.


Celui qui rachète les affaires en faillite est pour la faillite.


Le politicien qui ne peut accéder au pouvoir qu’à la faveur de la défaite est pour la défaite.


Celui qui veut être le « sauveur » provoque une situation où il ait quelque chose à sauver, donc une situation mauvaise.


À l’opposé, il n’y a aucune vraisemblance dans l’interprétation selon laquelle, dès la période de la révolution, des agents à la solde du capitalisme se seraient infiltrés dans le gouvernement soviétique avec l’intention de ressusciter le capitalisme en Russie par tous les moyens.


Cette interprétation n’a pas l’accent de la vraisemblance parce qu’elle néglige le moment de l’évolution, parce qu’elle est mécaniste, non dialectique, rigide. (...)


Les procès sont un acte de préparation à la guerre.


L’élimination des oppositions ne prouve pas que le parti veuille retourner au capitalisme comme le supposent des feuilles bourgeoises (de tendance libérale : Times, Basler Nationalzeitung, Manchester Guardian, vraisemblablement aussi Le Temps), mais que d’ores et déjà tout retour en arrière, toute hésitation, tout arrêt, tout détour tactique sont devenus impossibles.


Mais les oppositions sont sans racine, leurs projets ne peuvent être que contre-révolutionnaires, défaitistes, marécageux.


Même si naturellement l’immensité de la tension accroît les difficultés intérieures.


Trotski avait, à l’origine, considéré comme un danger l’effondrement de l’État ouvrier lors d’une guerre, mais de plus en plus il y vit la condition d’une action pratique.


Si la guerre vient, l’édification qui a été « précipitée » s’effondrera, l’appareil s’isolera des masses ; à l’extérieur, il faudra abandonner l’Ukraine, la Sibérie orientale, etc. ; à l’intérieur, il faudra faire des concessions, revenir à des formes capitalistes, renforcer les koulaks ou les laisser reprendre des forces – tout cela étant en même temps la condition préalable de la nouvelle politique, du retour de Trotski.


Les centres antistaliniens qui viennent d’être neutralisés n’ont pas la force morale d’en appeler au prolétariat, non que leurs membres soient des mauviettes, mais ils n’ont vraiment aucune base organisationnelle dans les masses, ils n’ont rien à offrir, aucune tâche à proposer aux forces productives du pays.


Ils avouent.


On est tout aussi tenté de croire ces aveux excessifs que de les croire insuffisants.


Ces hommes sont peut-être des instruments qui ont seulement changé de mains.


Voir d’un côté un appareil mécanique « d’une adresse diabolique », de l’autre des personnalités héroïques de l’époque révolutionnaire aboutit à faire des aveux des énigmes psychologiques.


Note


* Bertolt Brecht, « Sur les procès de Moscou », dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 89-93.

Pour la défense de la culture, contre la barbarie*
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