28 Décembre 2014
LA TROISIÈME GUERRE DES BOLSHEVIKS CONTRE LES MAKHNOVISTES
Extrait de LA RÉVOLUTION INCONNUE de Voline
10.6 La troisième et dernière guerre des bolcheviks contre les makhnovistes et les anarchistes ; écrasement de l'Armée insurrectionnelle
Ainsi débuta la troisième guerre et dernière guerre des bolcheviks contre les makhnovistes, les anarchistes et les masses laborieuses en Ukraine, guerre qui se termina - après neuf mois de lutte inégale et implacable - par l'écrasement militaire du mouvement libre.
Une fois de plus, la force brutale, basée sur la tromperie et l'imposture, l'emporta.
Apportons à ce dernier acte quelques détails et précisions.
Naturellement, le gouvernement bolcheviste ne tarda pas à fournir des explications de son coup de Jarnac.
Il prétendit que les makhnovistes et les anarchistes étaient en train de préparer un complot et une vaste insurrection contre le gouvernement des Soviets ; il accusa Makhno d'avoir refusé de se rendre sur le front caucasien et d'avoir opéré une levée de troupes parmi les paysans afin de former une armée contre les autorités soviétique ; il affirma qu'au lieu de combattre Wrangel en Crimée, les makhnovistes y étaient occupés à guerroyer contre les arrière-gardes de l'Armée Rouge, etc.
Il va sans dire que toutes ces explications étaient plus mensongères les unes que les autres. Mais à force de les répéter, face au silence forcé des makhnovistes et des anarchistes, les bolcheviks réussirent à les faire croire à beaucoup de monde, à l'étranger et en U.R.S.S.
Plusieurs faits nous permettront de rétablir la vérité.
1. - Le 23 novembre 1920, les makhnovistes arrêtèrent à Pologui et à Goulaï-Polé neuf espions bolchevistes appartenant à la 42e division de tirailleurs de l'Armée Rouge, qui avouèrent avoir été envoyés à Goulaï-Polé par le chef du service de contre-espionnage afin d'obtenir des précisions sur les domiciles de Makhno, des membres de l'état-major, des commandants des troupes insurrectionnelles et des membres du Conseil. Après quoi, ils devaient rester discrètement à Goulaï-Polé pour y attendre l'arrivée de l'Armée Rouge et indiquer alors, sur-le-champ, où se trouvaient les personnes en question. Au cas où l'arrivée à l'improviste de l'Armée Rouge obligerait ces personnes à courir d'un endroit à un autre pour se cacher, ces espions devaient se mettre à leurs trousses, sans les perdre de vue. Les espions déparèrent qu'il fallait s'attendre à une attaque contre Goulaï-Polé vers le 24-25 novembre.
Le Conseil des insurgés révolutionnaires et le commandant de l'armée envoyèrent alors à Rakovsky, président du Conseil des commissaires du peuple de l'Ukraine à l'époque, et aussi au Conseil Révolutionnaire Militaire de Kharkov, une communication détaillée sur ce complot exigeant : 1° d'arrêter immédiatement et de traduire devant le conseil de guerre le chef de la 42e division et les autres personnages ayant trempé dans le complot ; 2° d'interdire aux détachements rouges de traverser Goulaï-Polé, Pologui, Malaïa-Tokmatchka et Tourkénovka afin de prévenir tout événement fâcheux.
La réponse du gouvernement de Kharkov fut la suivante : " Le prétendu " complot " ne saurait être qu'un simple malentendu. Néanmoins, les autorités soviétiques, désireuses d'éclaircir l'affaire, le remettent entre les mains d'une commission spéciale et proposent à l'état-major de l'armée makhnoviste d'y déléguer deux membres pour prendre part aux travaux de cette commission ".
Cette réponse fut transmise par fil direct, de Kharkov à Goulaï-Polé, le 25 novembre.
Le lendemain matin, P. Rybine, secrétaire du Conseil des insurges révolutionnaires, traita à nouveau de cette question et de tous les points litigieux avec Kharkov, par fil direct. Les autorités bolchevistes de Kharkov lui affirmèrent que l'affaire de la 42e division serait certainement réglée à l'entière satisfaction des makhnovistes, et elles ajoutèrent que la clause n° 4 de l'accord politique était elle aussi en train d'être résolue à l'amiable, d'une façon heureuse.
Cette conversation avec Rybine eut lieu à 9 heures du matin, le 26 novembre. Or, six heures auparavant, au milieu de la nuit, les représentants des makhnovistes à Kharkov furent saisis, de même que tous les anarchistes se trouvant à Kharkov et ailleurs.
Exactement deux heures après la conversation de Rybine par fil direct, Goulaï-Polé fut investi de tous côtés par les troupes rouges et soumis à un bombardement acharné.
Le même jour et à la même heure, l'armée makhnoviste de Crimée fut attaquée. Là, les bolcheviks réussirent à s'emparer - par ruse - de tous les membres de l'état-major de cette armée ainsi que de son commandant, Simon Karetnik, et les mirent à mort tous, sans exception.
2. - Me trouvant à Kharkov avec des représentants de l'armée makhnoviste et ne sachant rien de ce qui se tramait ainsi contre nous, je fus chargé, le 25 novembre, d'aller trouver Rakovsky pour apprendre de sa bouche où l'on en était, exactement, avec la clause n° 4 de l'accord.
Rakovsky me reçut très cordialement. Il m'invita à prendre place dans son bureau de travail. Lui-même, confortablement installé dans un engageant fauteuil et jouant nonchalamment avec un beau coupe-papier, m'affirma, sourire aux lèvres, que les pourparlers entre Kharkov et Moscou au sujet de la clause n° 4 étaient sur le point d'aboutir, qu'il y avait tout lieu de s'attendre à une solution heureuse et que celle-ci n'était plus qu'une question de jours.
Or, au moment même où il me parlait ainsi, l'ordre de déclencher l' " affaire " contre les anarchistes et les makhnovistes se trouvait dans le tiroir du bureau devant lequel nous étions assis.
Le même soir, j'eus à faire une conférence sur l'anarchisme à l'Institut agricole de Kharkov. La salle était pleine à craquer et la conférence prit fin très tard, vers une heure du matin. Rentré chez moi, je travaillai encore à mettre au point un article pour notre journal et je me couchai vers 2 heures et demie. A peine endormi, je fus réveillé par un vacarme significatif : coups de feu, cliquetis d'armes, bruit de bottes dans l'escalier, coups de poing aux portes, cris et injures. Je compris. J'eus tout juste le temps de m'habiller. On frappa furieusement à la porte de ma chambre : " Ouvre ou nous enfonçons la porte ! " Aussitôt le verrou tiré, je fus brutalement saisi, emmené et jeté dans un sous-sol ou nous étions déjà quelques dizaines. La " clause n° 4 " trouvait ainsi une " solution heureuse ".
3. - Le lendemain de l'attaque contre Goulaï-Polé, le 27 novembre, les makhnovistes trouvèrent sur les prisonniers faits sur l'Armée Rouge des proclamations intitulées : " En avant contre Makhno ! " et " Mort à la Makhnovtchina ! ", publiées par la section politique de la IVe armée, sans date. Les prisonniers dirent avoir reçu ces proclamations le 15 ou le 16 du mois. Elles contenaient un appel à la lutte contre Makhno, accusé d'avoir enfreint les clauses de l'accord politique et militaire, d'avoir refusé de se rendre sur le front caucasien, d'avoir provoqué un soulèvement contre le Pouvoir soviétique, etc.
Cela prouve que toutes ces accusations furent fabriquées et mises sous presse à l'avance, à l'époque où l'armée insurrectionnelle étaient encore en train de se frayer un chemin vers la Crimée et d'occuper Simféropol, et où les représentants makhnovistes travaillaient tranquillement, d'accord avec les autorités soviétiques, à Kharkov et ailleurs.
4. - Dans le courant des mois d'octobre et novembre 1920, c'est-à-dire à l'époque où l'accord politique et militaire entre les makhnovistes et les bolcheviks était en voie de négociation et venait d'être conclu, deux tentatives ourdies par les bolcheviks pour assassiner Makhno, par l'intermédiaire de mercenaires, furent déjouées par les makhnovistes.
Il est évident que toute cette vaste opération dut être soigneusement préparée, et que son élaboration exigea une quinzaine de jours au moins.
Il s'agissait, dans toute cette entreprise - que les bolcheviks voulaient décisive - non pas seulement d'une simple attaque traîtresse contre les makhnovistes, mais d'une machination élaborée minutieusement, dans tous ses détails. On prévit même les moyens d'endormir la vigilance des makhnovistes, de les induire en erreur par de fausses allégations de sécurité, par des promesses mensongères, etc. Incontestablement, tous ces préparatifs demandèrent un temps plus ou moins long.
Telle est la vérité sur la rupture du pacte entre les makhnovistes et le Pouvoir des Soviets.
Cette vérité est d'ailleurs confirmée par certains documents de provenance soviétique.
Citons l'ordre de Frounzé, commandant le front Sud à l'époque. Ce document suffit pour démontrer la traîtrise des bolcheviks et réduire à néant tous leurs mensonges et subterfuges :
Ordre au camarade Makhno, commandant de l'Armée insurrectionnelle. Copie aux commandants des armées du front Sud. N° 00149. Fait à l'Etat-Major. Mélitopol, le 23 novembre 1920.
En raison de la cessation des hostilités contre Wrangel et vu sa défaite complète, le Conseil Révolutionnaire Militaire du front Sud estime que la tâche de l'armée des partisans est terminée. Il propose donc au Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle de se mettre incontinent à l'oeuvre pour transformer les détachements insurrectionnels de partisans en unités militaires régulières faisant partie de l'Armée Rouge.
Il n'y a plus de raison pour que l'Armée insurrectionnelle continue d'exister comme telle. Au contraire, l'existence à côté de l'Armée Rouge de ces détachements d'une organisation particulière, poursuivant des buts spéciaux, produit des effets absolument inadmissibles(15). C'est pourquoi le Conseil Révolutionnaire Militaire du front Sud prescrit au Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle ce qui suit :
1. Toutes les unités de l'ancienne armée insurrectionnelle se trouvant présentement en Crimée devront être incorporées immédiatement à la IVe armée soviétique. C'est le Conseil Révolutionnaire Militaire qui aura à s'occuper de leur transformation.
2. La section des formations militaires de Goulaï-Polé devra être liquidée. Les combattants seront répartis parmi les détachements de réserve, conformément aux indications du commandant de cette partie de l'armée.
3. Le Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle devra prendre toutes les mesures nécessaires pour expliquer aux combattants la nécessité de ces transformations.
Signé : M. Frounzé, commandant en chef du front Sud ; Smilga , membre du Conseil Révolutionnaire Militaire ; Karatyguine, chef de l'Etat-Major.
Que le lecteur se rappelle l'histoire de l'accord entre le gouvernement soviétique et les makhnovistes.
La signature du pacte fut précédée de pourparlers entre les plénipotentiaires makhnovistes et une délégation bolcheviste présidée par le communiste Ivanoff, venue spécialement à cet effet au camp des makhnovistes, à Starobelsk. Ces pourparlers furent continués à Kharkov où les représentants makhnovistes travaillèrent pendant trois semaines avec les bolcheviks pour mener à bonne fin la conclusion du pacte. Chaque article en fut soigneusement examiné et débattu par les deux parties.
La rédaction définitive de cet accord fut approuvée par les deux parties, c'est-à-dire par le gouvernement des Soviets et la région des insurgés révolutionnaires en la personne du Conseil des insurgés révolutionnaires de l'Ukraine. Elle fut scellée des signatures respectives.
D'après le sens même de cet accord, aucun de ses articles ne pouvait être suspendu ni modifié sans une entente préalable des parties contractantes.
Or, l'ordre de Frounzé supprimait non seulement l'article premier de l'accord militaire, mais tout simplement l'accord en entier.
L'ordre de Frounzé prouve que l'accord ne fut jamais pris au sérieux par les bolcheviks ; que ceux-ci, en l'élaborant, jouèrent une ignoble comédie ; que le pacte ne fut qu'une grosse tromperie, une manoeuvre, un piège pour faire marcher les makhnovistes contre Wrangel et les écraser par la suite.
Le plus fort est que sous son apparence d'une certaine " franchise " - ou naïveté - un peu brutale, l'ordre de Frounzé fut destiné, lui aussi, à servir de manoeuvre. En effet :
En même temps que ce papier n° 00149, la IVe armée de Crimée reçut l'ordre d'agir contre les makhnovistes par tous les moyens à sa disposition et de faire usage de toutes ses forces militaires en cas de refus d'obéissance de la part des insurgés ;
Ni l'état-major de l'Armée insurrectionnelle, demeuré à Goulaï-Polé, ni la délégation makhnoviste à Kharkov ne reçurent communication de cet ordre. Les makhnovistes n'en prirent connaissance que trois ou quatre semaines après l'agression des bolcheviks, et ce par la voie de quelques journaux tombés fortuitement entre leurs mains. L'explication de ce fait étrange est aisée. Les bolcheviks, qui préparaient en secret une attaque brusquée contre les makhnovistes, ne pouvaient pas les mettre en alerte en leur envoyant d'avance un document de la sorte : leur plan aurait complètement échoué. Un tel ordre eût aussitôt mis en éveil toutes les forces makhnovistes, et l'attaque méditée par les bolcheviks eût été infailliblement repoussée. Les autorités soviétiques s'en rendaient compte. C'est pourquoi elles gardèrent le secret jusqu'au dernier moment.
Mais, d'autre part, il leur fallait à tout hasard une justification de l'agression. Voilà pourquoi l'ordre de Frounzé ne fut publié dans les journaux qu'après l'attaque et la rupture. Il parut pour la première fois le 15 décembre 1920 , dans le journal de Kharkov : " Le Communiste ". Ce numéro fut antidaté.
Toutes ces machinations avaient pour but de surprendre les makhnovistes de les écraser et d'expliquer ensuite cette action, " pièces justificatives " en mains, comme parfaitement " loyale ".
Comme nous l'avons dit ailleurs, l'attaque dirigée contre les makhnovistes fut accompagnée d'arrestations en masse de militants anarchistes. Ces arrestations, à travers toute l'Ukraine, avaient pour but non seulement d'écraser, une fois de plus, toute pensée et toute activité anarchistes, mais aussi d'étouffer toute velléité de protestation, de tuer dans l'oeuf toute tentative d'expliquer au peuple le vrai sens des événements.
Non seulement les anarchistes, comme tels, mais aussi ceux qui comptaient parmi leurs amis ou connaissances, ou qui s'intéressaient à leur littérature, furent arrêtés.
A Elisabethgrad, quinze gamins de 15 à 18 ans furent jetés en prison. Il est vrai que les autorités supérieures de Nicolaïew (chef-lieu) se montrèrent peu satisfaites de cette capture, disant qu'il leur fallait de " vrais anarchistes " et non des enfants. Mais pas un de ces enfants ne fut relâché sur-le-champ.
A Kharkov les poursuites contre les anarchistes prirent des proportions inconnues jusqu'alors. Des guet-apens et des embuscades furent organisés contre tous les anarchistes de la ville. Un piège de cette sorte fut préparé à la librairie " La Libre Fraternité " ; quiconque y venait acheter un livre était saisi et envoyé à la Tchéka. On emprisonnait même des gens qui s'arrêtaient pour lire le journal Nabate, paru légalement avant la rupture et affiché au mur de la librairie.
L'un des anarchistes de Kharkov, Grégoire Tsesnik, ayant échappé à l'arrestation, les bolcheviks mirent en prison sa femme, absolument étrangère à toute action politique. La prisonnière déclara la grève de la faim exigeant sa mise en liberté immédiate. Les bolcheviks lui déclarèrent alors que si Tsesnik désirait obtenir l'élargissement de sa femme, il n'avait qu'à se présenter à la Tchéka. Tsesnik bien que sérieusement malade, se présenta et fut emprisonné.
Nous avons dit que l'état-major et le commandant de l'armée makhnoviste en Crimée, Simon Karetnik, furent saisis traîtreusement et exécutés sur-le-champ.
Martchenko, qui commandait la cavalerie, bien que cerné et attaqué furieusement par de nombreux détachements de la IVe armée bolcheviste, parvint à se dégager et à se frayer un passage à travers les obstacles naturels et les barrages du Pérékop fortifié. Entraînant ses hommes - ou plutôt ce qui lui restait de ses hommes - à marches forcées de jour et de nuit, il réussit à rejoindre Makhno (qui, comme nous le verrons tout à l'heure, échappa de nouveau aux bolcheviks) au petit village de Kermentchik.
On y avait déjà vent de l'heureuse échappée de l'armée makhnoviste de Crimée. On attendait avec impatience son heureux retour.
Enfin, le 7 décembre, un cavalier arriva au grand galop pour prévenir que les troupes de Martchenko seraient là dans quelques heures.
Les makhnovistes présents à Kermentchik allèrent tout émus à la rencontre des héros.
Quelle ne fut pas leur angoisse lorsqu'ils aperçurent enfin, au loin, le petit groupe de cavaliers qui s'approchaient lentement.
Au lieu d'une puissante cavalerie de 1.500 montures, une poignée de 250 hommes seulement revenait de la fournaise. A leur tête se trouvaient Martchenko et Taranovsky (un autre commandant de valeur de l'Armée insurrectionnelle).
- J'ai l'honneur de vous annoncer le retour de l'armée de Crimée, prononça Martchenko avec une amère ironie.
Quelques insurgés eurent la force de sourire. Mais Makhno était sombre. La vue de ces restes lamentables de sa magnifique cavalerie le filât souffrir atrocement. Il se taisait, s'efforçant de maîtriser son émotion.
- Oui, frères, continua Martchenko. A présent, seulement, nous savons ce que sont les communistes.
Une assemblée générale eut lieu sur-le-champ. L'historique des événements de Crimée y fut retracé. On apprit ainsi que le commandant de l'armée, Karetnik, mandé par l'état-major bolcheviste à Goulaï;-Polé, soi-disant pour assister à un conseil militaire, fut traîtreusement arrêté en cours de route ; que Gavrilenko, chef de l'état-major de l'armée de Crimée, et aussi tous les membres de cet état-major et plusieurs commandants, furent trompés de la même manière. Tous furent fusillés immédiatement. La commission de culture et de propagande, à Simféropol, fut arrêtée sans qu'on eût recours à une ruse militaire quelconque.
Ainsi la victorieuse Armée insurrectionnelle de Crimée fut trahie et anéantie par les bolcheviks, ses alliés de-la veille.
Amené à la prison de Vétchéka à Moscou, après mon arrestation à Kharkov, je fus un jour convoqué par Samsonoff, alors chef de la " Section des opérations secrètes de la Vétchéka ".
Plutôt que de m'interroger, il amorça avec moi une discussion de principe. Et nous arrivâmes ainsi à parler des événements d'Ukraine.
Je lui dis sans ambages ce que je pensais de l'attitude des bolcheviks vis-à-vis du mouvement makhnoviste et qui fut perfide.
- Ah ! répartit-il vivement, vous appelez cela " perfide ", vous ? Cela démontre uniquement votre indéracinable naïveté. Quant à nous, bolcheviks, nous y voyons la preuve que nous avons beaucoup appris depuis les débuts de la Révolution, et que nous sommes devenus maintenant de vrais et habiles hommes d'Etat. Cette fois nous ne nous sommes pas laissés faire ; tant que nous eûmes besoin de Makhno, nous sûmes tirer profit de lui, et lorsque nous n'eûmes plus besoin de ses services - et qu'il commença même plutôt à nous gêner - nous sûmes nous en débarrasser définitivement.
Sans que Samsonoff s'en rendît compte, ses dernières paroles - que nous avons soulignées - furent un aveu complet des mensonges et des véritables raisons de l'attitude des bolchevistes et de toutes leurs machinations. Elles devraient être gravées dans le cerveau de tous ceux qui cherchent à être fixés sur la vraie nature du communisme d'État.
10.6.1 La dernière lutte à mort entre l'autorité et la révolution (novembre 1920 - août 1921)
Il nous reste à rapporter succinctement les dernières et les plus dramatiques péripéties de cette lutte à mort entre l'Autorité et la Révolution.
Le lecteur vient de voir que, malgré la minutieuse préparation et la soudaineté de l'attaque, Makhno, une fois de plus, échappa aux bolcheviks.
Le 26 novembre, au moment où Goulaï-Polé fut cerné par les troupes rouges, seul un groupe spécial d'environ 250 cavaliers makhnovistes (dont Makhno lui-même) y étaient présents.
Avec cette poignée d'hommes, insignifiante numériquement mais exaspérée et résolue à tout, Makhno - bien qu'à peine remis de sa maladie et souffrant atrocement de ses blessures dont la dernière était une cheville fracassée - s'élança à l'attaque. Il parvint à culbuter le régiment de Cavalerie de l'Armée Rouge qui avançait sur Goulaï-Polé du côté d'Ouspénovka. Il échappa ainsi à l'étreinte ennemie.
Aussitôt, il s'occupa d'organiser les détachements d'insurgés, qui affluaient vers lui de tous côtés ainsi que quelques groupes de soldats rouges qui, abandonnant les bolcheviks, venaient se joindre à lui.
Il réussit à former une unité de 1.000 cavaliers et de 1.500 fantassins avec lesquels il entreprit une contre-attaque.
Huit jours après, il se rendait de nouveau maître de Goulaï-Polé, après avoir mis en déroute la 42e division de l'Armée Rouge et fait près de 6.000 prisonniers. (Sur ces derniers, 2.000 hommes environ déclarèrent vouloir se joindre à l'Armée insurrectionnelle ; le reste fut remis en liberté le jour même, après avoir assisté à un grand meeting populaire.)
Trois jours plus tard, Makhno portait un nouveau coup sérieux aux bolcheviks, près d'Andréevka. Durant toute la nuit et la journée suivante, il livra bataille à deux divisions de l'Armée Rouge et finit par les vaincre, faisant encore 8.000 à 10.000 prisonniers. Ceux-ci furent mis aussitôt en liberté comme à Goulaï-Polé ; ceux qui en témoignèrent le désir s'engagèrent comme volontaires dans l'armée insurrectionnelle.
Makhno porta ensuite encore trois coups consécutifs à l'Armée Rouge : près de Komar, près de Tzarékonstantinovka et aux environs de Berdiansk. L'infanterie des bolcheviks se battait à contre-coeur et profitait de chaque occasion pour se constituer prisonnière.
" Les soldats de l'Armée Rouge, aussitôt faits prisonniers, étaient remis en liberté. On leur conseillait de retourner dans leur foyer et de ne plus servir d'instrument au Pouvoir pour subjuguer le peuple. Mais les makhnovistes étant obligés de se remettre immédiatement en marche, les prisonniers libérés se trouvaient, quelques jours après, réintégrés dans leurs corps respectifs. Les autorités soviétiques organisèrent des commissions spéciales pour rattraper les soldats de l'Armée Rouge, libérés par les makhnovistes. Ainsi, ces derniers étaient pris dans un cercle magique dont ils ne pouvaient plus sortir. Quant aux bolcheviks, leur façon d'agir était infiniment plus simple : conformément aux ordres de la " Commission spéciale pour la lutte contre la Makhnovtchina ", tous les makhnovistes prisonniers étaient fusillés sur place. "
- (P. Archinoff, op. cit., p. 315.)
Pendant quelque temps, les makhnovistes se réjouirent à l'idée de la victoire qui devait leur échoir. Il leur sentait qu'il suffirait de battre deux ou trois divisions bolchevistes pour qu'une importante partie de l'Armée Rouge se joignît à eux et le reste se retirât vers le Nord.
Mais, bientôt, les paysans de différents districts apportèrent la nouvelle que les bolcheviks ne se contentaient pas de poursuivre l'Armée insurrectionnelle, mais qu'ils installaient dans tous les villages conquis des régiments entiers, de la cavalerie principalement. D'après les rapports d'autres paysans, les bolcheviks concentraient en mains endroits des forces armées considérables.
En effet, Makhno ne tarda pas à se trouver cerné à Fédorovka, au sud de Goulaï-Polé, par plusieurs divisions de cavalerie et d'infanterie. Le combat dura, sans relâche, de deux heures du matin jusqu'à quatre heures du soir. Se frayant un chemin à travers les rangs ennemis, Makhno parvint à s'échapper dans la direction nord-est. Mais trois jours plus tard il dut accepter un nouveau combat, près du village Constantin, contre une cavalerie fort nombreuse et une vigoureuse artillerie, disposées en étau serré. De la bouche de quelques officiers faits prisonniers, Makhno apprit qu'il avait affaire à quatre corps d'armée bolchevistes : deux de cavalerie et deux mixtes, et que le but du commandement rouge était de le cerner à l'aide de plusieurs divisions complètement formées, en train d'opérer leur jonction. Ces renseignements concordaient parfaitement avec ceux fournis par les paysans ainsi qu'avec les observations et les conclusions de Makhno lui-même.
Il devenait de plus en plus clair que la défaite de deux ou trois unités rouges n'avait aucune importance, vu la masse énorme de troupes lancées contre les insurgés dans le but d'obtenir une décision à tout prix.
Il devenait clair qu'il ne s'agissait plus de remporter une victoire sur les armées bolchevistes, mais bien d'éviter la débâcle définitive de l'Armée insurrectionnelle.
Cette armée, réduite à quelque 3.000 combattants à peine, était obligée de livrer bataille quotidiennement, chaque fois contre un ennemi quatre ou cinq fois supérieur en nombre et en armes. Dans ces conditions, la catastrophe n'était plus douteuse.
Le Conseil des insurgés révolutionnaires décida alors l'abandon provisoire de la région méridionale, laissant à Makhno toute liberté quant à la direction de ce mouvement de retraite générale.
" Le génie de Makhno allait être soumis à une épreuve suprême. Il paraissait absolument impossible de s'échapper du réseau monstrueux de troupes s'accrochant de tous côtés au petit groupe d'insurgés : 3.000 militants révolutionnaires se trouvaient enserrés de toutes parts par une armée d'au moins 150.000 hommes. Mais, pas un seul instant, Makhno ne perdit courage ni sang-froid. Il engagea un duel héroïque avec ces troupes.
Entouré d'un cercle infernal de divisions rouges, il marchait pareil à un Titan des légendes, livrant bataille sur bataille : à droite, à gauche, en avant et en arrière.
Après avoir mis en déroute plusieurs unités de l'Armée Rouge et fait plus de 20.000 prisonniers, Makhno - comme s'il était frappé de cécité et tournoyait à la dérive - se mit en marche, d'abord vers l'Est, dans la direction de Youzovska, bien que les ouvriers de cette région minière l'eussent averti qu'il y était attendu par un barrage militaire ininterrompu ; puis il tourna brusquement à l'Ouest, empruntant des voies fantastiques dont il connaissait seul le secret.
A partir de ce moment, les chemins ordinaires furent définitivement abandonnés. Le mouvement de l'armée continua, sur des centaines de kilomètres, à travers des champs et des plateaux couverts de neige et de glace. Pour l'effectuer, il fallait être doué d'un sens de l'espace et d'une faculté d'orientation tenant du prodige. Aucune carte, aucune boussole ne sauraient être de quelque utilité dans des mouvements pareils. Les cartes et les instruments peuvent indiquer la direction, mais ne peuvent empêcher la chute au fond d'un ravin ou d'un lit de torrent, ce qui n'arriva pas une seule fois a l'armée makhnoviste. Une pareille marche à travers les steppes accidentées et privées de voies était possible parce que les troupes connaissaient parfaitement la configuration des plaines ukrainiennes.
Cette manoeuvre fabuleuse permit à' l'armée makhnoviste d'éviter des centaines de canons et de mitrailleuses ennemis. Elle lui permit même de battre à Pétrovo (dép. de Kherson) deux brigades de la 1re armée de cavalerie bolcheviste, qui se laissèrent surprendre, croyant Makhno à 100 kilomètres de là.
Cette lutte inégale dura plusieurs mois , avec des batailles incessantes, de jour et de nuit.
Arrivée dans le département de Kiev, l'armée makhnoviste s'y trouva en pleine période de grandes gelées et, par surcroît, dans une contrée accidentée et rocheuse, à un tel point qu'il lui fallut abandonner toute l'artillerie, les vivres et les munitions, et même presque toutes les charrettes du convoi (16). En même temps, deux divisions de la cavalerie ennemie - dites " Divisions des Cosaques rouges " et cantonnées sur la frontière occidentale - vinrent s'ajouter à la masse des armées jetées par les bolcheviks contre Makhno.
Toute possibilité de s'échapper paraissait désormais inexistante.
La contrée offrait aussi peu de ressources qu'un cimetière. Rien que des rochers et des ravins escarpés, le tout couvert de glace. On ne pouvait y avancer qu'avec une lenteur extrême. De tous côtés, des barrages de feu incessants de canons et de mitrailleuses.
Personne n'espérait plus trouver une sortie de salut.
Mais personne ne pensait à une dispersion, à une fuite honteuse. Tous décidèrent de mourir ensemble, côte à côte.
Ce fut une tristesse indicible que de voir cette poignée d'hommes, seuls entre les rochers, le ciel et le feu de l'ennemi, prêts à se battre jusqu'au dernier, déjà voués à la mort.
Une douleur déchirante, une angoisse mortelle s'emparait de vous, vous poussant à hurler de désespoir ; oui, à hurler, face à l'univers entier, qu'un crime épouvantable allait être perpétré et que ce qu'il y a de plus grand au sein du peuple, ce qu'un peuple a produit de plus noble, de plus sublime aux époques héroïques de son histoire, allait être anéanti, allait périr à jamais.
Makhno se tira avec honneur de l'épreuve que le sort lui avait réservé.
Il avança jusqu'aux confins de la Galicie, remonta jusqu'à Kiev, repassa le Dniéper à proximité de cette ville, descendit dans le département de Poltava, ensuite dans celui de Kharkov, remonta de nouveau au nord, vers Koursk, et traversant la voie ferrée entre ce dernier point et Belgorod, se trouva hors du cercle ennemi, dans une situation beaucoup plus favorable, laissant loin derrière lui les nombreuses divisions bolchevistes lancées à sa poursuite. "
- (P. Archinoff, op. cit ., pp. 317-320.)
La tentative de capture de son armée échoua.
Mais le duel inégal entre la poignée des makhnovistes et les armées de l'Etat soviétique n'était pas près de prendre fin.
Le commandement bolcheviste continuait à poursuivre son but : s'emparer du noyau principal de la Makhnovtchina et le détruire. Les divisions rouges de toute l'Ukraine furent mises en marche pour retrouver et bloquer Makhno.
Bientôt, l'étau de fer se resserra à nouveau autour de l'héroïque poignée des révolutionnaires, et le combat à mort recommença.
Au lieu de raconter à notre façon la fin du drame, nous préférons reproduire ici la lettre adressée par Makhno - après qu'il eût quitté la Russie - à Archinoff et citée par ce dernier. Elle peint admirablement les toutes dernières convulsions de la lutte :
" Aussitôt après ton départ, cher ami, exactement deux jours plus tard, je m'emparai de la ville de Korotcha (dép. de Koursk). Je fis paraître à plusieurs milliers d'exemplaires, les " Statuts des Soviets Libres " et me dirigeai par Varpniarka et, par la région du Don, vers les départements d'Ekatérinoslaw et de Tauride. J'eus à soutenir quotidiennement des combats acharnés : d'une part, contre l'infanterie communiste qui nous suivait pas à pas ; d'autre part, contre la 2e armée de cavalerie, lancée contre moi par l'état-major bolcheviste.
Tu connais nos cavaliers : jamais la cavalerie rouge - si elle n'est pas appuyée par des détachements d'infanterie et par des autos blindées - ne peut leur tenir tête. C'est pourquoi je parvins, bien qu'au prix de pertes importantes, à me frayer un chemin sans changer de direction.
Notre armée démontrait chaque jour qu'elle était vraiment une armée populaire et révolutionnaire dans les conditions matérielles où elle se trouvait, elle aurait dû fondre à vue d'oeil ; or, au contraire, elle ne cessait d'augmenter en effectifs et en matériel.
Dans l'une des batailles sérieuses que nous eûmes à soutenir, notre détachement de cavalerie (spécial) eut plus de 30 hommes tués, dont la moitié étaient des commandants, entre autres, notre cher et bon ami - jeune d'âge, mais vieux en exploits de guerre - le chef même de ce détachement, Gabriel Troïane. Il fut tué raide d'une balle de mitrailleuse. A ses côtés tombèrent aussi : Apollon et plusieurs autres valeureux et dévoués camarades.
A quelque distance de Goulaï-Polé, nous fûmes rejoints par nos troupes nouvelles, fraîches et pleines d'entrain, commandées par Brova et Parkhomenko.
Peu de temps après, la première brigade de 4e division de la cavalerie de Boudienny, avec son commandant Maslak en tête, passa de notre côté. La lutte contre l'autorité et l'arbitraire des bolcheviks devenait de plus en plus acharnée.
Au début du mois de mars (1921) (17) je dis à Brova et à Maslak de former, avec une partie des troupes qui se trouvaient avec moi, un corps spécial qui fut expédié vers le Don et le Kouban. Un autre groupe fut formé sous les ordres de Parkhomenko et envoyé dans la région de Voronèje. (Depuis, Parkhomenko fut tué et remplacé par un anarchiste, originaire de Tchougouiev.) Un troisième groupe, comprenant 600 cavaliers et le régiment d'infanterie d'Ivanuk, fut dirigé vers Kharkov.
Vers la même époque, notre meilleur camarade et révolutionnaire Vdovitchenko, blessé au cours d'un combat, dut être transporté, accompagné d'un petit détachement, à Novospassovka pour y être soigné. Un corps expéditionnaire des bolcheviks découvrit sa retraite. En se défendant contre l'ennemi, Vdovitchenko et son camarade de lutte, Matrossenko, se voyant sur le point d'être pris, firent - tous les deux - feu sur eux-mêmes. Matrossenko tomba raide mort. Mais la balle de Vdovitchenko resta emboîtée sous le crâne, au-dessous du cerveau. Lorsque les communistes s'emparèrent de lui et apprirent qui il était, ils le soignèrent et le sauvèrent, pour l'instant, de la mort. J'eus bientôt de ses nouvelles. Il se trouvait à l'hôpital d'Alexandrovsk et priait ses camarades de trouver un moyen de le délivrer. On le torturait atrocement, le pressant de renier la Makhnovtchina et de signer un papier à cet effet. Il repoussait ces offres avec mépris, bien qu'il fût si faible qu'il pouvait à peine parler. A cause de ce refus, il devait être fusillé d'un moment à l'autre. Mais je ne pus savoir s'il le fut ou non.
Pendant ce temps, j'effectuai moi-même un raid à travers le Dniéper, vers Nicolaïew ; de là, je repassai le Dniéper au-dessus de Pérékop, me dirigeant vers notre région où je comptais rencontrer quelques-uns de nos détachements. Mais le commandement communiste m'avait préparé une embuscade près de Mélitopol. impossible d'avancer. Impossible aussi de retraverser le Dniéper, la fonte des neiges ayant commencé et le fleuve étant couvert de blocs de glace en mouvement. Il fallut accepter le combat. Il fallut donc que je me remisse en selle(18) et que je dirigeasse moi-même les opérations.
Une partie des troupes ennemies fut habilement tournée et évitée part les nôtres, tandis que j'obligeai l'autre à rester sur le qui-vive pendant vingt-quatre heures, la harcelant à l'aide de nos patrouilles d'éclaireurs. Pendant ce temps, je parvins à effectuer une marche forcée de 60 verstes, à culbuter - à l'aube du 8 mars - une troisième armée bolcheviste, campée aux bords du lac Molotchny, et à gagner, par le promontoire étroit entre ce lac et la mer d'Azov, l'espace libre dans la région du Vorkhny-Tokmak.
De là, j'expédiai Kourilenko dans la région de Berdiansk-Mélitopol pour qu'il y dirige le mouvement insurrectionnel. Moi-même, j'allai, comptant passer par Goulaï-Polé, vers le département de Tchernigov, des délégations paysannes de plusieurs de ses districts étant venues me demander de passer dans leur parages.
En cours de route, mes troupes - c'est-à-dire celles de Pétrenko, comprenant 1.500 cavaliers et deux régiments de fantassins, qui se trouvaient avec moi - furent arrêtées et encerclées par de fortes divisions bolchevistes. Il fallut, de nouveau, que je dirigeasse moi-même les mouvements de contre-attaque. Nos efforts furent couronnés de succès : nous battîmes l'ennemi à plate couture. Faisant de nombreux prisonniers, nous emparant d'armes, de canons, de munitions et de montures.
Mais dieux jours après, nous fûmes attaqués à nouveau par des troupes fraîches et très valeureuses.
Il faut te dire que ces combats quotidiens habituèrent nos hommes à ne faire aucun cas de leur vie, et ce à un tel point que des exploits d'un héroïsme extraordinaire, sublime, impossible à comparer même de loin avec le " courage " le plus élevé devinrent des faits courants. Au cri de : " Vivre libres ou mourir en combattant ", les hommes se jetaient dans la mêlée contre n'importe quelle unité, culbutant un ennemi beaucoup plus fort et l'obligeant à fuir.
Au cours de notre contre-attaque, téméraire à la folie, je fus traversé par une balle qui me frappa à la cuisse et passa par le bas-ventre, prés de l'appendice. Je tombai de cheval. Cet accident fit échouer notre contre-attaque et nous obligea à un repli, l'élan de nos troupes ayant été brisé surtout par le cri d'un des nôtres, peu expérimenté sans doute (19): " Batko est tué. "
On me transporta, pendant douze verstes, dans une espèce de carriole, avant de me faire un pansement, et je perdis mon sang en abondance.
Etendu sans connaissances je restai sous la garde de Léo Zinkovsky. On était le 14 mars. Dans la nuit du 15, je repris mes sens. Tous les commandants de notre armée et les membres de l'état-major, Bélach en tête, assemblés à mon chevet, me demandèrent de signer l'ordre d'envoyer des détachements de l00 et 200 hommes vers Kourilenko, Kojine et autres, qui dirigeaient le mouvement insurrectionnel dans divers districts. Ils voulaient que je me retirasse, avec un régiment, dans un endroit relativement calme, jusqu'à ce que je pusse me remettre en selle.
Je signai l'ordre. De plus, je permis à Zaboudko de former un " détachement volant " pour agir dans la région à son gré, sans toutefois perdre contact avec moi.
Au matin du 16 mars tous ces détachements étaient déjà partis, sauf une petite unité spéciale qui demeura auprès de moi.
A ce moment-là, la neuvième division de cavalerie rouge fonça sur nous et nous obligea à lever le camp. Elle nous poursuivit pendant treize heures, sur un parcours de 180 verstes. Enfin arrivés au village Sloboda, au bord de la mer d'Azov, nous pûmes changer de chevaux et faire une halte de cinq heures.
A l'aube du 17 mars, nous nous remîmes en marche vers Novospassovka. Mais après 17 verstes de route, nous nous heurtâmes à de nouvelles forces de cavalerie ennemie, toutes fraîches. Elles furent lancées sur les traces de Kourilenko ; mais, l'ayant perdu de vue, elles tombèrent sur nous. Après nous avoir pourchassés sur un parcours de 25 verstes (nous étions rompus de fatigue, totalement épuisés et, cette fois, vraiment incapables de combattre), cette cavalerie se jeta résolument sur nous.
Que faire ? J'étais incapable, non seulement de me mettre en selle, mais même de me dresser sur mon séant ; j'étais couché au fond de ma carriole et je voyais un corps à corps épouvantable - un " hachage " - s'engager à quelque deux cent mètres de moi. Nos hommes mouraient rien que pour moi, rien que pour ne pas m'abandonner. Or, en fin de compte, il n'y avait aucun moyen de salut, ni pour eux, ni pour moi. L'ennemi était cinq ou six fois plus fort et des réserves fraîches lui arrivaient constamment.
Tout à coup, je vis les servants de nos mitrailleuses " Lewis " - ceux-là mêmes qui étaient avec moi, de ton temps aussi ils étaient cinq, sous les ordres de Micha, originaire du village Tchernigovka, près de Berdiansk) - s'accrocher à ma carriole et je les entendis me dire : " Batko, votre vie est indispensable pour la cause de notre organisation paysanne. Cette cause nous est chère. Nous allons mourir tout à l'heure. Mais notre mort vous sauvera, vous et ceux qui vous sont fidèles et prennent soin de vous. N'oubliez pas de répéter nos paroles à nos parents. " L'un d'eux m'embrassa, puis je ne vis plus personne d'entre eux auprès de moi. Un moment après, Léo Zinkovsky me transportait sur ses bras dans la voiture d'un paysan qu'on venait de trouver quelque part. (Ce paysan passait à proximité.) J'entendis les mitrailleuses crépiter et les bombes éclater au loin : c'étaient nos " lewisistes " qui empêchaient les bolcheviks de passer...
Nous eûmes le temps de gagner trois ou quatre verstes de distance et de passer le gué d'une rivière. J'étais sauvé. Quant à nos mitrailleurs, ils moururent tous là-bas.
Quelque temps après, nous passâmes de nouveau au même endroit, et les paysans du village Starodoubovka nous montrèrent la tombe commune où ils avaient enseveli nos mitrailleurs.
Jusqu'à présent, cher ami, je ne puis m'empêcher de pleurer en pensant à ces vaillants combattants, simples et honnêtes paysans. Et pourtant, il faut que je te le dise, il me semble que cet épisode m'a guéri. Le soir du même jour, je me mis en selle et je quittai la région.
Au mois d'avril, je repris contact avec tous les détachements de nos troupes. Ceux qui se trouvaient à peu de distance reçurent l'ordre de se mettre en marche vers la région de Poltava.
Au mois de mai, les unités de Thomas Kojine et de Kourilenko se joignirent à cet endroit et formèrent un corps de 2.000 cavaliers et de quelques régiments d'infanterie. Il fut décidé de marcher sur Kharkov et d'en chasser les grands maîtres, ceux du parti communiste. Mais ceux-ci étaient sur leurs gardes. Ils envoyèrent à ma rencontre plus de soixante autos blindées, plusieurs divisions de cavalerie et une nuée de fantassins.
La lutte contre ces troupes dura des semaines.
Un mois plus tard, le camarade Stchouss fut tué dans une bataille toujours dans la même région de Poltava. Il était alors chef de état-major du groupe de Zaboudko. Il remplit vaillamment son devoir.
Encore un mois plus tard, ce fut le tour de Kourilenko. Il couvrait le passage de nos troupes à travers les voies ferrées. Il s'occupait en personne de placer les détachements et il restait toujours avec l'escouade de tête. Un jour, il fut surpris par les cavaliers de Boudienny et périt dans la mêlée.
Le 18 mai, la cavalerie de Boudienny se trouvait en marche ; venant de la région d'Ekatérinoslaw, elle se dirigeait vers le Don pour y maîtriser une insurrection des paysans à la tête de laquelle se trouvaient nos camarades Brova et Maslak (celui là même qui avait été, précédemment, chef de la première brigade du corps d'armée de Boudienny et s'était joint à nous, avec tous les hommes qu'il commandait).
Notre groupe était formé de plusieurs détachements réunis sous les ordres de Pétrenko-Platonoff. Notre état-major principal et moi, nous faisions partie de ce groupe. Ce jour-le, le groupe se trouvait à l5 ou 20 verstes du chemin suivi par l'armée de Boudienny. Sachant entre autres, que je me trouvais toujours auprès de ce groupe, ce dernier fut séduit par le peu de distance qui nous séparait de lui. Il ordonna au chef du détachement d'autos blindées (n° 1) - détachement qui devait participer à l'écrasement des paysans du Don - de sortir 16 autos blindées et de bloquer avec elles les abords du village Novogrigorievka. Quant à Boudienny lui-même, il marcha à travers champs, à la tête d'une partie de la 19e division de cavalerie (ancienne division du " service intérieur "), dans la direction de Novogrigorievka. Il y arriva avant les autos blindées, obligées d'éviter les ravins, de chercher le gué des cours d'eau, de disposer des sentinelles, etc. La vigilance de nos éclaireurs nous mit au courant de tous ces mouvements, ce qui nous permit de prendre des précautions. Au moment même où Boudienny apparut en vue de notre campement, nous nous jetâmes à sa rencontre.
En un clin d'oeil, Boudienny, qui galopait fièrement au premier rang, tourna bride. L'infâme couard s'enfuit, abandonnant ses compagnons.
Le combat qui s'engagea fut un véritable cauchemar. Les soldats de l'Armée Rouge, lancés contre nous, appartenaient aux troupes qui étaient restées, jusque-la, en Russie Centrale. Elles y " assuraient l'ordre intérieur ". Ces soldats n'avaient pas combattu à nos côtés en Crimée ; ils ne nous connaissaient pas. On les avait trompés, leur disant que nous étrons de " vulgaires bandits ", et ils mirent leur point d'honneur à ne pas reculer devant des malfaiteurs.
Quant aux insurgés, ils se sentaient dans leur droit et étaient fermement décidés à vaincre et à désarmer l'ennemi.
Ce combat fut le plus acharné de tous ceux qui nous eûmes à soutenir, avant ou après. Il se termina par une défaite complète des troupes de Boudienny, ce qui amena la décomposition de son armée et la désertion de beaucoup de ses soldats.
Ensuite, je formai un détachement des originaires de la Sibérie et je l'expédiai, armé et muni du nécessaire, en Sibérie, sous les ordres du camarade Glasounoff. Au commencement du mois d'août 1921 nous apprîmes par les journaux bolchevistes que ce détachement fit son apparition dans la région de Samara. Puis on n'en entendit plus parler.
Durant tout l'été 1921 nous ne cessâmes de combattre.
La sécheresse excessive de cet été et la mauvaise récolte qui en résulta dans les départements d'Ekatérinoslaw, de Tauride et, partiellement, dans ceux de Kherson et de Poltava, ainsi que dans la région du Don, nous forcèrent à nous diriger, d'une part, vers le Kouban et sous Tzaritsine et Saratov, d'autre part vers Kiew et Tchernigov. De ce dernier côté, la lutte était conduite par le camarade Kojine. Lorsque nous nous retrouvâmes, il me transmit des liasses de papiers : décisions prises par les paysans du département de Tchernigov, déclarant vouloir nous soutenir entièrement dans notre lutte.
Quant à moi, je fis un raid vers la Volga, avec les détachements des camarades Zaboudko et Pétrenko ; puis je me repliai sur le Don, rencontrant en route plusieurs de nos unités, dont j'opérai la jonction et que je reliai aussi avec le groupe d'Azov (ancien groupe de Vdovitchenko).
Au début du mois d'août 1921, il fut décidé qu'en raison de la gravité de mes blessures je partirais, avec quelques-uns de nos commandants, à l'étranger, pour y suivre un traitement sérieux.
C'est vers la même époque que furent grièvement blessés nos meilleurs commandants : Kojine, Pétrenko et Zaboudko.
Le 13 août, accompagné d'une centaine de cavaliers, je m'engageai dans la direction du Dniéper et, le 16 au matin, nous passâmes ce fleuve entre Orlik et Krémentchoug, à l'aide de 17 barques de pêcheurs. Ce jour même je fus blessé six fois, mais légèrement.
En cours de route, nous rencontrâmes plusieurs de nos détachements. Nous leur expliquâmes les raisons de notre départ pour l'étranger. Tous nous dirent la même chose : " Partez, soignez bien Batko, et puis revenez à notre rescousse. "
Le 19 août, à 12 verstes de Bobrinetz, nous tombâmes sur la septième division de cavalerie de l'Armée Rouge, campée le long de la rivière Ingoulets.
Retourner sur nos pas signifierait courir à notre perte, car nous avions été aperçus par un régiment de cavalerie, à notre droite, qui se porta tout de suite en avant pour nous couper la retraite. C'est pourquoi je priai Zinkovsky de me mettre à cheval. En un clin d'oeil sabres à nu et aux cris de " Hourrah ! ", nous nous précipitâmes vers les mitrailleuses de la division, qui se trouvaient amassées dans un village. Nous parvînmes à nous emparer de 13 mitrailleuses " Maxim " et de 3 " Lewis ". Puis nous continuâmes notre chemin.
Mais à l'instant même où nous nous emparions des mitrailleuses, la division tout entière se rangea rapidement et nous attaqua.
Nous étions pris dans une souricière. Mais sans perdre courage, nous attaquâmes et culbutâmes le 38e régiment et la division. Nous ayant frayé un passage, nous parcourûmes 110 verstes sans nous arrêter, tout en nous défendant sans cesse contre les attaques furieuses de toutes ces troupes.
Nous finîmes par leur échapper, après avoir perdu, il est vrai, 17 de nos meilleurs compagnons.
Le 22 août, on eut encore à s'occuper de moi : une balle me frappa au cou et sortit par la joue droite. Me voici de nouveau couché au fond d'une charrette. Mais cela ne fit qu'accélérer notre marche.
Le 26, nous fûmes obligés de soutenir un nouveau combat avec les rouges. Nous y perdîmes nos meilleurs camarades et combattants : Pétrenko-Platonoff et Ivanuk.
Je fus obligé de modifier une dernière fois notre itinéraire. Le 28 août, je passai le Dniester. Me voici à l'étranger... "
Ainsi se termina, fin 1921, le grand drame populaire de l'Ukraine, drame qui représente un morceau d'histoire du peuple - et non des partis, des autorités ou des systèmes d'oppression - et qui, pourtant, ou plutôt pour cette raison, n'est même pas soupçonné hors de Russie (20), tous les " surhommes " patentés et leurs acolytes ayant soigneusement caché ces faits. Car, la vérité historique aurait précipité tous ces pygmées de leur piédestal d'argile, de même que la véritable Révolution Populaire précipitera bientôt dans la poussière, à tout jamais, tous les " surhommes " au pouvoir, quels qu'ils soient. Alors viendront des hommes qui sauront et oseront, enfin, écrire la vraie histoire des peuples.
Avec ses nombreuses divisions, n'hésitant pas devant les plus terribles mesures de répression et de violence, le gouvernement communiste parvint rapidement à écraser ou à, disperser les derniers détachements makhnovistes errant à travers le pays.
Il va de soi qu'il vint à bout, également, de la résistance des quelques dernières troupes pétliouriennes dans le Sud-Ouest ainsi que de nombreuses formations paysannes, d'une nature très variée, en état de révolte spontanée contre les nouveaux seigneurs ou ayant " pris le maquis " pour se soustraire à l'implacable châtiment.
Makhno, avec la poignée de ses camarades de lutte, se réfugia à l'étranger. Il ne revit plus jamais son pays natal.
L'Ukraine tout entière fut soumise à la dictature bolcheviste.
Notes:
(15) Frounzé cite plusieurs cas où les soldats de l'Armée Rouge auraient été désarmés et même tués par les makhnovistes . Or, tous les cas dont il parle fument examinés de près par lui-même, par Rakovsky et par les représentants des makhnovistes, à Kharkov. Il fut établi d'une façon incontestable : 1° que l'armée makhnoviste n'avait été pour rien dans ces méfaits ; 2° que si des actes hostiles à l'égard de l'armée furent commis par certains détachements militaires ne faisant pas partie de l'armée makhnoviste, cela venait surtout de ce que les autorités soviétiques avaient négligé de publier, en temps opportun et d'une manière intelligible, leur accord avec les insurgés. En effet, on savait que de nombreux détachements militaires isolés, non incorporés à l'armée makhnoviste (nous serons obligés de revenir sur ce sujet un peu plus loin dans un autre ordre d'idées), opéraient ça et là en Ukraine. La plupart de ces détachements tout en agissant à leur gré, prêtaient l'oreille, néanmoins, à l'opinion et à l'attitude de l'Armée insurrectionnelle. Ils auraient certainement cessé toute hostilité contre les autorités et les armées soviétiques s'ils avaient eu connaissance de l'accord conclu avec les makhnovistes.
Frounzé cherche à justifier son ordre à la manière des jésuites, avec des arguments plausibles en apparence, mais faux en réalité. Car, il ne peut avouer le seul argument vrai : le désir des bolcheviks de se débarrasser définitivement de l'armée et du mouvement makhnovistes, du moment que le Pouvoir bolcheviste n'avait plus besoin de l'Armée insurrectionnelle. S'il l'avouait, il lui faudrait en donner les raisons. Mais alors les mensonges du gouvernement et son attitude véritable à l'égard des masses laborieuses seraient dévoilés. Cette nécessité de cacher en peuple la vraie raison de la rupture est 1e meilleur aveu, la meilleure preuve de l'esprit antipopulaire, antisocial et antirévolutionnaire de toute la " politique " bolcheviste. Si cette attitude et cette politique étaient loyales et justes, pourquoi cherchait-on à donner le change ?
(16) N'oublions pas que cette armée tenait à rester une armée, avec le devoir de ne jamais perdre l'espoir d'être encore utile à la cause. C'était la seule raison qui l'incitait à persister dans son effort surhumain. -VOLINE.
(17) Le lecteur se rappellera que ce fut le moment de la révolte de Cronstadt. On a supposé à tort que les bolcheviks ont soutenu à dessein cette thèse que Makhno avait participé indirectement à ce mouvement.
(18) Comme nous l'avons dit, Makhno avait été blessé par une balle qui lui avant fracassé une cheville. Il ne montait donc à cheval que dans les cas d'extrême nécessité.
(19) Makhno veut dire : ne sachant pas qu'il ne faut jamais pousser de pareils cris en pleine bataille.
(20) Exception faite des milieux libertaires et de quelques cercles particuliers.
E SORT DE MAKHNO ET DE CERTAINS DE SES CAMARADES ; EPILOGUE
Extrait de LA RÉVOLUTION INCONNUE de Voline
En guise d'épilogue, quelques détails sur la répression finale et aussi sur le sort personnel de certains militants makhnovistes seront ici à leur place.
Naturellement, la troisième et dernière guerre des bolcheviks contre les makhnovistes fut, en même temps, une guerre contre toute la paysannerie de l'Ukraine .
Il s'agissait, non seulement de détruire l'Armée insurrectionnelle, mais de maîtriser définitivement toute cette masse à esprit rebelle, lui enlevant la moindre possibilité de reprendre les armes et de faire renaître le mouvement. Il s'agissait d'extirper les germes mêmes de tout esprit de révolte.
Méthodiquement, les divisions rouges traversaient tous les villages de la région insurgée, exterminant les paysans en masse, souvent - détail savoureux - d'après les indications des fermiers riches (les " koulaks ") de l'endroit.
Plusieurs centaines de paysans furent fusillés à Goulaï Polé, à Novospassovka, à Ouspénovka, Malaïa-Tokmatchka, à Pologui et dans d'autres grands villages de la région.
En plusieurs endroits, les tchékistes, assoiffés de meurtre, fusillaient les femmes et les enfants des insurgés.
Ce fut Frounzé, le commandant en chef du front Sud, qui dirigea cette campagne " répressive ". " Il faut en finir avec la Makhnovtchina, en deux temps et trois mouvements ", écrivait-il dans son ordre aux armées du Sud, à la veille de déclencher l'action. Et il se comporta comme un soudard, serviteur fidèle de ses maîtres, traitant " cette canaille de moujiks " en véritable conquérant, en " nouveau noble ", semant la mort et la désolation devant lui.
Et maintenant, quelques notes brèves sur le sort personnel des principaux animateurs du mouvement populaire d'Ukraine.
Simon Karetnik - déjà cité, paysan de Goulaï-Polé. Un des plus pauvres du village. Il travailla surtout comme valet de ferme. Il ne put suivre les études scolaires que pendant un an. Anarchiste depuis 1907, il participa au mouvement dès les premiers jours. En diverses occasions, il fit preuve d'un talent guerrier remarquable. Il fut blessé plusieurs fois dans les combats contre Dénikine. Membre du Conseil des insurgés révolutionnaires de l'Ukraine, il fut l'un des meilleurs commandants de l'Armée insurrectionnelle. A partir de l'année 1920, il remplaça souvent Makhno au commandement suprême de l'armée. Il commanda l'armée expédiée en Crimée contre Wrangel. Après la défaite de ce dernier, il fut mandé par les bolcheviks, soi-disant pour assister à un conseil militaire, mais traîtreusement saisi en cours de route et fusillé à Mélitopol. Il laissa une veuve et plusieurs orphelins.
Martchenko - Issu d'une famille de paysans pauvres de Goulaï-Polé. Instruction scolaire incomplète. Anarchiste depuis 1907 (avec Makhno et Karetnik) et l'un des premiers insurgés de la région de Goulaï-Polé. Il fut blessé plusieurs fois dans des combats contre les troupes de Dénikine. Pendant les deux dernières années de l'insurrection, il commanda toute la cavalerie makhnoviste et fut membre du Conseil des insurgés révolutionnaires. Il fut tué en janvier 1921, près de Poltava, au cours d'une bataille avec les rouges. Il laissa une veuve.
Grégoire Vassilevsky - Fils d'un paysan pauvre de Goulaï-Polé. Instruction primaire. Anarchiste avant 1917, il participa à la Makhnovtchina dès ses débuts. Ami personnel de Makhno, il le remplaça plusieurs fois à la tête de l'armée. Il fut tué en décembre 1920, au cours d'une bataille contre les rouges dans la région de Kiew. Il laissa une veuve et des orphelins.
Boris Vérételnikoff. Paysan, originaire de Goulaï-Polé. Ensuite, ouvrier fondeur dans des usines locales. Plus tard, ouvrier à l'usine Poutiloff, à Pétrograd. Socialiste-révolutionnaire à ses débuts, il devint anarchiste en 1918. Orateur et organisateur très doué, il participa activement à toutes les phases de la Révolution russe. En 1918, il retourna à Goulaï-Polé et s'adonna surtout à la propagande. Plus tard, il entra dans l'Armée insurrectionnelle, y fit preuve de grandes qualités militaires et remplit, pendant quelque temps, les fonctions de chef d'état-major. En juin 1919, il marcha, à la tête d'un détachement formé en hâte, contre les forces supérieures de Dénikine, pour tenter de défendre Goulaï-Polé. Totalement encerclé, il se battit jusqu'au dernier instant à côté de ses camarades et périt avec tout son détachement. Il laissa une veuve et des orphelins.
Pierre Gavrilenko. - Paysan de Goulaï-Polé, anarchiste depuis la révolution de 1905-1906. Un des militants les plus actifs de la Makhnovtchina, il joua un rôle de premier plan dans la débâcle des troupes dénikiniennes en juin 1919 ; en tant que commandant du IIIe corps des insurgés makhnovistes. En 1921, il remplit les fonctions de chef d'état-major de l'armée de Crimée. Après la débâcle de Wrangel, il fut traîtreusement saisi par les bolcheviks, comme Karetnik, et fusillé à Mélitopol.
Basile Kourilenko. - Paysan de Novospassovka, il reçut une instruction scolaire primaire. Anarchiste dès le début de la révolution. Propagandiste populaire de talent, militant de très haute qualité morale, il se révéla aussi comme un des meilleurs commandants de l'Armée insurrectionnelle. Plusieurs fois blessé, il remporta de nombreuses victoires sur les troupes de Dénikine. Il fut tué dans une escarmouche avec les rouges en été 1921 et laissa une veuve.
Victor Bélach. - Paysan de Novospassovka. Instruction primaire Anarchiste. Jusqu'en 1919, il commanda un régiment makhnoviste. Stratège très habile, il fut ensuite chef d'état-major de l'armée insurrectionnelle et élabora plusieurs plans de combats remarquables. En 1921 il tomba entre les mains des bolcheviks. Son sort nous est resté inconnu.
Vdovitchenko. - Paysan de Novospassovka. Anarchiste. Instruction primaire. Un des participants les plus actifs de l'insurrection révolutionnaire, il commanda le détachement spécial des troupes makhnovistes. Il joua un rôle considérable dans la défaite de Dénikine sous Pérégonovka, en septembre 1919. En 1921, fait prisonnier par les bolcheviks, il repoussa avec dédain leur proposition de passer à leur service. Son sort nous est resté inconnu.
Pierre Rybine (Zonoff). - Ouvrier tourneur, originaire du département d'Orel. Révolutionnaire depuis 1905, il émigra en Amérique où il prit une part active au mouvement révolutionnaire russe exilé. En 1917, il rentra en Russie s'établit à Ekatérinoslaw et accomplit une oeuvre populaire considérable dans le domaine de la réorganisation de l'industrie et des transports. Il collabora d'abord avec les bolcheviks en qualité de spécialiste du mouvement professionnel. Mais, en 1920, il sentit qu'il lui était impossible de continuer cette collaboration, l'activité des bolcheviks allant, à son avis, à l'encontre des véritables intérêts des ouvriers et des paysans. En automne 1920 il adhéra au mouvement makhnoviste et lui consacra toutes ses forces et connaissances. En 1921 il fut arrêté à Kharkov par la Tchéka puis, fusillé (21).
Kalachnikoff. - Fils d'ouvrier, il reçut une certaine instruction et devint sous-lieutenant dans l'armée tzariste avant la Révolution. En 1917, il était secrétaire du groupe anarchiste de Goulaï-Polé. Plus tard il entra dans l'Armée insurrectionnelle et devint un de ses commandants les plus éminents. Il fut le principal organisateur du soulèvement des troupes rouges à Novy-Boug, en 1919, lorsque les régiments makhnovistes, momentanément incorporés dans l'armée bolcheviste, furent appelés à rejoindre l'Armée insurrectionnelle et entraînèrent avec eux plusieurs régiments rouges. Il amena toutes ces troupes dans la région insurgée. Il fut tué en 1920 dans un combat contre les rouges. Il laissa une veuve et un orphelin.
Mikhaleff-Pavlenko. - Fils de paysan de la Russie centrale. En 1917, membre d'un groupe anarchiste de Pétrograd. Il arriva à Goulaï-Polé au début de 1919. Possédant une bonne instruction professionnelle, il y organisa et commanda les troupes de génie et de sapeurs de l'Armée insurrectionnelle. Le 11 ou le 12 juin 1919, étant de service sur un train blindé, engagé dans la lutte contre les troupes de Dénikine, il tut traîtreusement saisi, avec son camarade Bourbyga, par ordre de Vorochiloff (qui commandait la XIVe armée bolcheviste) et exécuté le 17 juin, à Kharkov.
Makéeff. - Ouvrier d'Ivanovo-Voznessensk, près de Moscou. Membre du groupe anarchiste de cette ville. Fin avril 1919 il arriva à Goulaï-Polé avec 35 camarades. Il se consacra d'abord à la propagande. Par la suite, il entra dans l'Armée insurrectionnelle. Il fut élu membre de l'état-major. Il fut tué, en novembre 1919, dans un combat contre les dénikiniens.
Stchouss. - Paysan pauvre du village Bolchaïa-Mikhaïlovka il servit dans l'armée tzariste comme matelot. Au début de la Révolution, il devint des premiers et des plus actifs insurgés du sud de l'Ukraine. Avec un groupe de partisans il mena une lutte farouche contre les troupes austro-allemandes et contre celles de l'hetman. Plus tard, il se joignit à l'Armée insurrectionnelle. Il y occupa divers postes importants. Il fut blessé mortellement en juin 1921, au cours d'une bataille contre les troupes bolchevistes.
Isidore Luty . - Un des plus pauvres paysans de Goulaï-Polé. Peintre en bâtiment. Anarchiste et ami intime de Makhno, il prit part à l'insurrection dès ses débuts. II fut tué dans la bataille de Pérégonovka contre les troupes de Dénikine, en septembre 1919.
Thomas Kojine. - Paysan révolutionnaire. Commandant remarquable de la section des mitrailleurs à l'Armée insurrectionnelle, il joua un rôle de premier plan dans toutes les défaites infligées à Dénikine et à Wrangel. Il fut grièvement blessé lors d'un combat avec les rouges, en 1921. Son sort ultérieur nous est inconnu.
Les frères Lépetchenko, Jean et Alexandre. - Paysans de Goulaï-Polé. Anarchistes. Ils furent parmi les premiers insurgés contre l'hetman et participèrent activement à toutes les luttes de l'armée makhnoviste. Alexandre Lépetchenko fut saisi et fusillé par les bolcheviks à Goulaï-Polé, au printemps 1920 Le sort de son frère nous est inconnu.
Séréguine. - Paysan. Anarchiste depuis 1917. II prît part à l'insurrection dès le début et fut surtout chef du service de ravitaillement de l'armée makhnoviste. Nous ignorons ce qu'il est devenu.
Les frères de Nestor Makhno : Grégoire et Savva. Tous deux participèrent activement à l'insurrection. Grégoire fut tué lors des combats contre Dénikine, en septembre 1919. Savva, l'aîné de la famille, fut saisi par les bolcheviks à Goulaï-Polé - non pas au cours d'une bataille, mais dans sa maison - et fusillé.
Nommons encore sommairement : Boudanoff , ouvrier anarchiste (sort inconnu) ; Tchernoknijny, instituteur (sort inconnu) ; les frères Tchouvenko, ouvriers (sort inconnu) ; Daniloff, paysan (sort inconnu) ; Séréda, paysan (grièvement blessé dans un combat contre Wrangel et hospitalisé par les bolcheviks avant leur rupture avec Makhno, il fut fusillé par eux, dans des conditions particulièrement odieuses, après la rupture, en mars 1921) ; Garkoucha (tué en 1920) ; Koliada (sort inconnu) ; Klein (sort inconnu) ; Dermendji (sort inconnu) ; Pravda (sort inconnu) ; Bondaretz (tué en 1920) ; Brova (tué) ; Zaboudko (tué). Pétrenko (tué) ; Maslak (sort inconnu) ; Troïane (tué) ; Golik (sort inconnu) ; Tchéredniakoff (fusillé) ; Dotzenko (sort inconnu) ; Koval (sort inconnu) ; Parkhomenko (tué) ; Ivanuk (tué) ; Taranovsky (tué) ; Popoff (fusillé) ; Domachenko (sort inconnu) ; Tykhenko (sort inconnu) ; Bouryma (sort inconnu) ; Tchoumak, Krat, Kogan et tant d'autres, dont les noms nous échappent.
Tous ces hommes, comme des milliers de combattants anonymes, sortirent des couches les plus profondes de la population laborieuse ; tous se révélèrent au moment de l'action révolutionnaire et servirent la vraie cause des travailleurs de toutes leurs forces et jusqu'à leur dernier souffle. En dehors de cette cause, ils n'avaient plus rien dans la vie. Leur existence personnelle, et presque toujours leurs familles et leurs maigres biens, furent détruits. Il faut avoir le toupet, l'insolence, l'infamie des bolcheviks - ces parvenus de la race ignoble des " hommes d'Etat " - pour qualifier ce sublime mouvement révolutionnaire populaire de " soulèvement de koulaks " et de " banditisme ".
Citons encore un cas personnel, odieux entre tous.
Bogouche, anarchiste russe, jadis émigré en Amérique, venait de retourner en Russie en 1921, expulsé des Etats-Unis avec d'autres émigrés (22).
Au moment de l'accord conclu entre les makhnovistes et les bolcheviks, il se trouvait à Kharkov. Ayant beaucoup entendu parler du légendaire Goulaï-Polé, il voulut y aller étudier la Makhnovtchina sur place. Hélas ! il ne put voir Goulaï-Polé libre que pendant quelques jours. Aussitôt après la rupture, il retourna à Kharkov. Là il fut arrêté sur l'ordre de la Tchéka et fusillé, en mars 1921.
Cette exécution n'admet qu'une seule explication : les bolcheviks ne voulurent pas laisser en vie un homme ayant des relations à l'étranger, qui connaissait la vérité, sur l'agression contre les makhnovistes et pouvait la révéler hors de Russie.
Quant à Nestor Makhno lui-même, il arriva à l'étranger - en Roumanie d'abord - en août 1921. Interné dans ce pays avec ses camarades, il parvint à le quitter et passa en Pologne. Là, il fut arrêté, jugé pour de prétendus forfaits accomplis en Ukraine contre les intérêts de la Pologne et acquitté. Il vint à Dantzig et y fut de nouveau emprisonné. Ayant réussi à s'échapper, avec l'aide de ses camarades, il s'installa définitivement à Paris.
Très sérieusement malade, souffrant atrocement de ses nombreuses blessures, ne connaissant pas la langue du pays et s'adaptant difficilement à la nouvelle ambiance, tellement différente de celle qui fut la sienne, il mena à Paris une existence extrêmement pénible, aussi bien matériellement que moralement. Sa vie à l'étranger ne fut qu'une longue et lamentable agonie contre laquelle il fut impuissant à lutter. Ses amis l'aidèrent à supporter le poids de ces tristes années de déclin.
Par moments, il esquissa une certaine activité. Il employa surtout ses loisirs à écrire l'histoire de ses luttes et de la Révolution en Ukraine. Mais il ne put l'achever. Elle s'arrête à la fin de l'année 1918. Nous avons déjà dit qu'elle parut en trois volumes : le premier, en russe et en français, du vivant de l'auteur; le second et le troisième, en russe seulement, après sa mort.
Sa santé empirait rapidement. Admis à l'hôpital Tenon, il y mourut en juillet 1935.
Il fut incinéré au Crématoire du Père-Lachaise où l'on peut voir l'urne contenant ses cendres.
Il laissait une veuve et une fille.
10.7.1 Quelques notes et appréciations personnelles sur Makhno et sur le mouvement
Avant de clore ce dernier chapitre, j'ai un double devoir à accomplir : d'une part, réfuter définitivement les calomnies - bolchevistes ou autres - à l'aide desquelles on a toujours cherché et on cherche encore à défigurer le mouvement, à salir la réputation de l'Armée insurrectionnelle et celle de Makhno ; d'autre part, examiner de plus près les faiblesses et les débuts réels de la Makhnovtchina de ses animateurs et de son guide.
Nous avons parlé des efforts déployés par les bolcheviks pour représenter le mouvement makhnoviste comme une manifestation du banditisme et Makhno comme un bandit de grande envergure.
La documentation apportée permettra au lecteur - je l'espère - d'être lui-même juge de ces ignominies. Je n'insisterai plus sur ce point.
Cependant, il est indispensable de mettre en relief certains faits qui donnèrent à cette version un semblant de véracité, favorisant sa diffusion et son enracinement. Les bolcheviks surent très habilement mettre ces faits à profit.
Signalons, avant tout, qu'en dépit de sa vaste envergure, le mouvement makhnoviste resta - pour de nombreuses raisons - enfermé dans ses propres limites, comme dans un vase clos, isolé du reste du monde.
Etant un mouvement surgi des masses populaires elles-mêmes, il resta absolument étranger à toute manifestation de parade, d'éclat, de publicité, de " gloire ", etc. Il ne réalisa aucune action " politique ", ne fit surgir aucune " élite dirigeante ", ne fit miroiter aucune " vedette ".
En tant que véritable mouvement - concret, plein de vie et non de paperasserie ni d'exploits des " chefs géniaux " et des " surhommes " - il n'eut ni le temps, ni la possibilité, ni même le besoin d'amasser, de fixer " pour la postérité " ses idées, ses documents et ses actes. Il laissa peu de traces palpables. Ses titres réels ne furent gravés nulle part. Sa documentation ne fut ni conservée, ni répandue au loin.
Entouré de toutes parts d'ennemis implacables, combattu sans trêve et sans quartier par le parti au pouvoir, étouffé par le tapage étourdissant des " hommes d'Etat " et de leur entourage, enfin ayant perdu au moins 90 % de ses meilleurs militants, ce mouvement était fatalement voué à rester dans l'ombre.
Il n'est pas facile de pénétrer sa profonde substance. De même que des milliers de héros modestes des époques révolutionnaires restent à jamais inconnus, il s'en fallut de peu que le mouvement makhnoviste ne restât, lui aussi, une épopée héroïque des travailleurs ukrainiens à peu près ignorée. Et, dans les conditions actuelles, je ne sais pas si cette étude, extrêmement réduite, sera suivie, un jour, d'un vaste ouvrage, digne du sujet.
Il va de soi que les bolcheviks utilisèrent admirablement toutes les circonstances particulières et cette ignorance pour raconter sur le mouvement ce qu'ils voulurent.
Voici un autre point important :
Au cours des luttes intestines en Ukraine - luttes confuses, chaotiques, et qui désorganisèrent complètement la vie du pays - des formations armées, composées d'éléments simplement déclassés et désoeuvrés, guidées par des aventuriers, des pillards et des " bandits ", y pullulaient. Ces formations ne dédaignaient pas de recourir à une sorte de " camouflage " : leurs " partisans " se paraient souvent d'un ruban noir et se disaient volontiers " makhnovistes ", dans certaines circonstances. Naturellement, cela créait des confusions regrettables.
Il va de soi que ces formations n'avaient rien de commun avec le mouvement makhnoviste.
Il va de soi aussi que les makhnovistes eux-mêmes luttaient contre ces bandes et finirent par en venir à bout.
Il va de soi, enfin, que les bolcheviks connaissaient parfaitement la différence entre le mouvement insurrectionnel et les bandes armées sans foi ni morale. Mais cette confusion servait à merveille leurs desseins et, en " hommes d'Etat expérimentés ", ils l'exploitaient dans leur intérêt.
Ajoutons, à ce propos, que les makhnovistes tenaient beaucoup à la bonne renommée de leur armée. Ils surveillaient de près - et d'une façon tout à fait naturelle - la conduite de chaque combattant et, d'une façon générale, se comportaient correctement à l'égard de la population. Ils ne gardaient pas dans leurs rangs les éléments qui, tout en étant venus chez eux, n'arrivaient pas à s'élever à leur niveau mental et moral.
Nous en trouvons une preuve dans l'épisode qui eut lieu à l'Armée insurrectionnelle, après la défaite de l'aventurier Grigorieff (été 1919).
Cet ancien officier tzariste réussit à entraîner dans une assez vaste émeute contre les bolcheviks - émeute réactionnaire, pogromiste et mue, en partie, par un simple esprit de pillage - quelques milliers de jeunes paysans ukrainiens pour la plupart inconscients et trompés. Les masses laborieuses, rapidement fixées sur la véritable nature du mouvement, aidées par les bolcheviks et les makhnovistes, eurent vite raison de l'aventure.
En juillet 1919, au village Sentovo, Makhno et ses amis démasquèrent Grigorieff devant une assemblée publique à laquelle ils l'invitèrent. Brutal, ignorant et nullement fixé sur la mentalité des makhnovistes, il parla le premier et y prononça un discours réactionnaire. Makhno lui répondit de belle façon qu'il se vit perdu et voulut faire usage de ses armes. Au cours d'une courte lutte, il fut abattu ainsi que ses gardes du corps.
Il fut décidé alors que les jeunes partisans de Grigorieff, dont l'écrasante majorité était, malgré tout, empreinte d'un esprit révolutionnaire abusé par leur chef, entreraient - s'ils le voulaient - dans l'Armée insurrectionnelle makhnoviste.
Or, plus tard, on fut obligé de laisser partir presque toutes ces recrues. Car, inconscients et ayant pris de mauvais penchants pendant leur séjour dans les formations de Grigorieff, ces soldats n'arrivaient pas à s'élever au niveau moral des combattants makhnovistes. Certes, ces derniers étaient d'avis qu'avec le temps on arriverait à les éduquer. Mais, dans les conditions de l'heure, on ne pouvait s'occuper d'eux. Et, pour ne pas porter préjudice à la bonne renommée de l'Armée insurrectionnelle, on les congédia.
10.7.2 Makhno et l'antisémitisme
Une diffamation particulièrement ignoble fut lancée, entre autres, contre le mouvement makhnoviste en général et contre Makhno personnellement. Elle est répétée par de nombreux auteurs de tous camps et par des bavards de tout acabit. Les uns la répandent intentionnellement. D'autres - la plupart - la répètent, sans avoir le scrupule de contrôler les " on-dit " et d'examiner les faits de plus près.
On prétend que les makhnovistes, et Makhno lui-même, étaient imprégnés d'esprit antisémite , qu'ils poursuivaient et massacraient les Juifs, qu'ils favorisaient et même organisaient des pogromes. Les plus prudents reprochent à Makhno d'avoir été un antisémite " caché ", d'avoir toléré, " fermé les yeux " sinon sympathisé avec les actes d'antisémitisme commis par " ses bandes ".
Nous pourrions couvrir des dizaines de pages en apportant des preuves massives, irréfutables, de la fausseté de ces assertions. Nous pourrions citer des articles et des proclamations de Makhno et du Conseil des insurgés révolutionnaires contre cette honte de l'humanité qu'est l'antisémitisme. Nous pourrions raconter quelques actes de répression spontanée exercée par Makhno lui-même ou par d'autres makhnovistes, contre la moindre manifestation d'un esprit antisémite (de la part de quelques malheureux isolés, égarés) dans l'armée et parmi la population. (Dans ces cas, Makhno n'hésitait pas à réagir sur-le-champ personnellement et violemment, comme le ferait n'importe quel citoyen devant une injustice, un crime ou une violence flagrante.)
L'une des raisons de l'exécution de Grigorieff par les makhnovistes fut son antisémitisme et l'immense pogrome antijuif qu'il avait organisé à Elisabethgrad et qui coûta la vie à près de 3.000 personnes.
L'une des raisons du renvoi des anciens partisans de Grigorieff, incorporés tout d'abord dans l'armée insurrectionnelle, fut l'esprit antisémite que leur ancien chef avait réussi à leur inculquer.
Nous pourrions citer tonte une série de faits analogues et donner des documents authentiques prouvant abondamment le contraire de ce qui est insinué par les calomniateurs et soutenu par des gens sans scrupule. Pierre Archinoff en cite un certain nombre. Nous ne croyons pas utile de les répéter ici ni de nous étendre trop sur ce sujet, ce qui nous demanderait beaucoup de place. Et, d'ailleurs tout ce que nous avons dit du mouvement insurrectionnel démontre assez l'absurdité de l'accusation.
Notons sommairement quelques vérités essentielles :
1° Un rôle assez important fut tenu dans l'armée makhnoviste par des révolutionnaires d'origine juive.
2° Quelques membres de la Commission d'éducation et de propagande furent des Juifs.
3° A part les nombreux combattants juifs dans les diverses unités de l'armée, il y avait une batterie servie uniquement par des artilleurs juifs et un détachement d'infanterie juif.
4° Les colonies juives d'Ukraine fournirent à l'armée makhnoviste de nombreux volontaires.
5° D'une façon générale, la population juive, très nombreuse en Ukraine, prenait une part active et fraternelle à toute l'activité du mouvement. Les colonies agricoles juives, disséminées dans les districts de Marioupol, de Berdiansk, d'Alexandrovsk, etc., participaient aux assemblées régionales des paysans, des ouvriers et des partisans ; ils envoyaient leurs délégués au Conseil Révolutionnaire Militaire régional.
6° Les Juifs riches et réactionnaires eurent certainement à souffrir de l'armée makhnoviste, non pas en tant que Juifs, mais uniquement en tant que contre-révolutionnaires, de même que les réactionnaires non Juifs.
Ce que je tiens à reproduire ici, c'est le témoignage autorisé de l'éminent écrivain et historien juif, M. Tchérikover, avec qui j'eus l'occasion de m'entretenir de toutes ces questions, il y a quelques années, à Paris.
M. Tchérikover n'est ni révolutionnaire ni anarchiste. Il est simplement un historien scrupuleux, méticuleux, objectif. Depuis des années, il s'était spécialisé dans les recherches sur les persécutions des Juifs, sur les pogromes en Russie. Il a publié sur ce sujet des oeuvres fondamentales extraordinairement documentées et précises. Il recevait des témoignages, des documents, des récits, des précisions, des photographies, etc., de tous les coins du monde. Il a entendu des centaines de dépositions, officielles et privées. Et il contrôlait rigoureusement tous les faits signalés, avant d'en faire usage.
Voilà ce qu'il répondit, textuellement, à ma question s'il savait quelque chose de précis sur l'attitude de l'armée makhnoviste et de Makhno lui-même, particulièrement à l'égard de la population juive :
- J'ai eu, en effet, me dit-il, à m'occuper de cette question à plusieurs reprises. Voilà ma conclusion, sous réserve des témoignages exacts qui pourront m'arriver dans l'avenir : une armée est toujours une armée, quelle qu'elle soit. Toute armée commet, fatalement, des actes blâmables et répréhensibles, car il est matériellement impossible de contrôler et de surveiller chaque individu composant ces masses d'hommes arrachés à la vie saine et normale, lancés dans une existence et placés dans une ambiance qui déchaîne les mauvais instincts, autorise l'emploi de la violence et, très souvent, permet l'impunité. Vous le savez certainement aussi bien que moi. L'armée makhnoviste ne fait pas exception à cette règle. Elle a commis, elle aussi, des actes répréhensibles par-ci par-là. Mais - c'est important pour vous, et j'ai le plaisir de pouvoir vous le dire en toute certitude - dans l'ensemble, l'attitude de l'armée de Makhno n'est pas à comparer avec celle des autres armées qui ont opéré en Russie pendant les événements de 1917-1921. Je puis vous certifier deux faits, d'une façon absolument formelle :
1° Il est incontestable quel parmi toutes ces armées, y compris l'Armée Rouge, c'est l'armée de Makhno qui s'est comportée le mieux à l'égard de la population civile en général et de la population juive en particulier. J'ai là-dessus de nombreux témoignages irréfutables. La proportion des plaintes justifiées contre l'armée makhnoviste, en comparaison avec d'autres, est de peu d'importance.
2° Ne parlons pas des pogromes soi-disant organisés ou favorisés par Makhno lui-même. C'est une calomnie ou une erreur. Rien de cela n'existe.
Quant à l'armée makhnoviste comme telle, j'ai eu des indications et des dénonciations précises à ce sujet. Mais, jusqu'à ce jour au moins, chaque fois que j'ai voulu contrôler les faits, j'ai été obligé de constater qu'à la date indiquée aucun détachement makhnoviste ne pouvait se trouver au lieu indiqué , toute l'armée se trouvant loin de là. Cherchant des précisions, j'établissais ce fait, chaque fois, avec une certitude absolue : au lieu et à la date du pogrome, aucun détachement makhnoviste n'opérait ni ne se trouvait dans les parages. Pas une fois je ne pus constater la présence d'une unité makhnoviste à l'endroit eu un pogrome juif eut lieu. Par conséquent le pogrome ne fut pas l'oeuvre des makhnovistes.
Ce témoignage, absolument impartial et précis, est d'une importance capitale.
I1 confirme, entre autres, un fait que nous avons déjà signalé : la présence des bandes qui, commettant toutes sortes de méfaits et ne dédaignant pas les " profits " d'un pogrome juif, se couvraient du nom des " makhnovistes ". Seul un examen scrupuleux pouvait établir la confusion. Et il est hors de doute que, dans certains cas, la population elle-même était induite en erreur.
Et voici, avec son importance, un fait que le lecteur ne doit jamais perdre de vue.
Le mouvement " makhnoviste " fut loin d'être le seul mouvement révolutionnaire des masses en Ukraine. Ce ne fut que le mouvement le plus important, le plus conscient, le plus profondément populaire et révolutionnaire. D'autres mouvements du même type - moins vastes, moins nets, moins organisés - surgissaient constamment ça et là jusqu'au jour où le dernier cri libre fut étouffé par les bolcheviks : tel fut, par exemple, le mouvement dit " des verts ", dont la presse étrangère donna des échos et que l'on confond souvent avec le mouvement makhnoviste.
Moins conscients de leur véritable tâche que les insurgés de Goulaï-Polé, les combattants de ces diverses formations armées commettaient fréquemment des écarts et des excès regrettables. Et, très souvent, le mouvement makhnoviste (il avait " bon dos ") supportait les conséquences de cette inconduite.
Les bolcheviks reprochaient aux makhnovistes, entre autres, de ne pas avoir su réduire " ces diverses bandes chaotiques ", les englober dans un seul mouvement, les organiser, etc. Ce reproche fut un des exemples de l'hypocrisie bolcheviste. En réalité, ce qui inquiétait le plus le gouvernement soviétique, c'était, justement, l'éventualité d'un rassemblement de toutes les forces populaires révolutionnaires de l'Ukraine sous l'égide du mouvement makhnoviste. Aussi, les bolcheviks firent-ils leur possible pour l'empêcher. Après cela, reprocher aux makhnovistes de ne pas avoir su réaliser ce ralliement revient à reprocher à quelqu'un de ne pas pouvoir marcher après qu'on lui a lié les pieds.
Les makhnovistes auraient certainement fini par réunir sous leur étendard tous les mouvements populaires révolutionnaires du pays. C'était d'autant plus sûr que chacun de ces divers mouvements prêtait l'oreille à tout ce qui se passait dans le camp makhnoviste, considérant ce mouvement comme le plus important et puissant. Ce ne fut vraiment pas de leur faute si les makhnovistes ne purent remplir cette tâche dont la réalisation aurait pu changer la face des événements.
D'une façon générale, les insurgés makhnovistes - et aussi toute la population de la région insurgée et même au-delà - ne faisaient aucun cas de la nationalité des travailleurs.
Dès le début, le mouvement connu sous le nom de " Makhnovtchina " embrassa les masses pauvres, de toutes nationalités, habitant la région. La majeure partie consistait, naturellement, en paysans de nationalité ukrainienne. Six à huit pour cent étaient des travailleurs d'origine grand russienne. Venaient ensuite les Grecs, les Juifs, etc.
" Paysans, ouvriers et partisans - lisons-nous dans une proclamation makhnoviste du mois de mai 1919 - vous savez que les travailleurs de toutes nationalités : Russes. Juifs, Polonais, Allemands, Arméniens, etc., croupissent tout pareillement dans l'abîme de la misère. Vous savez combien d'honnêtes et vaillants militants révolutionnaires juifs ont donné leur vie au cours de la lutte pour la Liberté. La Révolution et l'honneur des travailleurs nous obligent, tous, à crier aussi haut que nous le pouvons que nous faisons la guerre à un ennemi commun : au Capital et au principe de l'Autorité, qui oppriment également tous les travailleurs, qu'ils soient de nationalité russe, polonaise, juive ou autre. Nous devons proclamer partout que nos ennemis sont les exploiteurs et les oppresseurs de toutes nationalités : le fabricant russe, le maître de forges allemand, le banquier juif, le propriétaire foncier polonais... La bourgeoisie de tous les pays et de toutes les nationalités s'est unifiée pour une lutte acharnée contre la Révolution, contre les masses laborieuses de tout l'univers et de toutes les nationalités. "
Formé par les exploités et fondu en une seule force par l'union naturelle des travailleurs, le mouvement makhnoviste fut imprégné, dès ses débuts, d'un sentiment profond de fraternité de tous les peuples. Pas un instant il ne fit appel aux sentiments nationaux ou " patriotiques ". Toute la lutte des makhnovistes contre le bolchevisme fut menée uniquement au nom des droits et des intérêts du Travail. Les préjugés nationaux n'avaient aucune prise sur la Makhnovtchina. Jamais personne ne s'intéressa à la nationalité de tel ou tel combattant, ni ne s'en inquiéta.
D'ailleurs, la véritable Révolution change fondamentalement les individus et les masses. A condition que ce soient effectivement les masses elles-mêmes qui la réalisent, à condition que leur liberté de chercher et d'agir reste intacte, à condition qu'on ne réussisse pas à leur barrer la route, l'élan des masses en révolution est illimité. Et l'on voit alors avec quelle simplicité, avec quelle facilité cet élan naturel emporte tous les préjugés, toutes les notions artificielles, tous les fantômes, pourtant amoncelés depuis des millénaires : fantôme national, épouvantail religieux, chimère autoritaire.
10.7.3 Les faiblesses réelles de Makhno et du mouvement
Les bolcheviks portèrent enfin contre Makhno et contre le mouvement insurrectionnel une autre accusation : ils prétendirent que Makhno fut, sinon un " bandit ", du moins un aventurier du genre de Grigorieff, bien que plus intelligent, plus malin, plus " poli " que celui-ci. Ils affirmèrent que Makhno poursuivait, dans le mouvements des buts personnels, se couvrant de l'étiquette et de l'idéologie " anarchistes " ; qu'il faisait son " petit prince ", se moquant de tous les comités, commissions et conseils ; qu'il exerçait, en fait, une dictature personnelle implacable et que les militants d'idée qui participaient au mouvement se laissaient tromper, par naïveté ou à dessein ; qu'il réunit autour de lui toute une camarilla de " commandants " qui se permettaient, en cachette, des actes ignobles de violence, de débauche et de dépravation ; que Makhno couvrait ces actes et y participait à la barbe des " idéologues " qu'au fond il méprisait et dont il se moquait de même que de leurs idées, etc.
Nous touchons là un problème délicat. Car, là également, il y eut des faits qui donnèrent à ces accusations un semblant de véracité et dont les bolcheviks surent profiter admirablement.
En même temps nous touchons de près à certains défauts et faiblesses réels du mouvement et de son guide : défauts et faiblesses dont un examen plus approfondi est nécessaire dans l'intérêt même de la cause.
Nous avons énuméré plus haut, sommairement, les côtés faibles du mouvement. Nous avons fait allusion, également, à certaines défaillances personnelles de Makhno.
Pierre Archinoff, pour sa part, consacre au même sujet quelques lignes, ça et là.
Nous sommes d'avis que ces indications sommaires ne suffisent pas. Il est nécessaire d'insister sur certains points.
En examinant de prés le mouvement makhnoviste, il faut y distinguer trois catégories de défauts :
En premier lieu viennent ceux d'ordre général. Ils ne dépendaient pas de la volonté des participants et n'étaient imputables à personne. Ce furent surtout : la nécessité quasi perpétuelle de se battre et de changer de région, sans pouvoir se fixer nulle part ni, par conséquent, se consacrer à un travail positif suivi ; l'existence nécessaire d'une armée qui, fatalement, devenait de plus en plus professionnelle et permanente ; le manque, au sein de l'insurrection, d'un mouvement ouvrier vigoureux et organisé qui l'eût appuyé ; l'insuffisance des forces intellectuelles au service du mouvement.
En second lieu viennent certains défauts d'ordre individuel, mais dont on ne peut faire grief à personne : le manque d'instruction, l'insuffisance de connaissances théoriques et historiques - donc, fatalement, de larges vues d'ensemble - chez les animateurs du mouvement. Ajoutons à cela l'attitude trop confiante des makhnovistes à l'égard de l'Etat communiste et de ses procédés.
En dernier lieu viennent les défaillances tout à fait personnelles de Makhno et ses amis immédiats. Celles-ci sont parfaitement reprochables. Elles pouvaient être évitées.
Quant aux deux premières catégories, il ne serait pas d'une grande utilité de nous étendre sur elles après tout ce qui a déjà été dit.
Il y existe, cependant, un point qui doit retenir l'attention : c'est la longue existence d'une armée.
Toute armée, qu'elle qu'elle soit, est un mal. Même une armée libre et populaire, composée de volontaires et consacrée à la défense d'une noble tâche, est un danger. Devenue permanente, elle se détache fatalement du peuple et du travail ; elle perd le goût et l'habitude d'une vie saine et laborieuse ; petit à petit, imperceptiblement - et c'est d'autant plus dangereux - elle devient un ramassis de désoeuvrés qui acquièrent des penchants antisociaux, autoritaires, " dictatoriaux " ; elle prend goût à employer la violence, à faire valoir la force brutale, et ce dans des cas où un recours à de tels moyens est contraire à la tâche même qu'elle se flatte de défendre.
Ces défauts se développent surtout chez les chefs. Mais la masse des combattants est de plus en plus disposée à les suivre, presque inconsciemment, même quand ils n'ont pas raison.
C'est ainsi que, en fin de compte, toute armée devenue permanente tend à devenir un instrument d'injustice et d'oppression. Elle finit par oublier son rôle primitif et par se considérer comme une " valeur en soi ".
Il faut vraiment que - même dans une ambiance exceptionnellement saine et favorable - les animateurs et les chefs militaires d'un mouvement possèdent des qualités individuelles - spirituelles et morales - extrêmement élevées, au-delà de toute épreuve, de toute tentation, pour qu'on réussisse à éviter ces maux, ces égarements, ces écueils, ces dangers.
Makhno et les autres animateurs et organisateurs du mouvement et de l'Armée insurrectionnelle possédaient-ils ces qualités ? Surent-ils s'élever au-dessus de tout relâchement, de toute déchéance ? Surent-ils épargner à l'armée et au mouvement le spectacle de la " faillite des chefs " ?
Nous regrettons de devoir constater que les qualités morales de Makhno lui-même et de beaucoup de ses amis et collaborateurs ne furent pas entièrement à la hauteur de la tâche.
Lors de mon séjour à l'armée, j'ai souvent entendu dire que certains commandants - on parlait surtout de Kourilenko - étaient moralement plus désignés que Makhno pour animer et guider le mouvement dans son ensemble. On y ajoutait parfois que, même quant aux qualités militaires, Kourilenko - par exemple - ne le cédait en rien à Makhno et le dépassait certainement par la largeur de ses vues. Quand je demandais pourquoi, dans ce cas, Makhno restait à sa place, on me répondait que, pour certains traits de son caractère, Makhno était plus aimé, plus estimé par la masse ; qu'on le connaissait mieux, qu'on s'était depuis longtemps familiarisé avec lui, qu'il jouissait d'une confiance absolue, ce qui était très important pour le mouvement ; qu'il était plus " simple ", plus " copain ", plus " paysan ", plus " audacieux ", etc. (Je n'ai pas connu Kourilenko et n'ai pu me faire aucune opinion personnelle sur lui.)
De toutes façons, Makhno et plusieurs de ses amis manquèrent à certains devoirs moraux qu'à leur poste ils auraient dû remplir sans la moindre défaillance.
C'est là que nous touchons aux faiblesses irréelles du mouvement et aux défauts personnels de ses animateurs, faiblesses et défauts dont les manifestations donnèrent aux assertions des bolcheviks un semblant de véracité ; faiblesses et défauts qui nuisirent beaucoup au mouvement lui-même et à sa renommée.
Il ne faut pas se créer des illusions. Il serait insensé de se représenter un mouvement makhnoviste exempt de tout péché, s'épanouissant uniquement dans la lumière et l'héroïsme et ses animateurs planant au-dessus de toute défaillance, de tout reproche.
La " Makhnovtchina " fut réalisée et menée par des hommes. Comme toute oeuvre humaine, elle eut non seulement ses lumières, mais aussi ses ombres. Il est indispensable de nous pencher sur celles-ci, aussi bien pour satisfaire notre souci d'impartialité et de vérité que, surtout, pour tâcher de mieux comprendre l'ensemble et d'en tirer des avertissements et des déductions utiles.
Citons d'abord, Pierre Archinoff :
" La personnalité de Makhno dit-il (p. 361) comporte beaucoup de traits d'un homme supérieur : esprit, volonté, hardiesse, énergie, activité. Ces traits réunis lui donnent un aspect imposant et le rendent remarquable, même parmi les révolutionnaires.
Cependant, Makhno manquait de connaissances théoriques, de savoir politique et historique. C'est pourquoi il lui arrivait souvent de ne pouvoir faire les généralisations et les déductions révolutionnaires qui s'imposaient, ou simplement de ne pas s'apercevoir de leur nécessité.
Le vaste mouvement de l'insurrection révolutionnaire exigeait impérieusement que de nouvelles formules sociales et révolutionnaires, adéquates à son essence, fussent trouvées. Par suite de son manque d'instruction théorique, Makhno ne suffisait pas toujours à cette tâche. Etant donnée la position qu'il occupait au centre de l'insurrection révolutionnaire, ce défaut se répercutait sur le mouvement.
Nous sommes d'avis que si Makhno avait possédé des connaissances plus étendues dans le domaine de l'histoire et des sciences politiques et sociales, l'insurrection révolutionnaire aurait eu à enregistrer, au lieu de certaines défaites, une série de victoires qui auraient joué un rôle énorme - peut-être même décisif - dans le développement de la Révolution russe. "
C'est très juste. Mais ce n'est pas tout.
" En outre - continue Pierre Archinoff - Makhno possédait un trait de caractère qui diminuait, parfois, ses qualités dominantes : de temps à autre, une certaine insouciance s'emparait de lui. Cet homme, plein d'énergie et de volonté, faisait parfois preuve, aux moments d'une gravité exceptionnelle et en face de nécessitées tout aussi exceptionnelles, d'une légèreté déplacée et ne témoignait pas de la perspicacité profonde exigée par le sérieux de la situation.
Ainsi, par exemple, les résultats de la victoire remportée en automne 1919 par les makhnovistes sur la contre-révolution de Dénikine ne furent ni mis suffisamment à profit, ni développés jusqu'aux proportions d'une insurrection panukrainienne, bien que le moment fût particulièrement favorable à cette tâche. La raison en fut, entre autres, un certain enivrement de la victoire ainsi qu'une forte dose d'un sentiment de sécurité - erroné - et d'insouciance : les guides de l'insurrection, Makhno en tête, s'installèrent dans la région libérée sans prendre suffisamment garde au danger blanc, qui persistait, ni au bolchevisme qui venait du Nord. "
C'est tout à fait exact. mais ce n'est pas encore tout.
Nous avons le devoir de compléter Archinoff quant à cette " insouciance " à laquelle il fait à peine allusion. Car, d'une part, cette insouciance était, très souvent, la conséquence d'une autre faiblesse et, d'autre part, ces faillites morales acculaient Makhno, fréquemment, à une véritable déchéance dont le mouvement se ressentait incontestablement.
Le paradoxal du caractère de Makhno fut qu'à côté d'une force de volonté et de caractère supérieure, cet homme ne savait point résister à certaines faiblesses et tentations qui l'entraînaient et où il entraînait derrière lui plusieurs amis et collaborateurs. (Parfois, c'étaient ces derniers qui l'en traînaient et alors il ne savait pas s'y opposer résolument.)
Son plus grand défaut fut certainement l'abus de l'alcool. Il s'y habitua peu à peu. A certaines périodes, c'était lamentable.
L'état d'ébriété se manifestait chez lui surtout dans le domaine moral. Physiquement, il ne chancelait pas. Mais, sous l'influence de l'alcool, il devenait méchant, surexcité, injuste, intraitable, violent. Combien de fois - lors de mon séjour à l'armée - je le quittai désespéré, n'ayant pu rien tirer de raisonnable de cet homme à cause de son état anormal, et cela dans des affaires d'une certaine gravité ! Et, à certaines époques, cet état devenait presque... un état " normal " !...
Le second défaut de Makhno et de beaucoup de ses intimes - commandants et autres - fut leur attitude à l'égard des femmes. En état d'ébriété surtout, ces hommes se permettaient des actes inadmissibles - odieux serait souvent le vrai mot - allant jusqu'à des sortes d'orgies auxquelles certaines femmes étaient obligées de participer.
Inutile de dire que ces actes de débauche produisaient un effet démoralisant sur ceux qui en avaient connaissance. La bonne renommée du commandement en souffrait.
Cette inconduite morale entraînait fatalement d'autres excès et abus. Sous l'influence de l'alcool, Makhno devenait irresponsable de ses actes : il perdait le contrôle de lui-même. Alors, c'était le caprice personnel, souvent appuyé par la violence, qui, brusquement, remplaçait le devoir révolutionnaire c'étaient l'arbitraires les incartades absurdes, les coups de tête, les " singeries dictatoriales " d'un chef armé, qui se substituaient étrangement au calme, à la réflexion, à la clairvoyance, à la dignité personnelle, à la maîtrise de soi, au respect d'autrui et de la cause, qualités qui n'auraient jamais dû abandonner un homme comme Makhno.
Le résultat inévitable de ces égarements et aberrations fut un excès du " sentiment guerrier " qui aboutit à la formation d'une sorte de " clique militaire " - ou de " camarilla " - autour de Makhno. Cette clique se permettait parfois de prendre des décisions et de commettre des actes sans tenir compte de l'avis du Conseil ou d'autres institutions. Elle perdait la juste notion des choses. Elle manifestait du mépris vis-à-vis de tout ce qui se trouvait en dehors d'elle-même. Elle se détachait de plus en plus de la masse des combattants et de la population laborieuse.
Pour appuyer mes dires, je citerai un épisode parmi ceux dont je fus, plus d'une fois, témoin.
Un soir, le Conseil s'étant plaint de l'inconduite de certains commandants, Makhno vint en pleine séance. Il était en état d'ébriété, donc surexcité au paroxysme. Il sortit son revolver, le braqua sur l'assistance et, en l'agitant de droite à gauche et de gauche à droite devant les membres de l'assemblée, les injuria grossièrement. Après quoi il sortit, sans vouloir entendre aucune explication.
Même si la plainte s'était mal fondée, le moyen d'y répondre méritait lui-même plus qu'une plainte.
Je pourrais y ajouter d'autres épisodes du même genre.
Gardons-nous, cependant, d'exagérer les ombres, après avoir évité de porter trop haut les lumières.
D'abord, d'après Archinoff, " la personnalité de Makhno grandissait et se développait au fur et à mesure que croissait la Révolution. Chaque année il devenait plus profond et plus conscient de sa tâche. En 1921 il avait beaucoup gagné en profondeur, par comparaison aux années 1918-1919 ".
Ensuite, les actes d'inconduite de Makhno et de certains de ses amis étaient, tout de même, des actes isolés et sporadiques, plus ou moins compensés par tout un ensemble d'exploits hautement méritoires. Il ne faut pas y voir une " ligne de conduite " : ce ne furent que des écarts.
Ce qui importe, justement, c'est qu'il ne s'agissait pas là de l'attitude calculée, permanente, rigide - d'un gouvernement qui, s'appuyant régulièrement sur une force coercitive, s'imposerait à jamais et à toute la communauté. Dans l'ambiance générale de liberté et en raison de cette base - un vaste mouvement populaire conscient - le mal ne pouvait être qu'une plaie localisée dont la suppuration ne pouvant empoisonner l'organisme entier.
Et, en effet, une résistance sérieuse se fit rapidement jour contre les déviations de Makhno et de " la clique ", aussi bien au sein du groupe même des commandants que dans la masse des insurgés. A plusieurs reprises on tint tête à Makhno et on lui fit carrément sentir la gravité de son inconduite. Il faut dire à son honneur que, généralement, il en convenait et s'efforçait de se perfectionner.
" Il ne faut pas oublier - dit avec juste raison P. Archinoff - les conditions défavorables dans lesquelles il (Makhno) avait vécu dès son enfance, les défauts du milieu qui l'entourait dès ses premières années : un manque presque complet d'instruction parmi ceux qui l'environnaient et, ensuite, un manque complet d'aide éclairée et d'expérience dans sa lutte sociale et révolutionnaire.
Ce qui fut le point le plus important, c'est l'atmosphère générale du mouvement. En fin de compte, ce n'étaient ni Makhno ni les commandants qui comptaient : c'était la masse. Elle conservait toute son indépendance, toute sa liberté d'opinion et d'action. On peut être sûr que, dans cette ambiance générale d'un mouvement libre, l'activité de la masse eût fini par avoir raison des écarts des " chefs ".
Justement, pour que ce frein, cette résistance aux écarts des individus, cette " localisation " du mal soient toujours possibles, la liberté entière d'opinion et d'action des masses laborieuses doit être et rester la conquête la plus importante, la plus absolue et imprescriptible de la Révolution.
Combien de fois, lors de mon séjour en Ukraine, je pus observer face à l'attitude blâmable de certains " chefs ", la réaction simple et saine des masses, tant que celles-ci étaient libres ! Et combien de fois je repensai ceci : " ce n'est pas le " chef ", ce n'est pas le " commandant ", ce n'est pas le révolutionnaire professionnel, ce n'est pas " l'élite " qui comptent dans une véritable Révolution : c'est la masse révolutionnaire. C'est en elle que gît la Vérité... et le Salut. Le rôle de l'animateur, du vrai " chef ", du vrai révolutionnaire, de " l'élite ", est d'aider la masse et de rester à la hauteur de la tâche " ! "
Que les révolutionnaires y réfléchissent bien !
Il n'y a donc pas lieu de " gonfler " les faiblesses du mouvement makhnoviste jusqu'aux proportions qu'elles ont prises sous la plume des bolcheviks. Ceux-ci ont sciemment exagéré et défiguré les fautes de quelques-uns dans le but de discréditer le mouvement tout entier. Et, d'ailleurs, les chefs bolchevistes n'avaient qu'à se regarder eux-mêmes.
Mais, incontestablement, certaines de ces fautes et de ces insuffisances ont momentanément affaibli le mouvement.
Qui sait quelle eût été la tournure des événements - malgré tous les obstacles et les difficultés - si ce mouvement avait été guidé, dès le début, d'une façon plus clairvoyante, plus conséquente plus vaste, en peu de mots : plus digne de la tâche ?
" Les efforts fournis par les makhnovistes dans leur lutte contre Dénikine furent énormes.
L'héroïsme qu'ils y déployèrent durant les derniers mois fit l'admiration de tous. Sur toute l'imposante étendue des régions libérées ils furent les seuls à faire retentir les roulements du tonnerre révolutionnaire et à préparer une fosse à la contre-révolution dénikinienne. C'est ainsi que les masses du peuple entendirent les événements, tant dans les villes qu'à la campagne.
Mais cette circonstance même contribua à entretenir parmi beaucoup de makhnovistes la ferme certitude qu'ils étaient désormais garantis contre toute provocation de la part des bolcheviks ; que l'Armée Rouge qui - à ce moment-là - descendait du Nord, comprendrait combien les calomnies du parti communiste à l'égard des makhnovistes étaient peu fondées ; que cette armée ne prêterait plus l'oreille à une nouvelle supercherie, à une nouvelle provocation ; qu'elle ferait, au contraire, cause commune avec les makhnovistes dès qu'elle se trouverait face à face avec eux.
L'optimisme de certains makhnovistes allait jusqu'à croire invraisemblable que le parti communiste osât organiser un nouvel attentat contre le peuple libre, les tendances makhnovistes étant manifestement acquises par les vastes masses du pays.
L'activité militaire et révolutionnaire des makhnovistes allait de pair avec cet état d'esprit. Ils se bornèrent à occuper une partie de la région du Dniéper et du Donetz. Ils ne cherchèrent pas à avancer vers le Nord et à s'y consolider. Ils pensaient que lorsque la rencontre des deux armées serait un fait accompli, la tactique qu'il conviendrait d'adopter se préciserait d'elle-même.
Cet optimisme ne correspondait pas à la situation telle qu'elle se formait en Ukraine. Et c'est pourquoi les résultats obtenus ne furent pas ceux que les makhnovistes espéraient.
(...)
L'anéantissement de la contre-révolution de Dénikine constituait certes en automne 1919, l'une des tâches principales de la Makhnovtchina comme, d'ailleurs, de toute la Révolution russe. Cette tâche, les makhnovistes la remplirent jusqu'au bout. Mais elle ne constituait pas toute la mission échue, du fait de la Révolution, aux makhnovistes lors de cette période tragique. Le pays en révolution libéré des troupes de Dénikine, exigeait impérieusement une organisation de défense immédiate sur toute son étendue. Sans cette défense, le pays et toutes les possibilités révolutionnaires qui s'ouvraient devant lui après la liquidation de la Dénikintchina risquaient quotidiennement d'être écrasés par les armées étatistes des bolcheviks, qui s'étaient élancées en Ukraine à la poursuite des troupes de Dénikine battant en retraite.
(...)
Jamais, en aucun cas, le bolchevisme ne saurait admettre l'existence libre d'un mouvement populaire d'en bas, des masses elles-mêmes, tel que la Makhnovtchina. Quelle que fût l'opinion des masses ouvrières et paysannes, le bolchevisme ne se serait pas gêné, au premier contact avec le mouvement, non seulement pour passer outre, mais encore pour tout faire afin de le garrotter et l'anéantir. C'est pourquoi les makhnovistes, placés au coeur des événements et des mouvements populaires en Ukraine, auraient dû commencer par prendre d'avance toutes les mesures nécessaires pour être garantis contre une pareille éventualité.
(...)
Il est donc incontestable que l'une des tâches historiques, imposées en automne 1919 à la Makhnovtchina par les événements, fut la création d'une armée révolutionnaire d'une puissance suffisante pour permettre au peuple révolutionnaire de défendre sa liberté, non seulement dans une région isolée et limitée, mais sur tout le territoire de l'insurrection Ukrainienne.
Au moment de la lutte acharnée contre Dénikine, ce n'eût pas été, assurément tâche aisée ; mais elle était historiquement nécessaire et parfaitement réalisable, la majeure partie de l'Ukraine se trouvant en pleine insurrection et penchant vers la Makhnovtchina. Des détachements d'insurgés venaient se joindre aux makhnovistes, arrivant non seulement de la partie méridionale du pays, mais aussi du Nord (comme, par exemple, les troupes de Bibik, qui occupaient Poltava). Certains détachements de l'Armée Rouge arrivaient de la Russie centrale, avides de combattre pour la Révolution Sociale sous les drapeaux de la Makhnovtchina. (Entre autres, les troupes assez nombreuses commandées par Ogarkoff, venant du gouvernement d'Orel pour se joindre aux makhnovistes. Elles arrivèrent vers la fin d'octobre à Ekatérinoslaw après avoir eu en route force batailles contre les armées des bolcheviks aussi bien que contre celles de Dénikine.)
L'étendard de la Makhnovtchina se dressait spontanément et flottait sur l'Ukraine tout entière. Il n'y avait qu'à prendre les mesures nécessaires pour organiser le tout, pour fondre toutes les nombreuses formes armées - qui se remuaient sur toute l'étendue de l'Ukraine - en une seule et puissante armée populaire révolutionnaire qui aurait monté la garde autour du territoire de la Révolution.
Une telle force, défendant ce territoire en entier, et non pas seulement une région étroite et limitée, aurait servi d'argument le plus persuasif contre les bolcheviks, accoutumés à opérer et à compter avec la force.
Cependant, l'enivrement de la victoire remportée et une certaine dose d'insouciance empêchèrent les makhnovistes de créer en temps opportun une force de ce genre. C'est pourquoi, dès que l'armée bolcheviste fit son entrée en Ukraine, ils se virent dans l'obligation de se retrancher dans la région limitée de Goulaï-Polé. Ce fut une faute de guerre grave : faute dont les bolcheviks ne tardèrent pas à tirer profit et dont les suites retombèrent lourdement sur les makhnovistes et avec eux sur toute la Révolution en Ukraine. "
- (P. Archinoff, op. cit . pp. 253-259.)
Sans être obligés de nous trouver d'accord avec l'auteur sur tous les points, nous devons convenir avec lui qu'en raison de certaines défaillances graves, des problèmes d'une importance capitale ne furent pas envisages et des tâches impérieuses ne furent pas remplies.
Prêt à clore ce dernier chapitre - que je considère comme le plus important et le plus suggestif - je veux adresser quelques paroles à ceux qui, par leurs dispositions, par leur situation ou pour d'autres raisons, envisagent dès à présent la tâche de concourir à l'organisation d'un mouvement populaire dans sa période initiale, de l'animer, de l'aider .
Qu'ils ne se bornent pas à une simple lecture de cette épopée des masses ukrainiennes ! Qu'ils réfléchissent longuement. Qu'ils réfléchissent surtout aux faiblesses et aux erreurs de cette Révolution populaire : ils ne manqueront pas d'y puiser des enseignements à retenir.
La tâche sera ardue. Parmi d'autres problèmes à résoudre dès à présent, parmi d'autres difficultés à surmonter et à éliminer autant que possible à l'avance, il leur faudra envisager - éventuellement - le moyen de réconcilier la nécessité de défendre la vraie Révolution à l'aide d'une force armée avec celle d'éviter les maux qu'une force armée engendre.
Oui, qu'ils y réfléchissent bien et qu'ils s'efforcent d'établir à cet effet, dès à présent, certains principes fondamentaux de leur future action !
Le temps presse. Leurs conclusions pourront leur être utiles plus vite qu'ils ne le pensent.
Notes:
(21) Son camarade et ami, Dvigomiroff, rentré, lui aussi, de d'Amérique et uvrant comme propagandiste parmi les paysans de la région de Tchernigov, fut saisi traîtreusement et fusillé vers la même époque.
(22) Il arriva en Russie en même temps qu'Alexandra Berkman et Emma Goldman, deux vieux anarchistes fort connus, dont il a été question au chapitre de Cronstadt.
TESTAMENT DE LA MAKHNOVTCHINA AUX TRAVAILLEURS DU MONDE
Extrait de LA RÉVOLUTION INCONNUE de Voline
Terminons par ces quelques paroles de Pierre Archinoff, dans la Conclusion de son livre, paroles auxquelles nous nous associons pleinement :
" L'histoire qui vient d'être narrée est loin de donner une image du mouvement dans toute sa grandeur. Nous n'avons retracé - et encore fort sommairement - que l'histoire d'un seul courant de ce mouvement, le plus important il est vrai, sorti de la région de Goulaï-Polé. Mais ce courant ne formait qu'une partie d'un vaste ensemble.
(...)
Si nous avions pu suivre lé courant de toutes les ramifications de la Makhnovtchina à travers toute l'Ukraine ; si nous avions pu retracer l'histoire de chacune d'elles ; les relier ensuite en un seul faisceau et les éclairer d'une lumière commune et égale, nous aurions obtenu un tableau grandiose d'un peuple de plusieurs millions d'hommes en révolution ; peuple luttant, sous l'étendard de la Makhnovtchina, pour les idées fondamentales de la véritable Révolution Sociale : la vraie liberté et la vraie égalité.
Nous espérons qu'une histoire plus détaillée et plus complète du mouvement makhnoviste remplira cette tâche un jour...
La Makhnovtchina est universelle et immortelle.
(...)
Là où les masses laborieuses ne se laisseront pas subjuguer, là où elles cultiveront l'amour de l'indépendance, là où elles concentreront et fixeront leur esprit et leur volonté de classe, elles créeront toujours leurs propres mouvements sociaux historiques, elles agiront selon leur propre entendement. C'est ce qui constitue la véritable essence de ta Makhnovtchina.
La tragédie sanglante des paysans et des ouvriers russes ne saurait passer sans laisser des traces. Plus que toute autre chose, la pratique du socialisme en Russie a démontré que les classes laborieuses n'ont pas d'amis, qu'elles n'ont que des ennemis qui cherchent à s'emparer des fruits de leur travail. Le socialisme étatiste a démontré pleinement qu'il se range, lui aussi, au nombre de leurs ennemis. Cette idée s'implantera de plus en plus fermement, d'année en année, dans la conscience des masses du peuple.
Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs.
Tel est le mot d'ordre légué par la Makhnovtchina russe aux travailleurs du monde."
Voline: Testament de la Makhnovtchina aux travailleurs du monde
Voline: Testament de la Makhnovtchina aux travailleurs du monde